Dans les cordes du blues

Dans les cordes du blues

Au fil des cinq dernières années, le Blues Roots Festival de Meyreuil a su se créer et fidéliser un public toujours plus nombreux (cette année, les trois soirées affichaient complet). Sa sixième édition défiait pourtant un vent glacial. Peu importe, les conditions climatiques, artistes comme public sont unis dans la joie d’une musique qui décline tous les états du blues. 

En ouverture, une légende, -il a intégré le Blues Hall of fame en 2013-, le chanteur et guitariste Joe Louis Walker, souvent désigné comme JLW, mêlait avec ses musiciens, tous excellents sidemen, Lenny Bradford (basse et voix), Scott Milici (piano & voix), John Medeiros JR (percussions & voix) des morceaux anciens et ceux de son nouvel album produit par Eric Corne, Weight of the world.
Envolées du piano, batterie impeccable, basse de métronome… rien ne déconcentrait la verve des instrumentistes, alors que les rafales faisaient s’ouvrir en immenses vagues le rideau de fond de scène.

Joe Louis Walker, Meyreuil 2024

Joe Louis Walker, Blues Roots Festival 2024 © M.C.

La puissance des rythmiques abordait les racines du blues, les assaisonnait d’accents proches du rhythm’and blues, d’une pointe de Dub Reggae, bref de quoi « Waking Up the Dead » ! Les invraisemblables slides de Slow down GTO précédaient les notes initiales sèches de Messed my mind up qui se livre à une théâtralisation superbement orchestrée. En bis après un premier final clamant Everybody needs somebody repris en chœur, le guitariste revenait pour un solo de blues d’anthologie.

Des guitares sous toutes les coutures !

Les guitares sont particulièrement à l’honneur dans le genre du blues, à celle du monument qu’est Joe Louis Walker, répondait le son de Mike Andersen, profondément influencé par l’univers d’Otis Grand (on peut penser à son Bad News Blues on TV). Le chanteur et guitariste danois se plaît aux finals en arpèges, aux mélodies portées par sa voix rauque et suave à la fois.

Chaque morceau est introduit par une explication qui l’insère dans le fil de la vie de l’artiste, ses rêves, ses échecs, ses mélancolies, ses espoirs. Johannes Nørrelykke (guitare, voix), Kristian Kold (basse) et Jens Kristian Dam (batterie) le suivent dans ses jeux de réverbération, ses inspirations qui débordent sur la country, la pop, le rock, se moquant bien du cloisonnement des styles musicaux au profit d’une expression. Les riffs de guitare et la voix se répondent et se tissent. L’artiste s’excuse presque de son programme, un peu à côté d’un blues puriste. Comment lui en vouloir ! Il nous fait voyager dans l’intime, s’attache aux racines des pulsions mélodiques et le terme « racine » est bien dans le titre du festival : Blues Roots !

Mike ANDERSEN, Blues Roots Festival 2024 © M.C.

Mike ANDERSEN, Blues Roots Festival 2024 © M.C.

Avec le chanteur et guitariste Lance Lopez et ses sidemen Patrick Smith (basse) et Landis Chisenhall (batterie), c’est le Texas qui débarque à Meyreuil ! Les tenues de scène sont sans ambiguïté, chapeaux aux larges bords, lunettes noires, chemises colorées, boots, vestes de cow-boy. On est en Amérique, c’est sûr ! L’intensité musicale dès les premiers accords galvanise la scène et le public.

Le Blues Rock de Lance Lopez est d’une redoutable efficacité, flamboyant et virtuose, depuis les slides à la guitare, la voix éraillée, les impros d’une batterie qui jongle des baguettes comme lors d’un défilé de majorettes (l’une d’entre elles sera même jetée dans le public après avoir servi sur les cordes de la guitare du leader).
La main droite du guitariste effectue des voltes invraisemblables sur le manche de son instrument, retombant toujours sur le temps. Reprenant la séquence cultissime de Jimmy Hendrix qui, alors qu’il interprétait Hey Joe, joua un moment de la guitare avec sa langue, Lance Lopez se livra au même impossible exercice avec un époustouflant brio !
Le musicien emballe le public dans ses chevauchées fantastiques avec une rugosité et une puissance impressionnante. Son concert clôturait le festival avec panache !

