Entre l’ancien et le nouveau

Entre l’ancien et le nouveau

Les Nouveaux Horizons rêvés par le violoniste Renaud Capuçon et l’altiste Gérard Caussé ont poursuivi lors de leur quatrième édition le tissage entre pièces du répertoire et créations 

Les morceaux travaillés lors d’une semaine de résidence par leurs dix interprètes, huit jeunes musiciens réunis autour des deux fondateurs de l’évènement, ont été joués lors de trois représentations qui entrelaçaient « classique » et création allant du duo au septuor pour un panorama musical éclairant de la musique chambriste. 

Extrêmes

Les deux représentations du vendredi et du dimanche séduisaient ainsi par leur variété, le talent très investi des artistes qui apportaient leur fougue et leur finesse aux partitions parfois diamétralement opposées qui leur étaient proposées. Passer du Trio pour piano, violon et violoncelle en ré mineur opus 120 de Gabriel Fauré, subtilement servi par le piano souverain de Guillaume Bellom et le dialogue des cordes, Irène Duval (violon) et Maxime Quennesson (violoncelle) à la création de Sasha J. Blondeau, Muter pour deux violoncelles (Maxime Quennesson et Ivan Karizna) relevait de la prouesse. Cette pièce puissante use de toutes les capacités sonores de l’instrument, cordes pincées, frottées, frappées, « oiselées », sons menés de leur plénitude expressive à la saturation, pour une performance qui dessine des paysages urbains puis les quitte, habitant l’âme de résonances nouvelles, une réelle performance ! Le Quintette avec piano (1919) du trop peu connu Frank Martin, pièce que l’on pourrait qualifier de néo-baroque faisant dialoguer les instruments (violons de Renaud Capuçon et Irène Duval, alto de Sara Ferràndez, violoncelle d’Ivan Karizna, piano de Guillaume Bellom) jongle avec souplesse entre les atmosphères, passe de la jubilation à l’infinie tristesse puis aux accents de danses d’Europe de l’Est.

Nouveaux Horizons, GTP, Concert du 10 novembre © Caroline Doutre

Nouveaux Horizons, GTP, Concert du 10 novembre © Caroline Doutre

Nouveaux Horizons, GTP, Concert du 10 novembre © Caroline Doutre

Nouveaux Horizons, GTP, Concert du 10 novembre © Caroline Doutre

Le septuor de Sofia Avramidou What can that be my apple tree?, inspiré du conte La jeune fille sans mains des frères Grimm, invitait aux côtés des musiciens précédents le violon d’Anna Göckel, l’alto de Gérard Caussé et le violoncelle de Maxime Quennesson. L’œuvre suit une dramaturgie précise, transmute en sons une idée poétique du propos, métamorphose les timbres, joue des contrastes, palpitations du silence, traits exacerbés, horlogerie minutieuse qui fait se balancer les instrumentistes, incorporant physiquement les mesures avant l’éclosion d’une mélodie profonde et salvatrice.

Traditions

Le premier jour, la fine pianiste Julia Hamos s’attachait au Trio avec clarinette (éblouissant Joë Christophe) de Beethoven puis au très beau Quatuor pour piano et cordes en si mineur de Guillaume Lekeu (la composition fut interrompue par la mort du musicien et le deuxième mouvement fut achevé par Vincent d’Indy). Si la création très millimétrée de Christopher Trapani, Slow smoke, donnait une partition particulièrement chargée et délicate à la clarinette, l’accompagnement des deux violons, alto et violoncelle, elle était fortement datée des débuts des travaux de l’IRCAM.

Nouveaux Horizons, GTP, Concert du 10 novembre, Camille Pépin © Caroline Doutre

Nouveaux Horizons, GTP, Concert du 10 novembre, Camille Pépin © Caroline Doutre

En revanche, la pièce nouvelle de Camille Pépin, Si je te quitte, nous nous souviendrons, subtil duo entre le violon de Renaud Capuçon et le piano de Guillaume Bellom, taillée sur mesure pour ces deux brillants interprètes, mélange les couleurs, joue des contrastes, lyrique et fluide, un petit bijou!

Nouveaux Horizons du 10 au 12 novembre, conservatoire Darius Milhaud, Aix-en-Provence

Grand orchestre et piano

Grand orchestre et piano

Régulièrement invité au Grand Théâtre de Provence, l’Orchestre national Avignon-Provence mené par Deborah Waldman se glissait dans des œuvres de Mozart et de Tchaïkovski

Le Concerto pour piano n° 24 en ut mineur K.491 de Mozart (un des rares concertos du compositeur à être en tonalité mineure) offrait un équilibre soyeux au cantabile de David Kadouch. Le pianiste, vêtu de sa vareuse noire, choisissait une interprétation d’enfant sage.

