Sur un coussin de violons

Sur un coussin de violons

Découverte d’un orchestre et d’une cheffe, le Hong Kong Sinfonietta dirigé par Yip Wing-sie, pour une soirée beethovenienne onirique à la Roque d’Anthéron !

Dans le cadre des soirées dédiées à l’intégrale des Concertos pour piano de Beethoven, le n° 4 en sol majeur opus 58 était au programme du samedi 22 juillet sous la paume protectrice de la conque du parc de Florans. 

Toute frêle dans sa robe d’eau tranquille, la pianiste Anne Queffélec, habitait l’œuvre avec une élégante simplicité.Les violons disposés inhabituellement de part et d’autre du piano offraient un écrin souple et très intéressant à l’instrument concertant, soulignant par leur velouté la clarté fluide du jeu de l’interprète, émouvante dans les phrasés descendants réitérés, tels des questions sans réponse, subtile lorsque la verve entraînante des arpèges scandés par les accords de la main gauche s’emporte en élans fulgurants de beauté. La grâce de l’instrumentiste réside non seulement dans une technique parfaite, mais aussi, surtout, dans la capacité à nourrir la partition d’une culture fine. Une dentelle aérienne se dessine ici, avec une manière inimitable de faire parler les silences. Le piano engage un réel dialogue avec l’orchestre, espace de paix peuplé des fragrances stridulantes de la nuit de la Roque. En bis, Anne Queffelec prend la parole pour expliquer le choix de l’œuvre : « Haendel était le musicien préféré de Beethoven, alors voici son Menuet en sol mineur ». Délicate poésie, temps suspendu…

Anne Queffélec Hong Kong Sinfonietta Yip Wing-sie 7 © Valentine Chauvin 2023

Anne Queffélec Hong Kong Sinfonietta Yip Wing-sie 7 © Valentine Chauvin 2023

La septième Symphonie en la majeur permettait d’apprécier davantage encore la qualité du Hong Kong Sinfonietta, et la direction précise et nuancée de sa cheffe, Yip Wing-sie.

Cette pièce publiée en mai 1816 fut considérée par Richard Wagner comme « l’apothéose de la danse (…), réalisation la plus bénie du mouvement du corps presque idéalement concentré dans le son. ». Et l’orchestre semble danser véritablement sous l’impulsion de sa cheffe !
Sans doute, la disposition des violons nuisait-elle à l’émotion tragique du deuxième mouvement, lui enlevant de sa gravité, mais l’enthousiasme final du dernier mouvement, avec un tempo fort accéléré, s’enivrait de lui-même en une jubilation communicative. Illustration parfaite d’une danse où le corps et le rythme ne font qu’un.

Hong Kong Sinfonietta Yip Wing-sie 1 © Valentine Chauvin 2023

Hong Kong Sinfonietta Yip Wing-sie  © Valentine Chauvin 2023

 

Concert donné le 22 juillet au parc de Florans de La Roque d’Anthéron,

Gémellités encordées

Gémellités encordées

Les Gharbi Twins, malgré leur nom, sont un trio constitué de jumeaux (d’où le nom) et de leur cousin. Tous trois sont des figures majeures de la musique classique tunisienne actuelle. Bechir Gharbi, le Paco de Lucia du oud, Mohamed Gharbi, violoniste hors pair et Sami Gharbi, un prodige du qanûn. La complicité qui unit ces musiciens accorde à leur jeu une liberté inégalée.  Un regard, un sourire, l’effleurement d’une corde, l’esquisse d’une note et la magie opère. Dès les premières mesures, un vol d’oiseau s’élève au-dessus de la cour de l’hôtel Maynier d’Oppède. Plus tard, un pigeon roucoulera entre deux accords de l’incipit d’Espoir. On sourit : tout se conjugue autour des instrumentistes à qui l’on doit toutes les compositions du concert.

