
Un orchestre, deux pianos à la porte de Kiev
Le Festival international de piano de La Roque d’Anthéron affirme son ancrage dans la région en faisant de plus en plus appel aux orchestres qui y résident.
Ainsi, l’Orchestre Philharmonique de Nice sous la houlette de son directeur Lionel Bringuier était invité pour deux soirées d’exception auprès de Bruce Liu le 29 puis de Bertrand Chamayou le 30 juillet. Deux répertoires, deux univers, deux approches particulières, tout aussi virtuoses l’une que l’autre et pourtant déclinées par deux personnalités aux sensibilités différentes.
Une poétique de la fulgurance
Le 25 juillet 2022, le Festival de La Roque d’Anthéron accueillait pour la première fois le jeune récipiendaire du premier prix du 18ème Concours international de piano Frédéric Chopin à Varsovie (2021). Ce soir-là sous la conque du parc de Florans, il joua sur le piano même sur lequel il avait remporté son prix à Varsovie. L’accordeur en titre du festival, Denijs de Winter, avait, pour ce faire, appelé la maison mère des pianos Fazioli en Italie, muni du numéro de l’instrument qui fut ainsi acheminé à La Roque pour le concert du jeune impétrant.
Cette année, c’est encore sur un Fazioli que le pianiste abordait le Concerto pour piano et orchestre n°2 en sol majeur opus 44 de Tchaïkovski. Il confiait après le concert en souriant au souvenir que le piano du concours devait se trouver peut-être à Shangaï. Quoi qu’il en soit, c’est sans doute pour son caractère brillant qu’il avait choisi l’instrument de la soirée, la sûreté de son jeu étant capable d’en dompter les éclats.
Le jeu percussif à l’extrême des premières phrases du piano surprenaient d’abord, puis enveloppaient dans leur irrépressible élan l’Allegro brillante, donnant un air d’évidence aux tempi hallucinants.
Bruce Liu / Orchestre Philharmonique de Nice/ Lionel Bringuier 2025© Pierre Morales
Les traits virtuoses semblent aller jusqu’aux limites des capacités du clavier, semant leurs éclairs. On est au-delà de la technique, il y a quelque chose de miraculeux dans l’exécution de l’œuvre qui prend des allures d’un romantisme exacerbé avec une cadence inoubliable. L’Andante non troppo séduit lui par son caractère plus intime, habité d’une palpitation dense alors que la pièce prend des allures de concerto pour violon, violoncelle et piano.
Le thème du piano se dessine alors sur des ostinatos discrets, en un temps suspendu où tout respire à l’unisson. L’agilité du pianiste retrouvait dans l’Allegro con fuoco la célérité du premier mouvement. Les séquences arpégées s’exaltent, passionnées, bouleversantes de puissance et d’impétuosité.
C’est dans les bis, toujours de Tchaïkovski, que le pianiste devient passeur de rêve avec l’arrangement malicieux d’Earl Wild de la Danse des petits cygnes (in Le Lac des cygnes,) et celui de Breiner de la Barcarolle du mois de Juin des Saisons, un bijou onirique qui laisse la salle en apesanteur.
Bruce Liu / Orchestre Philharmonique de Nice/ Lionel Bringuier 2025© Pierre Morales
Passion Ravel
La seconde soirée était consacrée à Ravel dont on célèbre cette année les 150 ans de la naissance, avec Bertrand Chamayou qui nous avait déjà enchantés par son intégrale des musiques pour piano du compositeur basque au Festival de Pâques 2025 (ici). La familiarité du pianiste et de l’œuvre du compositeur ne cesse de s’approfondir que ce soit par l’intégrale parue en 2016 ou la direction artistique depuis 2020 du Festival Ravel de Saint-Jean-de-Luz.
Il offrait une interprétation habitée du Concerto pour piano et orchestre en sol majeur puis de l’Everest pianistique qu’est le Concerto pour la main gauche et orchestre en ré majeur du compositeur qui l’accompagne depuis l’enfance. Une intelligence fine de l’œuvre se traduit avec une indicible fluidité, un sens aigu des nuances, un phrasé poétique qui rappelle combien Maurice Ravel aimait les poètes de son temps, et s’intéressait plus à Mallarmé, Baudelaire ou Edgar Poe qu’aux leçons académiques ! Si les deux concertos sont contemporains, tous deux écrits entre 1929 et 1931, le premier est décrit comme « solaire et turbulent », le second, « sombre et désespéré » d’après le musicologue Nicolas Southon.
B Chamayou L Bringuier Orchestre Philharmonique de Nice 23 © Valentine Chauvin 2025
Une pointe d’Espagne sourd du Concerto en sol majeur, mâtinée d’effluves jazziques. La partie du piano est si difficile que Ravel lui-même, malgré son désir d’interpréter la première de son œuvre, dut renoncer et octroyer ce privilège à sa dédicataire, la merveilleuse pianiste Marguerite Long.
