Le corps, mesure de toute chose

Le corps, mesure de toute chose

Évènement une fois encore au GTP qui décidément les collectionne ! La troupe australienne Circa apportait son inépuisable énergie au spectacle concocté par le metteur en scène Yaron Lifschitz, Humans 2.0 sur une musique originale d’Ori Lichtik. L’ouverture, spectaculaire, présente sur le modèle d’un ballet contemporain, les corps des circassiens figés dans une même attitude, émergeant de l’ombre. Pas de costumes tape-à-l’œil (mais des tenues simples (Libby McDonnell) épousant efficacement les mouvements) pas de décor flambant, pas ou peu d’agrès : les corps suffisent, baignés dans la scénographie dessinée par les variations des lumières de Paul Jackson. Il n’est pas nécessaire non plus de recourir à l’artifice d’une trame narrative qui viendrait apporter un semblant de sens à l’ensemble, les numéros, ou plutôt souvent les chorégraphies, s’enchaînent en un rythme sans pause.

Les dix acrobates glissent avec fluidité d’un tableau à l’autre, exécutent sans chercher d’effet supplémentaire des numéros d’une difficulté folle, comme s’il s’agissait d’une promenade de santé. Les protagonistes traversent le plateau, les mains s’effleurent, et voici un main-à-main vertigineux, une pyramide humaine impossible, des sauts improbables, des réceptions au cordeau, des voltes d’une impensable légèreté. Certes, une corde lisse, un trapèze, des sangles, apparaissent, mais ces accessoires ne sont pas une fin en soi, ils se contentent de s’animer en duo avec leur partenaire humain. Un tremplin serait nécessaire ailleurs pour convoquer des acrobaties aériennes, ici, ce sont les corps qui propulsent les autres. La solidarité humaine réussit tout, on se rattrape, on se tord, on se contorsionne, on habite le sol de mouvements convulsifs, on s’élance, on retombe sur des bras qui se tendent au dernier moment, la vie de l’autre est en jeu, mais chacun s’épaule, d’une manière inconditionnelle. Par-dessus tout cela il y a le sourire magnifique et communicatif de l’une des porteuses, puissante, lumineuse. Le spectacle transporte par sa beauté plastique, la conjugaison des gestes, les paysages qui accordent au cirque les qualités de la danse et une dimension indéniable d’art complet. Un hymne dédié au corps humain et aux capacités d’empathie et de solidarité !

 

Circa spectacle Humans photo de Justin Ma

Circa Humans © Justin Ma

Spectacle donné du 3 au 5 mai au GTP, Aix-en-Provence

De l’amour des mots et autres objets

De l’amour des mots et autres objets

Le deuxième volume d’Érotismées de Sylvie Nève paraît quelques dix-huit ans après la publication du premier. « Cela ne signifie pas que l’écriture se soit interrompue, sourit Sylvie Nève, mais j’écris en parallèle divers textes. Les fragments sont organisés au fil du temps, des demandes, de mes préoccupations, de mes envies. Les deux volumes d’Érotismées recouvrent chacun des périodes assez longues, de 1981 à 2021 pour le deuxième. Pas second, car il y a encore des écrits déjà rédigés et d’autres à venir. La nécessité d’écrire sur le désir ne s’arrêtera pas j’espère ! ».  Le livre, publié aux édition Plaine Page dans la collection Connexions, rassemble trois rubriques, Sous venir (1981-2021), Mots de l’amour (1981-2021) et Le Chevalier aux abats (2012). 

La « désarticulation » du terme introduisant le premier chapitre livre une première clé au lecteur : les mots recèlent une multitude de sens et de formes, un simple écart et les voici adoubés d’une nouvelle profondeur ! Le titre général déjà invite à une relecture féminine de l’érotisme, mot masculin, et utilisé du point de vue de son genre, même lorsque des femmes s’en emparent. Les textes passent de la prose au vers libre, épousant les narrations. Sylvie Nève ajoute à son regard de poète les talents de la conteuse, on se laisse porter par le fil des saynètes dont la trame dépasse grâce à la plume aiguisée de l’auteure le fait ou l’analyse des émotions. Les vers, quant à eux, installent une pulsation autre, creusent les écarts entre les mots, disloquent la construction des phrases, offrent le temps d’une attente, d’une pause au cœur de laquelle les fantaisies du lecteur peuvent éclore, rendant par cette liberté consentie toute lecture unique, autorisant réflexions profondes ou frivoles. L’approche du trouble des sensations prend alors une dimension neuve : la peau des mots se fendille, ce que les mots effleurent suggère ses abîmes…  

