Voyage russe

Voyage russe

Parmi les nombreux sommets du Festival de Pâques, on peut compter sans conteste le concert de l’Orchestre Philharmonique de Radio France, baptisé « Le Philar » tant il est devenu génialement familier dans la constellation des plus grands orchestres mondiaux actuels, dirigé par son chef titulaire, Mikko Franck, depuis 2015 (contrat prolongé deux fois, jusqu’en 2022 puis en 2025). Le programme en était entièrement russe, allant d’une version d’anthologie du célébrissime Concerto n° 1 pour piano en si bémol majeur de Piotr Ilitch Tchaïkovski à l’inquiétante et bouleversante Symphonie n° 10 en mi mineur de Dmitri Chostakovitch.

Une plongée au cœur des émotions

Certes, on le connaît par cœur ce Concerto n° 1 de Tchaïkovski, et pourtant, ce soir-là, dès les premières mesures, une houle ample s’emparait de vous. L’orchestre, bouleversant, d’une unité pailletée, offrait un écrin juste sublime au piano de Beatrice Rana, éblouissante dans sa lecture d’une partition qu’elle fréquente depuis longtemps (elle en a enregistré une version chez Warner Classics en 2015). Elle subjuguait par son jeu nuancé et puissant qui n’est pas sans rappeler celui d’un Boris Berezovski ou d’un Daniil Trifonov.

Aucun appesantissement, le piège du pathos est évité avec brio ! La composition suffit à nous toucher. La justesse de l’interprétation, sa vivacité, son intelligence servent un propos qui unit subtilement mélodies et percussions à l’orchestre et au piano, dans une ivresse sonore qui transporte. 
Et pourtant, c’est l’œuvre d’un musicien qui doute. Tchaïkovski a alors trente-quatre ans, c’est son premier concerto, et il est à la peine, ça n’avance pas, il trime, confie dans une lettre à son frère Modest : « j’essaie d’écrire un concerto pour piano, mais ça ne marche guère ». Mais après une amorce difficile, il va réussir à boucler en quelques semaines une œuvre qu’il dédicace d’abord à son ami Nikolaï Rubinstein.

Orchestre Philharmonique de Radio France. Mikko Franck, direction. Grand Théâtre de Provence. 24/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Orchestre Philharmonique de Radio France. Mikko Franck, direction. Grand Théâtre de Provence. 24/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Ce dernier, fondateur du Conservatoire de Moscou avait confié la classe de composition à Tchaïkovski. Mais il reste impassible à l’écoute de la pièce que lui joue Tchaïkovski, puis se déchaîne tel un « Jupiter tonnant », racontera plus tard le compositeur à sa mécène Nadejda von Meck, le concerto « ne vaut rien », il « est injouable, les passages sont plats, maladroits et tellement malcommodes qu’il est impossible de les améliorer, l’œuvre elle-même est mauvaise »… Bref, il faudrait tout reprendre, ce à quoi Tchaïkovski répond « je ne réécrirai pas une note, et le ferai imprimer tel qu’il est » (en fait il reprendra son œuvre dans une version arrangée pour deux pianos durant l’été 1879 et en décembre 1888) . Le pianiste allemand, Hans von Bülow qui, lui, est en admiration devant la partition, le créera le 13 octobre 1875 à Boston aux États-Unis. Il écrira à Tchaïkovski « dans les idées c’est si original -sans jamais être recherché- si noble, si vigoureux (…). Dans la forme, c’est si mûr, si plein de style, intention et exécution correspondant si harmonieusement que je vous fatiguerais en énumérant toutes les qualités qui engagent à féliciter également l’auteur et tous ceux appelés à en jouir activement.»
Que rajouter en effet, une pianiste au sommet de son art, époustouflante de lyrisme et de puissance, un orchestre brillant, aux pupitres sculptés dans le flux miroitant de la musique… Pour la petite histoire Rubinstein reviendra sur sa détestation et deviendra un grand interprète de cette œuvre ! Certains y voient les influences de Liszt, Chopin, Grieg… L’introduction monumentale est suivie d’un tempo vif qui renouerait avec une mélodie populaire ukrainienne, mais aussi une chanson française, « il faut s’amuser, danser et rire » qu’aimait, dit-on, fredonner Modest, le frère de Piotr Ilitch.