Lance Lopez, Blues Roots Festival 2024 © M.C.

Lance Lopez, Blues Roots Festival 2024 © M.C.

Une découverte éblouie

Je garde cependant pour la fin le deuxième concert de la première soirée du festival : pour la première fois sur la scène de Meyreuil et en Europe (un parallèle s’établissait avec Joe Louis Walker qui annonçait sans doute sa dernière venue sur le vieux continent) la chanteuse et guitariste brésilienne, Nanda Moura, offrait sa passion du blues et son sens puissant du groove. Lorsqu’elle déboule seule sur scène avec sa guitare et sa voix, on sait d’emblée que l’exceptionnel est là. La voix, placée avec une technique sans faille, (travail du masque, du placement, de l’émission), se glisse dans le répertoire des années 20, 30, avec brio.

Issue d’une famille de musiciens (père chanteur, mère compositrice, frère batteur..) elle commence à se produire professionnellement à l’âge de neuf ans avec son père, elle à la guitare et lui au chant. Clarinettiste jusqu’à l’âge de 16 ans dans l’orchestre de sa ville, Limoeiro do Norte dans l’État du Ceará, elle déménage dans la capitale Fortaleza pour ses études et commence à travailler le Blues, séduite essentiellement par le Blues Traditionnel. Elle sera influencée par la constellation des Blind Willie Johnson, Skip James, Robert Johnson, Memphis Minnie, Lightnin’Hopkins, Bessie Smith, Ma Rainey (…) mais aussi par des musiciens brésiliens comme le guitariste Otávio Rocha ou le chanteur et guitariste Greg Wilson avec qui elle jouera à son arrivée à Rio de Janeiro où elle s’installe en 2014. Depuis son premier album Quarentena, réalisé intégralement durant la pandémie de Covid-10, elle multiplie les prix et reconnaissances de la profession.

Nanda Moura Blues Roots Festival 2024

Nanda Moura, Blues Roots Festival 2024 © M.C.

Nanda Moura jongle entre les différents types de guitare, acoustique, électrique et sa fameuse Cigar Box Guitar (cet instrument (CBG) fut inventé à partir des grosses boîtes à cigares du XIXème siècle aux États-Unis : les premiers modèles n’avaient qu’une ou deux cordes reliées au résonateur qu’était la boîte à cigares par un manche à balai).

Elle débute donc seule avec la chanson Trouble so hard de Vera Hall (1937) en s’accompagnant de sa CBG et fait entrer le festival dans un blues d’une qualité et d’une pureté émouvantes. Rejointe par ses complices, Otávio Augusto Rocha (somptueux à la guitare), César Henrique Veiga Lago (basse inventive), Gil Eduardo Lobato Cerqueira Esteves (incendiaire à la batterie), elle ne cessera de subjuguer le public, multipliant les tubes, Walking Blues de Robert Johnson, Baby, Please don’t go de Big Joe Williams (occasion de faire chanter l’assistance), Everything’s gonna be alright de Little Walter…

Nanda Moura Blues Roots Festival 2024

Nanda Moura et sa CBG, Blues Roots Festival 2024 © M. C.

Elle aussi enchantera la guitare de slides enflammés avec son bottleneck, d’accords enchaînés et de riffs improbables. Un régal absolu !

Concerts donnés les 12 et 14 septembre, domaine de Valbrillant, Meyreuil

Swing addicts

Swing addicts

Comment ne pas devenir « swing addict » après le premier concert de la dixième édition du Gréoux Jazz Festival ! La programmation concoctée par Patrick Bourcelot séduit par son indéniable qualité et sa dimension festive et populaire. Ainsi, grand nombre de concerts unissent orchestre et danseurs dans le plus pur esprit des années swing. 