Érotismées II, Sylvie Nève, éditions Plaine Page, collection Connexions

On suit du regard les amoureux clandestins de la Nuit de la Saint-Jean, on écoute la jeune fille amoureuse d’un ange qui n’en était pas un, un jour de février 1975, on est saisi par la sidération de Celle qui sue et de la violence étrange qu’elle subit au point qu’« elle ne sait plus ». On sourit, on se laisse séduire, on visualise la statue parfaite d’un homme nu, beau comme l’Hermès de Praxitèle… Puis on passe à un fragment d’abécédaire, du moins les dix premières lettres de l’alphabet. Le principe de base est que tout mot du dictionnaire peut « devenir mot d’amour, mot de l’amour », exercice succulent dont on se délecte. Les mots s’enchâssent, s’émancipent de leur sens, jouent des étymologies, des rapprochements, des glissements, des paronymies, exercice virtuose, cadence du soliste au mitant d’une pièce orchestrale. Puis, terrifiant dans son propos même si espièglement et joyeusement mené, Le Chevalier aux abats s’inspire du motif du « cœur mangé » (ici, comme l’indique le titre, il y aura bien plus !) et du Lai moyenâgeux d’Ignauré (vous imaginez tous les jeux possibles offert par une homonymie évidente entre Ignauré/ignoré…) d’un auteur anonyme. « À la jonction entre la période de l’amour courtois et sa fin aux débuts du XIIIème siècle, explique malicieusement Sylvie Nève, ce conte féroce évoque un personnage qui loin de se consacrer à une seule, se dévoue à toutes, onze épouses de chevaliers. Celles-ci découvrent qu’elles ont le même amant, le somment d’en choisir une. Bien sûr, il y aura un espion, une dénonciation et la vengeance terrible des maris trompés ». Le conte, très court dans sa version originale, est « expansé » : les scènes sont enrichies, développées, les descriptions et les dialogues superbement réorchestrés en une théâtralité fantasque et savoureuse. La réécriture, art magnifié les siècles précédant le XIXème qui chercha à imposer l’originalité comme norme, s’inscrit dans une longue tradition, à la fois hommage aux prédécesseurs et inscription de soi dans le flux continu du temps et de la filiation humaine. On se tord de rire lors de la scène d’anthologie de la dénonciation hésitante du serviteur, inconditionnel gardien de « l’honneur » de son maître (la question de ce terme si mal placé en l’occurrence est récurrente dans le volume avec le poème « Honorable », et dénonce avec espièglerie les dérives possédantes d’un patriarcat par trop épris de ses abatis) : « Pater, plus se taire, noster, pas s’taire, vobiscum, / Beaux vices circum, spriritu tout haut, toutou fi / d’elle… ». Bref, un petit bijou d’intelligence et de vivacité, semé de trouvailles imagées sublimement subtiles, nourri d’un amour inconditionnel des mots. À lire sans modération avant de se diriger vers d’autres pépites de l’auteure, comme ses contes expansés, Peau d’âne, Poucet et autres merveilles.

Ce livre de Sylvie Nève a été présenté lors de la quinzième édition des Eauditives organisées par les éditions Plaine Page

Érotismées II, Sylvie Nève, éditions Plaine Page, collection Connexions, 15€

Mots brûlants

Mots brûlants

Pas d’autodafé rimbaldienne ! L’injonction que « l’homme aux semelles de vents » aurait communiquée au récipiendaire de la célébrissime « lettre du voyant », Paul Demeny, à propos des textes qu’il a laissés chez lui, n’a pas été suivie par l’une des nièces de ce dernier, Adèle, qui a conservé précieusement les manuscrits du jeune poète… elle les offrira à Rodolphe Darzens.

