À la croisée des temps

À la croisée des temps

Samedi 12 avril, le Festival de Pâques accueillait le Luzerner Sinfonieorchester dirigé par Michael Sanderling dans un programme qui mettait en regard un passé nostalgique avec le Concerto pour piano n° 1 en ré mineur de Brahms et la célébration d’étonnements nouveaux grâce à la Symphonie n° 9, dite du Nouveau monde de Dvořák.
La direction de Michael Sanderling savait mettre en valeur les différents pupitres de l’orchestre, leur musicalité, leur tessitures propres. Se déploient alors des tableaux dessinant plusieurs lointains, dans une imagerie très travaillée. L’égalité de traitement permettra aux auditeurs d’entendre tous les instruments avec l’impression de suivre une partition claire où rien ne se surimprime.

Pas d’emphase dans l’interprétation, mais une simplicité nuancée sur laquelle la partie de piano, tenue par le grand musicien qu’est Rudolph Buchbinder se lovait avec un grand sens du phrasé et une énergie toute de maîtrise. Son jeu très élégant, très assuré, est d’une grande délicatesse, pianissimi parfaitement articulés, intelligence du texte, précision méticuleuse de l’exécution… le pianiste évolue avec aisance dans cette musique qu’il aime et connaît bien (il a enregistré trois fois ce concerto). C’est sans doute pour cela que l’on reste un peu sur sa faim, il manque à cette version, très belle au demeurant, le grain de folie, la ferveur romantique, le sentiment de liberté, la fusion charnelle entre orchestre et piano, la brume de légendes qui enrobe ce concerto si proche dans sa facture d’une partition symphonique.

Luzerner Sinfonieorchester. Michael Sanderling, direction. Rudolf Buchbinder, piano. Grand Théâtre de Provence. 12/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Luzerner Sinfonieorchester. Michael Sanderling, direction. Rudolf Buchbinder, piano. Grand Théâtre de Provence. 12/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Un certain lyrisme est sensible cependant dans cette lecture d’une œuvre qui se refuse à la pyrotechnie mais se pare de couleurs venues du grand Nord. 
Comme une facétie de collégien, résonnait le bis donné par le pianiste, une variation sur l’Ouverture de la Chauve-Souris de Johann Strauss qui nous ramenait dans l’ambiance d’un concert du nouvel an viennois.


Sans transition, si ce n’est celle de l’entracte, l’orchestre seul cette fois se lançait à la conquête du « Nouveau monde » de Dvořák. Bien nommée, la Symphonie n° 9 du compositeur tchèque a été reprise de nos jours dans nombre de génériques de films, d’émissions, de jeux vidéo, quand on ne trouve pas de similitudes frappantes entre les compositions de John Williams pour Star Wars et l’œuvre de Dvořák ! Symphonie d’un monde qui naît et que ce monde adopte dans ses représentations, quel destin ! Il paraîtrait même que Neil Armstrong en aurait emporté un enregistrement audio lors de la mission Apollo 11 en 1969… première fois où un homme marcha sur la lune.


Luzerner Sinfonieorchester. Michael Sanderling, direction. Rudolf Buchbinder, piano. Grand Théâtre de Provence. 12/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Luzerner Sinfonieorchester. Michael Sanderling, direction. Rudolf Buchbinder, piano. Grand Théâtre de Provence. 12/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Si l’œuvre offre un tableau des États-Unis, elle n’en oublie pas les premiers habitants en incluant leur musique dans sa composition, ainsi, le troisième mouvement, scherzo s’inspire d’une fête décrite dans le Chant de Hiawatha (The song of Hiawatha), poème épique de Henry Wadsworth Longfellow (XIXème siècle), qui est une référence de la littérature américaine d’inspiration autochtone. L’orchestre semble plus libre dans cette œuvre aux accents nourris de jazz et de musiques populaires et a plus d’allant que lors de la première partie du concert. Le caractère expansif de la pièce, sa vivacité, entraînent les musiciens, mais doucement. Les effets superbement amplifiés donnent plus à voir la Suisse qu’un nouveau monde épris de vitesse et d’enthousiasme. Pourtant la clarté des sons, la beauté des différents pupitres, offrent un tableau ample aux nuances subtiles, comme si l’on souhaitait s’arrêter sur une image heureuse où tout semble encore possible dans les étendues immenses à découvrir, effaçant toute tentative dramatique, figeant le monde dans sa beauté… une immobilité salvatrice face aux délires actuels ?

