Un orchestre, deux pianos à la porte de Kiev

Un orchestre, deux pianos à la porte de Kiev

Le Festival international de piano de La Roque d’Anthéron affirme son ancrage dans la région en faisant de plus en plus appel aux orchestres qui y résident.
Ainsi, l’Orchestre Philharmonique de Nice sous la houlette de son directeur Lionel Bringuier était invité pour deux soirées d’exception auprès de Bruce Liu le 29 puis de Bertrand Chamayou le 30 juillet. Deux répertoires, deux univers, deux approches particulières, tout aussi virtuoses l’une que l’autre et pourtant déclinées par deux personnalités aux sensibilités différentes.

Une poétique de la fulgurance

Le 25 juillet 2022, le Festival de La Roque d’Anthéron accueillait pour la première fois le jeune récipiendaire du premier prix du 18ème Concours international de piano Frédéric Chopin à Varsovie (2021). Ce soir-là sous la conque du parc de Florans, il joua sur le piano même sur lequel il avait remporté son prix à Varsovie. L’accordeur en titre du festival, Denijs de Winter, avait, pour ce faire, appelé la maison mère des pianos Fazioli en Italie, muni du numéro de l’instrument qui fut ainsi acheminé à La Roque pour le concert du jeune impétrant.

Cette année, c’est encore sur un Fazioli que le pianiste abordait le Concerto pour piano et orchestre n°2 en sol majeur opus 44 de Tchaïkovski. Il confiait après le concert en souriant au souvenir que le piano du concours devait se trouver peut-être à Shangaï. Quoi qu’il en soit, c’est sans doute pour son caractère brillant qu’il avait choisi l’instrument de la soirée, la sûreté de son jeu étant capable d’en dompter les éclats.
Le jeu percussif à l’extrême des premières phrases du piano surprenaient d’abord, puis enveloppaient dans leur irrépressible élan l’Allegro brillante, donnant un air d’évidence aux tempi hallucinants.

Bruce Liu / Orchestre Philharmonique de Nice/ Lionel Bringuier 2025© Pierre Morales

Bruce Liu / Orchestre Philharmonique de Nice/ Lionel Bringuier 2025© Pierre Morales

Les traits virtuoses semblent aller jusqu’aux limites des capacités du clavier, semant leurs éclairs. On est au-delà de la technique, il y a quelque chose de miraculeux dans l’exécution de l’œuvre qui prend des allures d’un romantisme exacerbé avec une cadence inoubliable. L’Andante non troppo séduit lui par son caractère plus intime, habité d’une palpitation dense alors que la pièce prend des allures de concerto pour violon, violoncelle et piano.

Le thème du piano se dessine alors sur des ostinatos discrets, en un temps suspendu où tout respire à l’unisson. L’agilité du pianiste retrouvait dans l’Allegro con fuoco la célérité du premier mouvement. Les séquences arpégées s’exaltent, passionnées, bouleversantes de puissance et d’impétuosité.
C’est dans les bis, toujours de Tchaïkovski, que le pianiste devient passeur de rêve avec l’arrangement malicieux d’Earl Wild de la Danse des petits cygnes (in Le Lac des cygnes,) et celui de Breiner de la Barcarolle du mois de Juin des Saisons, un bijou onirique qui laisse la salle en apesanteur.

Bruce Liu / Orchestre Philharmonique de Nice/ Lionel Bringuier 2025© Pierre Morales

Passion Ravel

La seconde soirée était consacrée à Ravel dont on célèbre cette année les 150 ans de la naissance, avec Bertrand Chamayou qui nous avait déjà enchantés par son intégrale des musiques pour piano du compositeur basque au Festival de Pâques 2025 (ici). La familiarité du pianiste et de l’œuvre du compositeur ne cesse de s’approfondir que ce soit par l’intégrale parue en 2016 ou la direction artistique depuis 2020 du Festival Ravel de Saint-Jean-de-Luz.