Remontons le temps au rythme de la plume alerte d’Henri Guyonnet, qui revient dans ce premier roman, Brûlez tout !, sur l’un des poètes de sa constellation, Arthur Rimbaud. Il met en scène (de nombreux passages de l’ouvrage ressemblent à des moments de théâtre assortis de leurs didascalies), dans le rôle d’enquêteur, journaliste, sportif, amoureux de la petite reine au moins autant sinon davantage que des mots façonnés au tour de potier des auteurs, le jeune pigiste Rodolphe Darzens, récemment réfugié de Russie, bouillant adepte des duels, séduisant, brillant, doté d’un délicieux accent russe, et qui tente sa chance dans le journalisme (il sera dans la réalité le premier reporter sportif de l’histoire !). Bien sûr l’exactitude des faits n’est pas toujours respectée, il s’agit d’un roman, mais la plupart des personnages, les principaux en tout cas, ont existé et la magie du romancier leur accorde l’épaisseur de la vie, la complexité des sentiments et des sensations, la modulation de leurs voix, leurs intonations propres. Le prologue suit un avant-propos explicatif de la matière romanesque, comme un redoublement de précautions oratoires avant d’oser se lancer dans le vif du sujet et convoquer les fantômes au cœur d’une nouvelle existence de papier. 

Brûlez tout! d'Henri Guyonnet

Tout débute par l’enterrement du personnage principal, Rodolphe Darzens, en 1938 à Neuilly-sur-Seine, cortège, discours, un miaulement de chat dans un coin, l’analepse est prête à dérouler son long retour en arrière. Ce sera la technique du récit, nourri de flash-back, d’aller-et-retours entre le fil de la narration et les évènements des différents passés qui s’entrecroisent, resserrant le tissu de l’intrigue, accordant un écho matériel à la polysémie des mots. Voici Rodolphe Darzens qui se voit confier un sujet en or : l’enquête sur la disparition d’un obscur poète, Arthur Rimbaud, occasion de brosser le paysage du journalisme et du monde artistique de la fin du XIXème, d’arpenter les routes à vélo, ce nouveau moyen de locomotion révolutionnaire, et de croiser ces investigations avec la vie de Rimbaud lui-même qui, de retour d’Abyssinie, se cache, malade et amputé, dans sa ferme familiale avant de repartir pour l’hôpital de Marseille où il va finir ses jours. Émergent les portraits de Verlaine, le cher « Lélian », Moréas, Pierre Louÿs, Isambard, Demeny, mais surtout les poèmes qui restent la seule réponse devant l’angoisse de l’infini. « J’avais été damné par l’arc-en-ciel. (…) / Cela s’est passé. Je sais aujourd’hui saluer la beauté ». La quête se solde par un livre, Le Reliquaire, recueil des poèmes découverts assorti d’une préface de Darzens… Un roman palpitant, que l’on ne lâche pas et dont on attend impatiemment la suite : deux volumes devraient suivre aux côtés de Rodolphe Darzens, un être décidément fort attachant. Alors que les JO sèment des débuts de zizanie en opposant sport et culture, il serait bon de renouer avec les mots de Darzens : « il y a autant de jouissance à écrire un beau poème qu’à établir une performance remarquable. »

Brûlez-tout !, Henri Guyonnet, éditions Anne Carrière, 20€

Notes sur le Festival de Pâques

Notes sur le Festival de Pâques

Quel privilège d’assister à quasi tous les concerts de ce festival! On y écoute les plus talentueux musiciens d’aujourd’hui, des musiques d’hier, des créations. Le terme « musiques d’hier » est d’ailleurs peu judicieux, quelle que soit l’époque de composition, lorsque les notes sont jouées devant nous, elles font partie de notre présent, nous accompagnent dans nos rêveries, nos gestes, nos souvenirs, nos aspirations. Elles sont notre respiration…

Voilà en vrac les deux « résumés » de ces journées exceptionnelles qui ont été publiés dans les pages de Zébuline.

