Les mots du silence

Les mots du silence

La quinzième édition des Eauditives, ce festival de poésie (éditions, performances, présentations, rencontres, conférences, créations…) organisé par les Éditions Plaine Page et ses fondateurs, Éric Blanco et Claudie Lenzi consacre une journée aux écritures sourdes, donnant une résonnance particulière au terme « Eauditives ». 

Au cours de cette journée, un temps fort était consacré à la venue de l’un des pionniers de la langue des signes en France et du Réveil des sourds, Victor Abbou, pour la présentation de son livre paru en 2017 chez Eyes Editions, Une clé sur le monde (édition bilingue, car outre le texte plus de deux heures de vidéo en Langue des signes sont disponibles grâce au QRCode). D’emblée, « l’entendante » que je suis est intriguée par le préambule qui spécifie que ce livre a été transcrit par la fille de l’auteur, Katia Abbou, traductrice et interprète en LSF (langue des signes française). Pourquoi écrire serait compliqué, pourquoi passer par une traduction ? Peu à peu l’ouvrage livre ses réponses : le « langage » sourd devient une langue, non mimétique du français, structurée, avec sa grammaire propre, son lexique et même sa graphie (en 1983 naît le premier tome du dictionnaire LSF). 

Reprenons au début, Une clé sur le monde est construit sur une double narration, celle, intime de la vie de Victor Abbou et celle plus générale qui brosse un panorama historique de l’histoire de la communauté sourde. Les deux récits s’éclairent l’un l’autre, l’auteur appartenant à une période charnière, le moment où en France est née une reconnaissance des spécificités de communication et où a été établie, avec d’immenses difficultés (et tout n’est pas encore gagné !), la possibilité d’accéder à tous les métiers, toutes les formes de connaissance, d’expression, d’art… Ce témoignage est doublement précieux car il apporte des précisions, des éléments vécus, qui sont ignorés du grand public, par exemple le fait d’imposer juste quelques corps de métiers aux sourds, leur internement pour démence alors que la plupart du temps, ils sont simplement incompris car personne n’est capable de les traduire,

On suit l’enfant Victor, à neuf ans, amené dans une école (il n’a jamais été scolarisé encore) destinée aux malentendants, il ne comprend pas ce qui lui arrive : on le vêt de l’uniforme de l’institution, son père le laisse… Il pleut, un enfant lui fait un signe afin qu’il le suive, et répète un autre signe pour désigner le lieu où ils vont s’abriter pour jouer, le préau. La connexion se fait entre le signe et ce qu’il désigne… « Mon plus beau cadeau d’anniversaire, sourit-il, la lumière se fit dans mon esprit. (…) Je mettais enfin du sens sur ce qui s’offrait à mes yeux. Des possibilités infinies se profilaient devant moi. » Cette prise de conscience est celle de l’enfant, elle sera aussi celle de l’adulte grâce à des rencontres majeures, celle d’Alfredo, de Bill, de Jean Grémion, Emmanuelle Laborit, plus tard. Les méthodes américaines tellement en avance alors que les premiers travaux qui ont « libéré » les sourds avaient été menés en France (depuis l’Abbé de l’Épée), viennent apporter une réconciliation avec la langue des signes et libèrent l’expression sourde (depuis les débuts du XXème ,on préfère « l’oralisation » et la lecture labiale, la langue une et indivisible de l’État français renie alors toute autre langue).  

Une clé sur le monde, livre de Victor Abbou, présenté lors de la dernière édition des Eauditives

L’International Visual Theatre, l’IVT, dédié à la langue des signes prend une importance capitale en faisant la démonstration éblouissante de la finesse et de la palette nuancée de la LSF. « L’IVT a fait tomber nos chaînes », explique Victor Abbou. La conquête de la langue entraîne une véritable naissance à soi-même, il s’agit d’une véritable libération.Ce qui est frappant dans ce livre c’est aussi le doute permanent de l’auteur face à ce qui peut lui être proposé. Il n’ose pas enseigner, jouer du théâtre, « écrire », il sera professeur d’université, acteur à l’IVT, excellera en tout. Le carcan des aprioris sur la communauté sourde est lourd !

Une clé sur le monde, illustré par des photographies, des dessins qui expliquent certains signes en LSF, est non seulement un ouvrage passionnant et documenté mais une ouverture sur un monde trop mis à l’écart encore aujourd’hui.