Il offrait une interprétation habitée du Concerto pour piano et orchestre en sol majeur puis de l’Everest pianistique qu’est le Concerto pour la main gauche et orchestre en ré majeur du compositeur qui l’accompagne depuis l’enfance. Une intelligence fine de l’œuvre se traduit avec une indicible fluidité, un sens aigu des nuances, un phrasé poétique qui rappelle combien Maurice Ravel aimait les poètes de son temps, et s’intéressait plus à Mallarmé, Baudelaire ou Edgar Poe qu’aux leçons académiques ! Si les deux concertos sont contemporains, tous deux écrits entre 1929 et 1931, le premier est décrit comme « solaire et turbulent », le second, « sombre et désespéré » d’après le musicologue Nicolas Southon.

B Chamayou L Bringuier Orchestre Philharmonique de Nice 23 © Valentine Chauvin 2025

B Chamayou L Bringuier Orchestre Philharmonique de Nice 23 © Valentine Chauvin 2025

Une pointe d’Espagne sourd du Concerto en sol majeur, mâtinée d’effluves jazziques. La partie du piano est si difficile que Ravel lui-même, malgré son désir d’interpréter la première de son œuvre, dut renoncer et octroyer ce privilège à sa dédicataire, la merveilleuse pianiste Marguerite Long.

L’introduction de l’orchestre, précédée d’un clap de fouet, en est colorée, sculptée, offrant son écrin au piano et son « grésillement de petits arpèges superposés ».
On navigue entre couleur basque, murmures perlés, rythmes syncopés, rêveries nonchalantes, éveils mutins, danses traditionnelles*, alanguissements champêtres, perspectives lointaines sur lesquelles se découpent des silhouettes délicatement « trillées », fragments aux allures improvisées…
La musique est d’une liberté folle, passe d’une fantaisie endiablée à une vision intime saisissante de beauté. Enfin, le piano donne le tempo à l’orchestre en une course effrénée qui pourrait se tenir dans les rues animées d’une partition de Gershwin, éblouissante d’inventivité. 
En deuxième partie de soirée, le pianiste, posant la main droite sur le cadre du piano, l’agrippant même, s’attaquait au monument du Concerto pour la main gauche en ré majeur, composé à la demande de Paul Wittgenstein qui avait perdu le bras droit au cours de la Première Guerre mondiale.

B Chamayou L Bringuier Orchestre Philharmonique de Nice 23 © Valentine Chauvin 2025

B Chamayou L Bringuier Orchestre Philharmonique de Nice 23 © Valentine Chauvin 2025

Ce dernier fit entendre pour la première fois l’œuvre arrangée pour deux pianos en effectuant certaines modifications, simplifiant une partition sans doute trop virtuose pour lui. « Je suis un vieux pianiste et cela ne sonne pas » aurait-il affirmé à Ravel pour se justifier. « Je suis un vieil orchestrateur et cela sonne » aurait rétorqué Ravel. Fin d’une amitié !

Ce concerto réclame une acrobatique virtuosité à son interprète, le faisant rivaliser avec un orchestre complet, et cultivant l’illusion auditive jusqu’à faire « entendre » à l’auditeur deux mains !
Prouesse accessible à peu d’artistes (on gardera dans les annales la performance de Boris Berezovsky à la Folle Journée de Nantes 2013), et que Bertrand Chamayou accomplit avec une aisance folle, dans un jeu aussi puissant que raffiné.
L’ineffable ici s’incarne, peuple les ombres, les approfondit, les éclaire. D’amples respirations irriguent le phrasé qui fait naître la lumière de l’obscur comme dans un tableau de Pierre Soulages. On est tenu de bout en bout par une tension dramatique aux reflets tragiques et ardents traversés d’ondes mélancoliques.
En bis, Bertrand Chamayou offrira sa transcription d’un chœur a cappella de Maurice Ravel, Trois beaux oiseaux du Paradis et le sublime Jeux d’eau que Ravel dédia à son maître Gabriel Fauré. L’intense poésie de l’interprétation ne fait pas oublier l’épigraphe de la pièce, une citation d’Henri de Régnier, « Dieu fluvial riant de l’eau qui le chatouille ».