Sébastien Chaumont and his Bopster Blue, venus de Nice, unissaient l’élégance et la verve de leurs interprétations à la joie des danses menées par les trois couples de danseurs, William et Maeva, Ludo et Stacy et Leia et Ugo.

Si le groupe des musiciens, Sébastien Chaumont au saxophone, Kevin Saura à la guitare, Fred d’Oelsnitz au piano, Sébastien Lamine à la contrebasse et Jacopo Forno à la batterie, débute par un Duke Ellington aux accords feutrés et fluides, avec un saxophone velouté à souhait, il passera vite à un blues au swing ravageur offrant à la guitare un solo endiablé repris par de fantastiques reprises de batterie.

On passe par le shim sham, cette danse en ligne de groupe née au début des années 1930 qui fait partie des danses jazz roots. La complexité des pas semble s’effacer tant la fougue des danseurs emporte tout en un sourire communicatif. 

Gréoux jazz Festival, Sébastien Chaumont and his Bopster Blue

Sébastien Chaumont and his Bopster Blue © FestiGréoux

Peu à peu les chorégraphies s’emballent, les figures les plus acrobatiques se glissent en rythme dans un véritable « coton club ». 

 Les voix du saxophoniste et du batteur se mêlent, se doublent, rivalisent d’humour, scatent. Les danseurs sont d’une élasticité folle, swinguent en ligne avec entrain, se livrent au Lindy Hop, Lindy turn, swing out, Be bop, rythm and blues, charleston, boogie… bonheurs de danser ensemble, avec des portés acrobatiques et une énergie à toute épreuve ! Les musiciens facétieux interprètent un « let it be » des années 40, un blues à douze mesures, s’amusent d’une reprise du Parain, le piano se livre à des envolées lyriques tandis que le saxophone se grise de ses mélodies.

Gréoux jazz Festival, Sébastien Chaumont and his Bopster Blue

Sébastien Chaumont and his Bopster Blue © FestiGréoux

On en redemande et l’on part avec l’esquisse d’une tarentelle. Pas de frontières pour ces artistes hors pair !

Concert donné le 11 novembre au Centre de Congrès l’Étoile de Gréoux-les-Bains

Gréoux jazz Festival, Sébastien Chaumont and his Bopster Blue

Sébastien Chaumont and his Bopster Blue © FestiGréoux

De la face des mots

De la face des mots

Le nouveau roman de Maylis de Kerangal, Jour de ressac aux éditions Verticales, débute comme un polar : un cadavre a été découvert au bas de la digue nord du Havre, il n’a pas d’identité, le seul indice est un ticket de cinéma retrouvé dans sa poche, sur ce ticket il y a un numéro de téléphone, celui de la narratrice. Or elle n’est pas revenue au Havre, ville de son enfance et de son adolescence, depuis des années.

« Elle », on ne saura jamais son nom, si ce n’est qu’elle a la cinquantaine, qu’elle est une voix de doublure au cinéma, qu’elle est mariée à Blaise, imprimeur, et qu’ils ont une fille de vingt ans, escrimeuse.Convoquée au Havre par la police pour les besoins de l’enquête, elle renoue avec la ville portuaire, ses propres souvenirs et ceux de la ville elle-même.
Entre le mystère de l’inconnu et de la présence inexpliquée du numéro de téléphone de la narratrice dans sa poche, s’élabore un travail de reconstitution des souvenirs, qui, à l’instar des vagues et de leur ressac, reviennent par houles successives en une prose rapide qui s’attache aux respirations des phrases, mimesis des fluctuations d’une pensée.