Une clé sur le monde, Victor Abbou, éditions Eyes

Chansons monde

Chansons monde

Depuis quelques années, les « alter-égaux » (ce sont leurs propres termes), Myriam Daups et Gérard Dahan se consacrent plus que pleinement aux destinées du Petit Duc, suivent les artistes en résidence, offrent une programmation foisonnante et d’une irréprochable pertinence, ont créé lors des années confinées une chaîne youtubesque qui permet à un public nombreux d’assister en direct (pas de replay ou de podcast, les représentations sont diffusées en simultané, le spectateur chez lui est invité à se placer dans les mêmes conditions que celui qui se trouve dans la salle), promeuvent des actions en direction des publics empêchés, ont instauré des séances musicales éducatives destinées aux enfants autistes qui découvrent par le biais de la musique un langage, et j’oublie sans aucun doute d’autres dimensions tout aussi généreuses et éclairées. Bref, le duo Vis à Vies dont on a tant aimé les premiers opus et les spectacles s’est mis peu à peu en retrait de la scène, pour le bonheur de ceux qu’il accueille, mais frustrant son public des spectacles ciselés auxquels il l’avait accoutumé. Aussi, voir annoncer à la Maison des Arts de Cabriès le renouveau du duo a fait pousser un soupir de soulagement ! La page n’était pas tournée, juste en pause. 

Entre l’ancien et le nouveau

Aux côtés des deux multiinstrumentistes (si l’on veut être bref !) revenait un complice de longue date, le guitariste Stéphane Dahan. Les mots et les compositions de Gérard Dahan tissent leurs orbes, conjugaison subtile entre la voix fraîche et espiègle de Myriam Daups et les instruments, guitares, percussions, violon, flûte, doudouk, sapato (ce tapis de danse inventé par Gérard Dahan spécialement pour Myriam Daups afin que la danseuse de claquettes puisse ajouter de nouveaux univers sonores aux chants : les talons ou les pointes glissent sur les symboles dessinés sur la carpette, et soudain une respiration, un oiseau, un rythme lointain, un effluve des vents du Sud, un miroir aux alouettes peut-être, un frémissement supplémentaire de la planète éclosent). Il s’agit de renouer les fils du monde, ne pas en ignorer les atroces turbulences mais esquisser des raisons de vivre, de relever la tête, d’accomplir son humanité face aux barbaries, et affirmer que l’être humain vaut mieux que cela, sait aussi créer, construire, apprivoiser, décliner les harmonies communes et se lover dans la beauté sans l’abîmer. 

« Nous chantons pour partager une nouvelle vision du monde qu’on peut, peut-être, rêver ensemble : l’autre est une promesse », sourit Myriam Daups lors de sa présentation. « Même pas peur du bonheur ! » et si « le monde est gris / change de lunettes ! ». Ne les croyez pas cependant d’un optimisme béat et aveugle ! Voici l’île de Vanuatu aux « sables dorés » qui s’enfonce dans les eaux du Pacifique alors que la banquise fond inexorablement, ou encore Amagonie (contraction d’Amazone et d’agonie) qui brosse l’amer constat de la perte des forêts…

Stéphane Dahan, Myriam Daups, Gérard Dahan en concert à Cabriès

Montage photographique (Stéphane Dahan, Myriam Daups, Gérard Dahan) © Éric Hadzinikitas   

Les chansons des précédents albums se mêlent aux créations, aux emprunts amicaux, hommages au talent de leurs pairs, que ce soit avec Atome de Cédrik Boule ou un air de Tom Poisson. Des personnages venus des expériences éducatives et musicales naissent, le petit Sami qui se croit obligé de tout nier pour exister et qui peu à peu gagne confiance et sourire, l’enfant autiste et son « tambour dans la tête » … Le duo chante alors pour lui « donner des mots, à elle qui n’en a pas ».Cette capacité d’empathie s’adresse à toutes les manifestations du vivant. Écoute poétique du monde qui se traduit par un voyage musical infini, épousant les variations de rythmes, de mélodies, de tonalités de la Terre. Les frontières s’estompent au cœur des compositions qui savent préserver le sentiment d’émerveillement. « Restons des enfants et partons à la conquête des premières fois » !  Gérard Dahan partage alors une chanson écrite pour son premier petit-fils (l’enfant de Stéphane Dahan), délicieusement touchante et chargée de sens pour ce futur passeur. Douceur…

Concert donné le 13 mai à la Maison des Arts de Cabriès

Excellente nouvelle : une tournée est prévue l’an prochain !