B Chamayou L Bringuier Orchestre Philharmonique de Nice 23 © Valentine Chauvin 2025

B Chamayou L Bringuier Orchestre Philharmonique de Nice 23 © Valentine Chauvin 2025

Un chef investi

Lionel Bringuier dirigeait avec un enthousiasme communicatif l’Orchestre philharmonique de Nice, donnant le premier soir une belle version des Tableaux d’une exposition de Modeste Moussorgski dans son orchestration par Ravel, qui rivalise de puissance avec la partition originale pour piano seul, démontrant s’il était encore nécessaire les géniales qualités d’orchestrateur du compositeur basque. Puis à la suite des deux concertos de Ravel, il s’attachait à reprendre le célébrissime Boléro dont certains accents étaient annoncés dans le Concerto pour la main gauche. Sans doute le succès de cette œuvre surprit celui qui était avec quelques-uns de ses proches surnommé « l’Apache** », lui qui déclara lors de la première audition : « Ce n’est pas une œuvre pour les concerts du dimanche ? »

Le dernier bis scellait les deux soirées en un même ensemble par la reprise de La Grande Porte de Kiev des Tableaux d’une exposition. Une manière pour l’orchestre de rappeler que la musique se moque des frontières et peut prendre des allures de manifeste !

Concerts donnés les 29 & 30 juillet 2025 au Parc de Florans dans le cadre du Festival de la Roque d’Anthéron

*« Pour nous les Basques, la chanson et la danse sont des éléments de nécessité comme le pain et le sommeil » disait Ravel qui écrivait aussi « ma mère, quand j’étais encore bébé, m’endormait avec des chansons basques et espagnoles », « l’Espagne est ma seconde patrie musicale ».

**L’origine de cette appellation serait liée à l’apostrophe d’un cycliste de journal qui, un jour, rue de Rome, à Paris, fit écarter de sa route ces passants qui le gênaient (Ravel et ses amis) en les apostrophant par « ôtez-vous de là les Apaches ! ». (Dans le Paris de la Belle époque, le terme « Apaches » désignait les voyous)

À venir

le 3 août au parc de Florans Arcadi Volodos, une pépite à ne pas manquer, dans un programme Schubert/Liszt

Grosvenor, on adore!

Grosvenor, on adore!

Il avait séduit le public de La Roque d’Anthéron en 2021, le pianiste anglais Benjamin Grosvenor revenait enfin sous la conque du parc de Florans pour notre plus grand bonheur.
À trente-trois ans, Benjamin Grosvenor ajoute à la verve et à la finesse de son jeu une impressionnante palette de nuances et de couleurs. Son concert figure parmi les plus intéressants et les plus sensibles du festival.

Lettres d’amour

La première partie était consacrée à l’amour que Robert Schumann porta à Clara Wieck concertiste « adulée dès son plus jeune âge dans toute l’Europe comme une des meilleures pianistes de son temps » (Compositrices, Guillaume Kosmicki). Les qualités d’improvisatrice et de compositrice de la jeune fille ne pouvaient laisser un tel musicien indifférent ! Le 11 mars 1839, n’ignorant plus que le dénouement heureux de son idylle avec Clara est proche (ils se marieront en 1840), Robert Schumann écrit à sa bien-aimée : « je t’aime passionnément, comme j’ai rêvé de toi et avec quel amour ! Pendant toute la semaine, j’étais assis au piano et j’ai écrit, ri et pleuré tout à la fois ». Blumenstück, composition « frêle et pour les dames », selon son auteur, est une « pièce florale » adressée à celle qui est à Paris pour des concerts par celui qui est resté à Vienne. La simplicité tendre de la partition est empreinte d’un lyrisme délicat. Le ton du concert est donné : imagé, subtil.

Benjamin Grosvenor en poète du piano abordera avec le même bonheur la Fantaisie en ut majeur opus 17 du même Robert Schumann. Le premier titre de l’œuvre devait être « Ruines, Trophées, Palmes. Grande Sonate » en tant que « Sonate pour Beethoven ». Sans doute, la pensée de Clara primait déjà… en mars 1838 il écrivit à sa fiancée : « le premier mouvement est probablement ce que j’ai fait de plus passionné ». Sous les doigts de Benjamin Grosvenor, l’œuvre prend tout son sens, conjuguant puissance et légèreté, passions vives et infinie douceur. On est suspendu aux phrasés fluides dont la carnation s’affirme, à la limpidité du propos, aux reliefs ciselés, aux variations aériennes, au verbe qui soudain s’incarne fortement.