Concert donné le 12 avril au Grand Théâtre de Provence dans le cadre du Festival de Pâques

Le monde vu par Mafalda et les autres

Le monde vu par Mafalda et les autres

Bien sûr, Hispanorama c’est d’abord un festival de cinéma hispanique qui année après année, depuis 2013, amène les publics à découvrir des pépites du répertoire espagnol et latino-américain, multipliant les découvertes dans un esprit de partage et de dialogue fructueux entre les cultures. C’est aussi un festival qui sait s’associer aux structures de sa ville : les élèves du lycée Janetti et ceux des écoles primaires croisent leurs programmes à ceux du festival. L’ADN du festival c’est bien sûr le cinéma ! Existe même un prix qui commence à être reconnu internationalement. Celui de cette 13ème édition a été décerné à L’affaire Nevenka d’Icíar Bollaín, réalisatrice déjà primée en 2023 à Hispanorama pour son film Les Repentis. Il faut ajouter les discussions autour des films, les rencontres avec acteurs, réalisateurs, spécialistes, mais aussi un clin d’œil est aussi adresse aux autres formes artistiques : une exposition et un concert accompagnent le festival.

2025 a consacré le thème de son exposition à l’auteur de bande dessinée et dessinateur humoristique argentin Quino (1932-2020) et à son personnage phare, Mafalda. Par le biais des réflexions de cette petite fille pétillante et d’une lucidité époustouflante, celui que l’on a parfois surnommé le « Sempé argentin » s’en prend aux travers de son époque et épingle la dictature militaire qui sévit en Argentine. Sa complicité avec Sempé date de 1968. Quino racontait à propos de son « homologue » français : « nous nous voulions des résistants de l’humour absurde. Nous sommes nés le même jour de la même année et nous avons publié notre premier ouvrage en même temps ». Il ajoutait : « je le considère un peu comme un frère d’encre ».

Hispanorama © M.C.

Hispanorama © M.C.

Les ayants-droits de Quino ont autorisé l’utilisation de dessins de planches de l’auteur pour l’exposition. De nombreuses classes de Saint-Maximin ont travaillé sur les thèmes abordés par la petite fille argentine, abordant questions environnementales, inégalité de la répartition des richesses, exercice de la liberté, le tout en français et en espagnol. On est séduits par l’intelligence et l’humour des propos repris dans les phylactères des dessins ou mis en scène dans de petites installations perchées sur le dessus des rayonnages de la médiathèque qui jouxte la salle d’exposition à la Croisée des Arts.

Les passants pouvaient aussi se faire prendre en photo devant le « Quino Rama » en choisissant la bulle de texte qui l’inspirait le plus. Là encore, humour et profondeur se mêlent, conduisant les visiteurs à des discussions passionnées.
La dernière manifestation du festival nous entraînait à la (re) découverte de l’Amérique du Sud grâce à l’Atelier Théâtre du Bout de l’Île au cours d’un « Voyage littéraire poétique et anecdotique du Cap-Horn à l’Équateur ».

Hispanorama © M.C.

Hispanorama © M.C.

Les deux lecteurs de la compagnie invitent le public nombreux (toutes les chaises de la médiathèque sont réquisitionnées !) à « un embarquement pour la poésie de l’Amérique du Sud ». S’entrecroisent les « interludes poétiques », les récits du récitant, récoltés lors de ses missions en tant que bénévole volontaire aux côtés de l’ONG Planète Urgence, des pages de son journal de bord, des extraits d’ouvrages de grands auteurs que l’on a plaisir à (ré)entendre, le tout avec une simplicité complice nous rendant proche cet immense continent dans ses formes romancées qui savent si bien donner une allure de mythe au moindre fait du quotidien.