J’avais déjà eu le bonheur de voir cette formation en duo au Petit Duc en 2019. L’article était paru sur le site de Zibeline désormais inaccessible. J’ai retrouvé le texte dans mes archives: Savoir écouter les coquillages… et leur préférer la mer.

Une nécessaire distance

Une nécessaire distance

Pour les quarante ans cette distance peut être celle entre le souffle et les bougies, la joie et la fierté du chemin parcouru, l’angoisse et le bonheur de celui à poursuivre. La fabuleuse équipe du théâtre du Maquis est prête à des lendemains qui chantent et dansent et créent. Pour le moment, pause sur image, une rétrospective non exhaustive mais transcrivant avec humour et espièglerie les quarante années passées, par tranche de dix ans en quatre soirées festives où boisson et repas (« on ne sait pas du tout ce que notre cuisinier a fabriqué, c’est une surprise aussi pour nous ! » s’amusent les comédiens qui servent au public de petites boites métalliques, référence malicieuse au nom du lieu, l’Ouvre-boîte qui lui-même doit son nom à l’aïeul qui fabriquait ces ustensiles nés de la révolution industrielle) sont offerts dans la bonne humeur. « Gardez vos cuillères pour la suite ! ». 

Le titre programmatique, Seule la légende est vraie, donne le ton : foin des exactitudes et du recensement méticuleux ! L’essentiel n’est pas là malgré le côté « Lagarde et Michard » (ces livres qui présentaient siècle par siècle un panorama de la littérature française aux lycéens d’une autre époque), qui découpe en décades la formidable aventure de la compagnie fondée par Florence Hautier et Pierre Béziers en 1982 pour une première création en 1983 (Trompe-l’œil) : 1983-1992, Le début de la fin, 1993-2002, Vogue la galère, 2003-2012, La traversée du désert, 2013-2023, Un faux départ (occasion de réviser le célèbre Chant du départ des partisans, le théâtre est malgré tout et toujours une histoire de résistance)… 

Les 40 ans du Maquis © Théâtre du Maquis

Les 40 ans du théâtre du Maquis © Théâtre du Maquis

Les références aux spectacles s’égrènent, bribes, échos, supports de réminiscences heureuses. Certaines pièces ne sont plus directement liées au théâtre du Maquis, mais sont empruntées aux créations des enfants des fondateurs, eux aussi infatigables artistes, Jeanne Béziers, comédienne hors pair, aussi à l’aise dans les registres « sérieux » que dans ceux du rire (sa force comique offre des intermèdes tordants qui noient la nostalgie dans leurs éclats) et Martin Béziers dont les créations musicales, inventives et décalées, nourrissent la trame des souvenirs. Certes, les deux artistes ont monté leurs propres groupes, macompagnie pour la première, Les Brûlants pour le second.

Comment naissent les légendes

Le trou, le trac, l’oubli, sont au cœur de ces pages d’histoire. Comment rendre le passé sans le remodeler : chacun formule sa version, chacune est vraie et fausse ou inventée, on ne sait pas, on ne veut pas chercher plus loin ; la magie du théâtre tient à ces faits dont la véracité n’est pas importante : seul le récit compte. 

Ses fils s’entrelacent, parcourent le monde, transforment les adresses, les lieux, les climats, les scénarii, le vécu se retisse en une trame mouvante. 

 Jeanne évoque le trou de mémoire sur scène : le fait de se sentir si proche d’un personnage ou d’une situation alors que l’on est sur scène est dangereux !

On se met dans la peau du spectateur, si bien que l’on perd le fil des mots noués par l’intrigue.
La distanciation, même, surtout, au cœur de l’action est nécessaire.
Les anciens costumes retrouvent le chemin de la scène, les répliques se réinventent, prennent une nouvelle couleur dans leurs juxtapositions fantaisistes. 
Les chorégraphies de Clara Higueras construisent de fulgurants intermèdes en joutes flamenquistes avec les musiciens, les chansons accompagnées par un orgue de Barbarie permettent des « changements de décor »…

Les 40 ans du Maquis © Théâtre du Maquis

Les 40 ans du Maquis © Théâtre du Maquis

On rit, on chante avec les artistes, on se souvient. L’émotion parfois gagne, mais on est au théâtre, une pirouette remet sur les fantastiques chemins de l’illusion. Longue vie à cette belle machine à rêves !

Les quarante ans du théâtre du Maquis ont été donnés du 10 au 13 mai à l’Ouvre-Boîte, Aix-en-Provence

Pas d’ennui au Théâtre des Ateliers!

