Swing addicts

Swing addicts

Comment ne pas devenir « swing addict » après le premier concert de la dixième édition du Gréoux Jazz Festival ! La programmation concoctée par Patrick Bourcelot séduit par son indéniable qualité et sa dimension festive et populaire. Ainsi, grand nombre de concerts unissent orchestre et danseurs dans le plus pur esprit des années swing. 

Sébastien Chaumont and his Bopster Blue, venus de Nice, unissaient l’élégance et la verve de leurs interprétations à la joie des danses menées par les trois couples de danseurs, William et Maeva, Ludo et Stacy et Leia et Ugo.

Si le groupe des musiciens, Sébastien Chaumont au saxophone, Kevin Saura à la guitare, Fred d’Oelsnitz au piano, Sébastien Lamine à la contrebasse et Jacopo Forno à la batterie, débute par un Duke Ellington aux accords feutrés et fluides, avec un saxophone velouté à souhait, il passera vite à un blues au swing ravageur offrant à la guitare un solo endiablé repris par de fantastiques reprises de batterie.

On passe par le shim sham, cette danse en ligne de groupe née au début des années 1930 qui fait partie des danses jazz roots. La complexité des pas semble s’effacer tant la fougue des danseurs emporte tout en un sourire communicatif. 

Gréoux jazz Festival, Sébastien Chaumont and his Bopster Blue

Sébastien Chaumont and his Bopster Blue © FestiGréoux

Peu à peu les chorégraphies s’emballent, les figures les plus acrobatiques se glissent en rythme dans un véritable « coton club ». 

 Les voix du saxophoniste et du batteur se mêlent, se doublent, rivalisent d’humour, scatent. Les danseurs sont d’une élasticité folle, swinguent en ligne avec entrain, se livrent au Lindy Hop, Lindy turn, swing out, Be bop, rythm and blues, charleston, boogie… bonheurs de danser ensemble, avec des portés acrobatiques et une énergie à toute épreuve ! Les musiciens facétieux interprètent un « let it be » des années 40, un blues à douze mesures, s’amusent d’une reprise du Parain, le piano se livre à des envolées lyriques tandis que le saxophone se grise de ses mélodies.

Gréoux jazz Festival, Sébastien Chaumont and his Bopster Blue

Sébastien Chaumont and his Bopster Blue © FestiGréoux

On en redemande et l’on part avec l’esquisse d’une tarentelle. Pas de frontières pour ces artistes hors pair !

Concert donné le 11 novembre au Centre de Congrès l’Étoile de Gréoux-les-Bains

Gréoux jazz Festival, Sébastien Chaumont and his Bopster Blue

Sébastien Chaumont and his Bopster Blue © FestiGréoux

De la face des mots

De la face des mots

Le nouveau roman de Maylis de Kerangal, Jour de ressac aux éditions Verticales, débute comme un polar : un cadavre a été découvert au bas de la digue nord du Havre, il n’a pas d’identité, le seul indice est un ticket de cinéma retrouvé dans sa poche, sur ce ticket il y a un numéro de téléphone, celui de la narratrice. Or elle n’est pas revenue au Havre, ville de son enfance et de son adolescence, depuis des années.

« Elle », on ne saura jamais son nom, si ce n’est qu’elle a la cinquantaine, qu’elle est une voix de doublure au cinéma, qu’elle est mariée à Blaise, imprimeur, et qu’ils ont une fille de vingt ans, escrimeuse.Convoquée au Havre par la police pour les besoins de l’enquête, elle renoue avec la ville portuaire, ses propres souvenirs et ceux de la ville elle-même.
Entre le mystère de l’inconnu et de la présence inexpliquée du numéro de téléphone de la narratrice dans sa poche, s’élabore un travail de reconstitution des souvenirs, qui, à l’instar des vagues et de leur ressac, reviennent par houles successives en une prose rapide qui s’attache aux respirations des phrases, mimesis des fluctuations d’une pensée.