L’intime trouvait ici une expression douce loin de la surprenante « énergie sauvage et désespérée » dont parlait Olivier Messiaen à propos du premier mouvement cette œuvre dont l’écriture n’est pas sans préfigurer le Beethoven des dernières années. La sérénité du piano, son raffinement, son élégance expressive, dialoguent dans le Larghetto avec l’allégresse des bois puis l’instrument moire ses effets dans l’Allegretto finement espiègle. Le tragique, le sentiment de douleur souvent attribués à cette œuvre sont éludés dans cette interprétation raffinée aux allures de confidence.

David KadouchPhoto: Marco Borggreve

David Kadouch © Marco Borggreve

En bis, le subtil musicien, défenseur des musiques « oubliées » interprétait la Mélodie opus 4 n° 2 de Fanny Hensel Mendelssohn, lumineuse de simplicité.

Après l’entracte, les rangs de l’orchestre s’étoffaient pour une approche d’anthologie de la Symphonie n° 6 opus 74 de Tchaïkovski. Ce dernier avait donné le titre de Symphonie passionnée à ce qui sera traduit par Pathétique en français pour évoquer ce testament du compositeur russe. Le lyrisme poignant de l’œuvre, sa puissance, ses élans, ses scansions tumultueuses, étaient rendus avec un talent de coloriste hors pair. La cheffe ne cherche pas à imposer une vision, mais suit les intentions du compositeur, entre dans sa dramaturgie, en épouse les respirations, les contrastes, les exaltations, sans jamais tomber dans le mièvre.

Debora Waldman par  Lyohdo Kaneko

Debora Waldman © Lyohdo Kaneko

Les cuivres resplendissent, la texture des cordes étoffe les richesses harmoniques, sous une baguette aussi fluide qu’inspirée et incisive.

Spectacle donné au Grand Théâtre de Provence le 9 novembre

Vertiges « onigiriques »

Vertiges « onigiriques »

Les quatre musiciens d’Oni Giri (devoir des démons ou boulette de riz entourée d’une algue en japonais ?) signent leur deuxième album (Vertige était paru en 2022), Le jardin des rêves. Et c’est bien un monde onirique/ « onigirique » (d’après leur vocabulaire) que dessinent les huit compositions du pianiste Rémi Denis. En un jeu fluide où les thèmes tournent ostinato une musique envoûtante déploie ses orbes, échos des courts textes poétiques du pianiste, haïkus libres inspirés du quotidien, impressions fugitives saisies par les mots et transcrites musicalement.

La Chanson pour cinq doigts qui ouvre l’album est inspirée d’une mélodie que le musicien a improvisée à une main au piano avec son fils sur les genoux. Le piano s’emporte en vagues joyeuses, ébauche une mélodie avec la trompette de Christophe Leloil, rejointe par le reste du groupe, Say Nagoya au saxophone, Damien Boutonnet à la contrebasse et David Carniel à la batterie. Espiègle, Swing the Swiffer évoque les facéties de sa chatte, Swing. Nilgiris, du nom des « Montagnes bleues » situées à la frontière du Kerala en Inde du Sud, laisse à la contrebasse une partition subtile qui répond au lyrisme du piano, sans doute en raison de la couleur bleu mauve des fleurs de ces hautes montagnes (le plus haut sommet atteint 2 634 m) qui fleurissent dit-on tous les douze ans…

Oni Giri

Autres sommets avec Premières Neiges à l’enthousiasme fertile, le compositeur pose des notes sur ses longs voyages à pied ! En contrepoint, le piano délicatement fluide ouvre Le Cri du Chewbiemouth des Forêts que la faconde de la trompette et du saxophone conduit à l’exubérance. Autre mythologie, Tale of the Golden Donkey, tisse avec élégance les thèmes virtuoses des soufflants.  Planant, 7, (oui, un chiffre parfois suffit, on l’interprètera comme on voudra) offre son atmosphère soyeuse au solo de bugle sur tapis de batterie et contrebasse. Enfin, Minuit dans le Jardin des rêves esquisse des paysages vaporeux où la nuit veloutée du jazz nous enveloppe. Superbe !