Sous les fantaisies joyeuses, une tension se glisse, plus délicate et teintée d’une certaine nostalgie, voire d’une sourde inquiétude balayée d’un revers de main par un éclat enjoué, une ascension vertigineuse où piano et orchestre se mesurent, un phrasé dans les aigus du clavier qui se fait harpe… On se plaît à reconnaître dans le Finale des bribes du futur ballet La Belle au bois dormant. La pensée muse. La pianiste accorde un bis dédié à Tchaïkovski : la Fée dragée de Casse-Noisette. Il faut bien un entracte pour se remettre et se préparer aux ombres terribles de la suite composée en pleine Guerre froide. Clin d’œil volontaire de la composition du programme ?

Orchestre Philharmonique de Radio France. Mikko Franck, direction. Grand Théâtre de Provence. 24/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Orchestre Philharmonique de Radio France. Mikko Franck, direction. Grand Théâtre de Provence. 24/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Ce concerto est utilisé depuis 2020 comme hymne pour les remises de médailles aux athlètes russes sous bannière neutre (ROC), le tribunal arbitral du sport ayant décidé d’exclure la Russie de toutes les compétitions internationales et aussi de bannir l’hymne national de la Fédération de Russie le remplaçant par le concerto de Tchaïkovski, car faisant partie de la « culture mondiale ».

Un tableau de la peur

« Je ne conçois pas, en ce qui me concerne d’évolution musicale hors de notre « évolution socialiste ». Et l’objectif que j’assigne à mon œuvre est de contribuer de toutes les manières à l’édification de notre grand et merveilleux pays. Il ne saurait y avoir de meilleure satisfaction, pour un compositeur, que d’avoir aidé, par son activité créatrice, à l’essor de la culture musicale soviétique, appelée à jouer un rôle primordial dans la refonte de la conscience humaine », déclarait Dmitri Chostakovitch en 1936.

Malgré cette belle déclaration de principe, le compositeur sera toujours dans l’intranquillité : en 1936 justement, alors que les représentations de son opéra Lady Macbeth du district de Mtsensk remportent un vif succès, paraît un article incendiaire à son propos dans la Pravda : « Le chaos remplace la musique ». En effet, Staline, le « petit père des peuples » avait assisté à l’une des représentations de l’opéra au Bolchoï et avait détesté. Est-ce parce qu’il était accompagné d’Andreï Jdanov qui taxait facilement de « petit bourgeois » tout ce qu’il considérait comme non conforme au style soviétique, simple et réaliste. On (l’article n’est pas signé) accuse l’opéra n’être constitué que de « tintamarre, grincements, glapissements», et à « l’hermétisme » et au « naturalisme grossier » qui ne sont que «formalisme petit-bourgeois ».

Orchestre Philharmonique de Radio France. Mikko Franck, direction. Grand Théâtre de Provence. 24/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Orchestre Philharmonique de Radio France. Mikko Franck, direction. Grand Théâtre de Provence. 24/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

C’est l’époque des purges staliniennes, le 6 février de la même année, c’est son ballet Le Clair Ruisseau qui est voué à la vindicte. Chostakovitch fait alors l’objet d’une condamnation officielle de l’Union des compositeurs soviétiques. Il devient ainsi un « ennemi du peuple », ce qui peut présager d’une déportation prochaine. En 1937, il sera convoqué par le NKVD. L’officier chargé de son dossier est exécuté est c’est à cela qu’il doit sa survie ! Les grandes purges staliniennes de 1937 ne faisaient guère dans le détail. Toute sa vie le musicien aura à craindre pour son existence. Aussi ses œuvres sont toutes empreintes d’une inquiétude ontologique : au nom du « réalisme socialiste » la vitalité des arts des débuts de l’URSS subit un long écrasement.

La dixième symphonie est créée le 17 décembre 1953, l’année même où Staline meurt (le 5 mars). Le musicien n’avait plus écrit de symphonie depuis huit ans. Plus tard, Chostakovitch avouera qu’il pensait à Staline dans l’allegro si paradoxalement oppressant en brossant un portrait sans concession du dictateur. Il intègre son acronyme musical DSCH (ré-mi bémol-do-si) qui se répète avec force, comme une affirmation triomphante de vie face au tyran mort. L’art survit à la barbarie et rétablit les principes d’une humanité libre. Les bourdonnements des contrebasses étayent les tierces des violons et des autres cordes, les instruments à vent accordent une dimension angoissante, sachant respirer sotto voce ou lancer des finals tonitruants.