Les Talens Lyriques<br />
Chœur de Chambre de Namur<br />
Christophe Rousset, direction, Passion selon Saint-Matthieu © Caroline Doutre

Passion selon Saint-Matthieu, Les Talens Lyriques, Chœur de Chambre de Namur , direction Christophe Rousset © Caroline Doutre

Première semaine, florilège presque exhaustif

Après une ouverture tout aussi brillante que cinématographique, le festival de Pâques concocté par son directeur artistique, Renaud Capuçon, suit un rythme soutenu, arpentant les chemins de la musique classique, passant des grands ensembles aux formations chambristes, pour la délectation des publics présents ou empêchés (grâce aux retransmissions offertes par l’assami à des associations, aux patients de centres de soins ou résidences senior).

La pièce maîtresse de la période pascale

Bien sûr, l’un des moments forts du festival est la représentation d’une des Passions de Jean-Sébastien Bach. Les dix ans voyaient la seconde, la plus ample avec ses deux chœurs et ses deux orchestres, interprétée par Les Talens Lyriques et le Chœur de Chambre de Namur sous la houlette de Christophe Rousset. L’alliance subtile entre le chant et le récitatif porté par Ian Bostridge, souverain en évangéliste par sa justesse de ton, d’intonation, d’intention, véritable colonne vertébrale de l’œuvre, rendait cette version de la Matthäus-Passion particulièrement bouleversante, les voix des solistes s’intègrent dans le fil de la narration avec une sobre élégance (moment sublime avec l’alto, Mari Askvik, où palpitent des phrasés qui rappellent la cantate Ich habe genug !). Les deux chœurs, tels ceux de la tragédie grecque antique, commentent l’action, déplorent, s’indignent, selon qu’ils représentent la foule des accusateurs ou celle des fidèles éplorés. L’oratorio devient opéra (cette forme était interdite le Vendredi saint), la passion christique voit les paroles messianiques se réaliser, reniement de l’apôtre Pierre, trahison de Judas, calvaire… Les liens se nouent entre le ciel et la terre dans le creuset mystique des phrases musicales.

Deux messes complétaient le programme biblique, le petit bijou qu’est la Petite Messe Solennelle de Rossini et la somptueuse Messe en Ut de Mozart. Pour les interpréter, le superbe Ensemble Vocal de Lausanne accompagné par le piano de Simon Savoy et l’harmonium de Vincent Thévenaz pour la première et l’Orchestre de Chambre de Genève pour la seconde, dirigés par le subtil chef Daniel Reuss accordait la beauté des voix aux diverses strates du propos. Les solistes, Sophie Negoïta, soprano, Barbara Kazelj, mezzo-soprano, Thomas Walker, ténor, Tobias Berndt, baryton, se glissaient avec aisance dans ces fresques, leur donnant des allures opératiques.

Grands orchestres

On ne le répètera jamais assez : après les années covidiennes, retrouver sur scène de grands ensembles nous fait sentir à quel point ils nous ont manqué. La direction souple d’Iván Fischer se conjuguait à la verve du violon de Renaud Capuçon face au Budapest Festival Orchestra dont les contrebasses, contrairement à la géographie « classique » des orchestres sur un plateau, étaient installées en position haute, en fond de scène, enveloppant de leur orbes sonores la pâte mélodique de l’orchestre qui débutait le concert par une pièce de Dohnányi, compositeur emblématique de la musique hongroise de la première partie du XXème siècle, Minutes symphoniques pour orchestre, et son armada de cuivres  à laquelle succédait le Concerto pour violon n°1 de Bartók.

Budapest Festival Orchestra<br />
Iván Fischer, direction<br />
Renaud Capuçon, violon © Caroline Doutre

Budapest Festival Orchestra, Iván Fischer, direction, Renaud Capuçon, violon © Caroline Doutre

