Busy beaver

Busy beaver

Le nouveau livre de Dorothée Xainte (autrice de Ceux que nous sommes), Castor affairé, regroupe sept histoires autour du castor. Le sujet ainsi présenté pourrait apparaître simple voire enfantin. Il n’en est rien même si la limpidité du style accorde un ton d’évidence aux récits. Le titre déjà est polysémique. Certes, le « castor affairé », traduction littérale de l’expression anglaise « busy beaver » désigne une personne travailleuse, il correspond aussi, en théorie de la calculabilité, à une machine de Turing. On ne s’étalera pas sur les vertus mathématiques de la « fonction du castor affairé», mais on retiendra juste que ce type de fonction n’est pas calculable et qu’à partir d’un certain point elle croît même plus rapidement que n’importe quelle fonction calculable, ce qui poétiquement est tout juste fascinant.

L’enchaînement des sept nouvelles du recueil nous fait voyager dans l’espace et dans le temps entre le XVème et le XXIème siècles passant de la France aux Amériques et à l’Angleterre. Tout commence en 1488 dans l’Aveyron à Pont-de-Camarès, par une histoire de sorcière, « La femme aux bièvres ». Dafné Castanet, consultée, sollicitée par tous lorsqu’un moment de la vie les embarrasse, est aussi mise au ban de la petite société villageoise dont elle connaît sans doute trop d’inavouables secrets. Elle a établi des liens particuliers avec la faune sauvage et les bièvres (autre nom du castor) dont elle se sert pour certaines potions censées revigorer les uns, apaiser les autres, guérir, aider…
Au-delà de l’anecdote rapportée, c’est tout un monde qui renaît. Aux côtés de la grande histoire qu’une date situe en exergue de chaque récit, adossée aux lieux géographiques de l’action, se tisse celle des petites gens, familière et lointaine, qui rassemble les éléments du quotidien, évoque les manières d’être, les croyances, les superstitions, souligne la part d’influence des remuements du monde sur les sociétés humaines et animales.

Castor affairé, Dorothée Xainte, ETT

Aucun jugement ne se pose, seulement un regard attentif et empathique. On comprend la réaction de Jolan, l’indien d’Amérique, qui fait tout pour éviter le mariage avec l’un des colons blancs que l’on veut imposer à sa fille. Le titre initial de la nouvelle Le grand castor/ Port Royal, Nouvelle France, 1608, est « L’homme qui dit non ». Un véritable parcours initiatique se dessine, faisant se rejoindre jusqu’à se confondre l’être humain et la nature sauvage, en une entente mystique qui mène à une ataraxie bienheureuse. Le castor se transforme alors en être psychopompe qui permet aux âmes d’accéder à l’au-delà.

Le castor n’est pas seulement un animal dans ce recueil, mais un intermédiaire, source de magie, de communion avec la Terre, ensorceleur, symbole d’un combat écologiste, occupant étrange et parfois inquiétant des lieux arrachés par l’homme à la nature. Il sera capable de rendre fou le chapelier de Londres, sera utilisé pour fixer les parfums les plus envoûtants de Paris dans Fragrance, sera objet d’observation éthologique dans Jaune d’Arles sur fond de lutte syndicale et de trahison, occupe les lieux abandonnés, tend à remplacer l’espèce humaine, son corps étant bien mieux adapté… Le fantastique se glisse ça et là. On entre avec délices dans l’atmosphère des contes, des histoires transmises à la veillée.

Castor © X-D.R. (source Wikipédia)

Castor © X-D.R. (source Wikipédia)

Chaque texte suit son propre mouvement, adopte le style et l’allure de l’époque concernée, prend des airs de journal intime, d’échange épistolaire. Les récits s’appuient sur un croisement fin entre narration et dialogues. Le sous-titre « histoires d’envoûtements » donnait le ton… le lecteur est captivé : on ne lâche pas le livre avant de l’avoir fini et son épilogue est d’une délicate fraîcheur qui s’achève par une pirouette espiègle.