Les deux lecteurs se délectent à présenter des passages peu connus afin de faire partager leurs éblouissements. On écoutera ainsi un passage du recueil posthume de Luis Sepúlveda, La graine ardente (Poésie complète 1967-2016, titre original : Disculpe…¿Se Puede ? Poesia completa). Instructions aux voyageurs, l’un des poèmes de celui que l’on ne connaissait que romancier et fabuleux conteur convie au départ. Le matériel assuré, les rêves en poche, on est prêts !
Prêts à découvrir l’écrivain, nouvelliste et conteur chilien Francisco Coloane (1910-2002) qui fut prix national de littérature du Chili en 1964, membre du Parti communiste du Chili et dont le nom a été attribué à une aire marine et côtière dans la région de Magallanes et de l’Antarctique chilien. Contremaître dans les élevages de moutons, matelot, prospecteur pétrolier, explorateur, cartographe, il nourrit son œuvre de ce parcours qui le fit surnommer parfois le « Jack London d’Amérique du Sud ».

Hispanorama © M.C.

Hispanorama © M.C.

Puis ce sera le tour du britannique Bruce Charles Chatwin (1940-1989) qui évoque la Patagonie où il vécut six mois. Son ouvrage En Patagonie le consacrera comme l’un des plus grands auteurs de la littérature de voyage, « chantre de la pensée nomade ». Selon lui, la plupart des problèmes se résolvaient en marchant…

On suivra Roberto Juarroz (1925-1995), immense poète argentin, dont les recueils de textes, baptisés par leur numéro, (Segunda, Tercera, etc…, car leur auteur ne voulait pas que l’on se perde dans les détours d’interprétations avant d’entrer dans la chair des textes) sont réunis sous le titre unique de Poesía vertical.  On retrouvera bien sûr pour la Colombie Gabriel García Márquez, non pas dans le célébrissime Cent ans de solitude ou L’amour au temps du choléra, mais dans l’un de ses contes, Un homme très vieux avec des ailes énormes.

Hispanorama © M.C.

Hispanorama © M.C.

Après les métaphores, on passe au Brésil avec Martha Medeiros (née en 1961) et son poème « Il meurt lentement » qui fut attribué faussement à Pablo Neruda. « Il meurt lentement / celui qui ne voyage pas… ». Entre ces textes, des fragments du journal de route du récitant alors qu’il voyageait avec l’ONG Planète Urgence en Amérique du Sud. Mots d’une intense poésie qui rendent le quotidien, les paysages, avec une riche sensibilité.

Les anecdotes naissent au fil des déambulations. On découvre l’affaire des castors de Patagonie : dans les années 1940, une vingtaine de couples de castors du Canada ont été introduits en Terre de Feu pour lancer une industrie de fourrure. Mais le climat de cette région du monde est différent de celui du Canada, l’hiver est moins froid, aussi les fourrures deviennent moins épaisses, donc moins « attrayantes » et moins « vendables ». Les castors furent laissés à l’abandon et ainsi se multiplièrent comme des lapins sans prédateurs naturels et font des ravages sur leur environnement. Autre histoire sur l’impact négatif des hommes sur leur environnement : la péninsule Valdès fut occupée par une décharge géante qui, sous la pression des amoureux de la nature (les baleines y vont pour s’y reproduire) et sans doute aussi et surtout pour le tourisme fut entièrement déblayée. Parfait peut-on penser ! Oui, mais ! Les oiseaux y trouvaient une nourriture abondante et facile et s’y étaient installés en nombre.

Hispanorama © M.C.

Hispanorama © M.C.

