De l’autre côté du mur

De l’autre côté du mur

Berlin est sans doute plus qu’une ville. Elle fascine les artistes, détruite à la fin de la Seconde guerre mondiale, double capitale, symbole de la scission Est/Ouest, elle est devenue un creuset culturel actuel. 

Benjamin de Lafourcade s’inspire de l’histoire de cette cité pour son deuxième roman, Berlin pour elles (Gallimard). En trois temps, trois photographies de la ville, 1967 ? 1975, 1988 et un épilogue, 2016, est brossé le portrait d’une Allemagne dont on croit tout connaître par le biais de deux personnages dont on suit l’évolution. Ce sont deux petites filles, Judith et Hannah.

Elles vivent à Berlin est et ont six ans en 1967 lorsque débute le roman :  « Sa vie tenait encore sur les doigts d’une seule main. Elle montrait sa paume tendue lorsqu’on lui demandait son âge, fière de savoir, fière de compter. Hier soir, juste avant la nuit, elle a grandi d’une année et sa mère a chanté. Il faut un pouce de plus pour dire son existence. Hannah avait six ans quand elle s’est réveillée. » Leur rencontre s’effectuera sur un terrain vague, « un trou dans le paysage ». Cet espace est coupé en deux par le mur, « une ligne basse à laquelle on s’est habitué, une ligne morne qui s’éclaire quand vient la nuit ».

Une poésie douce sourd des ruines, des déserts, des frontières.
Une amitié profonde se noue entre les deux enfants. Jouer avec une fourmi ça crée des liens ! Leurs liens perdurent, vifs, malgré leurs familles, le père de Judith, membre de la Stasi, refuse que sa fille fréquente l’enfant d’une mère célibataire par choix, Rita, conductrice d’excavatrice de charbon puis ouvrière de nuit à l’usine de câbles.

https://urban-nation.com/art-map/elle-one-wall-for-the-urban-nation-unity-project/ (image trouvée sur ce site)

Paradox Elle Berlin Mural Fest sur le site https://urban-nation.com/art-map/elle-one-wall-for-the-urban-nation-unity-project/

On croisera Werner, un ancien soldat, clown alcoolique, Harald, pasteur selon qui « il faut savoir refuser l’ordre. Ne pas se soumettre à la règle si la règle applique le mal. Trouver le chemin de Dieu dans la désobéissance ». 

On verra la descente de Karl, le fil d’Harald, vers une truanderie de plus en plus organisée.

 

Si les réactions des adultes peuvent trouver une explication dans l’oppression dictatoriale, l’univers de délation, de mensonge, de falsification, une humanité radieuse émane des sentiments des deux petites filles qui semblent passer à travers les remuements de l’histoire sans en être atteintes.

« Grandir, c’est oublier » … c’est contre l’oubli que l’amitié se dresse.

La narration est au présent, quelle que soit la période abordée : c’est dans le présent que l’émotion est la plus vivante.

Le passé est le lieu de l’oubli des trahisons de la mémoire.

Il n’est pas de jubilation de la chute du mur, le récit central s’achève un an avant, en 1988. L’épilogue scelle le refus d’un retour en arrière et la conclusion est emplie d’espoir.

 

La plume sensible de Benjamin de Laforcade arpente les époques et les âmes. Le texte se lit d’une seule traite, avec délectation.

Berlin pour elles, Benjamin de Laforcade, Collection Blanche, éditions Gallimard

Parodie sans parodie

Parodie sans parodie

Le treizième cycle estival des Voix animées, Entre Pierres et Mer, s’achevait par un concert intitulé Parodia, sous les amples voûtes de l’abbaye de Silvacane.
Le titre pouvait induire en erreur, « parodia » autrement dit « parodie », laisse entendre aujourd’hui un certain humour, s’appuyant sur le pastiche ou la caricature souvent par l’inversion et l’exagération des caractéristiques d’un sujet. Mais cela n’a pas toujours été le cas : le réemploi des thèmes et de leur traitement n’a pas toujours été utilisé dans le but de se moquer. Le terme « parodie » peut aussi parler du réinvestissement dans un texte ou une musique des caractéristiques d’une source choisie. La « messe parodie » par exemple est une forme musicale en vogue à la Renaissance. Elle était composée sur la base d’une œuvre préexistante, sacrée ou profane comme une motet ou une chanson. 