Jour de ressac, Maylis de Kerangal, éditions Verticales

Les récits se superposent, celui de la ville du Havre, la plus grande ville de France à avoir été quasiment totalement détruite par les bombardements principalement alliés de la Seconde Guerre mondiale et celui de l’enfance de la narratrice, comme un double de l’auteure. Impossible de reconnaître la ville d’avant-guerre, même si les noms des rues dessinent encore une géographie oubliée dont subsistent un pan de cathédrale, un mur de maison… La narratrice recherche pour sa part les anciens repères de sa jeunesse, un café, un cinéma, une rue, émue par « ce qui, dans le temps, persévère et se ressemble, devant ce qui avait survécu et qu’(elle pouvait) reconnaître. » Elle se remémore l’exposé conduit avec son amie Vanessa à propos du Havre et de sa destruction, l’étonnement des habitants lorsqu’ils ont vu la mer depuis la gare… La ville devient personnage, « résiste à son propre urbanisme », est dotée d’une « cinégénie prodigieuse » qui « (dope) les imaginaires ».

Symbolique de ce qui a été, est présentée la photo du cadavre où « il n’y (a) personne à reconnaître (…), il n’y (a) pas de visage, mais une face, ce n’est pas la même chose ».
En un jour, selon les canons de la tragédie classique, le personnage remonte le temps, évoque son amour de jeunesse, Craven, laisse supposer qu’il pourrait s’agir de lui, ce serait sans doute trop convenu, trop facile, on ne saura rien. Affleurent les Rubaïyats d’Omar Khayyam, un texte de Dagerman, les films du cinéma de quartier… la réalité se double, les reflets se multiplient, le corps de Pasolini retrouvé mort un matin de novembre sur la plage d’Ostie et celui de l’inconnu lui aussi en novembre au Havre.

Quelque part sur la côte Atlantique © M.C.

Quelque part sur la côte Atlantique © M.C.

Toute une réflexion sur le langage s’esquisse en filigrane. Que disent les mots de notre relation au monde par leur puissance évocatrice, leur manière de préserver ce qui n’est plus, de remodeler les géographies, les gestes, les expressions, les scènes, d’ancrer les strates du passé dans nos imaginaires ?

Une nostalgie emplie de brumes accompagne les déambulations de la narratrice dans la ville et dans ses réminiscences. Les lieux mouvants dans leurs architectures qui ne cessent de se réinventer sont emplis de fantômes. Une manière délicate de parler aussi de la littérature…

 Jour de ressac, Maylis de Kerangal, éditions Verticales

Cordes mystérieuses

Cordes mystérieuses

Constance Luzzati s’attache dans son nouvel opus, Jupiter, à l’art de la transcription, rassemblant des pièces écrites pour clavecin et les transpose pour son instrument, la harpe, accompagnée par le théorbe de Caroline Delume. 
Pourquoi « Jupiter » ? Pas de blague de Charline Vanhonacker ici, juste le nom de la Suite n°5, Pièce de viole mises en pièces de clavecin d’Antoine et Jean-Baptiste Forqueray, Jupiter.  

Cinq œuvres signées Antoine et Jean-Baptiste Forqueray sont au programme parmi les treize que compte le CD. Comme toutes les pièces présentées, elles ont été transcrites pour la harpe et le théorbe ( présent sur quatre des pièces du CD).
Ce dernier instrument a pris petit à petit la place de la viole de gambe qui soutenait le plus souvent les mélodies par un continuo.
Le travail d’adaptation offre aux instruments la possibilité de se dépasser, d’explorer leurs limites, de marier leurs sonorités non pas afin de retrouver celles du clavecin, destinataire des partitions interprétées, mais d’apporter la puissance d’une lecture fine, d’un décryptage des ressorts des œuvres avec une pertinence confondante.

Constance Luzzati © Lyodoh Kaneto

Constance Luzzati © Lyodoh Kaneto

Le livret qui accompagne le disque est remarquable d’intelligence et cerne spirituellement le propos et les intentions des deux musiciennes, depuis le choix des partitions à leur mise en lumière par leur confrontation.

Jupiter and co

Il paraîtrait que Forqueray père avait un caractère exécrable mais était un prodigieux gambiste. Il éblouit même, dit-on Louis XIV himself qui, amené à départager Antoine Forqueray de Marin Marais à la viole, s’en sortit par une pirouette : l’un jouant « comme un dieu » et l’autre « comme le diable ». Il était imbu de lui-même au point de ne pas vouloir publier ses œuvres (quelques 300 pièces pour la viole), sous prétexte qu’il était le seul capable de les jouer tant elles étaient difficiles. 