Jour de ressac, Maylis de Kerangal, éditions Verticales

Les récits se superposent, celui de la ville du Havre, la plus grande ville de France à avoir été quasiment totalement détruite par les bombardements principalement alliés de la Seconde Guerre mondiale et celui de l’enfance de la narratrice, comme un double de l’auteure. Impossible de reconnaître la ville d’avant-guerre, même si les noms des rues dessinent encore une géographie oubliée dont subsistent un pan de cathédrale, un mur de maison… La narratrice recherche pour sa part les anciens repères de sa jeunesse, un café, un cinéma, une rue, émue par « ce qui, dans le temps, persévère et se ressemble, devant ce qui avait survécu et qu’(elle pouvait) reconnaître. » Elle se remémore l’exposé conduit avec son amie Vanessa à propos du Havre et de sa destruction, l’étonnement des habitants lorsqu’ils ont vu la mer depuis la gare… La ville devient personnage, « résiste à son propre urbanisme », est dotée d’une « cinégénie prodigieuse » qui « (dope) les imaginaires ».

Symbolique de ce qui a été, est présentée la photo du cadavre où « il n’y (a) personne à reconnaître (…), il n’y (a) pas de visage, mais une face, ce n’est pas la même chose ».
En un jour, selon les canons de la tragédie classique, le personnage remonte le temps, évoque son amour de jeunesse, Craven, laisse supposer qu’il pourrait s’agir de lui, ce serait sans doute trop convenu, trop facile, on ne saura rien. Affleurent les Rubaïyats d’Omar Khayyam, un texte de Dagerman, les films du cinéma de quartier… la réalité se double, les reflets se multiplient, le corps de Pasolini retrouvé mort un matin de novembre sur la plage d’Ostie et celui de l’inconnu lui aussi en novembre au Havre.

Quelque part sur la côte Atlantique © M.C.

Quelque part sur la côte Atlantique © M.C.

Toute une réflexion sur le langage s’esquisse en filigrane. Que disent les mots de notre relation au monde par leur puissance évocatrice, leur manière de préserver ce qui n’est plus, de remodeler les géographies, les gestes, les expressions, les scènes, d’ancrer les strates du passé dans nos imaginaires ?

Une nostalgie emplie de brumes accompagne les déambulations de la narratrice dans la ville et dans ses réminiscences. Les lieux mouvants dans leurs architectures qui ne cessent de se réinventer sont emplis de fantômes. Une manière délicate de parler aussi de la littérature…

 Jour de ressac, Maylis de Kerangal, éditions Verticales

Cordes mystérieuses

Cordes mystérieuses

Constance Luzzati s’attache dans son nouvel opus, Jupiter, à l’art de la transcription, rassemblant des pièces écrites pour clavecin et les transpose pour son instrument, la harpe, accompagnée par le théorbe de Caroline Delume. 
Pourquoi « Jupiter » ? Pas de blague de Charline Vanhonacker ici, juste le nom de la Suite n°5, Pièce de viole mises en pièces de clavecin d’Antoine et Jean-Baptiste Forqueray, Jupiter.  

Cinq œuvres signées Antoine et Jean-Baptiste Forqueray sont au programme parmi les treize que compte le CD. Comme toutes les pièces présentées, elles ont été transcrites pour la harpe et le théorbe ( présent sur quatre des pièces du CD).
Ce dernier instrument a pris petit à petit la place de la viole de gambe qui soutenait le plus souvent les mélodies par un continuo.
Le travail d’adaptation offre aux instruments la possibilité de se dépasser, d’explorer leurs limites, de marier leurs sonorités non pas afin de retrouver celles du clavecin, destinataire des partitions interprétées, mais d’apporter la puissance d’une lecture fine, d’un décryptage des ressorts des œuvres avec une pertinence confondante.

Constance Luzzati © Lyodoh Kaneto

Constance Luzzati © Lyodoh Kaneto

Le livret qui accompagne le disque est remarquable d’intelligence et cerne spirituellement le propos et les intentions des deux musiciennes, depuis le choix des partitions à leur mise en lumière par leur confrontation.