Orchestre Philharmonique de Radio France. Mikko Franck, direction. Grand Théâtre de Provence. 24/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Orchestre Philharmonique de Radio France. Mikko Franck, direction. Grand Théâtre de Provence. 24/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Il est dit parfois qu’un autre personnage est tissé en filigrane, la pianiste Elmira Nazirova qui étudia la composition avec Chostakovitch : le thème mi (E ), la (L), mi (MI) ré (r ), la (A) entre au cœur d’un tempo qui s’accélère en valse folle, mais les deux thèmes, même rapprochés ne se toucheront jamais…  
Les ombres s’amassent, murmurent en clair-obscur, puisent dans le tréfonds des âmes, s’éclairent parfois de fulgurances, se colorent d’un humour grinçant, implacables, martelées par les cymbales, ondes saisissantes.

La lecture de Mikko Franck est d’une maîtrise absolue, dessine des perspectives, fait se côtoyer les divers niveaux de la partition en une tension qui jamais ne se relâche. Les détails sont finement ciselés, les soli ébouriffants de sens. Ce sont des voix qui nous parlent, se lamentent, menacent, appellent. Le cauchemar de l’Allegro où apparaît le portrait de Staline est rendu par les ostinatos de ses rythmes, ses attaques franches. Tout prend vie sous la houlette de Mikko Franck dont la complicité de longue date avec l’orchestre est sensible et accorde à l’œuvre une cohérence et une narration d’une rare éloquence. La virtuosité de l’interprétation sidère jusqu’aux dernières notes d’un final prodigieux, où jouxtent les sentiments les plus discordants, désespoir et exaltation, ironie et joie…
À un public qui l’ovationne, malicieux, Mikko Franck lance « quand c’est fini, il y en a encore » et dirige alors, petit sourire à son pays d’origine (le compositeur est lui aussi finlandais), La Valse triste de Sibelius, une manière de se réconcilier avec la douceur du monde… 

Concert donné le 24 avril 2025 au Grand Théâtre de Provence dans le cadre du Festival de Pâques.

Envolées vers les étoiles

Envolées vers les étoiles

On avait entendu Bruce Liu pour la première fois à La Roque en 2022 sur les deux concertos de Chopin, après son premier prix au Concours Chopin de Varsovie en 2021 (ici), puis, le jeune pianiste était revenu en 2023, en récital, suscitant le même engouement. Il était bien naturel qu’il fasse son entrée au Festival de Pâques aixois qui sait lui aussi convier les plus grands musiciens actuels.
Seul dans l’écrin du Conservatoire Darius Milhaud, il conjugua l’acoustique précise du lieu au velouté de son piano dans un programme entièrement russe.

Un calendrier poétique

La composition des Saisons avait été commandée à Tchaïkovski par l’éditeur d’un magazine musical mensuel de Saint-Pétersbourg, Nikolaï Matveïevitch Bernard qui publiait dans son supplément des partitions. Il s’agissait de composer un tableau poétique de chaque mois de l’année dont les titres et les épigraphes étaient choisies par l’éditeur. Pour le compositeur, ce travail était perçu comme assez alimentaire, et l’on raconte que c’est à l’injonction de son domestique qu’il s’asseyait à sa table de travail et écrivait rapidement une pièce qui était envoyée dans la foulée ! Mais lorsque c’est Tchaïkovski qui est nonchalant, le résultat est malgré tout brillant, imagé, ciselé dans une concision élégante.

L’aisance technique de Bruce Liu fait oublier toutes les difficultés de la partition et traduit ces douze miniatures avec une poétique vivacité, déclinant chaque atmosphère, mélancolie, tristesse, nostalgie, tendresse, joie débridée, en séduisant totalement son auditoire. On n’est plus dans une salle de concert, mais dans le salon d’une grande maison où le pianiste nous raconte, spirituel et sensible les anecdotes et les caractéristiques de chaque mois, appuyant sur un trait, laissant supposer un autre. Nous sommes dans une conversation vive au cours de laquelle un peintre nous livre ses esquisses, détaillant au fur et à mesure telle ou telle partie, attirant notre attention sur un sourire, un soupir, un léger vague à l’âme, un pas de danse ensoleillé…

Bruce Liu, piano. Conservatoire Darius Milhaud. 23/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Bruce Liu, piano. Conservatoire Darius Milhaud. 23/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Après la Barcarolle de Juin se glisse Le Lac des cygnes de Tchaïkovski dans la transcription d’Earl Wild. Les oiseaux s’envolent sous les doigts du pianiste, qui jamais n’insiste, mais nous offre un tableau tout de délicatesse auquel succède la Sonate pour piano n° 4 en fa dièse majeur d’Alexandre Scriabine, lumineuse dans la fluide interprétation de Bruce Liu qui en enchaîne les deux mouvements. Scriabine décrivait cette pièce comme « le vol de l’homme vers l’étoile, symbole du bonheur ».