Les ordures enlevées, les oiseaux eux sont restés. Des milliers sont alors morts de faim, les autres ont trouvé une nouvelle source de nourriture : la graisse des baleines ! Les voici désormais picorant le dos des malheureux cétacés, les blessant afin de satisfaire à leurs appétits. Les baleines déjà affaiblies par les gestations et accouchements doivent pour se débarrasser d’eux plonger davantage et plus longtemps, sont victimes d’un plus grand nombre d’infections et beaucoup ne survivent pas. « Toute action humaine sur la nature a un effet » explique le récitant.
Et c’est ainsi que cinéma et littérature se rencontrent.

Lecture donnée le 5 avril à la Médiathèque de La Croisée des Arts de Saint-Maximin-la-Sainte-Baume dans le cadre d’Hispanorama

Hispanorama © M.C.

Hispanorama © M.C.

À l’ombre d’un cerisier

À l’ombre d’un cerisier

Le quatrième roman d’Aurélie Tramier, Bien-Aimée, s’attache à retracer l’histoire du Camp des Milles, un épisode de la Seconde Guerre mondiale méconnu.
Le roman confronte deux époques, les débuts de la Seconde Guerre mondiale puis les années 50, et celle, contemporaine, de 2022-2023. En trait d’union, un lieu, terrible, le Camp des Milles. La Première Guerre mondiale scelle les tragédies à venir : Élisa, infirmière de guerre née en Alsace, soigne un blessé allemand, Andreas. Les deux êtres se rapprochent et se marient. L’un des frères d’Andreas, l’hautboïste Hans, fascine la jeune femme, un amour interdit dévore les jeunes gens. Une seule « entorse » au devoir et la petite Greta naît.
Alors que le nazisme s’installe inexorable en Allemagne, Hans, puis le couple Andreas / Élisa, partent en France, terre d’accueil. Veuve bien trop tôt, Élisa se retrouve à Aix-en-Provence.

L’Alsace reprise, elle retrouve la nationalité française. Cela ne suffira pas. Hans sera interné au Camp des Milles, car allemand : entre 1939 et 1942, créé sous la Troisième République, ce camp était destiné à enfermer les ennemis étrangers au cours de la Drôle de Guerre (surnom donné au conflit sans presque aucun combat des premiers mois de la Seconde Guerre mondiale à l’ouest de l’Europe).

Camp des Milles © M.C.

Camp des Milles © M.C.

La nationalité suffit alors à interner des personnes paradoxalement considérées comme des « sujets ennemis », alors qu’elles avaient fui le nazisme et étaient condamnées à mort en Allemagne du fait de leur judéité ou/et de leurs opinions politiques antifascistes. 


Le travail d’Aurélie Tramier fortement documenté, s’appuie sur les archives du Camp des Milles, du livre de Lion Feuchtwanger qui fut interné aux Milles, Le Diable en France, entre autres ouvrages fondamentaux.
On vit les abandons volontaires des enfants, confiés à l’OSE afin de les sauver lorsque les parents étaient envoyés dans les camps d’extermination, les chantages, les exactions, les mauvaises conditions de vie, les suicides des désespérés, mais aussi on découvre la force d’êtres qui persévèrent à jouer de la musique, à créer, à agir pour sauver les autres, mettant leur vie en jeu…
La quête d’Esther en 2022 après avoir reconnu la montre que lui a léguée son père sur une photo au Camp des Milles la conduit à renouer les fils du passé de sa famille.
Le roman se voit doté d’une profondeur nouvelle : le regard contemporain se pose sur l’histoire, lui donne, par son recul, relief et sens.