Le dialogue virtuose entre le soliste et l’orchestre connut ce soir-là une version d’anthologie : le violon solo s’élançait à l’assaut de phrasés éblouissants, trouvant des accents, des élans, des respirations, habités d’une verve rare où la musique puissamment incarnée dans l’instrument, exprime l’ineffable. Le Don Juan de Richard Strauss élevait ses falaises au bord desquelles on s’arrête le temps de goûter au vertige tandis que la Danse des sept voiles de Salomé ouvrait les portes des mille et une nuits et que Till Eulenspiegel Lustige Streiche (Till l’Espiègle) nous entraînait dans sa poésie narrative. La soirée se terminait, devant le succès de ce théâtre en mouvement par une série de danses magyares aux allures tziganes improvisées et endiablées qui emplirent le GTP d’une joie rare. Le Czech Philharmonic nous plongeait dans la Symphonie n°6 en la mineur « Tragique », l’une des plus difficiles de Gustav Malher, œuvre toute de tensions sous la baguette de Semyon Bychkovqui passe de la marche sombre scandée par une percussion militaire à des élans passionnés, des instants emplis de confusion et d’effroi, des ambiances champêtres où apparaissent des cloches de vaches en un assemblage qui n’est pas sans rappeler le gamelan, des liaisons sur le fil des vibrations, des vagues immenses qui déferlent, et un Finaleébouriffant. L’Orchestra Sinfonica Nazionale della Rai accordait à l’interprétation de pièces de Wagner, (extraits de Lohengrin, Tannhäuser, Parsifal) des accents verdiens sous la direction fine de Fabio Lusi qui creuse dans l’épaisseur des partitions, donnant à entendre l’enchâssement de toutes les strates. L’étoile montante, Gun-brit Barkmin, soprano au timbre affirmé et large, campait avec justesse la mort d’Isolde puis l’immolation de Brünnehilde. Le B’Rock Orchestra, dirigé de son siège par René Jacobs, se repliait sagement sur deux cantates de Bach et le Stabat Mater de Pergolèse, dont le duo final entre Brigitte Christensen (soprano) et Helena Rasker (alto) contenait ce qu’il y a de plus sublime dans l’art baroque.

Les enfants petits et grands aux anges !

The amazing Keyston Big Band offrait à la partition de Prokofiev une nouvelle lecture entièrement jazzée pour l’histoire de Pierre et le loup, choisissant en récitante, Laurence Ferrari, toute de douceur espiègle et complice. La musique est retravaillée avec finesse, remplace les violons initiaux Pierre par piano, contrebasse, batterie, prend des chemins inattendus, retombe sur ses pattes comme le chat… En guise de rappels, est présenté un début d’Alice au pays de merveilles, prochaine création de l’ensemble. Le jazz décline ses voltes, mue les thèmes en improvisations malicieuses, le conte s’égare sur des sentiers de traverse, revient au sujet par des tours inattendus en une délicieuse fantaisie.

Duos emportés

Les duos dessinent leurs orbes avec une intelligence et une sensibilité chatoyante. Surprenant, celui entre la lumineuse flûtiste Lucie Horsch et le claveciniste Max Volbers, fait converser les siècles et les œuvres avec espièglerie et virtuosité. Le violoncelle de Victor Julien-Laferrière et le piano de David Fray ourlent les instants d’une indicible magie, que ce soit dans la Fantasiestücke de Schumann, ou des sonates de Beethoven et de Brahms, programme d’une élégante cohérence. Qualité que l’on retrouve dans le duo qui unit le fantastique pianiste, trop rare en France, Igor Levit, et Renaud Capuçon qui soulignent les liens entre Bach, Busoni (merveilleuse Sonate n° 2 en mi mineur !) et César Franck. Le temps se suspend, grâce éblouie…

Lucie Horsch, flûte à bec<br />
Max Volbers, clavecin<br />
« Conversations » © Caroline Doutre
Final du Festival de Pâques 2023 © Caroline Doutre

Final du Festival de Pâques 2023 avec Dominique Bluzet et toute l’équipe du festival © Caroline Doutre

Happy birthday  !

Le bilan de la dixième édition du Festival de Pâques d’Aix-en-Provence affiche un record absolu de fréquentation : près de 30 000 spectateurs!

L’investissement sans faille des équipes du festival (personnels du Grand Théâtre de Provence et du Jeu de Paume en tête), de Dominique Bluzet de Renaud Capuçon et du soutien financier inconditionnel du CIC dans la grande tradition du mécénat.