Benjamin Grosvenor ©ValentineChauvin 2025

Benjamin Grosvenor ©ValentineChauvin 2025

Le travail entre effleurements et larges empâtements donne un relief inaccoutumé à l’œuvre et lui accorde une vie propre. La facture onirique semble s’incarner dans le réel tandis que le souffle du vent dans les grands arbres du parc bouscule les fragrances musicales accentuant encore leur romantisme. La virtuosité du pianiste réside là, faisant oublier les prouesses techniques au profit de l’expression dense d’émotions mouvantes.

Pour Hartmann

Modeste Moussorgski était très attentif à ses amitiés. Le peintre, créateur de décors de théâtre et architecte Viktor Hartmann, proche du Groupe des Cinq meurt à 39 ans en 1873. Le journaliste et critique Vladimir Stassov organise en son honneur en 1879 une exposition de ses tableaux à l’Académie des Beaux-Arts de Saint-Pétersbourg. Cette exposition inspirera fortement Modeste Moussorgski au point, que lui, si lent d’habitude pour composer, mettre seulement trois semaines pour écrire les Tableaux d’une exposition. Il écrivit à son ami Vladimir Stassov : « les sons et les idées planent dans l’air, je les gobe et je m’en goinfre, et c’est à peine si j’ai le temps de les griffonner sur le papier. Les transitions sont bonnes (en forme de promenade). Je veux réaliser cela au plus vite et d’une main ferme. On aperçoit ma physionomie dans les interludes. Pour l’instant, je trouve cela réussi ».

En effet, cette succession de miniatures évoquant les traits des différents tableaux de la visite est une petite merveille d’expressivité picturale. On débute la « visite » par une Promenade qui nous mène, enjouée au premier tableau, l’inquiétant Gnomus, s’attarde au paysage nostalgique d’Il Vecchio Castello, puis à celui des Tuileries aux jardins animés. Une atmosphère champêtre suivra des bœufs lourds tirant un chariot dans le cadre d’une Pologne imaginaire (Bydlo), et s’amusera à regarder le Ballet des poussins dans leurs coques. La vivacité de la scène s’alourdit avec le portrait de Goldenberg et Schmuyle, le riche arrogant et le pauvre implorant, avant de s’égayer dans le tableau du Marché de Limoges où fusent les exclamations des marchands et de leur clientèle. La gravité majestueuse de Catacombae, Sepulchrum romanum et sa plongée souterraine se voile de nouveaux mystères avec Cum mortuis in lingua mortua. On revient à la lumière et aux contes traditionnels qui peuvent être eux aussi inquiétants, comme Baba Yaga, cette terrible sorcière qui se déplaçait avec un mortier et un pilon, effaçant ses traces avec un grand balai avant de rejoindre sa Cabane sur des pattes de poule. Enfin, la splendeur de la Grande Porte de Kiev, déploie son choral orthodoxe en une fête éclatante qui résonne curieusement aujourd’hui en ces temps bouleversés.

Benjamin Grosvenor ©ValentineChauvin 2025

Benjamin Grosvenor ©ValentineChauvin 2025

Benjamin Grosvenor rend chaque atmosphère avec une élégance et une justesse poétique tout juste sublimes. Fluidité, naturel, équilibre, contrechants fascinants, tout est là, de la noirceur aux couleurs les plus variées en un discours d’une clarté qui n’enlève rien à la tension qui parcourt l’œuvre et trouve son apothéose au final.
Généreux, il offrira en bis Jeux d’eaux de Maurice Ravel… décidément, La Roque a son poète !

