Grosvenor, on adore!

Grosvenor, on adore!

Il avait séduit le public de La Roque d’Anthéron en 2021, le pianiste anglais Benjamin Grosvenor revenait enfin sous la conque du parc de Florans pour notre plus grand bonheur.
À trente-trois ans, Benjamin Grosvenor ajoute à la verve et à la finesse de son jeu une impressionnante palette de nuances et de couleurs. Son concert figure parmi les plus intéressants et les plus sensibles du festival.

Lettres d’amour

La première partie était consacrée à l’amour que Robert Schumann porta à Clara Wieck concertiste « adulée dès son plus jeune âge dans toute l’Europe comme une des meilleures pianistes de son temps » (Compositrices, Guillaume Kosmicki). Les qualités d’improvisatrice et de compositrice de la jeune fille ne pouvaient laisser un tel musicien indifférent ! Le 11 mars 1839, n’ignorant plus que le dénouement heureux de son idylle avec Clara est proche (ils se marieront en 1840), Robert Schumann écrit à sa bien-aimée : « je t’aime passionnément, comme j’ai rêvé de toi et avec quel amour ! Pendant toute la semaine, j’étais assis au piano et j’ai écrit, ri et pleuré tout à la fois ». Blumenstück, composition « frêle et pour les dames », selon son auteur, est une « pièce florale » adressée à celle qui est à Paris pour des concerts par celui qui est resté à Vienne. La simplicité tendre de la partition est empreinte d’un lyrisme délicat. Le ton du concert est donné : imagé, subtil.

Benjamin Grosvenor en poète du piano abordera avec le même bonheur la Fantaisie en ut majeur opus 17 du même Robert Schumann. Le premier titre de l’œuvre devait être « Ruines, Trophées, Palmes. Grande Sonate » en tant que « Sonate pour Beethoven ». Sans doute, la pensée de Clara primait déjà… en mars 1838 il écrivit à sa fiancée : « le premier mouvement est probablement ce que j’ai fait de plus passionné ». Sous les doigts de Benjamin Grosvenor, l’œuvre prend tout son sens, conjuguant puissance et légèreté, passions vives et infinie douceur. On est suspendu aux phrasés fluides dont la carnation s’affirme, à la limpidité du propos, aux reliefs ciselés, aux variations aériennes, au verbe qui soudain s’incarne fortement.

Benjamin Grosvenor ©ValentineChauvin 2025

Benjamin Grosvenor ©ValentineChauvin 2025

Le travail entre effleurements et larges empâtements donne un relief inaccoutumé à l’œuvre et lui accorde une vie propre. La facture onirique semble s’incarner dans le réel tandis que le souffle du vent dans les grands arbres du parc bouscule les fragrances musicales accentuant encore leur romantisme. La virtuosité du pianiste réside là, faisant oublier les prouesses techniques au profit de l’expression dense d’émotions mouvantes.

Pour Hartmann

Modeste Moussorgski était très attentif à ses amitiés. Le peintre, créateur de décors de théâtre et architecte Viktor Hartmann, proche du Groupe des Cinq meurt à 39 ans en 1873. Le journaliste et critique Vladimir Stassov organise en son honneur en 1879 une exposition de ses tableaux à l’Académie des Beaux-Arts de Saint-Pétersbourg. Cette exposition inspirera fortement Modeste Moussorgski au point, que lui, si lent d’habitude pour composer, mettre seulement trois semaines pour écrire les Tableaux d’une exposition. Il écrivit à son ami Vladimir Stassov : « les sons et les idées planent dans l’air, je les gobe et je m’en goinfre, et c’est à peine si j’ai le temps de les griffonner sur le papier. Les transitions sont bonnes (en forme de promenade). Je veux réaliser cela au plus vite et d’une main ferme. On aperçoit ma physionomie dans les interludes. Pour l’instant, je trouve cela réussi ».