Pourtant, une trentaine de ses compositions furent publiées deux ans après sa mort, grâce à son fils, Jean-Baptiste Forqueray qui fit preuve ici de sa bonté d’âme : son père l’avait fait enfermer à l’âge de vingt ans à la prison de Bicêtre se vengeant sur son fils du long procès de son divorce (il accusa sa femme d’adultère et elle de violences conjugales, on n’était pas encore à l’époque de #metoo !). Il semblerait aussi qu’il ait provoqué l’enfermement de son rejeton par esprit de rivalité : des amis de Jean-Baptiste écrivirent au roi pour demander la libération du jeune homme, « victime de l’injustice, de la cruauté, et de la jalousie évidente de son père face aux dons de son fils». 

Caroline Delume au Théorbe © Nicole Bergé

Caroline Delume au théorbe © Nicole Bergé

L’épouse de ce dernier, l’excellente claveciniste Marie-Rose Dubois aurait effectué les transcriptions de ces pièces pour clavecin. Sans doute, Jean-Baptiste a aussi posé sa marque sur les œuvres de son père tant leur style est proche de ses propres compositions.

Ce qui est certain, c’est que, jouées par Constance Luzzati et Caroline Delume, La Couperin, La Portugaise, Le Carillon de Passy ou Latour-Le Carillon de Passy, sont de pures merveilles. L’élégance du jeu des deux instrumentistes, leur façon de s’emparer des lignes mélodiques, en reprenant, l’une la main droite, l’autre la main gauche de la partition du clavecin, en remodelant leurs orchestrations afin de lier les timbres complémentaires de leurs instruments, accordent un charme fou à ces pièces baroques. Parfois, est-ce dû au fameux accord « du diable », semble naître un troisième instrument. L’interprétation creuse les graves, assouplit les aspérités en résonances délicates, le tout avec une subtile fluidité.

Le parcours débute par le trop méconnu Michel Corrette et son alerte description des Giboulées de mars. Puis, on se laisse séduire aussi par les pièces de Jacques Duphly qui, organiste, choisit le clavecin pour ne pas abîmer ses mains avec le clavier de l’orgue, de Pancrace Royer d’une réputation « aimable et de la plus grande politesse » (selon Labbet) et qui pourtant défraya les chroniques en raison d’une dispute « en plein café » avec Jean-Philippe Rameau dont le caractère n’était pas toujours simple.
Quoi qu’il en soit, les œuvres des uns et des autres trouvent un écrin de choix grâce à la conjugaison exquise de la harpe et du théorbe.

Constance Luzzati © Lyodoh Kaneto

Constance Luzzati © Lyodoh Kaneto

Les images affluent, les tableautins pétillants de vivacité se succèdent avec élan et l’on se prend à écouter le CD en boucle. Bien sûr, honneur à Couperin, ses sublimes Barricades mystérieuses et ses Regrets empreints d’une envoûtante mélancolie ! L’une des pièces des Forqueray lui rend hommage : La Couperin. La musique est ici un théâtre, aussi séduisant que profond.

Jupiter, Constance Luzzati et Caroline Delume, Label Paraty

Dernier été

Dernier été

Avec son dernier livre, Hotel Roma, Pierre Adrian part sur les traces des derniers mois du poète italien Cesare Pavese. L’auteur du Métier de vivre (posthume, 1952) s’est suicidé le 27 août 1950 à Turin dans la chambre 346 de l’Hotel Roma (orthographe italienne), place Carlo-Felice. Auparavant, Pierre Adrian était parti pour l’Italie et s’était livré à l’exercice passionnant d’un récit de voyage dans La piste Pasolini (éditions des Équateurs, 2015), ouvrage au cours duquel il se livrait à la recherche du « meneur d’âmes, meneur de nos petites âmes paumées du nouveau siècle ». Pierre Adrian opposera parfois dans son ouvrage les deux « P », tous deux géniaux et si dissemblables.