Concert donné le 28 juillet 2025 au parc de Florans dans le cadre du Festival de La Roque d’Anthéron

Benjamin Grosvenor ©ValentineChauvin 2025

Benjamin Grosvenor ©ValentineChauvin 2025

À suivre

Ce soir, 31 juillet, à ne pas manquer le concert de Nikolaï Lugansky, un tsar du piano dans un programme Beethoven – Schumann – Wagner – Liszt. L’an dernier, comme chaque année, il avait séduit l’auditoire: https://vagabondart.fr/de-lart-de-transcrire/

Demain, 1er août, on retrouve Renaud Capuçon et sa fine équipe de musiciens. Si vous avez raté le cocnert au festival de Pâques, voici une superbe session de rattrappage, surtout que sous la conque du Parc de Florans, l’atmosphère est toujours particulièrement poétique: https://vagabondart.fr/de-lart-de-lamitie/

Le 2 août, le merveilleux Vikingue Olafsson jouera en récital, un autre bonheur après l’avoir entendu l’an dernier avec orchestre : https://vagabondart.fr/premiere-fois/

Le 3 août, ce sera le tour d’Arcadi Volodos que l’on ne présente plus tant son jeu transporte les publics : https://vagabondart.fr/lesprit-du-piano/

Que de rendez-vous fantastiques!!!!

 

 

Impérial à la Roque

Impérial à la Roque

Familier de la Roque d’Anthéron depuis ses treize ans, Alexander Malofeev revient aux côtés du bel Orchestre national Avignon-Provence dirigé par Débora Waldman.

Le petit prince de La Roque

Le petit prince blond qui tenait tête aux orchestres les plus percussifs avec une grâce enfantine s’attachait le 27 juillet à l’un des monuments beethovéniens, le Concerto pour piano et orchestre n°5 en mi bémol majeur opus 73, L’Empereur. Rares sont les pianistes qui se risquent à 24 ans à affronter la complexité de cette œuvre à l’écriture foisonnante et contrastée, allant de la jubilation enlevée au dépouillement recueilli puis aux éclats triomphants. Sans aucun doute, ce concerto symphonique (il est écrit pour un orchestre symphonique sans trombone mais avec des cors et des timbales) scelle l’apparition du grand piano de concert, révolution technique qui place l’instrument à égalité avec l’orchestre.

Alexander Malofeev aborde avec aisance la partition virtuose et ses différents tempi, se retourne légèrement sur son tabouret pour écouter l’orchestre puis reprend le fil des mesures pianistiques, brillant, enjoué, mutin, énergique. Le monde s’efface : la décontraction apparente de l’artiste est celle d’un être hors du monde, entièrement plongé dans sa bulle musicale. Plus rien n’a d’importance. Les mains du jeune instrumentiste épousent inconsciemment ceux de Débora Waldmann avant de se reposer familièrement sur le clavier.

Alexander Malofeev & Orchestre National d'Avignon-Provence Direction Débora Waldman © Pierre Morales 2025

Tout se noue et se dénoue là, dans le phrasé ample des mélodies, leurs emportements, leurs notes apaisées, leurs élans méditatifs. Le dialogue avec les cors du deuxième mouvement est particulièrement éloquent, au cœur des variantes dont le naturel dépouillé tranche avec les rythmes quasi martiaux qui précédaient. Le tournoiement de la danse populaire du troisième mouvement donne l’illusion de l’improvisation et d’une liberté retrouvée avant un final aux accents vainqueurs.

La maîtrise du pianiste suscite une ovation à laquelle répondront deux bis, le Nocturne en fa mineur, La Séparation, puis la Mazurka en sol mineur de Glinka.
La douceur douloureuse de la première pièce et la tendresse nostalgique de la seconde apportent des couleurs nouvelles et soulignent la sensibilité délicate de leur interprète qui avait résolument insisté sur le caractère « impérial » et brillant du concerto.

Alexander Malofeev & Orchestre National d'Avignon-Provence Direction Débora Waldman © Pierre Morales 2025

Une direction éblouissante

La magie se poursuivait avec l’orchestre seul dans la Symphonie n°3 en mi bémol majeur opus 55, Héroïque de Beethoven. Elle aurait dû s’appeler « Bonaparte » si le général n’avait cessé de servir les idéaux républicains. Déçu par celui qu’il considérait comme un héros révolutionnaire, le compositeur la débaptisa et la dédia, plutôt qu’à Bonaparte devenu Napoléon 1er, à son mécène, le prince Lobkovitz.