En effet, cette succession de miniatures évoquant les traits des différents tableaux de la visite est une petite merveille d’expressivité picturale. On débute la « visite » par une Promenade qui nous mène, enjouée au premier tableau, l’inquiétant Gnomus, s’attarde au paysage nostalgique d’Il Vecchio Castello, puis à celui des Tuileries aux jardins animés. Une atmosphère champêtre suivra des bœufs lourds tirant un chariot dans le cadre d’une Pologne imaginaire (Bydlo), et s’amusera à regarder le Ballet des poussins dans leurs coques. La vivacité de la scène s’alourdit avec le portrait de Goldenberg et Schmuyle, le riche arrogant et le pauvre implorant, avant de s’égayer dans le tableau du Marché de Limoges où fusent les exclamations des marchands et de leur clientèle. La gravité majestueuse de Catacombae, Sepulchrum romanum et sa plongée souterraine se voile de nouveaux mystères avec Cum mortuis in lingua mortua. On revient à la lumière et aux contes traditionnels qui peuvent être eux aussi inquiétants, comme Baba Yaga, cette terrible sorcière qui se déplaçait avec un mortier et un pilon, effaçant ses traces avec un grand balai avant de rejoindre sa Cabane sur des pattes de poule. Enfin, la splendeur de la Grande Porte de Kiev, déploie son choral orthodoxe en une fête éclatante qui résonne curieusement aujourd’hui en ces temps bouleversés.

Benjamin Grosvenor ©ValentineChauvin 2025

Benjamin Grosvenor ©ValentineChauvin 2025

Benjamin Grosvenor rend chaque atmosphère avec une élégance et une justesse poétique tout juste sublimes. Fluidité, naturel, équilibre, contrechants fascinants, tout est là, de la noirceur aux couleurs les plus variées en un discours d’une clarté qui n’enlève rien à la tension qui parcourt l’œuvre et trouve son apothéose au final.
Généreux, il offrira en bis Jeux d’eaux de Maurice Ravel… décidément, La Roque a son poète !

Concert donné le 28 juillet 2025 au parc de Florans dans le cadre du Festival de La Roque d’Anthéron

Benjamin Grosvenor ©ValentineChauvin 2025

Benjamin Grosvenor ©ValentineChauvin 2025

À suivre

Ce soir, 31 juillet, à ne pas manquer le concert de Nikolaï Lugansky, un tsar du piano dans un programme Beethoven – Schumann – Wagner – Liszt. L’an dernier, comme chaque année, il avait séduit l’auditoire: https://vagabondart.fr/de-lart-de-transcrire/

Demain, 1er août, on retrouve Renaud Capuçon et sa fine équipe de musiciens. Si vous avez raté le cocnert au festival de Pâques, voici une superbe session de rattrappage, surtout que sous la conque du Parc de Florans, l’atmosphère est toujours particulièrement poétique: https://vagabondart.fr/de-lart-de-lamitie/

Le 2 août, le merveilleux Vikingue Olafsson jouera en récital, un autre bonheur après l’avoir entendu l’an dernier avec orchestre : https://vagabondart.fr/premiere-fois/

Le 3 août, ce sera le tour d’Arcadi Volodos que l’on ne présente plus tant son jeu transporte les publics : https://vagabondart.fr/lesprit-du-piano/

Que de rendez-vous fantastiques!!!!

 

 

Impérial à la Roque

Impérial à la Roque

Familier de la Roque d’Anthéron depuis ses treize ans, Alexander Malofeev revient aux côtés du bel Orchestre national Avignon-Provence dirigé par Débora Waldman.

Le petit prince de La Roque

Le petit prince blond qui tenait tête aux orchestres les plus percussifs avec une grâce enfantine s’attachait le 27 juillet à l’un des monuments beethovéniens, le Concerto pour piano et orchestre n°5 en mi bémol majeur opus 73, L’Empereur. Rares sont les pianistes qui se risquent à 24 ans à affronter la complexité de cette œuvre à l’écriture foisonnante et contrastée, allant de la jubilation enlevée au dépouillement recueilli puis aux éclats triomphants. Sans aucun doute, ce concerto symphonique (il est écrit pour un orchestre symphonique sans trombone mais avec des cors et des timbales) scelle l’apparition du grand piano de concert, révolution technique qui place l’instrument à égalité avec l’orchestre.