Jupiter and co

Il paraîtrait que Forqueray père avait un caractère exécrable mais était un prodigieux gambiste. Il éblouit même, dit-on Louis XIV himself qui, amené à départager Antoine Forqueray de Marin Marais à la viole, s’en sortit par une pirouette : l’un jouant « comme un dieu » et l’autre « comme le diable ». Il était imbu de lui-même au point de ne pas vouloir publier ses œuvres (quelques 300 pièces pour la viole), sous prétexte qu’il était le seul capable de les jouer tant elles étaient difficiles. 

Pourtant, une trentaine de ses compositions furent publiées deux ans après sa mort, grâce à son fils, Jean-Baptiste Forqueray qui fit preuve ici de sa bonté d’âme : son père l’avait fait enfermer à l’âge de vingt ans à la prison de Bicêtre se vengeant sur son fils du long procès de son divorce (il accusa sa femme d’adultère et elle de violences conjugales, on n’était pas encore à l’époque de #metoo !). Il semblerait aussi qu’il ait provoqué l’enfermement de son rejeton par esprit de rivalité : des amis de Jean-Baptiste écrivirent au roi pour demander la libération du jeune homme, « victime de l’injustice, de la cruauté, et de la jalousie évidente de son père face aux dons de son fils». 

Caroline Delume au Théorbe © Nicole Bergé

Caroline Delume au théorbe © Nicole Bergé

L’épouse de ce dernier, l’excellente claveciniste Marie-Rose Dubois aurait effectué les transcriptions de ces pièces pour clavecin. Sans doute, Jean-Baptiste a aussi posé sa marque sur les œuvres de son père tant leur style est proche de ses propres compositions.

Ce qui est certain, c’est que, jouées par Constance Luzzati et Caroline Delume, La Couperin, La Portugaise, Le Carillon de Passy ou Latour-Le Carillon de Passy, sont de pures merveilles. L’élégance du jeu des deux instrumentistes, leur façon de s’emparer des lignes mélodiques, en reprenant, l’une la main droite, l’autre la main gauche de la partition du clavecin, en remodelant leurs orchestrations afin de lier les timbres complémentaires de leurs instruments, accordent un charme fou à ces pièces baroques. Parfois, est-ce dû au fameux accord « du diable », semble naître un troisième instrument. L’interprétation creuse les graves, assouplit les aspérités en résonances délicates, le tout avec une subtile fluidité.

Le parcours débute par le trop méconnu Michel Corrette et son alerte description des Giboulées de mars. Puis, on se laisse séduire aussi par les pièces de Jacques Duphly qui, organiste, choisit le clavecin pour ne pas abîmer ses mains avec le clavier de l’orgue, de Pancrace Royer d’une réputation « aimable et de la plus grande politesse » (selon Labbet) et qui pourtant défraya les chroniques en raison d’une dispute « en plein café » avec Jean-Philippe Rameau dont le caractère n’était pas toujours simple.
Quoi qu’il en soit, les œuvres des uns et des autres trouvent un écrin de choix grâce à la conjugaison exquise de la harpe et du théorbe.

Constance Luzzati © Lyodoh Kaneto

Constance Luzzati © Lyodoh Kaneto

Les images affluent, les tableautins pétillants de vivacité se succèdent avec élan et l’on se prend à écouter le CD en boucle. Bien sûr, honneur à Couperin, ses sublimes Barricades mystérieuses et ses Regrets empreints d’une envoûtante mélancolie ! L’une des pièces des Forqueray lui rend hommage : La Couperin. La musique est ici un théâtre, aussi séduisant que profond.