Castor affairé, Dorothée Xainte, Éditions Territoires Témoins

Le suicide en best friend

Le suicide en best friend

Curieux titre que celui du premier livre de Khalid Jawed découvert par les éditions Banyan et traduit de l’ourdou par Rosine-Alice Vuille : Le livre de la mort. Notre horizon d’attente se ploie vers un monde mystique où initiation et formules cabalistiques se mêlent. Ce n’est pas exactement ça malgré la dédicace en exergue « à la syllabe mystérieuse de la langue sanskrite, ऋ.(ri) et à la dernière page de ce roman ». Cette dernière page du « chapitre » (chaque chapitre est désigné par son numéro d’ordre et nommé « page ») intitulé « dernière page » ouvrant sur une page blanche puis une page sur laquelle seule la dernière ligne présente quelques mots : « Jusqu’à l’infini et au-delà des temps… ». Fin ouverte s’il en est ! Quant à la fameuse syllabe « ri », elle serait associée selon le « mot de l’auteur » qui ouvre le texte, à l’acte d’écrire « écrire » mis en parallèle avec celui de « graver », ऋ.  étant « le son du feu ardent qui brûle toutes les impuretés de l’acte d’écrire et les transforme en cendres »…

Après ce préambule, on est prêt à entrer dans l’ésotérisme. Mais, l’ouvrage comporte une mise en scène aux multiples levers de rideau : suivant le « mot de l’auteur », on découvre une « préface » puis « quelques mots sur la traduction » nous donnant quelques clés sur la langue ourdou si peu connue, (« traduire a été à la fois un plaisir et un défi » explique Rosine-Alice Vuille), enfin une « introduction » par le premier personnage du roman un certain Professeur Walter Schiller du département d’archéologie de l’Université de Syokarig Fort qui relate la découverte d’un manuscrit étonnamment intact dans une fissure de la pierre des ruines de la « Sésameraie aux lézards », vestiges d’un ancien asile d’aliéné englouti depuis deux-cents ans sous un barrage hydro-électrique devenu obsolète en raison des changements climatiques et donc détruit. La découverte, rédigée en une « langue étrange » intrigue suffisamment le professeur pour qu’il expédie le document à l’un de ses amis, spécialiste des langues orientales. Un an plus tard, le texte traduit mécaniquement par d’anciens programmes informatiques miraculeusement préservés, revient à son découvreur qui a « l’audace » de le présenter tel quel aux lecteurs en en soulignant par avance tous les défauts de style et d’orthographe ! Une date est accolée à cette introduction : 1er avril 2211. Projection dans un hypothétique futur ou blague de potache, l’ambiguïté subsiste.

Le livre de la mort, Khalid Jawed, éditions Banyan

Au titre connu du « Livre des morts » égyptien, répond celui définitif et générique, « Le livre de la mort ». Et en effet, la mort est présente aux côtés du protagoniste, le narrateur à la première personne du journal miraculeusement retrouvé, telle le « compagnon de voyage » des contes. Ici, la mort est symbolisée par le suicide, ombre du locuteur : « le suicide me hante. Il est avec moi depuis toujours. (…) J’aurais dû dire qu’il est né en même temps que moi. Mon alter ego, mon ami originel ». Mis en scène physiquement, doté d’un sourire empli de bonté la plupart du temps, le suicide suit de près le personnage qui ne se sent pas à sa place dans un monde identifié au néant. « On m’a versé sur cette terre comme l’eau d’une cruche en argile terne.  Or, à présent, je me sens de plus en plus bourbeux ». Mettant en doute la réalité du monde, il en souligne la terrifiante vacuité. Lucide quant aux moindres manifestations de son corps et à celles de ce qui l’entoure, le personnage décrit avec précision ce qui lui arrive. Anti-héros, il semble ne pas décider des choses mais les subir dans un monde qui « ramasse sur le sol ses innombrables masques ». 
Il raconte le tambour de sa mère, les violences du père qui éloignent définitivement cette dernière, laissant derrière elle son instrument, raconte ses bêtises d’enfant, les punitions terribles qui lui sont infligées en retour, le mariage imposé par un père qui ne le comprend pas et le voit comme une charge inutile, ses amours extra-conjugales, assez piteuses.

Le rêve et le sommeil occupent une grande place, le récit oscille entre le réel vécu et une réalité fantasmée, ne les départageant pas toujours dans un univers dominé par l’illusion. Il y a une tentation d’ascèse bouddhique dans la progression de la narration et des moments de démesure orgiaque où sa « furie ne connaît pas de bornes ». Dans une crise de folie dionysiaque, il revient « une montagne dans la paume de la main, tapant la terre du pied, tel un nouveau Rostam, un héros pour notre temps ». Sa force alors est aussi celle des mots qui lui arrivent tel « un immense trésor verbeux (jaillissant) comme des flammes de (sa)gorge».

Banyan © X-D.R.

Banyan © X-D.R.