Chacune est un condensé d’émotion, convoquant les motifs de la musique classique du Moyen-Orient, usant des maqâms que l’on peut rapprocher des râgas de la musique indienne, qui associés aux quatre éléments, au jour et à la nuit, insufflent un caractère différent aux morceaux. La spiritualité est indissociable des pièces interprétées et le résultat est tout simplement envoûtant. Dans la touffeur de l’été, le trio invite la douceur d’un Parfum d’hiver, reprend ostinato le motif d’Espoir, l’irisant de variations subtiles, nous invite à plonger dans son Enfance où les instruments se métamorphosent insensiblement, le oud prend des allures de guitare, le violon s’évade en rêveries tziganes… Avant l’été nous transporte dans des sonorités d’outre-Atlantique où la country flirte avec les quarts de ton de l’Orient tandis que les musiciens se lancent dans des soli ébouriffants : inventivité, humour, virtuosité qui préparent au duo/duel de Contemplation. Les deux frères jouent en miroir, poussant l’autre à se surpasser, en une émulation espiègle et brillante.

Oud
violon

Le oud alors s’hispanise, adopte des phrasés dignes de Paco de Lucia et offre des pages d’anthologie d’une musique universelle, le violon côtoie les étoiles, et le qanûn s’exacerbe, les mains du musicien frappent, volent, redessinent les rythmiques, soutenant de ses articulations sûres les débauches oniriques des deux autres. Nomade tunisien poursuit avec plus de netteté encore « le voyage entre toutes les cultures à travers le monde » (Mohamed Gharbi), les accents venus de tous les coins de la planète fusionnent ici, une respiration de l’Inde, un écho d’une musique de la Grèce, un soupir d’Asie Mineure (commun à la musique turque et à celle des rébétikos), une fragrance des airs classiques de la Tunisie, -le voyage, c’est aussi revenir-, un soupçon de danse balkanique, un effet de jazz… Tout simplement éblouissant !

Qanûn

 

Concert donné le 21 juillet dans le cadre du Festival d’Aix-en-Provence, Hôtel Maynier d’Oppède

Notes et cigales

Notes et cigales

En ouverture, le Festival international de piano de la Roque d’Anthéron offrait, sous la conque familière du parc de Florans, un concert qui résumait l’esprit de sa quarante-troisième édition. 

La soirée invitait l’Orchestre de chambre de Paris qui, sous la houlette de Lionel Bringuier, affrontait avec bonheur des œuvres destinées à un orchestre symphonique au grand complet, dont l’imposant Concerto pour piano et orchestre n° 5 en mi bémol majeur opus 73, dit L’Empereur.

Cependant avec une courtoisie de gentleman, le programme débutait par l’œuvre d’une compositrice, Emilie Luise Friederika Mayer, artiste allemande du XIXème siècle. Son œuvre abondante, huit symphonies, des ouvertures, des lieder, des sonates pour piano, violon, violoncelle, des quatuors à cordes, n’est pas encore totalement publiée. Le Neue Berliner Musikzeitung écrivait à son propos en 1850 « Emilie Mayer a réalisé et reproduit ce dont sont capables les puissances féminines et de second ordre ». Est-il nécessaire d’épiloguer sur la considération accordée aux femmes à l’époque, interprètes oui, compositrices, non… 

Bertrand Chamayou Festival International de piano de la Roque d'Anthéron © Pierre Morales 2023

Bertrand Chamayou Festival International de piano de la Roque d’Anthéron © Pierre Morales 2023

Quoi qu’il en soit, son Ouverture n° 2 en ré majeur inaugurait par ses premiers accords en tutti d’orchestre les festivités de l’été. Le goût pour les contrastes et les variations se fond en une délicate légèreté, les instruments à vent solistes (exceptionnelle flûte traversière) esquissent les marges d’une certaine insouciance ; un passage d’ensemble évoque un galop de bal ; une intrigue s’ébauche, présageant une opérette à venir, le tout avec une aisance naturelle qui se love dans le bruissement des élytres des cigales.

Cristal nocturne

À la tombée de la nuit éclot le premier temps de la série de concerts consacrés à l’intégralité des concertos de Beethoven. Le pianiste Bertrand Chamayou retrouve pour l’exercice l’orchestre avec lequel il a joué cette même pièce il y a quelques jours au Het Concertbouw Amsterdam. La complicité entre les musiciens est tangible dans la belle version de La Roque d’Anthéron aux gradins archi-combles.