Alexander Malofeev aborde avec aisance la partition virtuose et ses différents tempi, se retourne légèrement sur son tabouret pour écouter l’orchestre puis reprend le fil des mesures pianistiques, brillant, enjoué, mutin, énergique. Le monde s’efface : la décontraction apparente de l’artiste est celle d’un être hors du monde, entièrement plongé dans sa bulle musicale. Plus rien n’a d’importance. Les mains du jeune instrumentiste épousent inconsciemment ceux de Débora Waldmann avant de se reposer familièrement sur le clavier.

Alexander Malofeev & Orchestre National d'Avignon-Provence Direction Débora Waldman © Pierre Morales 2025

Tout se noue et se dénoue là, dans le phrasé ample des mélodies, leurs emportements, leurs notes apaisées, leurs élans méditatifs. Le dialogue avec les cors du deuxième mouvement est particulièrement éloquent, au cœur des variantes dont le naturel dépouillé tranche avec les rythmes quasi martiaux qui précédaient. Le tournoiement de la danse populaire du troisième mouvement donne l’illusion de l’improvisation et d’une liberté retrouvée avant un final aux accents vainqueurs.

La maîtrise du pianiste suscite une ovation à laquelle répondront deux bis, le Nocturne en fa mineur, La Séparation, puis la Mazurka en sol mineur de Glinka.
La douceur douloureuse de la première pièce et la tendresse nostalgique de la seconde apportent des couleurs nouvelles et soulignent la sensibilité délicate de leur interprète qui avait résolument insisté sur le caractère « impérial » et brillant du concerto.

Alexander Malofeev & Orchestre National d'Avignon-Provence Direction Débora Waldman © Pierre Morales 2025

Une direction éblouissante

La magie se poursuivait avec l’orchestre seul dans la Symphonie n°3 en mi bémol majeur opus 55, Héroïque de Beethoven. Elle aurait dû s’appeler « Bonaparte » si le général n’avait cessé de servir les idéaux républicains. Déçu par celui qu’il considérait comme un héros révolutionnaire, le compositeur la débaptisa et la dédia, plutôt qu’à Bonaparte devenu Napoléon 1er, à son mécène, le prince Lobkovitz.

La direction éblouissante de Débora Waldmann met en valeur chaque pupitre, fait entendre avec netteté chaque voix, chaque tissage mélodique, chaque dialogue, nuance, colore, souligne les intentions du compositeur, émeut dans la fantastique Marche funèbre, où l’ombre et la lumière s’opposent et s’allient en fusions étranges, éblouit dans le scherzo, déployant les nuances moirées d’un orchestre complice et bouleversant.

Concert donné au Parc de Florans, dans le cadre du Festival international de piano de La Roque d’Anthéron.

Photographies signées Pierre Morales

Alexander Malofeev & Orchestre National d'Avignon-Provence Direction Débora Waldman © Pierre Morales 2025
Maître Yoda et sa jeune Padawan

Maître Yoda et sa jeune Padawan

Il est des soirées où même le plus hyperbolique qualificatif semble vain tant la magie opère. C’est à l’une d’elles que le public de La Roque d’Anthéron eut le privilège d’assister le 25 juillet dernier.
Une petite fée bleue, Sophia Shuya Liu, son maître, Dang Thaï Son, l’Orchestre national de Cannes sous la houlette bienveillante et fine de son chef, Benjamin Levy, tout était prêt pour un temps suspendu rare.  
La personnalité de la jeune Sophia Liu est si prenante que même ses biographes lui accordent un pouvoir de décision dès ses origines ! « Née à Shangaï le 10 octobre 2008, elle émigre, à deux ans au Japon et cinq ans plus tard, elle s’établit au Canada » ! Deux ans et sept ans n’autorisent pas encore une telle autonomie ! Mais la présence sur scène de la jeune artiste est si forte, que le raccourci en devient compréhensible ! Il est à préciser qu’elle débute le piano à quatre ans et participe l’année suivante à son premier concours. Depuis, elle triomphe un peu partout, remporte les palmes des compétitions auxquelles elle participe et se produit déjà dans le monde entier.