On ne sait si la chronologie est linéaire ou se déploie en efflorescences, on voit le narrateur proie de médecins qui le bourrent de médicaments, puis, dégoûté de lui-même, plonger dans la crasse, se retrouve, après le meurtre rêvé du père, enfermé dans une cage et dans une institution où sont expérimentées sur lui des thérapies comportant des décharges électriques. Lorsqu’il en sort, c’est sous une pluie diluvienne, il « baisse la tête et (s’accroupit) à nouveau dans l’eau boueuse de la fosse ». 
Le livre est d’une densité rare, mettant en scène un « théâtre de l’absurde » qui convoque les références les plus variées : Ionesco et son En attendant Godot, Antonin Artaud dans Le Théâtre et son double, Brecht et sa notion de l’effet de distanciation, on pourrait même remonter à Kafka ! Mais il y a aussi une manière d’explorer ce qu’est l’être humain et sa relation aux autres et monde, à l’indicible et au sensible, dans sa vaine quête de sens. Le dépouillement de tout, même de l’esprit, ne mène pas forcément à l’illumination ! D’ailleurs, Dieu se servirait-il de « la plume du Diable » ? Qu’est-ce qu’écrire alors ?
Quoi qu’il en soit, le texte dense laisse sourdre une puissante poésie, traduisant par des images concrètes les notions abstraites et pourtant le narrateur semble se défier de la matérialisation des choses qui, inévitablement, les corrode. Entre la boue et le souffle, à l’ombre d’un banyan, se crée le livre…

 

Le livre de la mort, Khalid Jawed, éditions Banyan

Lorsque les arts se répondent

Lorsque les arts se répondent

Le festival de Vauvenargues créé par le violoniste Bilal Alnemr a la particularité dans la constellation des manifestations de l’été de réunir non seulement des artistes d’exception, venus du monde entier, mais de relier la musique à l’art pictural et aux sites naturels de la Sainte-Victoire. Depuis sa création en 2022, le festival se love dans les murs du musée Granet aussi bien que dans les lieux que lui offre le village de Vauvenargues avec en arrière-plan les reliefs somptueux de la montagne.
La relation entre l’amour de la peinture et celui de la musique s’est exprimée en amont du festival, comme un premier clin d’œil à l’été à venir, lors du concert donné en l’église Saint-Jean-de-Malte à Aix-en-Provence. Le violon de Bilal Alnemr était accompagné de l’alto de Marie-Anne Hovasse et du violoncelle de Maciej Kulakowski dans une superbe interprétation des Variations Goldberg de Johann Sebastian Bach dans leur transcription pour trio à cordes de Dmitry Sitkovetsky. Le bénéfice de la manifestation était destiné à la réalisation de kits pédagogiques pour découvrir la peinture de Cézanne et à la restauration d’une œuvre d’art de l’Académie d’Aix-en-Provence. Le thème était donné : l’année Cézanne inspire l’élaboration du programme du festival qui se présente comme une invite au voyage entre les tableaux et les musiques de l’époque du peintre.

Des concerts…

La finesse du jeu de l’interprète se double de celle de l’organisateur qui concocte un programme où se croisent les œuvres de Ravel, César Franck, Clara Schumann, Charlotte Sohy, Amy Beach, Florence Price, Claude Debussy, Marina Dranishnikova. Il est à souligner l’attention particulière accordée aux compositrices dont les noms restent moins familiers que ceux de leurs homologues masculins.

Le jeune instrumentiste joindra les phrasés délicats de son violon aux accents du piano de Nadezda Pisareva, lauréate de nombreux concours en Europe, dans un répertoire qui passe du XIXème aux débuts du XXème siècle, allant des Trois romances de Clara Schumann à la Sonate pour violon et piano en la majeur de César Franck. On le retrouvera au Musée Granet aux côtés de l’hautboïste Gabriel Pidoux, du violoncelliste Luc Dedreuil et du pianiste Jorge Gonzalez Buajasan (que nous avons applaudi à Vauvenargues sur le parvis de la mairie l’an passé). Il est à noter que l’entrée au concert donne droit à la visite de l’exposition Cézanne au Jas de Bouffan à partir de 19h30 (après la fermeture du musée au public, ce qui permettra de profiter des lieux avec une foule réduite !). Ravel, Déodat de Séverac, seront à l’honneur ainsi que Debussy et Britten grâce à cette formation chambriste de haut vol.