L’œuvre, composée alors que Napoléon bombardait la ville de Vienne en 1809, garde quelque chose de guerrier de l’état d’esprit de Beethoven qui, selon la légende, l’écrivit au fond d’une cave. L’introduction orchestrale sur le mode majeur mime une attitude héroïque tandis que l’entrée du piano, toute d’élégante discrétion, semble un asile de douceur. Bertrand Chamayou accorde à la partition des sons cristallins d’une infinie douceur, dialogue avec subtilité avec les bois, puis s’emporte, harangue l’orchestre, lui tient tête avec puissance, le charme, use de tous les artifices de la persuasion. 

Bertrand Chamayou Festival International de piano de la Roque d'Anthéron © Pierre Morales 2023

Bertrand Chamayou Festival International de piano de la Roque d’Anthéron © Pierre Morales 2023

Les plus calmes et les plus oniriques confinent au sublime. Les redoutables passages de trilles sont exécutés avec une fougue et une précision confondantes. Après de tels élans virtuoses, le pianiste jouera en bis la calme Sonate pour piano en do majeur Hob XVI/50 de Haydn, dont l’apparente simplicité cache une technicité rare. La musique se mue alors en conversation avec l’âme.

Seul, l’orchestre interprétait en seconde partie la Symphonie n° 4 de Beethoven, peuplée de mystères, de joies souveraines, d’émotions lyriques, de liberté, d’humour, de vibrants échos, de calmes éphémères et d’orages encore plus brefs, en un canevas de motifs qui tissent les écheveaux du bonheur. Le Scherzo du Songe d’une nuit d’été (musique de scène opus 61) de Mendelssohn venait bisser la nuit apaisée des grillons. Délices !

 Ouverture du Festival international de piano de La Roque d’Anthéron le 20 juillet

 

Rire de paille

Rire de paille

La Compagnie Zou Maï Prod crée le second volet du diptyque Le rire dans tous ses états, dont le premier acte est né en 2022, Tchatchades et Galéjades, petite forme théâtrale itinérante qui établissait une relation privilégiée entre acteurs et public, comme sait si bien le faire l’acteur Christian Mazzuchini, fondateur et directeur artistique de la compagnie.

Initialement, le comédien rêvait d’un travail sur Pierre Desproges. Cependant revenait régulièrement sous la plume de l’écrivain le nom de Jean-Louis Fournier. Ignorant tout de ce dernier, Christian Mazzuchini se met à le lire. « Comment ai-je pu passer depuis tant d’années à côté de cet incroyable personnage ! (…) je viens de tomber sur une mine de rire » raconte-t-il.

C’en est fait, la prochaine création doit être consacrée à cet auteur prolifique (plus de 40 livres). La puissance d’autodérision de Fournier atteint des sommets, tant la vie lui a été amère, cumulant un lot invraisemblable de malheurs et de tragédies.

Le rire devient alors un instrument de survie. La légèreté contrebalance le poids des fêlures, le rire dans ses pirouettes fait un pied de nez vainqueur au sort qui parfois s’acharne.

De la paille dans la tête ©Thierry Aguila

De la paille dans la tête ©Thierry Aguila

 Le texte de la pièce, De la paille dans la tête, Histoires pour distraire ma Psy, est le résultat d’une compilation de quinze ouvrages de Fournier, solidement construite par Dimitri et Christian Mazzuchini. 

Voici un cadre sonore champêtre, un téléphone (de ces antiques avec le cadran qui tourne) laisse pendre lamentablement ses écouteurs et pourtant une sonnerie se fait entendre.

Y répond une voix enregistrée (Marilyne Le Minoux) « Allô Bonjour, nous sommes ravis de vous accueillir à SOS Désespoir »….