L’Ariel du piano rencontre sa fée

C’est dans la version avec orchestre qu’elle interprétait d’abord les Variations sur « Là ci darem la mano » de Don Giovanni de Mozart que Chopin dédia à Tytus Woyciechowski (1808-1879), activiste politique, agronome et mécène, ami de toujours de Frédéric Chopin (il nomma même son second fils Frédéric). Lorsqu’il compose ces Variations, Chopin n’a que dix-sept ans (âge de Sophia Liu aujourd’hui) et c’est la première fois qu’il travaille sur une œuvre concertante, ce qui explique sans doute sa fraîcheur et son originalité. Robert Schumann le présentera quatre ans plus tard aux lecteurs de sa revue musicale : « Chapeau bas, Messieurs, un génie !… ». Celui que l’on surnommera « l’Ariel du piano » ou « le roi du jeu de l’âme », y déploie une imagination, une sensibilité, un sens du théâtre et un humour que Sophia Liu rend avec une subtile pertinence.

Le Concerto n°1 en mi mineur de Chopin succédait avec une indicible grâce à cette entrée en matière. L’orchestre apportait sa rondeur pailletée à un piano aux notes déliées. La vivacité de la jeune interprète ne se leurre jamais dans la traduction des multiples sentiments qui animent la pièce, que ce soit un thème un peu martial (évocation des troubles qui dévastent la Pologne au moment de la composition ?) dans l’Allegro maestoso initial ou les échappées lyriques qui mèneront au brillant Rondo final mutin et enlevé.

Dang Thaï Son et Sophia Liu Festival de la Roque d'Anthéron 2025 © Pierre Morales

La romance centrale dont le larghetto serait l’expression des sentiments amoureux de Frédéric Chopin pour la jeune cantatrice Constance Gladkowska a des allures de nocturne, profond et émouvant. Chopin expliquait à son propos « il est maintenu dans un sentiment romantique tranquille, en partie mélancolique. Il doit faire la même impression que si le regard se reposait sur un paysage devenu cher, qui éveille en notre âme de beaux souvenirs, par exemple sur une belle nuit de printemps éclairée par la lune » … Romantisme quand tu nous tiens !
En bis, Sophia Liu interprétait le vif Tournamant Galop d’un autre enfant prodige (mais du XIXème siècle), Gottschalk.

Après l’entracte, Benjamin Levy s’avançait vers le public pour présenter la courte pièce jouée par l’orchestre seul, Aux étoiles de Henri Duparc. Cette pièce, expliqua-t-il est l’un des deux fragments symphoniques qui subsistent de l’opéra La Roussalka d’après un livre de Pouchkine. Occasion de montrer les qualités propres du bel Orchestre national de Cannes, frémissant, ample, nuancé.

 Un maître !

Le Concerto pour piano et orchestre n°2 en fa mineur opus 21, en fait chronologiquement le premier de Frédéric Chopin était joué par Dang Thaï Son, professeur de Sophia Liu, et de tant d’autres jeunes prodiges (dont Bruce Liu). Ce qui se passe alors est au-delà des mots : on était subjugués par l’approche de Sophia Liu, émus par l’étonnante maturité pianistique d’une si jeune interprète, mais ici, on perçoit le cheminement qui mène à une forme d’absolu.

La dualité entre les accents dramatiques et le lyrisme romantique de l’œuvre, la succession de climats, amoureux, passionnés, tendres, douloureux, sont rendus avec une intelligence sensible qui nous transporte. Le second mouvement, Larghetto, bouleverse jusqu’aux larmes. Rarement le jeu d’un pianiste est apparu aussi naturel : les phrases les plus complexes, sublimement exécutées, sont livrées avec une sorte de désinvolture. On entre dans un univers d’évidences où la poésie sourd de chaque mouvement, de chaque mesure.

Dang Thaï Son et Sophia Liu Festival de la Roque d'Anthéron 2025 © Pierre Morales

Les bras tendus le long du corps, le pianiste attend son tour, comme figé en une ataraxie heureuse, puis les mains s’élèvent et tout s’efface, il n’y a plus rien d’important au monde que cette musique qui nous emplit comme une respiration essentielle en un rêve éveillé.
En bis, le maître allait chercher son élève et tous les deux se lancèrent dans une autre œuvre de Chopin, les Variations à 4 mains sur un air national irlandais de Moore en ré majeur (B.12a). Émotion de voir les gestes se transmettre, les têtes s’incliner dans la même pulsation, les mains de l’un débutant une phrase achevée par celles de l’autre en une continuité fluide. Entre le maître et sa disciple, une connivence, une émotion partagée, au service d’une poétique musicale aussi exigeante que sublime.