Duo Bilal Alnemr Jorge Gonzalez Buajasan © Festival Vauvenargues

Bilal Alnemr et Jorge Gonzalez Buajasan au festival de Vauvenargues 2024 © X-D.R.


Face à la montagne, alors que le soir descend, la subtile découvreuse de talents et immense professeur, la magnifique soliste Claire Désert offrira la pureté sensible et nuancée de son piano à des pièces de Chopin, Robert Schumann, Brahms, Janáček, Debussy, Bartók.
Concert de prestige gratuit grâce à un partenariat entre la mairie de Vauvenargues et le Festival International d’Art Lyrique d’Aix-en-Provence, l’Orchestre des Jeunes de la Méditerranée, (l’OJM) qui a accueilli Bilal Alnemr alors qu’il avait juste treize ans, alignera ses 93 jeunes musiciens issus de formations de tout le bassin méditerranéen sur de grandes œuvres du répertoire classique (Wagner, Gounod, Mahler) mais aussi sur une composition collective de ce bel ensemble avec le Quintet et Amina Edris, jeune soprano née au Caire et élevée en Nouvelle-Zélande. (Attention ! ce concert donné durant le festival d’Art Lyrique, sera la seule représentation avec celle du GTP le 21 juillet à donner à écouter la création de l’OJM !). À la tête de l’orchestre on retrouvera le génial chef Evan Rogister. Bref, une clôture d’exception!

Et la volonté de transmettre

Jouer, oui, mais transmettre le bonheur de pratiquer la musique, le rendre accessible au plus grand nombre, car l’art libère les esprits, les amène à élargir leurs perspectives en écoutant l’autre. Bilal Alnemr tient absolument à mettre en œuvre tout au long de son festival des moments de découverte et de perfectionnement.
Il y aura ainsi des master-classes avec Bilal Alnemr au violon et Agnès Huber-Evesque au piano et un matin consacré à un atelier enfant d’éveil musical. 
La musique relie les mondes et franchit les siècles.

Ce n’est pas par hasard que l’association qui gère le Festival de Vauvenargues se nomme Ugarit, du nom de l’antique cité syrienne que l’on orthographie aussi « Ougarit ». C’est là que dans les années 1950, des tablettes d’argile portant des signes d’écriture cunéiforme datant d’environ 1400 ans avant Jésus-Christ, furent découvertes par des archéologues français. Le texte ne correspondait pas aux graphies déjà connues. On se rendit compte qu’il s’agissait de la transcription d’un hymne en l’honneur d’une déesse de la mythologie mésopotamienne, Nikkal, « Grande Dame et fructueuse », déesse des vergers, fille du dieu de l’été, Khirkhibi, et épouse du dieu de la lune, Yarikh.

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Sur-ces-tablettes-des-chants-dans-une-ecriture-cuneiforme-en-langue-hourrite-datant-denviron-1400-Mission-archeologique-syro-francaise-de-Ras-Shamra-Ougarit-©-Francoise-Ernst-Pradal.

Son hymne était probablement une invocation destinée à accorder la fertilité aux femmes. 
Bilal Alnemr aime évoquer ces tablettes, qui « sont en fait la plus ancienne trace de notation musicale retrouvée ». Excellence quand tu nous tiens !

 

Le festival aura lieu du 18 au 23 juillet à Vauvenargues et au Musée Granet d’Aix-en-Provence.

Du réalisme magique au théâtre

Du réalisme magique au théâtre

La metteuse en scène Nanouk Broche s’inspire de deux nouvelles tirées de Onze rêves de suie de Manuela Draeger, d’un extrait de Germinal de Zola et d’un travail d’improvisation au plateau mené avec talent par les deux comédiennes de sa compagnie Ma voisine s’appelle Cassandre, Lea Jean-Theodore et Sofy Jordan.
Le titre, « Et l’éléphante », est développé par un ajout aussi contradictoire que cocasse : « …ou Le bonheur universel dans un contexte mondial défavorable ».  
Au début de la pièce, debout derrière un pupitre, une comédienne fixe le public, souriante, dans ce premier lien qui nourrira la relation entre les spectateurs et ce qui se passera sur le plateau. Et le récit commence…  

Elle marche sans fin parcourant existences et reliefs tandis que le monde est quasiment dépeuplé d’animaux, êtres humains compris. On ignore par quelle catastrophe naturelle ou née des mains des hommes la terre s’est ainsi désertifiée. Quoi qu’il en soit, Marta Ashkarot, l’éléphante, marche et nous parle, décrivant ce qui l’entoure, les arbres, les accidents de terrain, les routes inégales, elle parle d’elle aussi, d’un univers perdu. Mais est-il à regretter ce monde totalitaire de réunions, de jugements, de guerres, d’affiliations plus ou moins contraintes au « parti » ? Cette éléphante évolue dans une fiction « post soviétique » et reste d’un optimisme et d’une empathie magnifiques.