Jupiter, Constance Luzzati et Caroline Delume, Label Paraty

Dernier été

Dernier été

Avec son dernier livre, Hotel Roma, Pierre Adrian part sur les traces des derniers mois du poète italien Cesare Pavese. L’auteur du Métier de vivre (posthume, 1952) s’est suicidé le 27 août 1950 à Turin dans la chambre 346 de l’Hotel Roma (orthographe italienne), place Carlo-Felice. Auparavant, Pierre Adrian était parti pour l’Italie et s’était livré à l’exercice passionnant d’un récit de voyage dans La piste Pasolini (éditions des Équateurs, 2015), ouvrage au cours duquel il se livrait à la recherche du « meneur d’âmes, meneur de nos petites âmes paumées du nouveau siècle ». Pierre Adrian opposera parfois dans son ouvrage les deux « P », tous deux géniaux et si dissemblables.

La fascination de la fin ?

« Pavese portait le suicide en lui comme une malédiction. Le suicide lui appartenait au même titre que sa pipe ou ses lunettes », explique Pierre Adrian, dans sa quête de sens. Deux citations du poète résonnent avec force : « tout cela me dégoûte. – Pas de paroles. Un geste. Je n’écrirai plus », note Pavese dans ses dernières lignes du Métier de vivre, journal intime qu’il tint de 1935 à 1950, puis, mots ultimes laissés à côté des boîtes de somnifère le 27 août, « Je pardonne à tout le monde et à tout le monde je demande pardon. Ça va ? Ne faites pas trop de commérages ».

Le choix de la mort n’est pas lié à un mépris de la vie.
Cette dernière est célébrée, aimée. Lorsque l’auteur/narrateur « (songe) aux écrivains qui (ont) choisi la mort et entretenu dans leur œuvre le « vice absurde », le suicide de Pavese (lui fait) naturellement penser à celui de Stig Dagerman » :
« il y avait chez Dagerman une tristesse acquise, un désespoir qui cohabitait avec un appétit pour la vie.
Une soif de liberté existentielle, l’absolu, le choix d’une vie qui ne transigeait pas avec les idéaux et finirait mal ».  
C’est sur ce paradoxe qu’insiste l’auteur : le déchirement, le désespoir indissolublement liés à un amour de la vie, de la beauté.
C’est de cette faille irréductible que semble éclore l’œuvre d’art.

Hotel Roma de Pierre Adrian

Un voyage dans l’intime

Les pérégrinations du narrateur le mènent sur les lieux qui ont marqué l’écrivain, Turin, les Langhes (Langhe en italien), Santo Stefano Belbo où il est enterré, Brancaleone où il fut exilé par les fascistes, Rome, les campagnes piémontaises… collines, villes, un peu de mer, mais si peu aimée… Ces paysages que Pierre Adrian sillonne avec « la fille à la peau mate » abritent leur amour naissant, signifient leurs retrouvailles. Leur mémoire palimpseste tisse de nouvelles trames, accordant aux endroits visités des strates de lecture neuves.

Ils suivent Pavese, lorsqu’il « partait marcher dans les collines avec son chien en fumant la pipe. » Pas de militantisme chez le poète ! « il avait déjà cerné le risque de la bêtise chez le militant, sa manière absolue d’être au monde, ses grands sermons définitifs, sa stérilité et le temps qu’il perdait ». Prennent une grande place les amours déçues : les femmes passent, n’osent lui dire « je t’aime », et Cesare Pavese ne les retient pas. Une seule, l’américaine Constance Dowling semble lui avoir apporté un bonheur éphémère. Délicat, subtil, Pavese traduit les grands textes, à l’instar de Giono pour la France, il fera la première traduction italienne de Moby Dick de Melville. Quel est son propre Léviathan ?

Pierre Adrian © XDR

Pierre Adrian/ Photo Francesca Mantovani © Gallimard

Les contemporains de Pavese apparaissent, silhouettes plus ou moins creusées, auteurs comme Italo Calvino, artistes telle Monica Vitti, cinéastes, dont Antonioni. Les poèmes, les extraits de lettres, de journaux intimes, émergent, points d’ancrage de réflexions, d’itinéraires. La tragédie se pare d’une dignité distante, délicatesse de dandy d’un autre monde. Le texte de Pierre Adrian est inclassable : dans l’orbe élégante des mots se dessine l’histoire de l’Italie, de ses intellectuels, du foisonnement de ses artistes et de leurs créations. On se laisse séduire par cette voix subtile qui transmute en art les remuements des âmes et de l’Histoire et affirme que « Cesare Pavese est mort pour que nous apprenions à vivre ». Et l’on se replonge avec délectation dans l’œuvre de celui qui voulait « donner la poésie aux hommes ».