Pas d’ennui au Théâtre des Ateliers!

Peter Brook est parti pour son dernier voyage le 2 juillet 2022. Sans doute la période estivale n’a pas été propice aux hommages que le théâtre doit au metteur en scène qui concevait la scénographie comme « espace vide » pour l’« art autodestructeur » qu’est le théâtre.

Alain Simon, directeur du théâtre des Ateliers, a consacré trois soirées à la lecture des textes de l’artiste sous le titre générique de Peter Brook, l’influence. Ont déjà été données les lectures L’espace Vide (novembre 2022) et Entre deux silences (février 2023). Le troisième volet réunissait sur scène Jean-Marie Broucaret, comédien, metteur en scène, formateur, directeur artistique du Théâtre des Chimères à Biarritz entre autres activités et Alain Simon en un duo de haute volée sur une lecture augmentée du texte publié chez Actes Sud, Le diable c’est l’ennui. Il s’agit de la transcription des « leçons de théâtre » dispensées par Peter Brook lors des journées des 9 et 10 mars 1991 à l’Atelier du Chaudron à la Cartoucherie de Vincennes lors de sa rencontre avec les enseignants et artistes responsables des classes Théâtre et Expression dramatique des sections A3 de plusieurs lycées de France, sous l’égide de la Direction du Théâtre et des Spectacles au Ministère de la Culture. L’objet de ces journées s’organisait sur une réflexion autour du livre L’Espace vide (éditions du Seuil) inscrit alors au programme du baccalauréat. Le caractère vivant, le flux des mots, des détours de la pensée, leur spontanéité, sont remarquablement préservés dans cet ouvrage ponctué de courts exercices et de questions des participants.

Au théâtre des Ateliers, ces questions transcrites sur de petits feuillets sont distribuées par les deux acteurs à quelques spectateurs afin d’être formulées au moment opportun, mimant les échanges des séances de travail de la rencontre de mars 1991. Les interventions de Peter Brook se voient réparties entre les comédiens. La complexité de la pensée du metteur en scène anglais se voit ainsi soulignée, développée. Le terme de réflexion prend alors tout son sens : dialogue intérieur qui s’organise en une quasi dialectique profonde et argumentée. De longues assertions sont alors exposées, démontrées, puis infirmées pour trouver dans de nouveaux rebondissements, parfois opposés, des conclusions provisoires et neuves.

Le diable c'est l'ennui, pièce à partir d'un texte de Peter Brook a été jouée par Alain Simon et Jean-Marie Broucaret au théâtre des Ateliers

Photographie (© THéâtre des Ateliers) : démonstration des « coussins » lors de la conférence de Peter Brook, reprise avec jubilation par Alain Simon et Jean-Marie Broucaret

Les intonations, les rythmes varient selon les porteurs de paroles, lecteurs qui parfois se détachent du texte imprimé pour lever les yeux vers les spectateurs et s’adresser à eux, accordant une vie et une présence troublantes aux propos qui dessinent une poétique passionnante. 

On suit Peter Brook, seul devant un public dans l’ombre amphithéâtre, exigeant l’inconfort d’une petite salle où les gens se pressent, mais se voient, établissant une proximité qui rend le discours proche, l’ancre dans une réalité concrète, oblitérant tout type de relation surplombante. Dans l’amphithéâtre, Peter Brook raconte : « je me suis trouvé́ sur une plate-forme devant un grand trou et, quelque part tout au fond, des gens dans le noir. Alors que je commençais à parler, je sentais que tout ce que je disais, les mots qui se formaient dans ma bouche étaient absolument sans intérêt (…) J’ai découvert par expérience combien la relation que nous vivons actuellement, entre une personne qui parle et un groupe qui écoute, est importante. » Il montre alors sa transformation dans la relation autre qui s’instaure avec les autres personnes, « les questions comme les réponses venant beaucoup plus naturellement ». Nous le voyons jouer hors des théâtres, dans des cafés, des ruines, des places de village et constater combien est révélatrice l’expérience de jouer en voyant la tête des spectateurs. Cette « relation directe » transforme le jeu.