Si le motet a un caractère presque toujours religieux, il n’est pas lié par nature à une mise en scène particulière contrairement à la messe qui célèbre un rituel religieux catholique selon un déroulé précis.
Le contexte de « diffusion » des pièces influe sur leur esprit et c’est ce qui devient lumineux lorsque les Voix Animées se livrent à l’exercice des comparaisons, enchaînant motet et messe, tissant des correspondances, avec les motifs en écho, mais aux variations autres, la première forme renvoyant davantage à l’expression de l’intime, la seconde à une certaine profondeur mystique.
Les voix à cappella se superposent, s’étirent, se cherchent, s’harmonisent, se distordent.
En latence semblent se dessiner toutes les combinaisons musicales qui émergeront au fil des siècles suivants.
Un brin d’atonalité ici, un frottement de notes là, le triomphe de la perfection d’un accord, fluidité des séquences… tout est dit dans le creuset de ces pages qui se confrontent à l’éternité, au sublime, à l’indicible.

Les Voix Animées, Silvacane 2024 © Marc Perrot

Les Voix Animées, Silvacane 2024 © Alexandre Minard

Deux compositeurs sont en présence, Giovanni Pierluigi da Palestrina et son disciple, Tomás Luis de Victoria, l’un qui fit sa carrière à Rome, l’autre, qui, après ses études dans la Ville éternelle, repartit vers son Espagne natale. Le thème qui les réunit à Silvacane est « Noël à Rome ».

Sofie Garcia, Sterenn Boulbin (sopranos), Raphaël Pongy, Maximin Marchand (contre-ténors), Damien Roquetty (ténor) et Luc Coadou (basse et direction musicale) entrecroisent les airs dans les lumières de Nicolas Augias.
Les motets composés par l’un et l’autre des deux grands musiciens de la Renaissance pour le temps de Noël, O magnum mysterium, sont mis en regard des messes de leurs auteurs. 

Les Voix Animées, Silvacane 2024 © Marc Perrot

Les Voix Animées, Silvacane 2024 © Alexandre Minard

Les six voix des compositions de Palestrina jouent avec les harmoniques des voûtes, s’étirent, célestes, tandis que le chœur à quatre voix de Victoria sonne avec une douce ferveur. La spiritualité et l’architecture se conjuguent en élans de grâce. L’exercice de style s’efface devant le propos et on se laisse emporter dans les méandres polyphoniques.

En guise de feuille de salle (dès la réservation les textes chantés et le déroulé du spectacle sont envoyés par mail aux spectateurs), le hors-série de  Cité des arts, le magazine des Voix Animées décrypte, analyse, donne des points de repère qui éclaircissent l’ensemble avec humour et érudition (avec les Voix Animées, ce n’est pas incompatible !).
En regard des deux compositeurs de la fin du XVIème siècle sont évoqués les voix d’auteurs trop oubliés : en ouverture résonne l’élégant Duo Seraphim de Juan de Esquivel Barahona, et en fin de concert la délicate contrition de Commissa mea de Filipe de Magalhães.

Les Voix Animées, Silvacane 2024 © Marc Perrot

Les Voix Animées, Silvacane 2024 © Alexandre Minard

Le premier rappel sera le Salve Regina de Victoria avant que les chanteurs, quittant les micros de la scène se tiennent en demi-cercle devant l’autel dans l’abside centrale et n’entonnent un bouleversant Veni Domine ! de Cristobal de Moralès.

Concert donné le 15 septembre en l’Abbaye de Silvacane

Les Voix Animées, Silvacane 2024 © Marc Perrot

Les Voix Animées, Silvacane 2024 © Alexandre Minard

Dans les cordes du blues

Dans les cordes du blues

Au fil des cinq dernières années, le Blues Roots Festival de Meyreuil a su se créer et fidéliser un public toujours plus nombreux (cette année, les trois soirées affichaient complet). Sa sixième édition défiait pourtant un vent glacial. Peu importe, les conditions climatiques, artistes comme public sont unis dans la joie d’une musique qui décline tous les états du blues. 

En ouverture, une légende, -il a intégré le Blues Hall of fame en 2013-, le chanteur et guitariste Joe Louis Walker, souvent désigné comme JLW, mêlait avec ses musiciens, tous excellents sidemen, Lenny Bradford (basse et voix), Scott Milici (piano & voix), John Medeiros JR (percussions & voix) des morceaux anciens et ceux de son nouvel album produit par Eric Corne, Weight of the world.
Envolées du piano, batterie impeccable, basse de métronome… rien ne déconcentrait la verve des instrumentistes, alors que les rafales faisaient s’ouvrir en immenses vagues le rideau de fond de scène.