De la paille dans la tête ©Thierry Aguila

Le patient (Christian Mazzuchini) entre en scène : verve de mime, étonnement du monde, jeu avec les chants d’oiseaux et d’insectes… « Je suis en analyse depuis trente ans, depuis trente ans j’apprends à vivre »…

Afin de désennuyer sa psy de la monotone rengaine des êtres désespérés qui vont la voir, notre personnage invente des histoires, les peuple d’anecdotes, s’exerce à la blagounette plus ou moins heureuse, s’enlise, rebondit, virevolte comme un papillon entre les sièges « moches » de la salle d’attente et les mots, se réinvente, véritable objet littéraire qui embarque à sa suite tout un univers dans sa chaotique et fascinante divagation. 

De la paille dans la tête ©Thierry Aguila

Les messages téléphoniques viennent s’insérer, cruels et si vrais, tels de lancinants refrains. Le texte est une partition musicale sur laquelle viennent se poser pensées et émotions « à sauts et à gambades », un Montaigne du rire sur des musiques de Dimitri et Sacha Mazzuchini et la complicité de la petite chienne Gina, une habituée des planches ! Un régal, « et voilà ».

Avant-premières les 26 et 31 juillet au Village des Fadas du monde, Martigues

Le « et voilà » final est à découvrir, il scande en ritournelle la pièce.

Aux frontières des mondes naissent les contes

Aux frontières des mondes naissent les contes

Une fois de plus le Festival international d’Art lyrique d’Aix-en-Provence s’affirme comme lieu de création. Le très attendu Picture a day like this du compositeur George Benjamin qui nous avait séduits avec le monument qu’est Written on the skin, renoue avec les contes des origines. 

Le récit écrit par le dramaturge, complice de longue date du musicien, Martin Crimp, dans un style en épure, très resserré, met en scène une femme qui vient de perdre son enfant, alors qu’il commençait à former ses premières phrases.

Refusant sa mort, elle va tenter de le ramener à la vie. Il lui faudra rapporter le bouton du vêtement d’une personne heureuse. Trois « Parques », personnages aux habits noirs surgis au moment du deuil, lui tendent une feuille de route désignant les personnes qu’elle devra rencontrer et solliciter. Une note de piano, prélude à un chant dépouillé où naissent naturellement quelques mélismes éclot dans le miroitement des ombres rendant le noir vivant comme un tableau de Pierre Soulages.

 

Picture a day like this - Festival d'Aix-en-Provence 2023 © Jean-Louis Fernandez

Picture a day like this – Festival d’Aix-en-Provence 2023 © Jean-Louis Fernandez

Le Mahler Chamber Orchestra dirigé par le compositeur épouse les variations du texte, le chatoiement de ses nuances, telle une toile moirée. Marianne Crebassa apporte à ce dénuement le velours de sa voix de mezzo-soprano, émouvante dans sa droiture et sa retenue, rendant plus tangible encore sa colère devant l’atroce perte. Elle croise des Amoureux, Beate Mordal et Cameron Shahbazi, mais l’Amant proclame son engouement pour le polyamour. L’Amante le rejette alors. La soprano amoureuse deviendra plus tard une Compositrice bipolaire arrogante et égarée dans les affres de la composition, changement de rôle jubilatoire ! Le baryton à la tessiture vertigineuse, John Brancy, campe un Artisan versatile qui trouve le bonheur dans sa « molécule de chlorpromazine » puis un Collectionneur qui cherche à être aimé de la Femme en échange du bouton.

Enfin, dans un jardin merveilleux (vidéo somptueuse du plasticien Hicham Berrada), elle rencontre Zabelle, subtile Anna Prohaska, qui pourrait être aussi cette Femme, et qui est heureuse seulement parce qu’elle n’existe pas… Le retour au réel, au cœur des trois murs en miroirs opacifiés de la scénographie de Daniel Janneteau et Marie-Christine Soma, se teinte alors de fantastique, un bouton brille dans la main de la mère. 

Picture a day like this - Festival d'Aix-en-Provence 2023 © Jean-Louis Fernandez

Picture a day like this – Festival d’Aix-en-Provence 2023 © Jean-Louis Fernandez

La fin reste ouverte, le monde intérieur, l’espace de jeu, le livret, la musique, sont en symbiose totale, dans cette bulle onirique et poétique. Un spectacle envoûtant et hypnotique.

Du 4 au 24 juillet, Jeu de Paume, Festival d’Aix-en-Provence