La fascination de la fin ?

« Pavese portait le suicide en lui comme une malédiction. Le suicide lui appartenait au même titre que sa pipe ou ses lunettes », explique Pierre Adrian, dans sa quête de sens. Deux citations du poète résonnent avec force : « tout cela me dégoûte. – Pas de paroles. Un geste. Je n’écrirai plus », note Pavese dans ses dernières lignes du Métier de vivre, journal intime qu’il tint de 1935 à 1950, puis, mots ultimes laissés à côté des boîtes de somnifère le 27 août, « Je pardonne à tout le monde et à tout le monde je demande pardon. Ça va ? Ne faites pas trop de commérages ».

Le choix de la mort n’est pas lié à un mépris de la vie.
Cette dernière est célébrée, aimée. Lorsque l’auteur/narrateur « (songe) aux écrivains qui (ont) choisi la mort et entretenu dans leur œuvre le « vice absurde », le suicide de Pavese (lui fait) naturellement penser à celui de Stig Dagerman » :
« il y avait chez Dagerman une tristesse acquise, un désespoir qui cohabitait avec un appétit pour la vie.
Une soif de liberté existentielle, l’absolu, le choix d’une vie qui ne transigeait pas avec les idéaux et finirait mal ».  
C’est sur ce paradoxe qu’insiste l’auteur : le déchirement, le désespoir indissolublement liés à un amour de la vie, de la beauté.
C’est de cette faille irréductible que semble éclore l’œuvre d’art.

Hotel Roma de Pierre Adrian

Un voyage dans l’intime

Les pérégrinations du narrateur le mènent sur les lieux qui ont marqué l’écrivain, Turin, les Langhes (Langhe en italien), Santo Stefano Belbo où il est enterré, Brancaleone où il fut exilé par les fascistes, Rome, les campagnes piémontaises… collines, villes, un peu de mer, mais si peu aimée… Ces paysages que Pierre Adrian sillonne avec « la fille à la peau mate » abritent leur amour naissant, signifient leurs retrouvailles. Leur mémoire palimpseste tisse de nouvelles trames, accordant aux endroits visités des strates de lecture neuves.

Ils suivent Pavese, lorsqu’il « partait marcher dans les collines avec son chien en fumant la pipe. » Pas de militantisme chez le poète ! « il avait déjà cerné le risque de la bêtise chez le militant, sa manière absolue d’être au monde, ses grands sermons définitifs, sa stérilité et le temps qu’il perdait ». Prennent une grande place les amours déçues : les femmes passent, n’osent lui dire « je t’aime », et Cesare Pavese ne les retient pas. Une seule, l’américaine Constance Dowling semble lui avoir apporté un bonheur éphémère. Délicat, subtil, Pavese traduit les grands textes, à l’instar de Giono pour la France, il fera la première traduction italienne de Moby Dick de Melville. Quel est son propre Léviathan ?

Pierre Adrian © XDR

Pierre Adrian/ Photo Francesca Mantovani © Gallimard

Les contemporains de Pavese apparaissent, silhouettes plus ou moins creusées, auteurs comme Italo Calvino, artistes telle Monica Vitti, cinéastes, dont Antonioni. Les poèmes, les extraits de lettres, de journaux intimes, émergent, points d’ancrage de réflexions, d’itinéraires. La tragédie se pare d’une dignité distante, délicatesse de dandy d’un autre monde. Le texte de Pierre Adrian est inclassable : dans l’orbe élégante des mots se dessine l’histoire de l’Italie, de ses intellectuels, du foisonnement de ses artistes et de leurs créations. On se laisse séduire par cette voix subtile qui transmute en art les remuements des âmes et de l’Histoire et affirme que « Cesare Pavese est mort pour que nous apprenions à vivre ». Et l’on se replonge avec délectation dans l’œuvre de celui qui voulait « donner la poésie aux hommes ».

Hotel Roma, Pierre Adrian, éditions Gallimard

« Hotel Roma » de Pierre Adrian  #booktube