Après l’entracte et le « second semestre » de Tchaïkovski, le jeune pianiste achevait son programme par la pièce maîtresse qu’est la Sonate n° 7 opus 83 de Prokofiev. Le jeu délié de l’instrumentiste atteint une densité profonde, remodèle les contrastes, accentue les lignes comme dans les tableaux de Rouault, tranche dans le vif, sculpte avec force, semble être à la source même d’une énergie indomptable. On est pris par la fièvre du premier mouvement Allegro inquieto, l’étonnante expressivité mélodique du deuxième, le martèlement mécanique du finale qui sonne comme une conjuration cathartique.

Bruce Liu, piano. Conservatoire Darius Milhaud. 23/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Bruce Liu, piano. Conservatoire Darius Milhaud. 23/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

On est fasciné, suspendu, transporté dans un autre espace-temps où tout devient signifiant. La violence musicale renvoie au qualificatif souvent attribué à cette sonate ainsi qu’aux n° 6 et 8, « sonates de guerre », car, composées en Russie durant la Seconde Guerre mondiale. La n° 7, publiée en 1943 reçut cette année-là le prix Staline !
Généreux, le jeune artiste offrit quatre bis où il avait le plaisir de retrouver le Chopin de son concours, Les Sauvages de Rameau, et la première Gnossienne d’Éric Satie qui prit des volumes fantastiques et inédits. Quelle musique !!!

 

Concert donné au Conservatoire Darius Milhaud le 23 avril 2025 dans le cadre du Festival de Pâques.

Les fées n’ont pas toujours de baguettes!

Les fées n’ont pas toujours de baguettes!

Après une Passion selon Saint-Matthieu peu mémorable, le Festival de Pâques offrait l’une de ses plus belles pages orchestrales avec le concert de l’Orchestre de la Suisse Romande dirigé par la jeune cheffe, Elim Chan qui a déjà enregistré, si l’on excepte le Richard Strauss, une partie du programme de la soirée chez Alpha Classics en 2024.

Trois petites danses…

En ouverture, Elim Chan proposait trois petites danses extraites de la suite All these Lighted Things (2017) de la compositrice américaine Elisabeth Ogonek (née en 1989). Ces trois temps finement ciselés tirent leur titre d’un poème de Thomas Merton, moine trappiste américain, célèbre pour son œuvre d’écrivain et ses dialogues avec les autres religions et sa position humaniste et non-violente. 

Le poème qui a inspiré Elisabeth Ogonek évoque l’aube d’une journée ensoleillée et l’apaisement d’une terre réconciliée avec les êtres humains. Les percussions tiennent un grand rôle dans la composition de la première « danse » et dialoguent avec les autres instruments de l’orchestre qui semble citer les éléments d’une mélodie classique en clin d’œil à un passé révolu. Marimba, timbales, cloches apportent une coloration joyeuse à l’œuvre qui semble vouloir faire danser le monde. Le deuxième mouvement a été défini par la compositrice comme « une sarabande sous l’eau », amenant ainsi une déclinaison des éléments premiers.

Orchestre de la Suisse Romande. Elim Chan, direction. Renaud Capuçon, violon. Grand Théâtre de Provence. 19/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Orchestre de la Suisse Romande. Elim Chan, direction. Renaud Capuçon, violon. Grand Théâtre de Provence. 19/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Enfin, le dernier mouvement, très alerte, développe une esthétique de contrastes, cordes exacerbées et couleurs pastorales, tandis que les rythmes évoquent ceux de L’Apprenti sorcier de Paul Dukas. Le tout s’achève en un tutti orgiastique sur lequel se posent, légères, dans le silence qui s’installe les clochettes d’un univers qui s’éloigne.

 Violon roi !