L'espace vide, Peter Brook

Au début, il insiste, « pour que quelque chose de qualité puisse advenir, il faut qu’un espace vide se crée. Un espace vide permet à un nouveau phénomène de prendre vie. (…) Tout ce qui touche au contenu, au sens, à l’expression même, à la parole, à la musique, aux gestes, à la relation, à l’impact, au souvenir qu’on puisse garder soi-même… tout cela n’existe que si cette possibilité d’expérience fraîche et neuve existe également. Or aucune expérience fraîche et neuve n’est possible s’il n’existe pas préalablement un espace nu, vierge, pur, pour la recevoir. » On aimerait tout citer, renouer le fil des phrases, dans leur légèreté d’expression, avec leurs mots simples et clairs, et leur profondeur. Reprendre la lecture, revenir au livre, le ressasser, tenter d’en préserver l’essence, s’en servir comme pierre de touche pour voir, écouter… le « spectacle » s’achève par un échange, une conversation au cours de laquelle Alain Simon et Jean-Marie Broucaret racontent, témoignent, combien le travail de Peter Brook a influé sur leur approche du théâtre, leur manière d’en faire, et de le transmettre. Il ne s’agit pas d’édicter des règles du théâtre, de proposer un cours magistral et dogmatique, mais de faire bouger les lignes, « d’ébranler les notions », de fuir « l’ennui (qui), tel le diable, peut surgir à chaque moment »…

« La seule justification de la forme théâtrale est la vie ». Une définition que ne peut renier le théâtre des Ateliers !

Le diable c’est l’ennui par Jean-Marie Broucaret et Alain Simon a été donné au Théâtre des Ateliers à Aix-en-Provence le 10 mai.

Arrêt sur image et papiers froissés

Arrêt sur image et papiers froissés

Organisateur de festivals, universitaire, éditeur, romancier, essayiste, poète, Paul de Brancion multiplie les casquettes et va même jusqu’à se livrer à des travaux transversaux avec des musiciens comme Thierry Pécou ou Jean-Louis Petit pour n’en citer que deux. Sa dernière publication a choisi l’écrin de la collection Calepins aux éditions Plaine Page, mêlant photographies, montages et textes pour un Black-Out qui offre en exergue une citation de Bernard Pingaud (Inventaire) qui met en doute tout ce que nous allons lire : « ce que veut dire un auteur ne se confond jamais avec ce qu’il dit ». La précaution oratoire s’assortit d’un préambule décrivant les principes de composition et de conception de l’ouvrage, « un écrit d’insomnie » à l’ombre de séries télévisées, en particulier Prison Break, regardée « pendant toute l’écriture de Black-Out. » « Un poème par épisode », mais sans relation aucune avec la teneur des dits épisodes, dont le pouvoir addictif s’arrête là. 

En regard de chaque poème, comme une note d’autorité universitaire, un hommage aux auteurs qui l’ont précédé, une citation d’un écrivain classique se retrouve comme une annotation posée en travers au bord des pages. La relation au réel se voit alors questionnée en différentes strates au fil de trois grands chapitres, Cortex, Nature vide, Y a-t-il un son ?.  Se dessine un constat sans concession de notre époque, de ses apparences de cohérence, et d’une « cervelle trop petite / dans un cortex trop grand » alors que « tout est d’insouciance pesante »…  Dans Le château des étoiles qui brosse la vie de l’astronome Tycho Brahé, Paul de Brancion écrit à propos des premières émotions poétiques du savant, « le poète rieur est roi sur terre et sur les mers ». 

Le rire se mue en sidération devant l’entrée insensible de notre monde en dystopie par ses accélérations vides, ses égoïsmes, son culte de l’argent, et si le deuxième titre sonne comme un pied de nez aux mots d’Aristote, « la nature a horreur du vide », il montre les mots changer progressivement de fonction, la violence s’ajouter à l’ignorance. Le langage titube et se perd dans ce monde en fin de course de Y a-t-il un son ?.  Les illustrations reprennent des photographies extraites de « séries culte » et de films tout aussi cultissimes, depuis Prison break, Friends, Dawson, et se voient « augmentées » d’intrus venus de la BD ou des dessins animés en catapultages souvent cocasses qui apportent une légèreté ironique à l’ensemble. Le mythique cheval de Gandalf, Gripoil, se voit naseau contre naseau avec Jolly Jumper, la tout aussi « mythique » monture du cowboy solitaire Lucky Luke. Puissamment ancré dans les problématiques de notre contemporanéité, le texte poétique a une indéniable dimension politique. « La poésie est une arme chargée de futur » disait Gabriel Celaya, le poète rieur est aussi le voyant rimbaldien…

Black-Out de Paul de Brancion, éditions Plaine Page, a été présenté lors de la quinzième édition des Eauditives.