Hotel Roma, Pierre Adrian, éditions Gallimard

« Hotel Roma » de Pierre Adrian  #booktube

Les Cassandre

Les Cassandre

Le troisième roman d’Abel Quentin, Cabane, s’inspire du fameux « rapport Meadows », ce rapport du Club de Rome en 1972, intitulé « Les limites de la croissance » évoquant une série de scénarios dont aucun ne peut être considéré comme « optimiste ». 

Non ! Il ne s’agit absolument pas d’un commentaire du rapport dont les pages, même dans leur version vulgarisée, sont déjà fastidieuses. L’un des personnages soupire « le livre était atrocement ennuyeux », tout en constatant qu’« à l’époque, le livre avait été un best-seller (…), le premier (à avoir ) apporté une vision panoramique et chiffrée du système-monde. Le premier, il avait démontré scientifiquement l’impasse de la croissance dans un monde fini ».

 

Les rédacteurs du « rapport 21 » de Cabane n’ont pas grand-chose à voir avec l’équipe réelle.

Ils ont été réunis à l’université américaine de Berkeley à l’initiative d’un mandarin en quête d’un prix Nobel qu’il n’obtiendra jamais.

Durant plus de deux ans, « les quatre », « comme les Beatles ou les évangélistes » vont trimer sur l’engrangement des données, leur conversion en modèles mathématiques et les livrer à « Gros Bébé » surnom de l’IBM 360, la machine la plus sophistiquée et performante de l’époque.

Les conclusions sont sans appel…

Limits-to-growth-figure-35.svg Reconstruction of Figure 35. page 124 of The Limits to Growth (1972) which is published under a Creative Commons Attribution Noncommercial license.

Limits-to-growth-figure-35.svg Reconstruction of Figure 35. page 124 of The Limits to Growth (1972) which is published under a Creative Commons Attribution Noncommercial license.

La fin du monde ?

Le roman s’attache aux conséquences de ce travail sur ceux qui l’ont mené jusqu’au harassement, mais aussi offre un panorama de sa réception dans le monde. Se dessinent alors les diverses strates de la société, leurs interactions, voire, leurs relations. Tous les milieux se divisent, tels un écho de l’affaire Dreyfus. Les milieux universitaires ne seront pas unanimes : les petitesses, les rivalités, les égos, viennent se greffer sur les appréciations, on voit même un avatar du prix Nobel d’économie Friedrich Hayek, « Halshey » qui condamne catégoriquement les résultats et la méthode employée. Les industries se déchaînent ou « passent au vert », tout en poursuivant leurs efforts effrénés de croissance. Les politiques s’emparent du sujet pour justifier telle ou telle position. Les gens oscilleront entre la volontaire ignorance, l’implication quasi fervente ou un déni aux allures de sagesse… Tous les mécanismes sont analysés par le biais des personnages qui sont suivis tour à tour avec une subtile acuité. Le rôle de la presse qui souffle le chaud et le froid est épinglé avec humour. Comment l’opinion se forge-t-elle face à une catastrophe annoncée qui demande de changer du tout au tout nos manières de vivre ?

L’écrit prend tout son sens ici : c’est par les paroles rapportées, les extraits de journaux publics ou intimes, les lettres, les récits transmis par les uns et les autres que se tisse la toile d’une vérité mouvante qui ne cesse de se remodeler au fil des nouveaux apports. La complexité de la réception de l’information d’un fait est mise en évidence d’une façon lumineuse. Peu importe ce qui est dit et par qui : le faisceau des réseaux sociaux ne met pas d’échelle et traite de manière identique les propos les plus extravagants et le fruit de raisonnements scientifiques précis. Quid des petits hommes verts qui pourraient colorer votre salade face à E= mc2 par exemple ? (ce n’est pas dans le livre, à part les petits hommes verts). La capacité à entrer dans une narration quelle qu’elle soit et y adhérer semble parfois sans limite !