Le concert de clôture reflétait l’esprit du festival. La carte blanche du fantastique violoniste qu’est Renaud Capuçon s’attachait à réunir sur scène la belle phalange de Génération @ Aix dont une partie a débuté là il y a dix ans. Désormais aguerris, les jeunes musiciens jouent d’égal à égal avec le maestro, lui donnent la réplique avec fougue, lorsqu’ils ne sont pas seuls, face à de sublimes partitions comme Violoncelles vibrez ! pour deux violoncelles et orchestre (de six violoncelles) du contemporain Giovanni Sollima. Après les plus classiques Bach et Vivaldi, Renaud Capuçon, espiègle, annonçait un thème et variations sur les modèles de Haydn, Bach, Mozart, le cinéma et bien d’autres… un « joyeux anniversaire » pétillant d’humour et de facéties !

Des solistes éblouissants

Auparavant on avait été saisis par la palette d’Alexandre Kantorow qui, dès les premières attaques, séduit par la connivence établie d’emblée avec le piano. L’instrument n’est plus que le vecteur d’une âme. Le pianiste tisse des paysages infinis, laisse respirer la partition. Son éblouissante virtuosité offre à ses interprétations un phrasé lumineux à la fois aérien et profondément ancré dans la matérialité sonore. Bien sûr, on attendait Martha Argerich, l’immense, la fantaisiste, la merveilleuse. 

Martha Argerich et Lahav Shani au Festival de Pâques 2023 © Caroline Doutre

Martha Argerich et Lahav Shani au Festival de Pâques 2023 © Caroline Doutre

Elle plonge dans l’essence des œuvres, en livre la quintessence et leur accorde un air d’évidence limpide. L’excellent pianiste et complice Lahav Shani lui donnait la réplique. Prokofiev, Rachmaninov, Ravel, peu importe le compositeur, des mondes s’ouvrent, et on se laisse guider aveuglément. 

Incroyable soliste, avec des capacités qui semblent échapper au commun des mortels, Yuja Wang interprétait avec une indicible puissance le Concerto pour piano composé pour elle par Magnus Lindberg, une étoffe taillée sur mesure : le bel Orchestre de Parisservait alors d’écrin à la pianiste, lui faisant écho sur des vibrations, prolongées par les cordes ou les percussions, en une esthétique cinématographique. Il faudra à l’orchestre se retrouver seul dans la Symphonie n° 6, dite Pathétique de Tchaïkovski pour montrer toute sa finesse, évitant les pièges du pathos comme ceux de passages parfois trop martiaux, sous la direction très enlevée et subtile de Klaüs Mäkelä qui semblait danser les partitions.

Yuja Wang et l'Orchestre de Paris © Caroline Doutre

Yuja Wang et l’Orchestre de Paris © Caroline Doutre

Des ensembles aussi

Avant l’Orchestre de Paris, d’autres formations avaient démontré leur excellence sur la scène du Grand Théâtre de Provence. Ainsi, l’Orchestra Mozart, d’une remarquable unité dans ses couleurs, ses phrasés, la circulation des thèmes en une palette cohérente sous la houlette efficace de Daniele Gatti, abordant avec une infinie douceur Siegfried-Idyll que Wagner composa pour l’anniversaire de son épouse, Cosima.

Il est vrai que ce concert souffrit de la proximité avec celui du Quatuor Dutilleux donné au conservatoire Darius Milhaud, dont la verve servit avec panache le Quintette à cordes de Fauré avec le pianiste Jorge Gonzales Buajasan et le somptueux Quatuor à cordes en fa majeur de Ravel. On entendit aussi ce compositeur que l’on réduit trop souvent au Boléro, lors du concert Solistes de la Karajan-Akademie de Berliner Philharmoniker, dans son Introduction et Allegro pour harpe, flûte, clarinette et quatuor à cordes en sol majeur, une pépite ! Inclassables les soirées d’opéra et de chant ! Le Gürzenich Orchester Köln dirigé avec une élégante justesse par François-Xavier Roth joua une version de concert du Vaisseau Fantôme de Wagner d’anthologie avec le Chör der Oper Köln, époustouflant de présence dans une mise en espace qui le convoqua devant la scène, faisant entrer le public dans les eaux nordiques tandis que les solistes (tous les chanteurs sans partition !) interprétaient avec une intelligence passionnée ce récit de damnation et de rédemption (Ingela Brimberg fut une exceptionnelle Senta !). Le temps s’effaçait devant Electric Fields conçu par David Chalmin (électronique live) et la soprano Barbara Hannigan. Sa voix, comme venue d’un autre monde, modulait sur les brisures, fragile et bouleversante à l’extrême dans son exploration des limites ; puis elle était reprise par les effets électroniques qui la renvoyaient à l’octave en un dialogue polyphonique ; parfois murmurée, elle laissait transparaître les crêtes sonores et les pulsations des textes, transcendant les mots et les musiques de Hildegarde von Bingen, Barbara Strozzi ou Francesca Caccini, accompagnée par les deux pianos de Katia et Marielle Labèque, en un tissage onirique et arachnéen. Le monde est musique…