Joe Louis Walker, Meyreuil 2024

Joe Louis Walker, Blues Roots Festival 2024 © M.C.

La puissance des rythmiques abordait les racines du blues, les assaisonnait d’accents proches du rhythm’and blues, d’une pointe de Dub Reggae, bref de quoi « Waking Up the Dead » ! Les invraisemblables slides de Slow down GTO précédaient les notes initiales sèches de Messed my mind up qui se livre à une théâtralisation superbement orchestrée. En bis après un premier final clamant Everybody needs somebody repris en chœur, le guitariste revenait pour un solo de blues d’anthologie.

Des guitares sous toutes les coutures !

Les guitares sont particulièrement à l’honneur dans le genre du blues, à celle du monument qu’est Joe Louis Walker, répondait le son de Mike Andersen, profondément influencé par l’univers d’Otis Grand (on peut penser à son Bad News Blues on TV). Le chanteur et guitariste danois se plaît aux finals en arpèges, aux mélodies portées par sa voix rauque et suave à la fois.

Chaque morceau est introduit par une explication qui l’insère dans le fil de la vie de l’artiste, ses rêves, ses échecs, ses mélancolies, ses espoirs. Johannes Nørrelykke (guitare, voix), Kristian Kold (basse) et Jens Kristian Dam (batterie) le suivent dans ses jeux de réverbération, ses inspirations qui débordent sur la country, la pop, le rock, se moquant bien du cloisonnement des styles musicaux au profit d’une expression. Les riffs de guitare et la voix se répondent et se tissent. L’artiste s’excuse presque de son programme, un peu à côté d’un blues puriste. Comment lui en vouloir ! Il nous fait voyager dans l’intime, s’attache aux racines des pulsions mélodiques et le terme « racine » est bien dans le titre du festival : Blues Roots !

Mike ANDERSEN, Blues Roots Festival 2024 © M.C.

Mike ANDERSEN, Blues Roots Festival 2024 © M.C.

Avec le chanteur et guitariste Lance Lopez et ses sidemen Patrick Smith (basse) et Landis Chisenhall (batterie), c’est le Texas qui débarque à Meyreuil ! Les tenues de scène sont sans ambiguïté, chapeaux aux larges bords, lunettes noires, chemises colorées, boots, vestes de cow-boy. On est en Amérique, c’est sûr ! L’intensité musicale dès les premiers accords galvanise la scène et le public.

Le Blues Rock de Lance Lopez est d’une redoutable efficacité, flamboyant et virtuose, depuis les slides à la guitare, la voix éraillée, les impros d’une batterie qui jongle des baguettes comme lors d’un défilé de majorettes (l’une d’entre elles sera même jetée dans le public après avoir servi sur les cordes de la guitare du leader).
La main droite du guitariste effectue des voltes invraisemblables sur le manche de son instrument, retombant toujours sur le temps. Reprenant la séquence cultissime de Jimmy Hendrix qui, alors qu’il interprétait Hey Joe, joua un moment de la guitare avec sa langue, Lance Lopez se livra au même impossible exercice avec un époustouflant brio !
Le musicien emballe le public dans ses chevauchées fantastiques avec une rugosité et une puissance impressionnante. Son concert clôturait le festival avec panache !

Lance Lopez, Blues Roots Festival 2024 © M.C.

Lance Lopez, Blues Roots Festival 2024 © M.C.

Une découverte éblouie

Je garde cependant pour la fin le deuxième concert de la première soirée du festival : pour la première fois sur la scène de Meyreuil et en Europe (un parallèle s’établissait avec Joe Louis Walker qui annonçait sans doute sa dernière venue sur le vieux continent) la chanteuse et guitariste brésilienne, Nanda Moura, offrait sa passion du blues et son sens puissant du groove. Lorsqu’elle déboule seule sur scène avec sa guitare et sa voix, on sait d’emblée que l’exceptionnel est là. La voix, placée avec une technique sans faille, (travail du masque, du placement, de l’émission), se glisse dans le répertoire des années 20, 30, avec brio.