La direction éblouissante de Débora Waldmann met en valeur chaque pupitre, fait entendre avec netteté chaque voix, chaque tissage mélodique, chaque dialogue, nuance, colore, souligne les intentions du compositeur, émeut dans la fantastique Marche funèbre, où l’ombre et la lumière s’opposent et s’allient en fusions étranges, éblouit dans le scherzo, déployant les nuances moirées d’un orchestre complice et bouleversant.

Concert donné au Parc de Florans, dans le cadre du Festival international de piano de La Roque d’Anthéron.

Photographies signées Pierre Morales

Alexander Malofeev & Orchestre National d'Avignon-Provence Direction Débora Waldman © Pierre Morales 2025
Maître Yoda et sa jeune Padawan

Maître Yoda et sa jeune Padawan

Il est des soirées où même le plus hyperbolique qualificatif semble vain tant la magie opère. C’est à l’une d’elles que le public de La Roque d’Anthéron eut le privilège d’assister le 25 juillet dernier.
Une petite fée bleue, Sophia Shuya Liu, son maître, Dang Thaï Son, l’Orchestre national de Cannes sous la houlette bienveillante et fine de son chef, Benjamin Levy, tout était prêt pour un temps suspendu rare.  
La personnalité de la jeune Sophia Liu est si prenante que même ses biographes lui accordent un pouvoir de décision dès ses origines ! « Née à Shangaï le 10 octobre 2008, elle émigre, à deux ans au Japon et cinq ans plus tard, elle s’établit au Canada » ! Deux ans et sept ans n’autorisent pas encore une telle autonomie ! Mais la présence sur scène de la jeune artiste est si forte, que le raccourci en devient compréhensible ! Il est à préciser qu’elle débute le piano à quatre ans et participe l’année suivante à son premier concours. Depuis, elle triomphe un peu partout, remporte les palmes des compétitions auxquelles elle participe et se produit déjà dans le monde entier.

L’Ariel du piano rencontre sa fée

C’est dans la version avec orchestre qu’elle interprétait d’abord les Variations sur « Là ci darem la mano » de Don Giovanni de Mozart que Chopin dédia à Tytus Woyciechowski (1808-1879), activiste politique, agronome et mécène, ami de toujours de Frédéric Chopin (il nomma même son second fils Frédéric). Lorsqu’il compose ces Variations, Chopin n’a que dix-sept ans (âge de Sophia Liu aujourd’hui) et c’est la première fois qu’il travaille sur une œuvre concertante, ce qui explique sans doute sa fraîcheur et son originalité. Robert Schumann le présentera quatre ans plus tard aux lecteurs de sa revue musicale : « Chapeau bas, Messieurs, un génie !… ». Celui que l’on surnommera « l’Ariel du piano » ou « le roi du jeu de l’âme », y déploie une imagination, une sensibilité, un sens du théâtre et un humour que Sophia Liu rend avec une subtile pertinence.

Le Concerto n°1 en mi mineur de Chopin succédait avec une indicible grâce à cette entrée en matière. L’orchestre apportait sa rondeur pailletée à un piano aux notes déliées. La vivacité de la jeune interprète ne se leurre jamais dans la traduction des multiples sentiments qui animent la pièce, que ce soit un thème un peu martial (évocation des troubles qui dévastent la Pologne au moment de la composition ?) dans l’Allegro maestoso initial ou les échappées lyriques qui mèneront au brillant Rondo final mutin et enlevé.

Dang Thaï Son et Sophia Liu Festival de la Roque d'Anthéron 2025 © Pierre Morales

La romance centrale dont le larghetto serait l’expression des sentiments amoureux de Frédéric Chopin pour la jeune cantatrice Constance Gladkowska a des allures de nocturne, profond et émouvant. Chopin expliquait à son propos « il est maintenu dans un sentiment romantique tranquille, en partie mélancolique. Il doit faire la même impression que si le regard se reposait sur un paysage devenu cher, qui éveille en notre âme de beaux souvenirs, par exemple sur une belle nuit de printemps éclairée par la lune » … Romantisme quand tu nous tiens !
En bis, Sophia Liu interprétait le vif Tournamant Galop d’un autre enfant prodige (mais du XIXème siècle), Gottschalk.