Œuvre de jeunesse, Richard Strauss n’a que dix-sept ans lorsqu’il le compose, le Concerto pour violon et orchestre en ré mineur tient en lui les promesses des chefs-d’œuvre à venir.

Certes, son auteur adulte détesta son travail et pourtant, la partition est déjà superbement maîtrisée, emplie de souvenirs des modèles du jeune musicien, Beethoven, Brahms, avec quelque chose de la liberté espiègle de Mendelssohn. Le violon de Renaud Capuçon s’empare avec une inépuisable verve de cette légèreté juvénile, en laisse percevoir les nuances, les emportements, les défis à la pesanteur, les élans hardis, en une virtuose élégance. L’orchestre le suit, mené avec une intelligente fougue par Elim Chan. Et l’on se dit alors, tant on est transporté par les houles mélodiques, que ce concerto est injustement méconnu. Richard Strauss offre ici une œuvre d’un romantisme débridé, puisant dans le Sturm und Drang (tempête et passion) de ses origines.

Orchestre de la Suisse Romande. Elim Chan, direction. Renaud Capuçon, violon. Grand Théâtre de Provence. 19/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Orchestre de la Suisse Romande. Elim Chan, direction. Renaud Capuçon, violon. Grand Théâtre de Provence. 19/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

 Danser l’amour

Une autre danse naissait après l’entracte, celle de Roméo et Juliette, « ma première œuvre soviétique officielle » souriait son auteur, Prokofiev, qui la composa pour le théâtre Kirov de Leningrad.

En fait, le compositeur sut habilement jongler entre diverses influences stylistiques, rythmes dont la vivacité entre en contrepoint avec les passages lyriques ou « trop romantiques », dissonances, entremêlements qui décrivent une jeunesse passionnée et désespérée. Elim Chan est alors une véritable petite flamme face à l’orchestre dont elle semble modeler les nuances et les tempi, les volumes et les structures. Sans baguette, elle module l’air avec ses mains qui, semblables à des ailes se ploient, s’élargissent, pointent, précises, vives, sculptent les sons avec une infinie douceur. Elle est musique, émouvante, bouleversante. Rarement la Danse des chevaliers (Montaigus et Capulets) a connu une telle puissance, c’est elle qui détermine les éléments de la tragédie à venir.

Orchestre de la Suisse Romande. Elim Chan, direction. Renaud Capuçon, violon. Grand Théâtre de Provence. 19/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Orchestre de la Suisse Romande. Elim Chan, direction. Renaud Capuçon, violon. Grand Théâtre de Provence. 19/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

La fermeté de l’exécution se plie à la poésie du conte lorsque Juliette est enfant, fait un détour par les accents de Pierre et le loup dans les Masques, cloue le spectateur sur place dans les dissonances de la Mort de Tybalt dont les rythmes scandés par le bras métronome de la cheffe s’abattent fatals sur le personnage. L’orchestre est un être vivant dont chaque cellule est sensible et nous raconte les mille facettes de la même histoire.
Une soirée d’anthologie !

Concert donné le 19 avril 2025 au Grand Théâtre de Provence, dans le cadre du Festival de Pâques

Une fée au conservatoire

Une fée au conservatoire

 On l’avait découverte à la Roque d’Anthéron en 2023 (ici), Alexandra Dovgan fait partie des jeunes prodiges du piano qui savent éblouir par une technique époustouflante mais aussi ont le supplément d’âme qui désigne les vrais musiciens.  Révélée à dix ans au Grand Prix du deuxième Concours international pour jeunes Grand Piano Competition à Moscou (créé par Denis Matsuev) en 2018, elle arpente désormais les plus grandes salles européennes. Grigory Sokolov dit à son propos alors qu’elle n’a que douze ans : «Alexandra Dovgan est déjà bien plus qu’une enfant prodige, car son jeu est bel et bien exceptionnel, rien dans sa musique ne permet de déceler que c’est une enfant qui joue. Ce que l’on entend est l’interprétation d’une musicienne déjà adulte ». Cette haute conscience de son art se retrouve dans les programmes que la jeune musicienne construit, cohérents, virtuoses et charpentés. 
Trois sonates étaient ainsi annoncées au concert donné dans la belle acoustique du conservatoire Darius Milhaud : Sonate pour piano n° 31 en la bémol majeur opus 110 de Beethoven, Sonate pour piano n° 2 en sol mineur opus 22 de Robert Schumann, Sonate pour piano n° 2 en ré mineur opus 14 de Prokofiev et le Prélude, Choral et Fugue FWV21 de César Franck.