Bien-Aimée, Aurélie Tramier

Mieux qu’un simple roman historique, Bien-Aimée ouvre la porte aux interprétations, soulève les questions de notre attitude par rapport à l’histoire et à notre contemporanéité. Le style précis, aisé et fluide de l’autrice sait rendre à chacun sa voix. Sa manière de conduire le récit, de ménager une tension qui nourrit tout le texte concourent à rendre cet ouvrage captivant. On ne le pose qu’à la dernière ligne, émus profondément.
Et le cerisier dans tout cela ? Il est à découvrir…

Le prix 2024-2025 de l’Association International InnerWheel a été décerné à Bien-Aimée d’Aurélie Tramier (éditions La Belle étoile) qui a déjà reçu le Grand Prix littéraire de Provence 2024.
(La cérémonie aura lieu le 26 avril 2025 au Camp des Milles, évènement réservé aux adhérents)

Entre les mondes

Entre les mondes

« Il était une fois/ Et il n’était pas »… C’est dans cet entre-deux que débute la nouvelle création d’Éloïse Mercier, Les Meutes.
La scénographie dresse le décor du conte : d’un côté, une forêt de troncs aux frondaisons perdues dans les cintres, de l’autre, l’ossature d’un salon, lampe et canapé. Le sauvage et le domestiqué, la liberté et l’enfermement dans les « normes » sociétales, tout est en jeu, dès le départ, matérialisé dans les lumières de Jean-Louis Barletta.

Le mythe s’inscrit dans la pâte même du texte : le personnage principal de cette histoire, Lou, « commenc(e) à exister » « au moment où elle fut nommée ». La puissance du verbe, créateur et magique, capable de rendre tangible les invisibles, s’affirme là. Et les expressions imagées du langage courant prennent alors une tournure inquiétante : « connu comme le loup blanc, hurler avec les loups… ». La fiction joue avec le réel et le fantastique, laisse déraper les sens entre le concret et l’abstrait, rend les frontières poreuses. S’entrelacent en un mouvement de vagues entre sac et ressac, le prosaïque et l’onirique, le réel et le rêve, le dialogue des deux conteurs et les saynètes où se dessinent les personnages.

Les Meutes © X-D.R.

Les Meutes © X-D.R.

Lou est une petite fille née dans « la forêt noire des immeubles gris », un père absent et une mère qui guette les signes malgré ses distractions. Avec sa chambre désignée comme une « tanière », son prénom homophone du « loup », sa façon de mordiller tout ce qui passe dès qu’elle est en âge de marcher à quatre pattes, l’enfant grandit dans ces mots qui la situent dans une ambiguïté d’espèce. Sa mère la désigne « carnivore », son adolescence est présentée comme celle d’un animal : « à l’adolescence, ses poils commencèrent à pousser. Lou grandit, se fait les dents, le pelage, l’ouïe fine et l’odorat. Elle reconnaît les siens, commence à renifler l’odeur des autres ». Sa première rencontre amoureuse sera avec « un jeune loup de passage »…

Les ombres la suivent, ou plutôt une ombre, qui « s’épaissit » prend de l’importance, se met à diriger le personnage, image d’un inconscient qui passe les frontières, outrepasse les lois et exerce une liberté pleine.
Les forêts sont présentes, nimbées de brumes, immenses avec leurs secrets, leur vie propre, fascinantes de non-dits, de signes à décrypter. Un écran tout en longueur s’élève comme un monolithe vers le centre du plateau.

Les vidéos des bois, des montagnes (Vincent Bérenger) frémissent tandis que la voix de Lou les décrit, avec au sommet de la montagne le chalet, presque hors du monde, « solitaire et sauvage », lieu stendhalien par excellence, où les êtres vivent pleinement ce qui ne peut être décrit, cellule du Rouge et le noir où Julien et Madame de Rênal se découvrent enfin, tour Farnèse de la Chartreuse de Parme où Fabrice Del Dongo et Clélia découvrent le bonheur.
Le problème est bien là, lorsque Lou rencontre celui qui deviendra son mari, c’est l’amour fou, la promesse de l’instant, de l’aventure, de l’improvisation, de la folie heureuse…

Les Meutes @Guillaume Castelot

Les Meutes @Guillaume Castelot

Mais peu à peu, l’étau se resserre, la belle-famille, très catholique, entre dans la vie du couple, s’impose lorsque le mariage est annoncé. Le fiancé si libre et passionné se transforme en un animal social, conformiste, pousse la jeune femme vers une existence où les frontières bien tracées ignorent la fantaisie. Les bras amoureux deviennent des chaînes dont Lou ne sait plus se défaire.