 

Concert donné le 25 juillet 2025 au Parc de Florans dans le cadre du Festival de La Roque d’Anthéron

Photographies de Pierre Morales 

Dang Thaï Son et Sophia Liu Festival de la Roque d'Anthéron 2025 © Pierre Morales
On n’est pas sérieux à 17 ans ?

On n’est pas sérieux à 17 ans ?

Dans la catégorie « révélations de La Roque », sans aucune ambigüité il faut classer le concert du tout jeune Saehyun Kim, dix-sept ans, lauréat en mars du concours Long-Thibaud après une finale au niveau relevé grâce à son interprétation du Concerto n°3 de Rachmaninov. Le jeune virtuose, ancien élève du Programme Jeunes Chercheurs de la Fondation Lang Lang, étudie aujourd’hui au Harvard College et suit un master au New England Conservatory près de Boston où il réside. Il se produit sur scène depuis l’âge de dix ans, et la maturité dont il fait preuve, outre ses qualités techniques, est impressionnante.

En ouverture de concert il avait opté pour la Sonate n°3 en si bémol majeur K.281 que Mozart composa à l’occasion de son voyage à Munich où il devait faire représenter son opéra La finta giardiniera. Mozart a alors dix-huit ans. Est-ce la proximité en âge qui a guidé le choix du jeune pianiste ? ou le fait que cette sonate est la plus virtuose des six sonates écrites durant le voyage du compositeur ? Sans doute un peu des deux ! Saehyun Kim l’exécute avec talent, mais ce n’est pas là que le jeune interprète s’est révélé.

Saehyun Kim / La Roque d'Anthéron 2025 © Pierre Morales

Fauré, du « sur mesure » !

Il fallait attendre la Première Barcarolle en la mineur opus 26 de Gabriel Fauré pour vraiment entendre le pianiste. Indubitablement ce morceau d’une facture encore très romantique allait comme un gant au pianiste : sonorités pleines, élégance du jeu, finesse des phrasés, sens aigu de la nuance, tout se conjugue pour une incarnation de cette forme de chanson de gondolier vénitien. 

Les balancements de la gondole sont transcrits en une stylisation évocatrice. Le tableau de genre se mue en toile de maître. Alfred Cortot écrivit à propos de cette œuvre qu’on y entendait « une langueur mi-souriante, mi-mélancolique dont on ne sait au juste si elle voile un regret ou dissimule une coquetterie ». Cette subtile ambigüité était encore sensible dans le Deuxième Impromptu en fa mineur opus 31 du même Fauré, ambiance des tableaux de Watteau où la joie se pare d’un voile nostalgique, comme si la conscience de la fragilité de l’instant en ternissait les élans trop frivoles.

Saehyun Kim / La Roque d'Anthéron 2025 © Pierre Morales

« Faire galoper le sang » !

Le grand pianiste Ricardo Viñes, créateur de l’œuvre le 9 janvier 1909, déclara dans son journal que le Gaspard de la nuit de son ami Ravel était une musique endiablée qui « fait galoper le sang ». Les trois poèmes pour piano d’après Aloysius Bertrand, Ondine, Le Gibet, Scarbo, sont abordés avec une intelligence rare. Les personnages s’animent, les cadres se dessinent, veduta subtiles, nimbées d’un sfumato digne d’un Léonard de Vinci.

La finesse du jeu de Saehyun Kim s’accorde à ces fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot : Ondine, conte d’une nymphe des eaux séduisant un humain pour obtenir une âme immortelle, Le Gibet, dernières impressions d’un pendu qui assiste au coucher du soleil, Scarbo, évocation d’un petit gnome diabolique et espiègle qui porte de funestes présages dans les songes des dormeurs. Oubliée l’extrême difficulté de ces pièces d’ombre, tout devient évident sous les doigts du pianiste, mystère, répétitions lancinantes, tissage subtil des harmonies et registres, ont la précision d’une eau forte et la délicate poésie du clair-obscur.