Après l’entracte, Benjamin Levy s’avançait vers le public pour présenter la courte pièce jouée par l’orchestre seul, Aux étoiles de Henri Duparc. Cette pièce, expliqua-t-il est l’un des deux fragments symphoniques qui subsistent de l’opéra La Roussalka d’après un livre de Pouchkine. Occasion de montrer les qualités propres du bel Orchestre national de Cannes, frémissant, ample, nuancé.

 Un maître !

Le Concerto pour piano et orchestre n°2 en fa mineur opus 21, en fait chronologiquement le premier de Frédéric Chopin était joué par Dang Thaï Son, professeur de Sophia Liu, et de tant d’autres jeunes prodiges (dont Bruce Liu). Ce qui se passe alors est au-delà des mots : on était subjugués par l’approche de Sophia Liu, émus par l’étonnante maturité pianistique d’une si jeune interprète, mais ici, on perçoit le cheminement qui mène à une forme d’absolu.

La dualité entre les accents dramatiques et le lyrisme romantique de l’œuvre, la succession de climats, amoureux, passionnés, tendres, douloureux, sont rendus avec une intelligence sensible qui nous transporte. Le second mouvement, Larghetto, bouleverse jusqu’aux larmes. Rarement le jeu d’un pianiste est apparu aussi naturel : les phrases les plus complexes, sublimement exécutées, sont livrées avec une sorte de désinvolture. On entre dans un univers d’évidences où la poésie sourd de chaque mouvement, de chaque mesure.

Dang Thaï Son et Sophia Liu Festival de la Roque d'Anthéron 2025 © Pierre Morales

Les bras tendus le long du corps, le pianiste attend son tour, comme figé en une ataraxie heureuse, puis les mains s’élèvent et tout s’efface, il n’y a plus rien d’important au monde que cette musique qui nous emplit comme une respiration essentielle en un rêve éveillé.
En bis, le maître allait chercher son élève et tous les deux se lancèrent dans une autre œuvre de Chopin, les Variations à 4 mains sur un air national irlandais de Moore en ré majeur (B.12a). Émotion de voir les gestes se transmettre, les têtes s’incliner dans la même pulsation, les mains de l’un débutant une phrase achevée par celles de l’autre en une continuité fluide. Entre le maître et sa disciple, une connivence, une émotion partagée, au service d’une poétique musicale aussi exigeante que sublime.

 

Concert donné le 25 juillet 2025 au Parc de Florans dans le cadre du Festival de La Roque d’Anthéron

Photographies de Pierre Morales 

Dang Thaï Son et Sophia Liu Festival de la Roque d'Anthéron 2025 © Pierre Morales
On n’est pas sérieux à 17 ans ?

On n’est pas sérieux à 17 ans ?

Dans la catégorie « révélations de La Roque », sans aucune ambigüité il faut classer le concert du tout jeune Saehyun Kim, dix-sept ans, lauréat en mars du concours Long-Thibaud après une finale au niveau relevé grâce à son interprétation du Concerto n°3 de Rachmaninov. Le jeune virtuose, ancien élève du Programme Jeunes Chercheurs de la Fondation Lang Lang, étudie aujourd’hui au Harvard College et suit un master au New England Conservatory près de Boston où il réside. Il se produit sur scène depuis l’âge de dix ans, et la maturité dont il fait preuve, outre ses qualités techniques, est impressionnante.

En ouverture de concert il avait opté pour la Sonate n°3 en si bémol majeur K.281 que Mozart composa à l’occasion de son voyage à Munich où il devait faire représenter son opéra La finta giardiniera. Mozart a alors dix-huit ans. Est-ce la proximité en âge qui a guidé le choix du jeune pianiste ? ou le fait que cette sonate est la plus virtuose des six sonates écrites durant le voyage du compositeur ? Sans doute un peu des deux ! Saehyun Kim l’exécute avec talent, mais ce n’est pas là que le jeune interprète s’est révélé.