La jeune fille entre sur scène, frêle dans sa robe droite toute simple, prend un temps de concentration, s’incline sur le clavier comme pour renouer une connivence secrète avec l’instrument. Les doigts se déplient lentement puis le feu d’artifice commence.  
Beethoven prend un coup de jeunesse dans le jeu naturel de la pianiste qui n’édulcore rien tout en respectant phrasés, nuances, couleurs. La clarté de la lecture, sa puissance, sont très modernes et font entrer le compositeur romantique dans le XXème siècle de même que Schuman dont l’interprétation peut faire penser à une approche de Rachmaninov. La magie de l’instrumentiste est de savoir même dans les mouvements lents entretenir une tension, un allant qui leur insufflent une dynamique irrésistible. Chaque ligne musicale quelle que soit la complexité de son tressage est rendue évidente. Ainsi, les pièces abordées acquièrent la profondeur de tableaux aux multiples plans.

Alexandra Dovgan, piano. Conservatoire Darius Milhaud. 17/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Alexandra Dovgan, piano. Conservatoire Darius Milhaud. 17/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

La deuxième partie du concert est cependant celle où le talent virtuose de la jeune pianiste s’exprime avec le plus de liberté. Son interprétation de César Franck est d’une netteté tranchante, décline les chromatismes avec intelligence mariant Bach et Wagner comme le suggérait en parlant de cette œuvre la musicologue Dana Melanova : « le Prélude, Choral et Fugue adopte la forme parfaite et la pensée contrapuntique de Bach en y mêlant la densité chromatique de Wagner », en évitant selon Alfred Cortot son côté « artisan d’église ».

Le voyage entre ombre et lumière auquel convie le compositeur est rendu avec une passion virtuose qui transporte l’auditeur dans ses variations entre les tempi et ses surprises ménagées entre accélérations et sérénité. Enfin, le Prokofiev que l’on a souvent considéré comme l’héritier de Beethoven (la boucle est bouclée) est dédié à son ami Maximilien Schmidthof, étudiant au même conservatoire que lui, dont il venait de recevoir une lettre laconique et tragiquement explicite : « je me suis tiré un coup de pétard ». L’indéniable lyrisme de l’œuvre dont la facture en quatre mouvements rappelle les classiques préfigure cependant le compositeur de la Toccata.

Alexandra Dovgan, piano. Conservatoire Darius Milhaud. 17/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Alexandra Dovgan, piano. Conservatoire Darius Milhaud. 17/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Ses martèlements, ses attaques enlevées, ses staccatos, entament une ronde avec le lyrisme du thème du premier mouvement, éblouissants de fougue et soutenus par une infaillible technique. Si lors de sa création la pièce déplut aux critiques, « cette pièce donne une image vraie du la génération du football » ou « le finale rappelle une attaque entreprise par des mammouths sur quelque plateau asiatique », aujourd’hui et dans cette interprétation, on ne peut être que séduit et amoureux d’une musique qui sublime notre époque.
Il faut avouer que l’on aurait préféré en bis la fameuse Toccata plutôt que les deux morceaux généreusement offerts par la pianiste à un public enthousiaste, très beaux au demeurant, l’Andante spianato de la Grande Polonaise brillante de Chopin et Jésus que ma joie demeure de Bach, semaine pascale oblige ?

Concert donné au Conservatoire Darius Milhaud le 17 avril 2025 dans le cadre du Festival de Pâques

Océans célestes

Océans célestes

Léa Desandre, Thomas Dunford et l’ensemble Jupiter, retrouvaient le Grand Théâtre de Provence pour un concert intimiste inspiré de leur album Eternal Heaven consacré à Haendel. Thomas Dunford, le « Éric Clapton du luth » selon Kate Bolton (BBC Magazine) jouait le rôle de cicerone avec pertinence et humour, donnant un éclairage rapide et juste sur les œuvres interprétées afin que le public soit à même d’apprécier au mieux ce qui se passe sur scène. Donc, selon sa clausule préférée : « enjoy » ! Et comment ne pas aimer, ne pas se réjouir d’un tel spectacle !