La meute est-elle celle des loups ou celle des chasseurs qui partent en battue ?
La tragédie guette. Il n’est pas de sacrifice humain, ni animal, Lou ne se révèle pas louve, mais ce qui meurt est le rêve d’une union bienveillante, altruiste, respectueuse de l’autre et de ses désirs.
Le problème de l’union des êtres sans aliénation de l’un ou de l’autre se pose ici, crucial, violent.
Éloïse Mercier et Gautier Boxebeld forment un duo bouleversant. Tour à tour récitants et acteurs des scènes, ils donnent chair au conte, font percevoir avec finesse toutes les subtilités d’un texte qui joue sur l’ambivalence des termes, jongle avec les pronoms personnels, faisant passer le regard d’un récit extérieur à une intériorité qui se cherche.

Les Meutes © Vincent Berenger

Les Meutes © Vincent Berenger

Le final renvoie la pièce dans l’univers du poème symphonique: la description de la montagne qui va être quittée par Lou ouvre le texte et se voit reprise à la fin (l’incipit prémonitoire indiquait « Le départ/ou l’arrivée »). Le début était affirmé à la première personne, « je sentais que c’était la dernière fois que je venais ici »… la conclusion met ce « je » à distance : « elle avait dit silencieusement au revoir à tout cela », mais permet par une volte de retourner au théâtre par l’incision d’une réplique directe : « Car si je ne peux pas être chez moi ici, alors où ? ».
La question de toute notre humanité !

Les Meutes d’Éloïse Mercier a été joué au théâtre du Bois de l’Aune, les 3 & 4 avril 2025

Dites-le en trio!

Dites-le en trio!

On les avait découverts au Festival de la Roque d’Anthéron 2024 au Château-Bas de Mimet le 6 août (ici). Les trois musiciens du Trio Pantoum, Hugo Meder (violon), Bo-Geun Park (violoncelle) et Kojiro Okada (piano), rendent hommage dans leur premier enregistrement à celui à qui ils doivent leur nom, Ravel, qui écrivit en 1914, juste avant de partir à la guerre son Trio pour piano en la mineur 67M dont le deuxième mouvement est baptisé « Pantoum », référence à la forme de vers malaisienne qui séduisit les poètes du XIXème (ainsi le célèbre Harmonie du soir baudelairien). La curiosité du jeune trio le pousse à explorer des univers différents, celui du compositeur romantique russe peu joué, Anton Stepanovich Arenski (1861-1906) et celui du contemporain Miroslav Srnka (né en 1975).

Le trio fondateur

Le Trio pour piano de Ravel est celui d’un homme pressé par le temps : c’est l’été 1914, l’Europe s’est engagée dans la Première Guerre mondiale et le compositeur, « travaillant avec la sûreté et la lucidité d’un fou », selon ses propres termes dans une lettre à un ami, achève « cinq mois de travail en cinq semaines ». Alors âgé de quarante ans, Ravel cherche à s’engager, mais il sera repoussé comme en 1895, année qui le vit exempté du service militaire en raison de sa faible constitution (1,61 m et 48 kg, donc « trop léger de deux kilos » !). Il rêve d’être incorporé dans l’aviation, mais parviendra à force d’insistance à se retrouver conducteur d’un camion militaire qu’il surnomma Adélaïde et fut ainsi envoyé à Verdun en 1916. Il se refusa à prendre part à la Ligue nationale pour la défense de la musique française, sa prédominance en France, sa propagation à l’étranger, fondée par Charles Tenroc (anagramme du nom de naissance Cornet), compositeur, critique musical et journaliste, autour, entre autres, de musiciens comme Camille Saint-Saëns ou Alfred Cortot. Cette ligue tendait à vouloir faire de la musique française un outil de propagande et à interdire les œuvres allemandes et austro-hongroises, démarche emplie d’étroitesse qui, faisant « ignorer systématiquement les productions (de ses) confrères étrangers » à la musique française « si riche à l’heure actuelle » (on est en 1916), la conduirait à « s’enfermer en des formules poncives ».