Saehyun Kim / La Roque d'Anthéron 2025 © Pierre Morales

Le pianiste semble incarner tour à tour chaque conte, jusqu’à se voûter sur le clavier, comme un diabolique Scarbo.

Flirter avec le sublime

La deuxième partie du concert s’attachait à deux Préludes de choral de Jean-Sébastien Bach, « Wachet auf, ruft uns die Stimme » et « Ich ruf’ zu dir, Herr Jesu Christ », équilibre, contrechants, fluidité, expression, sonnant comme un hommage à un « père fondateur ». Le piano ne cherche jamais à surjouer, mais se contente de la partition, se glisse dans ses moindres nuances, ses moindres détails, travaillé, ciselé, et bouleversant de pureté. Se déployait enfin la Sonate en si mineur de Liszt, aux élans d’une fresque épique, équilibrée et poussée par une irrésistible tension dramatique.

Saehyun Kim / La Roque d'Anthéron 2025 © Pierre Morales

La maîtrise impressionnante du pianiste subjugue l’auditoire, se transmuant en poésie. Saehyun Kim offrait en bis le Liebestraume de Liszt puis annonçait avec un sourire complice En avril, à Paris de Charles Trenet dans un arrangement de Weissenberg. À l’ovation qui lui réclamait encore de prolonger ses prouesses, le jeune artiste répondit en refermant doucement le capot du piano et montrant ses mains « épuisées ». Une étoile est née !

Concert donné le 23 juillet 2025 au Parc de Florans dans le cadre du Festival de La Roque d’Anthéron

Toutes les photos de l’article sont  dues à Pierre Morales

Saehyun Kim / La Roque d'Anthéron 2025 © Pierre Morales

Saehyun Kim / La Roque d’Anthéron 2025 © Pierre Morales

Le prince et l’alouette

Le prince et l’alouette

Toujours attendu sous la conque du parc de Florans à La Roque d’Anthéron, le pianiste Alexandre Kantorow déplace les foules. Ce mardi 22 juillet, on avait le bonheur de le retrouver avec la violoniste Liya Petrova, l’Orchestre Philharmonique de Marseille sous la direction de Lawrence Foster. Soirée d’exception !

Lumineuse ascension

C’est le violon fluide et élégant de Liya Petrova qui ouvrait le bal avec The Lark Ascending (L’envol de l’alouette) Romance pour violon et orchestre de Ralph Vaughan Williams qui évoque le charme de la campagne anglaise, s’inspirant d’un poème pastoral éponyme que George Meredith écrivit en 1881.

La composition de la partition ne traite pas le poème comme une chanson avec une mélodie suivant le texte, mais se concentre sur l’idée des envols de l’oiseau, de ses tournoiements, de ses chants, dans une esthétique de la spontanéité où le violon de Liya Petrova évolue avec une aisance qui fait oublier les difficultés de la partition, pour ne laisser s’épanouir que la poésie dansante de ce tableau.
Certains traits miment une chanson folklorique (il faut préciser l’intérêt de Vaughan Williams pour l’ethnomusicologie, il avait collecté plus de 800 chants de 1903 à 1914), puis se fondent dans la délicatesse d’une atmosphère rêveuse. L’orchestre offre un écrin harmonieux à la fée qui sait si bien arrêter le temps et emporter l’auditoire avec ses notes suraiguës dont l’étoffe fragile laisse l’oiseau « se perdre dans la lumière ».

A. Kantorow/ L.Petrova/ L. Foster/Orchestre de chambre de Marseille © Pierre Morales-2025.

Aimez-vous Brahms ?

Sans conteste oui ! Surtout lorsqu’il est interprété comme il le fut ce soir-là. Le Concerto pour piano n° 1 en ré mineur opus 15 alterne, avec une sensibilité exempte de toute fadeur, entre mélancolie et passions déchaînées. Et c’est là, dans cet art des contrastes et des nuances, que repose tout l’art d’Alexandre Kantorow dont la technique idéale ne se mire jamais à son propre miroir mais se considère comme un outil au service de l’expression.