Dennis Meadows (ici, en 1994) : « Les caractéristiques physiques de notre société vont décliner. » Wikimedia Commons/CC BY-SA 4.0/Jaromír Čejka

Dennis Meadows (ici, en 1994) : « Les caractéristiques physiques de notre société vont décliner. » Wikimedia Commons/CC BY-SA 4.0/Jaromír Čejka
(site Reporterre.net)

Un mysticisme mathématique ?

Étonnamment, le caractère rationnel du départ, – des scientifiques de haut niveau, des équations, un langage informatique…-, se transmute peu à peu et dérive vers les terres inconnues de l’irrationnel. Insensiblement l’œuvre nous guide au cœur de ce dérapage : les quatre chercheurs sont comparés aux « évangélistes », eux aussi opèrent des sacrifices sur l’autel de la science : « pendant un an ils avaient sacrifié leurs journées et une partie de leurs nuits ». Mildred Dundee, la chercheuse américaine, aura un « nouveau credo », Quérillot, le scientifique français, parlera de la « naïveté » et des « croyances » de ses collègues américains. Le ton du mythe s’immisce dans l’exposition des faits : la tâche « démesurée » des savants sera qualifiée de « prométhéenne », et l’ordinateur de « titan ».

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Dennis Meadows (à d.) et Josef Vavroušek (à g.) à Prague, le 26 août 1994. Wikimedia Commons/CC BY-SA 4.0/Jaromír Čejka

Dennis Meadows (à d.) et Josef Vavroušek (à g.) à Prague, le 26 août 1994. Wikimedia Commons/CC BYSA 4.0/Jaromír Čejka
(site Reporterre.net)

À ces voleurs de feu, le destin sera sombre : aucun ne se remettra vraiment de cette quête. Après s’être laissés séduire par les sirènes de la renommée, les Dundee (lui moins qu’elle) se replieront sur une vie à la campagne, Paul Quérillot choisira la voie d’un argent abondant qui le pervertira, Johannes Gudsonn, le génial mathématicien disparaîtra des radars, en proie à un mysticisme qui remet tout en cause.

Le personnage crucial du roman sera Rudy, le journaliste, qui enquête, cherche, trouve, rassemble documents, témoignages, s’imprègne des lieux, des êtres.

Sa course pour retrouver « le mathématicien disparu » est un road-movie passionnant, on y croisera crudistes, gourous, complotistes, néo-ruraux et l’on découvrira les « intellectuels à notoriété discrète qui avaient poussé au XXe siècle un cri réfractaire et têtu : critiquant l’emprise de l’homme sur la nature, et l’emprise de la technique sur l’homme ».

Le sujet est en effet celui-là : quelle est la place de l’être humain sur la terre, comment occuper cette planète sans la détruire, quelle relation avoir avec le vivant ?

La démesure, l’hybris des tragédies antiques, guette. L’apprenti sorcier se voit une fois de plus dépassé par ce qu’il a conçu : « le système technicien (…) aliène les êtres humains sans cesse davantage, interdisant que l’on questionne son utilité, et a fortiori sa participation au bonheur humain » : « Qui aurait osé mettre en question la sortie d’une nouvelle génération d’iPhone ? », « emprise invisible, mille fois plus sournoise que celle du fascisme. Contre elle, il était difficile de se révolter. Il aurait fallu, pour s’en libérer, nous révolter contre nous-mêmes ».
Sur fond de prédiction d’Apocalypse, se construit avec justesse, humour et pertinence un roman génial et percutant sur une humanité qui s’agite en funambule au-dessus des gouffres.

Cabane, Abel Quentin, éditions de l’Observatoire