L’apport des musiques du monde est sensible dans le premier mouvement, Modéré, de son Trio avec piano, le rythme asymétrique (3+2+3) du zortziko basque, touche discrète des sonorités du gamelan balinais, une pincée de jazz, une dose de mystère avec son passage du la mineur au do majeur… Les premières mesures se dessinent en écho. Ombres moirées d’un paysage onirique, les mélodies tissent les fils d’une indicible nostalgie. La clarté du piano se mêle aux cordes profondes s’emporte en tempête avant un retour apaisé. L’enlacement des phrases se calque sur le principe de la forme de vers malaisienne (deuxième et quatrième vers du premier quatrain se répètent dans les premier et troisième vers du deuxième) dans le deuxième mouvement, le fameux Pantoum, un scherzo vif aux volutes luxuriantes.

Trio Pantoum, Modern Times, Dolce Volta

Les attaques pures des instruments soulignent les contrastes entre une sécheresse alerte et un lyrisme délicat. Clin d’œil baroque avec le troisième mouvement dont le nom rappelle une danse, Passacaille : la ligne basse du piano sert de socle aux cordes qui peu à peu s’élèvent déchirantes, et finissent par dialoguer mélancoliquement seules avant la conclusion du piano en miroir de ses premières mesures. Les ombres seront dissipées par le dernier mouvement, Finale, qui s’anime de couleurs exubérantes où les instruments exultent.

Vingt ans plus tôt, en1894, le compositeur russe Anton Arensky écrivait son Trio avec piano n° 1 en ré mineur dédicacé in memoriam à son ami Tchaïkovski mort l’année précédente et au violoncelliste Karl Davidov (1838-1889), « le tsar des violoncellistes » selon Tchaïkovski. Le premier mouvement très élégiaque sonne sous les accords des Pantoum comme une pièce symphonique avec sa coda en Adagio. Le deuxième mouvement, Scherzo, pourrait être une pièce de ballet, avec ses pas soulignés par une partition alerte. L’écriture très narrative multiplie les rebondissements, offrant des passages enlevés aux instruments. Une certaine espièglerie semble sous-tendre les évolutions rêvées, tandis que l’Adagio du troisième mouvement est empli de nostalgie et par moment fait penser à l’univers d’India Song de Marguerite Duras et sa musique de Carlos d’Alessio.

Puis, les mesures s’accélèrent dans le Finale parcourues de courants telluriques, s’alanguissent, frôlent le silence et concluent en un ultime emportement.  Le jeu des trois musiciens s’empare de ce répertoire avec une grande finesse, lui apportant une lecture nuancée et une virtuosité qui se moque des effets.

Changement de siècle

Le CD s’achève par une pièce du XXIème siècle avec Emojis, Likes and Ringtones d’une étoile montante de la musique contemporaine, le compositeur tchèque Miroslav Srnka. Cette œuvre de commande est une pièce imposée lors de la demi-finale du Concours de musique ARD 2018 financé par la Fondation Ernst von Siemens pour la musique. Cinq temps se dessinent : 1) List of Emojis, 2) Post, 3) Mixed Feelings, 4) Posts and Tapbacks, 5) Ringtones. Le musicien s’inspire de notre quotidien connecté, fait des signaux des smartphones matière musicale, métamorphose les jingles, les inclut dans la pâte de sa composition. La construction rigoureuse est empreinte d’humour, établissant une distance ironique entre le familier et le regard posé sur lui. Les trois musiciens s’en donnent à cœur joie, font sonner les instruments, les détournent. On a l’impression de les entendre rire malgré une partition complexe mais si ludique. Le CD se referme sur cette sorte de pied de nez aux technologies qui nous envahissent et qui peuvent être sujet de création malgré les apparences.
Un petit bijou !

Modern Times, Trio Pantoum, La Dolce Volta (sortie le 11 avril 2025)