Issue d’une famille de musiciens (père chanteur, mère compositrice, frère batteur..) elle commence à se produire professionnellement à l’âge de neuf ans avec son père, elle à la guitare et lui au chant. Clarinettiste jusqu’à l’âge de 16 ans dans l’orchestre de sa ville, Limoeiro do Norte dans l’État du Ceará, elle déménage dans la capitale Fortaleza pour ses études et commence à travailler le Blues, séduite essentiellement par le Blues Traditionnel. Elle sera influencée par la constellation des Blind Willie Johnson, Skip James, Robert Johnson, Memphis Minnie, Lightnin’Hopkins, Bessie Smith, Ma Rainey (…) mais aussi par des musiciens brésiliens comme le guitariste Otávio Rocha ou le chanteur et guitariste Greg Wilson avec qui elle jouera à son arrivée à Rio de Janeiro où elle s’installe en 2014. Depuis son premier album Quarentena, réalisé intégralement durant la pandémie de Covid-10, elle multiplie les prix et reconnaissances de la profession.

Nanda Moura Blues Roots Festival 2024

Nanda Moura, Blues Roots Festival 2024 © M.C.

Nanda Moura jongle entre les différents types de guitare, acoustique, électrique et sa fameuse Cigar Box Guitar (cet instrument (CBG) fut inventé à partir des grosses boîtes à cigares du XIXème siècle aux États-Unis : les premiers modèles n’avaient qu’une ou deux cordes reliées au résonateur qu’était la boîte à cigares par un manche à balai).

Elle débute donc seule avec la chanson Trouble so hard de Vera Hall (1937) en s’accompagnant de sa CBG et fait entrer le festival dans un blues d’une qualité et d’une pureté émouvantes. Rejointe par ses complices, Otávio Augusto Rocha (somptueux à la guitare), César Henrique Veiga Lago (basse inventive), Gil Eduardo Lobato Cerqueira Esteves (incendiaire à la batterie), elle ne cessera de subjuguer le public, multipliant les tubes, Walking Blues de Robert Johnson, Baby, Please don’t go de Big Joe Williams (occasion de faire chanter l’assistance), Everything’s gonna be alright de Little Walter…

Nanda Moura Blues Roots Festival 2024

Nanda Moura et sa CBG, Blues Roots Festival 2024 © M. C.

Elle aussi enchantera la guitare de slides enflammés avec son bottleneck, d’accords enchaînés et de riffs improbables. Un régal absolu !

Concerts donnés les 12 et 14 septembre, domaine de Valbrillant, Meyreuil

Swing addicts

Swing addicts

Comment ne pas devenir « swing addict » après le premier concert de la dixième édition du Gréoux Jazz Festival ! La programmation concoctée par Patrick Bourcelot séduit par son indéniable qualité et sa dimension festive et populaire. Ainsi, grand nombre de concerts unissent orchestre et danseurs dans le plus pur esprit des années swing. 

Sébastien Chaumont and his Bopster Blue, venus de Nice, unissaient l’élégance et la verve de leurs interprétations à la joie des danses menées par les trois couples de danseurs, William et Maeva, Ludo et Stacy et Leia et Ugo.

Si le groupe des musiciens, Sébastien Chaumont au saxophone, Kevin Saura à la guitare, Fred d’Oelsnitz au piano, Sébastien Lamine à la contrebasse et Jacopo Forno à la batterie, débute par un Duke Ellington aux accords feutrés et fluides, avec un saxophone velouté à souhait, il passera vite à un blues au swing ravageur offrant à la guitare un solo endiablé repris par de fantastiques reprises de batterie.

On passe par le shim sham, cette danse en ligne de groupe née au début des années 1930 qui fait partie des danses jazz roots. La complexité des pas semble s’effacer tant la fougue des danseurs emporte tout en un sourire communicatif. 

Gréoux jazz Festival, Sébastien Chaumont and his Bopster Blue

Sébastien Chaumont and his Bopster Blue © FestiGréoux

Peu à peu les chorégraphies s’emballent, les figures les plus acrobatiques se glissent en rythme dans un véritable « coton club ». 

 Les voix du saxophoniste et du batteur se mêlent, se doublent, rivalisent d’humour, scatent. Les danseurs sont d’une élasticité folle, swinguent en ligne avec entrain, se livrent au Lindy Hop, Lindy turn, swing out, Be bop, rythm and blues, charleston, boogie… bonheurs de danser ensemble, avec des portés acrobatiques et une énergie à toute épreuve ! Les musiciens facétieux interprètent un « let it be » des années 40, un blues à douze mesures, s’amusent d’une reprise du Parain, le piano se livre à des envolées lyriques tandis que le saxophone se grise de ses mélodies.