Et l'éléphante:Cie Ma voisine s'appelle Cassandre / L'Ouvre-Boîte © M.C.

Et l’éléphante:Cie Ma voisine s’appelle Cassandre / L’Ouvre-Boîte © M.C.

Au fil de ses pérégrinations, elle va croiser des survivants, un couple militant épuisé, une soldate révolutionnaire qui rêve de reconstruire le monde et de le « réindustrialiser » en une frénésie qui laisse deviner de quelle manière le monde s’est éteint, même si elle est portée par l’utopie d’un « monde sans classes », un paléontologue, un symbole du capitalisme, Henri Ford… (entre la « confection manuelle » des objets et celle à échelle industrielle, le fossé est tel que la rencontre en est tordante!)

On découvre les hominidés dans leurs premières œuvres, séquences hilarantes où Sofy Jordan, vêtue de « peaux de bête », se met à taper sur des cailloux. Les mots dérivent, des passerelles entre les époques se façonnent, cultivant les échos et les analogies.
Dans les lumières de Thibault Gambari, les deux actrices passent d’un personnage à l’autre, humain ou animal, avec la même aisance, se prennent au jeu en un plaisir communicatif.
Pas de dialectique ici, juste le bonheur de jouer, de taquiner l’actualité, de pointer les dysfonctionnements des raisonnements des absolutismes.  Une infinie légèreté se glisse dans cette pièce dominée par la fantaisie, l’irrationnel et des voltes comiques dignes d’un Cinémastock de Gotlib et Alexis.
On y rejoint le caractère inclassable des écrits d’Antoine Volodine, autre alias de Manuela Draeger, qui se réclame du « post-exotisme » en donnant à lire « une littérature étrangère écrite en français (…), une littérature de l’ailleurs qui va vers l’ailleurs ».

Et l'éléphante:Cie Ma voisine s'appelle Cassandre / L'Ouvre-Boîte © M.C.

Et l’éléphante:Cie Ma voisine s’appelle Cassandre / L’Ouvre-Boîte © M.C.

Le livre lui-même est construit sur le modèle de L’Heptaméron de Marguerite de Navarre : des personnages réunis en un lieu à part à cause d’une catastrophe quelconque se racontent des histoires pour occuper le temps. Dans le recueil de Manuela Draeger, un groupe de jeunes gens se retrouvent piégés dans un bâtiment en flammes à la suite de l’opération qu’ils ont tentée de mener à l’occasion d’une manifestation interdite, la « bolcho pride ». Ils invoquent la figure de Mémé Holgolde, immortelle et qui les a formés à la révolution mondiale et au merveilleux. Leurs souvenirs se mêlent à des contes, comme celui de l’éléphante Marta Ashkarot. Ils deviennent à leur tour des créatures féériques, des sortes de cormorans qui maîtrisent l’écoulement du temps et vivent dans le feu. C’est à cette fin que la pièce fait allusion, emplissant ses personnages d’un indicible bonheur alors que le monde se consume. Le rêve s’érige alors comme seul remède à la folie du monde… Une étrange joie sourd de cette fin tragique qui aurait peut-être gagné à être plus orchestrée dans la trame même de la pièce. Ce qui n’enlève rien à ses indéniables qualités de jeu, de fantaisie, d’inventivité, de passion.

La pièce Et l’éléphante a été jouée au théâtre de L’Ouvre-Boîte le 16 mai 2025

Et l'éléphante:Cie Ma voisine s'appelle Cassandre / L'Ouvre-Boîte © M.C.

Et l’éléphante:Cie Ma voisine s’appelle Cassandre / L’Ouvre-Boîte © M.C.