L’œuvre débutée en 1854 sera créée en 1859. Née d’un projet de sonate pour deux pianos, repensée en symphonie, elle sera enfin le concerto pour piano que l’on connaît.
Le piano commence longtemps après l’orchestre, comme pour une entrée en scène après une ouverture d’opéra. Fluide, sensible, son jeu précis, ciselé, s’ouvre à l’ampleur d’un chant mélancolique, distille sa grâce en demi-teintes, dialogue finement avec l’orchestre, s’emporte en puissantes octaves, jonglant entre la fougue et une rêverie peuplée d’ombres.

A. Kantorow/ L.Petrova/ L. Foster/Orchestre de chambre de Marseille © Pierre Morales-2025.

Le second mouvement, souvent considéré comme un hommage posthume à Robert Schumann (le 27 février 1854 il se jette dans le Rhin et il mourra le 29 juillet 1856 à l’asile du Dr Richarz à Endenich). « Benedictus qui venit in nomine Domini » est inscrit au début de ce mouvement. (Brahms appelait Schumann « Mein Herr Domine »). Le concerto prend des allures d’un cantique où se dessine une douloureuse méditation interrogative dont la respiration se résout en trilles bouleversants. Le troisième mouvement se plaît à la danse, esquisse une certaine légèreté, décline un art de la joie empreint d’élans vifs, d’attentes, d’incertitudes, où le piano et l’orchestre s’accordent, fusionnels, avant une conclusion brillante où tout s’exacerbe et se résout avec faste.

« Jouer avec Lawrence Foster est un privilège, confiait après le concert Alexandre Kantorow. Pour lui c’est la musique avant tout. Il n’y a pas de digression, mais un discours direct adressé à tous et des solutions techniques pour tous : position de la main sur les cordes, l’archet, placement du souffle… Il est une véritable mémoire de la musique, il rappelle comment un tel ou un tel abordait tel ou tel passage, et nous transmet des notions inestimables. Il est d’autre part attentif à tous. Il est relié à chaque musicien. Il est d’une fabuleuse écoute pour les solistes. C’est un vrai bonheur de travailler avec lui ».

A. Kantorow/ L.Petrova/ L. Foster/Orchestre de chambre de Marseille © Pierre Morales-2025.

En bis, Alexandre Kantorow, se refusant à s’imposer seul, allait chercher Liya Petrova pour la Sonate pour violon et piano en mi bémol majeur opus 18 : II. Improvisation, de Richard Strauss d’une fraîcheur qui se mariait avec la douceur du soir. « J’aime bien ce côté d’improvisation, cette liberté comme ça après des passages très écrits », souriait-il au sortir du concert. Une manière de renouer avec l’essence même de la musique dans la spontanéité de son éclosion et son accord intime avec le monde…  

Un art de la joie

Après l’entracte, Lawrence Foster entraînait l’orchestre dans l’atmosphère lumineuse de la Symphonie n° 8 en sol majeur d’Antonín Dvořák. L’œuvre fut composée dans la campagne de Vysoká, village de la Slovaquie orientale où le compositeur aimait se ressourcer. Il écrivait à son éditeur Simrock : «Vysoká est l’endroit qui m’est le plus cher au monde, je me sens très heureux ici : au milieu d’une forêt superbe, je passe les plus belles journées et je ne cesse d’apprécier le chant des oiseaux ». Le château de Vysoká abrite aujourd’hui un musée consacré à Dvořák.
L’enthousiasme du chef qui connaît si bien l’Orchestre de l’Opéra de Marseille pour l’avoir dirigé douze ans, s’appuie sur une complicité réelle et la Symphonie toute de nuances s’ourle d’optimisme dans sa déclinaison des thèmes traditionnels de la culture populaire tchèque. Les cuivres y sont brillants, les bois engagés, les cordes exaltées. La musique est une immense fête…

Concert donné le 22 juillet 2025 au parc de Florans de La Roque d’Anthéron dans le cadre du Festival international de Piano de La Roque d’Anthéron.  

Crédit pour toutes les photos de l’article: A. Kantorow/ L.Petrova/ L. Foster/Orchestre de chambre de Marseille © Pierre Morales-2025.

A. Kantorow/ L.Petrova/ L. Foster/Orchestre de chambre de Marseille © Pierre Morales-2025.