Saehyun Kim / La Roque d'Anthéron 2025 © Pierre Morales

Fauré, du « sur mesure » !

Il fallait attendre la Première Barcarolle en la mineur opus 26 de Gabriel Fauré pour vraiment entendre le pianiste. Indubitablement ce morceau d’une facture encore très romantique allait comme un gant au pianiste : sonorités pleines, élégance du jeu, finesse des phrasés, sens aigu de la nuance, tout se conjugue pour une incarnation de cette forme de chanson de gondolier vénitien. 

Les balancements de la gondole sont transcrits en une stylisation évocatrice. Le tableau de genre se mue en toile de maître. Alfred Cortot écrivit à propos de cette œuvre qu’on y entendait « une langueur mi-souriante, mi-mélancolique dont on ne sait au juste si elle voile un regret ou dissimule une coquetterie ». Cette subtile ambigüité était encore sensible dans le Deuxième Impromptu en fa mineur opus 31 du même Fauré, ambiance des tableaux de Watteau où la joie se pare d’un voile nostalgique, comme si la conscience de la fragilité de l’instant en ternissait les élans trop frivoles.

Saehyun Kim / La Roque d'Anthéron 2025 © Pierre Morales

« Faire galoper le sang » !

Le grand pianiste Ricardo Viñes, créateur de l’œuvre le 9 janvier 1909, déclara dans son journal que le Gaspard de la nuit de son ami Ravel était une musique endiablée qui « fait galoper le sang ». Les trois poèmes pour piano d’après Aloysius Bertrand, Ondine, Le Gibet, Scarbo, sont abordés avec une intelligence rare. Les personnages s’animent, les cadres se dessinent, veduta subtiles, nimbées d’un sfumato digne d’un Léonard de Vinci.

La finesse du jeu de Saehyun Kim s’accorde à ces fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot : Ondine, conte d’une nymphe des eaux séduisant un humain pour obtenir une âme immortelle, Le Gibet, dernières impressions d’un pendu qui assiste au coucher du soleil, Scarbo, évocation d’un petit gnome diabolique et espiègle qui porte de funestes présages dans les songes des dormeurs. Oubliée l’extrême difficulté de ces pièces d’ombre, tout devient évident sous les doigts du pianiste, mystère, répétitions lancinantes, tissage subtil des harmonies et registres, ont la précision d’une eau forte et la délicate poésie du clair-obscur.

Saehyun Kim / La Roque d'Anthéron 2025 © Pierre Morales

Le pianiste semble incarner tour à tour chaque conte, jusqu’à se voûter sur le clavier, comme un diabolique Scarbo.

Flirter avec le sublime

La deuxième partie du concert s’attachait à deux Préludes de choral de Jean-Sébastien Bach, « Wachet auf, ruft uns die Stimme » et « Ich ruf’ zu dir, Herr Jesu Christ », équilibre, contrechants, fluidité, expression, sonnant comme un hommage à un « père fondateur ». Le piano ne cherche jamais à surjouer, mais se contente de la partition, se glisse dans ses moindres nuances, ses moindres détails, travaillé, ciselé, et bouleversant de pureté. Se déployait enfin la Sonate en si mineur de Liszt, aux élans d’une fresque épique, équilibrée et poussée par une irrésistible tension dramatique.

Saehyun Kim / La Roque d'Anthéron 2025 © Pierre Morales

La maîtrise impressionnante du pianiste subjugue l’auditoire, se transmuant en poésie. Saehyun Kim offrait en bis le Liebestraume de Liszt puis annonçait avec un sourire complice En avril, à Paris de Charles Trenet dans un arrangement de Weissenberg. À l’ovation qui lui réclamait encore de prolonger ses prouesses, le jeune artiste répondit en refermant doucement le capot du piano et montrant ses mains « épuisées ». Une étoile est née !

Concert donné le 23 juillet 2025 au Parc de Florans dans le cadre du Festival de La Roque d’Anthéron

Toutes les photos de l’article sont  dues à Pierre Morales

Saehyun Kim / La Roque d'Anthéron 2025 © Pierre Morales

Saehyun Kim / La Roque d’Anthéron 2025 © Pierre Morales