« Le plus beau prénom du monde »

« Le plus beau prénom du monde »

Oui, il a « le plus beau prénom du monde », c’est ce qu’il affirme avec humour, le petit Émile… et son arrivée sur les planches apporte un volet supplémentaire aux raisons de l’engouement qu’il ne cesse de susciter.
 Pour les adeptes de la littérature jeunesse, la série « Émile » écrite par Vincent Cuvellier et illustrée par Ronan Badel chez Gallimard Jeunesse, fait partie des constellations incontournables. Il est vrai que le petit garçon, Émile, héros de ces courtes histoires est attachant par son caractère capricieux, entêté, drôle, adorable, mélange d’égoïsme insupportable et d’une délicate générosité. Il aime être à contre-courant, décide d’être de droite car il a remarqué qu’à la télé les gens de droite sont mieux habillés : « pour la politique, on met une cravate et on fait des choses » explique l’enfant. Il n’aime pas trop jouer avec les enfants au parc, mais trouve une mamie tricoteuse qu’il invitera même à la maison…Il affirme péremptoire que « c’est bien d’être atrabilaire » Depuis le premier album, Émile est invisible, le petit personnage s’est retrouvé dans une foule de situations que décrivent les trente-deux volumes suivants.

Nathalie Sandoz met en scène ce personnage universel de l’enfance avec la Compagnie De Facto. Un choix, difficile parfois, a dû s’effectuer entre toutes les tentations d’histoires afin de resserrer le récit en scène et lui donner une tension dramatique. Le résultat : une bulle de fraîcheur, de tendresse et d’humour !
Pour la première en France, au théâtre du Jeu de Paume, la pièce s’enrichissait de la langue des signes grâce à Vincent Bexiga, chargé de l’adaptation en LSF (Langue des signes française). Il devient le double, l’ami imaginaire vu du seul Émile, interprété avec brio par Guillaume Marquet, en une chorégraphie finement réglée qui épouse à la fois la vivacité du petit garçon et les « arrêts sur image » des albums.

Émile fait de la musique © Belleville/ Christophe Urbain

Émile fait de la musique © Belleville/ Christophe Urbain

Un saut, une jambe qui reste en suspens, un sourire qui soudain se fige, et la jonction entre les livres et la scène s’effectue nous donnant à voir les personnages sortant de leur support de papier ou y revenant, en un double mouvement qui souligne la porosité des genres.
La maman d’Émile jouée par Lucie Zelger est inénarrable de légèreté et de sérieux. Elle élève seule son fils et s’affole pour lui dont elle ne comprend pas les rêveries. Elle ira jusqu’à consulter un pédopsychiatre qui en arrivera à la conclusion que l’enfant est juste normal. C’est un enfant avec toute sa fantaisie et tant pis si elle ne se conforme pas aux schémas attendus ou plutôt, tant mieux ! Matthias Babey, le régisseur, sera tour à tout plombier, le monsieur de son immeuble, l’éducateur sportif…

La petite troupe incarne le foisonnement de la vie. Le décor minimaliste se déplace et se transforme selon les nécessités des saynètes, tout à tour chambre d’enfant, parc, salle à manger où se déroule l’anniversaire. Les lumières de Pascal Di Mito, la vidéo de Will Ouy-Lim DO, l’univers sonore de Félix Bergeron, tissent dans la scénographie de Nicole Grédy un écrin propice à l’éclosion de l’imaginaire. Dès son entrée en scène, Émile déclare fêter son anniversaire même si ce n’est pas le bon jour. C’est lui qui décide !

Émile fait le spectacle/ Jeu de Paume © D.R. Ronan Badel

Émile fait le spectacle/ Jeu de Paume © D.R. Ronan Badel

Si la réalité des choses se heurte au réel, la puissance de l’illusion enfantine dépasse cette opposition, rend naturels les animaux qui viennent lui rendre visite la nuit et son récit perturbé par le bruit familier de l’aspirateur sait reprendre son fil plus tard.
Son anniversaire, le « vrai » clora la pièce. Entre temps on l’aura suivi dans son repli sur soi, ses rêves, ses « amoureuses » dont « Julie », ses compagnonnages avec les amis imaginaires qui sortent du mur de sa chambre lorsqu’il fait nuit, une biche, un koala qu’il n’aime guère, une chauve-souris, un poulpe enfin, le préféré. Peu importe que qui se passe, de toute façon, « Émile a toujours raison » ! Il grandit au fil de la pièce en passant sous une toise imaginaire dont il esquisse les marques. Émile est libre, la scène est à lui. Il y invite des enfants de la salle, pour différents épisodes, les fait marcher au pas, courir, sauter. Rien n’échappe à son imagination fantasque. Son double en langue des signes ajoute à ce dépassement du réel par la fiction et enrichit ce ballet dans lequel petits et grands se laissent embarquer avec délectation.

Émile fait le spectacle en LSF a été joué au Jeu de Paume le 14 mai 2025