Le Jardin des rêves, Oni Giri, enregistré aux Studios La Buissonne, production avec le soutien de la Région SUD

À la rencontre des écritures du monde

À la rencontre des écritures du monde

Dédiée au journaliste et compagnon de route, Jean-Pierre Salgas parti le 11 avril dernier, la dernière édition des Écritures Croisées n’accueillait pas moins de deux prix Nobel sous les voiles déployées au-dessus de l’amphithéâtre de la Manufacture

Annie Terrier fondatrice et âme de cette manifestation qui durant quarante ans a su développer une image atypique et ô combien pertinente et riche de ce que peut être une fête du livre, évoquait avec un étonnement ébloui le parcours accompli. Tant d’auteurs qui, dans la lignée du festival littéraire Les Belles Étrangères, le rappelait le « dernier président » des Écritures croisées, Jean-François Chougnet, ont été conviés dans la ville d’Aix-en-Provence pour cette « épreuve de l’étranger » chère à Annie Terrier, qui a ouvert tant de pistes, fait mûrir les esprits, a élargi nos horizons, a peuplé nos imaginaires, nourri nos réflexions, approfondi nos approches du monde et de nous-mêmes. 

Un esprit particulier

Gérard Meudal, traducteur entre autres de Paul Auster, Norman Mailer, Salman Rushdie, et animateur éclairé et précis de nombre de rencontres avec les auteurs depuis de longues années, partageait avec le public des mots adressés à Annie Terrier, dont ceux d’Hannah Schygulla et de Salman Rushdie qui aurait dû être là, mais « présent avec (nous) en esprit »… Cet esprit qui a sous-tendu les fêtes du livre aixoises a été unique : jamais il ne s’est agi de « foire aux livres » agrémentée de quelques tables rondes, mais d’une réelle rencontre avec des auteurs, des œuvres, leur teneur, leur lecture de notre humanité. Tour de force de cette approche, jamais l’on ne s’est abîmé dans des analyses universitaires hors-sol, être à l aportée de tous sans condescendance, : la simplicité des évocations et des discours mettaient à la portée de tous les pensées les plus complexes, les problématiques les plus ardues, passant par l’anecdote, la confidence, les exemples éclairants, les lectures finement amenées (on gardera en mémoire, entre autres, celles d’Anne Alvaro, de Nicole Garcia, d’Alain Simon, adepte de marathons fantastiques), les films présentés par les auteurs, les passages musicaux, la danse (sublime dernière danse du GUID sur des extraits de chorégraphies d’Angelin Preljocaj, cette année !)… On est partis loin, avec Russel Banks, Philip Roth, Antonio Tabucchi, Toni Morrison, V.S. Naipaul, Günter Grass, Kenzaburô Oé, David, Grossman, Salman Rushdie, Stéphane Hessel, Carlos Fuentes, et tant et tant, phares de notre époque. 

Annie Terrier et Kenzaburo Oé

Annie Terrier et Kenzaburo Oé © D.R.

Deux géants

Wole Soyinka et J.M. Coetzee étaient les invités de cette clôture, tous deux prix Nobel, le premier en 1986, le second en 2003. Les deux étaient conviés à parler de leur approche de la littérature. Wole Soyinka se défendit d’être romancier : « je suis un auteur de théâtre, c’est ma spécialité, j’anime des ateliers, je mets en scène j’écris pour des compagnies. Je ne me considère pas comme un romancier, plutôt comme un romancier accidentel. » Face aux étudiants, il précisera son goût de « manipuler les histoires », son appétit insatiable de lecture, et ce dès l’enfance : « je lisais alors que je ne savais pas encore lire », sourit-il, « je ne pense pas que je voulais être un écrivain, mais je me considérais comme un écrivain ». Son écriture théâtrale s’adapte aux comédiens, prend des tours inattendus, « nous, écrivains, sommes imprévisibles ! », d’ailleurs, il explique « je ne suis pas de ceux qui s’assoient derrière leur bureau à heures fixes, je n’ai aucune discipline. Une idée peut naître, attendre parfois des années avant d’être écrite, mais alors, lorsqu’elle est prête à déborder sur la page, j’ai trop hâte à la mettre en mots ».

Wole Soyinka © PIUS UTOMI EKPEI / AFP

Wole Soyinka © PIUS UTOMI EKPEI / AFP

J.M. Coetzee quant à lui se refusa à évoquer ses ouvrages : « tout est dans mes livres, je n’ai rien à y ajouter ». Cependant, il accepta de discuter de manière très socratique avec les étudiants à propos de Bartleby de Melville.