La voix de la mezzo-soprano se glisse avec aisance dans le répertoire baroque, lui insuffle une vie dense.
Le concert débute par l’un des sommets de l’oratorio Theodora, composé en 1749 et fondé sur l’histoire légendaire de la martyre chrétienne Théodora, « With darkness deep, as is my woe, / Hide me, ye shades of night » (avec l’obscurité profonde de mon malheur, cachez-moi ombres de la nuit). L’innocence bafouée de la jeune femme trouve dans sa foi une force qui lui fait dépasser la fragilité de sa condition humaine, (« Oh, that I on wings could rise, /Swiftly sailing through the skies, /As skims the silver dove ! » oh si seulement je pouvais m’élever sur des ailes, naviguant rapidement dans les cieux, comme le vol d’une colombe argentée !).

Haendel. Ensemble Jupiter. Thomas Dunford, luth et direction. Lea Desandre, mezzo-soprano. Grand Théâtre de Provence. 15/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Haendel. Ensemble Jupiter. Thomas Dunford, luth et direction. Lea Desandre, mezzo-soprano. Grand Théâtre de Provence. 15/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Plus tard, après un extrait de An Occasional Oratorio composé à la va-vite (mais c’est Haendel !) entre janvier en février 1746 pour célébrer la victoire attendue du duc de Cumberland, fils du roi George II de la Maison de Hanovre (cette victoire sera effective un peu plus tard à la bataille de Culloden) le passage instrumental Dances from Terpsichore anime les esprits par la vivacité des mouvements des Sarabande, Gigue et Passacaille.  L’oratorio Theodora reviendra avec le lever du jour qui avance comme avec des pas rosés que décrit la meilleure amie de l’héroïne, Irène.

« Nous avons choisi dans les oratorios des extraits qui nous ont plus, et qui offrent à l’écoute la diversité des couleurs et des thèmes de l’œuvre de Haendel », sourit Thomas Dunford.
Malicieux, il évoque les trois heures de l’oratorio Theodora et de ses trois minutes instrumentales, Suite from Theodora que les musiciens amis de l’ensemble Jupiter interprètent avec lui. La complicité entre les instrumentistes, leur entente fine, accorde à la représentation une atmosphère particulière : malgré l’ampleur de la salle du GTP, ils accomplissent, à sept, le tour de force de donner la sensation de se retrouver dans une salle aux dimensions intimistes.

Haendel. Ensemble Jupiter. Thomas Dunford, luth et direction. Lea Desandre, mezzo-soprano. Grand Théâtre de Provence. 15/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Haendel. Ensemble Jupiter. Thomas Dunford, luth et direction. Lea Desandre, mezzo-soprano. Grand Théâtre de Provence. 15/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

On sourit à la fraîcheur des interprétations, aux mimiques qu’échangent les musiciens, aux facéties de Léa Desandre qui ôte parfois ses chaussures comme pour capter l’énergie du sol. Son corps entier est musique, rythme, vibrations, vecteur des mélodies qui sont aussi sensations tangibles, vécues.

Son timbre pur arpente les partitions avec une puissance poétique rare, voici l’invocation Guardian Angels, Oh, Protect me (The triumph of time and truth) ou le délicat Will the sun forget to streak de l’oratorio Solomon. Chaque note est travaillée, pleine, posée, quel que soit le tempo demandé, les aigus aériens ont la même plénitude et la même rondeur que les superbes graves de soprano de l’artiste. Thomas Dunford prépare le public à l’exploit acrobatique de No, no, I’ll take no less (Semele) dont les voltes sont autant d’écrins à la virtuosité de la chanteuse.

Haendel. Ensemble Jupiter. Thomas Dunford, luth et direction. Lea Desandre, mezzo-soprano. Grand Théâtre de Provence. 15/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Haendel. Ensemble Jupiter. Thomas Dunford, luth et direction. Lea Desandre, mezzo-soprano. Grand Théâtre de Provence. 15/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

On fera le détour par la Sarabande (Suite n° 4 en ré mineur HWV437) chère à Barry Lindon avant le bis sur une composition de l’ensemble, We are the ocean (dernier morceau de leur disque Vivaldi), version pop dans laquelle les musiciens sont aussi à l’aise que dans le baroque. Aucune frontière dans la musique ! Seront reprises en bis les deux propositions de Thomas Dunford, l’acrobatique et la rêveuse. Enchantements !

Concert donné le 15 avril 2025 au Grand Théâtre de Provence dans le cadre du Festival de Pâques.