L’introduction de l’orchestre, précédée d’un clap de fouet, en est colorée, sculptée, offrant son écrin au piano et son « grésillement de petits arpèges superposés ».
On navigue entre couleur basque, murmures perlés, rythmes syncopés, rêveries nonchalantes, éveils mutins, danses traditionnelles*, alanguissements champêtres, perspectives lointaines sur lesquelles se découpent des silhouettes délicatement « trillées », fragments aux allures improvisées…
La musique est d’une liberté folle, passe d’une fantaisie endiablée à une vision intime saisissante de beauté. Enfin, le piano donne le tempo à l’orchestre en une course effrénée qui pourrait se tenir dans les rues animées d’une partition de Gershwin, éblouissante d’inventivité.
En deuxième partie de soirée, le pianiste, posant la main droite sur le cadre du piano, l’agrippant même, s’attaquait au monument du Concerto pour la main gauche en ré majeur, composé à la demande de Paul Wittgenstein qui avait perdu le bras droit au cours de la Première Guerre mondiale.
B Chamayou L Bringuier Orchestre Philharmonique de Nice 23 © Valentine Chauvin 2025
Ce dernier fit entendre pour la première fois l’œuvre arrangée pour deux pianos en effectuant certaines modifications, simplifiant une partition sans doute trop virtuose pour lui. « Je suis un vieux pianiste et cela ne sonne pas » aurait-il affirmé à Ravel pour se justifier. « Je suis un vieil orchestrateur et cela sonne » aurait rétorqué Ravel. Fin d’une amitié !
Ce concerto réclame une acrobatique virtuosité à son interprète, le faisant rivaliser avec un orchestre complet, et cultivant l’illusion auditive jusqu’à faire « entendre » à l’auditeur deux mains !
Prouesse accessible à peu d’artistes (on gardera dans les annales la performance de Boris Berezovsky à la Folle Journée de Nantes 2013), et que Bertrand Chamayou accomplit avec une aisance folle, dans un jeu aussi puissant que raffiné.
L’ineffable ici s’incarne, peuple les ombres, les approfondit, les éclaire. D’amples respirations irriguent le phrasé qui fait naître la lumière de l’obscur comme dans un tableau de Pierre Soulages. On est tenu de bout en bout par une tension dramatique aux reflets tragiques et ardents traversés d’ondes mélancoliques.
En bis, Bertrand Chamayou offrira sa transcription d’un chœur a cappella de Maurice Ravel, Trois beaux oiseaux du Paradis et le sublime Jeux d’eau que Ravel dédia à son maître Gabriel Fauré. L’intense poésie de l’interprétation ne fait pas oublier l’épigraphe de la pièce, une citation d’Henri de Régnier, « Dieu fluvial riant de l’eau qui le chatouille ».
B Chamayou L Bringuier Orchestre Philharmonique de Nice 23 © Valentine Chauvin 2025
Un chef investi
Lionel Bringuier dirigeait avec un enthousiasme communicatif l’Orchestre philharmonique de Nice, donnant le premier soir une belle version des Tableaux d’une exposition de Modeste Moussorgski dans son orchestration par Ravel, qui rivalise de puissance avec la partition originale pour piano seul, démontrant s’il était encore nécessaire les géniales qualités d’orchestrateur du compositeur basque. Puis à la suite des deux concertos de Ravel, il s’attachait à reprendre le célébrissime Boléro dont certains accents étaient annoncés dans le Concerto pour la main gauche. Sans doute le succès de cette œuvre surprit celui qui était avec quelques-uns de ses proches surnommé « l’Apache** », lui qui déclara lors de la première audition : « Ce n’est pas une œuvre pour les concerts du dimanche ? »
Le dernier bis scellait les deux soirées en un même ensemble par la reprise de La Grande Porte de Kiev des Tableaux d’une exposition. Une manière pour l’orchestre de rappeler que la musique se moque des frontières et peut prendre des allures de manifeste !
Concerts donnés les 29 & 30 juillet 2025 au Parc de Florans dans le cadre du Festival de la Roque d’Anthéron
*« Pour nous les Basques, la chanson et la danse sont des éléments de nécessité comme le pain et le sommeil » disait Ravel qui écrivait aussi « ma mère, quand j’étais encore bébé, m’endormait avec des chansons basques et espagnoles », « l’Espagne est ma seconde patrie musicale ».
**L’origine de cette appellation serait liée à l’apostrophe d’un cycliste de journal qui, un jour, rue de Rome, à Paris, fit écarter de sa route ces passants qui le gênaient (Ravel et ses amis) en les apostrophant par « ôtez-vous de là les Apaches ! ». (Dans le Paris de la Belle époque, le terme « Apaches » désignait les voyous)
À venir
le 3 août au parc de Florans Arcadi Volodos, une pépite à ne pas manquer, dans un programme Schubert/Liszt