Ses interrogations, précises, prenant chaque fois le contre-pied de ce que les jeunes lecteurs proposaient avec beaucoup de finesse, les poussaient à réfléchir avec de plus en plus d’acuité sur le travail de l’écrivain, son traitement des personnages, sa manière d’organiser les points de vue et ce qui est livré au lecteur, interrogeant avec une malice « pourquoi est que l’on veut comprendre les histoires, le monde autour de nous ? Est-ce nécessaire ? ». Une leçon magistrale d’écriture qui fut complétée le dernier jour par une lecture éloquente d’un passage de l’un de ses ouvrages, Summertime, qui laissa percevoir le rythme profond de son style, simple, poétique et sans concession pour ses personnages ni pour le monde qui les entoure…

Coetzee J.M. © Jerry Bauer

Coetzee J.M. © Jerry Bauer

Les livres, les merveilleux livres poursuivent leur route, à nous désormais de continuer à chercher les écrits, à l’instar d’une autre invitée, Henrietta Dax, fabuleuse libraire globe-trotter qui a arpenté la planète en quête de livres rares…

13, 14, 15 octobre, La Manufacture, Aix-en-Provence

Nouvelle Norma, Sarah McCoy!

Nouvelle Norma, Sarah McCoy!

Sarah McCoy posait ses valises au 6mic pour une soirée luciférienne avec son nouvel album, High Priestess

 En première partie, la chanteuse-compositrice Liquid Jane (Jeanne Carrion) séduisait le public par la vivacité de sa voix, de ses textes, son empathie, son humour. Accompagnée de « Simon au synthé et Ben à la batterie » (ainsi les présenta-t-elle), elle proposait des chansons de son répertoire et quelques nouveautés en avant-première. Les textes renvoient au vécu, s’attachent à des détails drôles, épinglent ceux qui ont trahi leur parole, les êtres aimés puis détestés, dessinant un univers prenant servi par une voix juste et pure aux envols affirmés. Sa pop-rock-néo-soul aborde les ombres pour les transmuter en lumière. « Je suis fière de partager la scène avec Sarah McCoy, une femme aussi forte » déclarait-elle avant un dernier bis.

Il est vrai que la diva Sarah McCoy impose d’emblée une âme, un style, une approche, vivante, pugnace, mutine, blessée parfois, rebelle toujours. Seule sur scène, à genoux, elle lance son premier morceau a cappella, bouleversante de fragilité et de force. Sur le tapis électro-pop-jazzy décliné avec un talent fou par ses deux complices, Jeff Halam (basse) et Antoine Kerninon (batterie, machines), (on les avait déjà entendus en trio au théâtre Durance en novembre 2022), sa voix puissante et nuancée déploie mots et mélodies, ostinato envoûtant d’Oracle, blues crépusculaire de Weaponize me… La vie de la chanteuse continue de nourrir ses créations soulignées par un piano qui flirte avec les ombres dans un nouveau répertoire qu’elle qualifie de « thermonucléaire », tant le bouillonnement des instruments sous-tend les incantations vocales.

Sarah McCoy au 6mic © Olivier Gestin

Sarah McCoy au 6mic © Olivier Gestin

Le spectacle reprend les compositions de High Priestess, album qui expose « la dissection et l’interrogation de soi et de la santé mentale avec un couteau musical douloureux mais gentil » (ibid).

Le refrain de Weaponize me, « each lie was just a bullet in your gun, but all it took was one, to weaponize me » (chaque mensonge n’était qu’une balle dans ton fusil, mais il n’en fallait qu’un seul pour m’armer) montre la jeune femme debout face aux violences reçues. Le rire homérique de la diva-lionne emporte tout, triomphe des petitesses de la vie. Si le cœur reste vulnérable, jamais l’artiste ne se pose en victime. Se moquant de ceux qui se « mettent à la place des êtres dans la peine », et serinent « I’m sorry », elle répond « I’m sorry, take it all » et se désaltère d’un verre de vin rouge disposé à côté d’elle avant de convoquer les fantômes des pianistes comme Rachmaninov au cœur d’une rêverie aux accents telluriques sur le piano.

Sarah McCoy au 6mic © Olivier Gestin

Sarah McCoy au 6mic © Olivier Gestin

Sa première chanson en français, La fenêtre, invite les « souvenirs noirs et blancs » alors que la pluie tombe sur Paris égrenant des souvenirs douloureux. L’amour ne met pas cependant la chanteuse en état de faiblesse : elle rugit avec sa voix de blues, refait des détours par la soul, s’enracine dans la pop, orchestre les contours d’un univers personnel qui fascine l’auditeur. La musique plane, groove, s’enivre de beats obstinés, émeut, subjugue, clame une liberté qui se conquiert et c’est très beau.

Concert donné au 6mic, Aix-en-Provence le 2 novembre 2023

 

Sarah McCoy au 6mic © Olivier Gestin

Sarah McCoy au 6mic © Olivier Gestin