Quatuor Dutilleux et le pianiste Jorge Gonzalez Buajasan © Caroline Doutre

Quatuor Dutilleux et le pianiste Jorge Gonzalez Buajasan © Caroline Doutre

Vaisseau Fantôme © Caroline Doutre

Vaisseau Fantôme © Caroline Doutre

Barbara Hannigan et les soeurs Labèque © Caroline Doutre

Barbara Hannigan et les soeurs Labèque © Caroline Doutre

Festival de Pâques du 31 mars au 16 avril

Sensibles Machines!

Sensibles Machines!

Parmi les découvertes de ce début d’année, et un gros coup de coeur, il y a le travail de Dan Tepfer. Son approche a de quoi réconcilier avec les maths les plus allergiques. son approche de la musique, de son fonctionnement, est d’une ingéniosité bluffante. Un résultat froid pourrait-on penser, et bien pas du tout!

« Une musique à l’intersection entre l’algorithmique et le spirituel », ainsi se définit le travail du génial pianiste mais aussi astrophysicien qu’est Dan Tepfer. En tournée pour présenter son CD, Natural Machines (sorti en 2019), il faisait escale au théâtre Armand de Salon-de-Provence (enfin ! le concert initial était prévu en 2021), invité par Les Scènes Intérieures, déclinaison buissonnière de l’estival Festival international de Musique de Chambre de Provence. La musique classique a été source d’inspiration pour le musicien, surtout la musique de Jean-Sébastien Bach (Dan Tepfer a joué dans un disque paru en 2011 les Variations Goldberg telles que les a écrites Bach en ajoutant des variations improvisées à celles fixées par le Cantor) qu’attirait tout ce qui était nouveau dans l’instrumentarium de son époque. Curieux de tout à son exemple, Dan Tepfer s’empare du Disklavier de Yamaha, écho moderne des pianos mécaniques à rouleaux et qui a pour particularité d’être relié et piloté par un ordinateur portable. « Observer ce que la technologie peut apporter à la création musicale contemporaine est fascinant », sourit le pianiste qui fait part de sa passion pour les chiffres et des rapports qui se tissent entre eux, convoquant l’image de Pythagore et de la théorie de l’harmonie des sphères chez les Grecs de l’antiquité.

Dan Tepfer écrit pour chaque pièce un programme différent qui enjoint le piano à compléter ses improvisations, à la tierce, par exemple ou à l’octave, puis en canon ou en inversion… Ces programmes permettent au piano de « réagir » en temps réel aux improvisations du musicien, établissant un dialogue surréaliste où l’être humain et la machine semblent dialoguer avec finesse et parfois un humour potache. 

Dan Tepfer naturals Machines

Dan Tepfer Natural machines © DR

Un temps, Dan Tepfer laisse même le piano jouer seul tandis qu’il improvise au mélodica ! Un large écran surplombant la scène donne à voir sur son côté droit le clavier, les mains du pianiste et les touches du piano qui se meuvent d’elles-mêmes, comme si un fantôme bienveillant venait accompagner l’exercice du soliste. Sur le côté gauche se dessinent les formes produites par les sons, leurs enchevêtrements. Le morceau Fractal Tree est particulièrement fantastique : un arbre, composé d’une multitude de « y », semble respirer au fil des notes en un mouvement continu et hypnotique. Les mélodies naissent, se développent, s’épanouissent, s’étirent, bourdonnent, s’élancent, nourrissent la géométrie de leur écriture colorée d’un inlassable mouvement. Tout simplement beau et envoûtant.

Concert donné le 23 mars au théâtre Armand, Salon-de-Provence