Gréoux jazz Festival, Sébastien Chaumont and his Bopster Blue

Sébastien Chaumont and his Bopster Blue © FestiGréoux

On en redemande et l’on part avec l’esquisse d’une tarentelle. Pas de frontières pour ces artistes hors pair !

Concert donné le 11 novembre au Centre de Congrès l’Étoile de Gréoux-les-Bains

Gréoux jazz Festival, Sébastien Chaumont and his Bopster Blue

Sébastien Chaumont and his Bopster Blue © FestiGréoux

De la face des mots

De la face des mots

Le nouveau roman de Maylis de Kerangal, Jour de ressac aux éditions Verticales, débute comme un polar : un cadavre a été découvert au bas de la digue nord du Havre, il n’a pas d’identité, le seul indice est un ticket de cinéma retrouvé dans sa poche, sur ce ticket il y a un numéro de téléphone, celui de la narratrice. Or elle n’est pas revenue au Havre, ville de son enfance et de son adolescence, depuis des années.

« Elle », on ne saura jamais son nom, si ce n’est qu’elle a la cinquantaine, qu’elle est une voix de doublure au cinéma, qu’elle est mariée à Blaise, imprimeur, et qu’ils ont une fille de vingt ans, escrimeuse.Convoquée au Havre par la police pour les besoins de l’enquête, elle renoue avec la ville portuaire, ses propres souvenirs et ceux de la ville elle-même.
Entre le mystère de l’inconnu et de la présence inexpliquée du numéro de téléphone de la narratrice dans sa poche, s’élabore un travail de reconstitution des souvenirs, qui, à l’instar des vagues et de leur ressac, reviennent par houles successives en une prose rapide qui s’attache aux respirations des phrases, mimesis des fluctuations d’une pensée.

Jour de ressac, Maylis de Kerangal, éditions Verticales

Les récits se superposent, celui de la ville du Havre, la plus grande ville de France à avoir été quasiment totalement détruite par les bombardements principalement alliés de la Seconde Guerre mondiale et celui de l’enfance de la narratrice, comme un double de l’auteure. Impossible de reconnaître la ville d’avant-guerre, même si les noms des rues dessinent encore une géographie oubliée dont subsistent un pan de cathédrale, un mur de maison… La narratrice recherche pour sa part les anciens repères de sa jeunesse, un café, un cinéma, une rue, émue par « ce qui, dans le temps, persévère et se ressemble, devant ce qui avait survécu et qu’(elle pouvait) reconnaître. » Elle se remémore l’exposé conduit avec son amie Vanessa à propos du Havre et de sa destruction, l’étonnement des habitants lorsqu’ils ont vu la mer depuis la gare… La ville devient personnage, « résiste à son propre urbanisme », est dotée d’une « cinégénie prodigieuse » qui « (dope) les imaginaires ».

Symbolique de ce qui a été, est présentée la photo du cadavre où « il n’y (a) personne à reconnaître (…), il n’y (a) pas de visage, mais une face, ce n’est pas la même chose ».
En un jour, selon les canons de la tragédie classique, le personnage remonte le temps, évoque son amour de jeunesse, Craven, laisse supposer qu’il pourrait s’agir de lui, ce serait sans doute trop convenu, trop facile, on ne saura rien. Affleurent les Rubaïyats d’Omar Khayyam, un texte de Dagerman, les films du cinéma de quartier… la réalité se double, les reflets se multiplient, le corps de Pasolini retrouvé mort un matin de novembre sur la plage d’Ostie et celui de l’inconnu lui aussi en novembre au Havre.

Quelque part sur la côte Atlantique © M.C.

Quelque part sur la côte Atlantique © M.C.

Toute une réflexion sur le langage s’esquisse en filigrane. Que disent les mots de notre relation au monde par leur puissance évocatrice, leur manière de préserver ce qui n’est plus, de remodeler les géographies, les gestes, les expressions, les scènes, d’ancrer les strates du passé dans nos imaginaires ?

Une nostalgie emplie de brumes accompagne les déambulations de la narratrice dans la ville et dans ses réminiscences. Les lieux mouvants dans leurs architectures qui ne cessent de se réinventer sont emplis de fantômes. Une manière délicate de parler aussi de la littérature…

 Jour de ressac, Maylis de Kerangal, éditions Verticales