Il avait séduit le public de La Roque d’Anthéron en 2021, le pianiste anglais Benjamin Grosvenor revenait enfin sous la conque du parc de Florans pour notre plus grand bonheur.
À trente-trois ans, Benjamin Grosvenor ajoute à la verve et à la finesse de son jeu une impressionnante palette de nuances et de couleurs. Son concert figure parmi les plus intéressants et les plus sensibles du festival.
Lettres d’amour
La première partie était consacrée à l’amour que Robert Schumann porta à Clara Wieck concertiste « adulée dès son plus jeune âge dans toute l’Europe comme une des meilleures pianistes de son temps » (Compositrices, Guillaume Kosmicki). Les qualités d’improvisatrice et de compositrice de la jeune fille ne pouvaient laisser un tel musicien indifférent ! Le 11 mars 1839, n’ignorant plus que le dénouement heureux de son idylle avec Clara est proche (ils se marieront en 1840), Robert Schumann écrit à sa bien-aimée : « je t’aime passionnément, comme j’ai rêvé de toi et avec quel amour ! Pendant toute la semaine, j’étais assis au piano et j’ai écrit, ri et pleuré tout à la fois ». Blumenstück, composition « frêle et pour les dames », selon son auteur, est une « pièce florale » adressée à celle qui est à Paris pour des concerts par celui qui est resté à Vienne. La simplicité tendre de la partition est empreinte d’un lyrisme délicat. Le ton du concert est donné : imagé, subtil.
Benjamin Grosvenor en poète du piano abordera avec le même bonheur la Fantaisie en ut majeur opus 17 du même Robert Schumann. Le premier titre de l’œuvre devait être « Ruines, Trophées, Palmes. Grande Sonate » en tant que « Sonate pour Beethoven ». Sans doute, la pensée de Clara primait déjà… en mars 1838 il écrivit à sa fiancée : « le premier mouvement est probablement ce que j’ai fait de plus passionné ». Sous les doigts de Benjamin Grosvenor, l’œuvre prend tout son sens, conjuguant puissance et légèreté, passions vives et infinie douceur. On est suspendu aux phrasés fluides dont la carnation s’affirme, à la limpidité du propos, aux reliefs ciselés, aux variations aériennes, au verbe qui soudain s’incarne fortement.

Benjamin Grosvenor ©ValentineChauvin 2025
Le travail entre effleurements et larges empâtements donne un relief inaccoutumé à l’œuvre et lui accorde une vie propre. La facture onirique semble s’incarner dans le réel tandis que le souffle du vent dans les grands arbres du parc bouscule les fragrances musicales accentuant encore leur romantisme. La virtuosité du pianiste réside là, faisant oublier les prouesses techniques au profit de l’expression dense d’émotions mouvantes.
Pour Hartmann
Modeste Moussorgski était très attentif à ses amitiés. Le peintre, créateur de décors de théâtre et architecte Viktor Hartmann, proche du Groupe des Cinq meurt à 39 ans en 1873. Le journaliste et critique Vladimir Stassov organise en son honneur en 1879 une exposition de ses tableaux à l’Académie des Beaux-Arts de Saint-Pétersbourg. Cette exposition inspirera fortement Modeste Moussorgski au point, que lui, si lent d’habitude pour composer, mettre seulement trois semaines pour écrire les Tableaux d’une exposition. Il écrivit à son ami Vladimir Stassov : « les sons et les idées planent dans l’air, je les gobe et je m’en goinfre, et c’est à peine si j’ai le temps de les griffonner sur le papier. Les transitions sont bonnes (en forme de promenade). Je veux réaliser cela au plus vite et d’une main ferme. On aperçoit ma physionomie dans les interludes. Pour l’instant, je trouve cela réussi ».
En effet, cette succession de miniatures évoquant les traits des différents tableaux de la visite est une petite merveille d’expressivité picturale. On débute la « visite » par une Promenade qui nous mène, enjouée au premier tableau, l’inquiétant Gnomus, s’attarde au paysage nostalgique d’Il Vecchio Castello, puis à celui des Tuileries aux jardins animés. Une atmosphère champêtre suivra des bœufs lourds tirant un chariot dans le cadre d’une Pologne imaginaire (Bydlo), et s’amusera à regarder le Ballet des poussins dans leurs coques. La vivacité de la scène s’alourdit avec le portrait de Goldenberg et Schmuyle, le riche arrogant et le pauvre implorant, avant de s’égayer dans le tableau du Marché de Limoges où fusent les exclamations des marchands et de leur clientèle. La gravité majestueuse de Catacombae, Sepulchrum romanum et sa plongée souterraine se voile de nouveaux mystères avec Cum mortuis in lingua mortua. On revient à la lumière et aux contes traditionnels qui peuvent être eux aussi inquiétants, comme Baba Yaga, cette terrible sorcière qui se déplaçait avec un mortier et un pilon, effaçant ses traces avec un grand balai avant de rejoindre sa Cabane sur des pattes de poule. Enfin, la splendeur de la Grande Porte de Kiev, déploie son choral orthodoxe en une fête éclatante qui résonne curieusement aujourd’hui en ces temps bouleversés.
Benjamin Grosvenor ©ValentineChauvin 2025
Benjamin Grosvenor rend chaque atmosphère avec une élégance et une justesse poétique tout juste sublimes. Fluidité, naturel, équilibre, contrechants fascinants, tout est là, de la noirceur aux couleurs les plus variées en un discours d’une clarté qui n’enlève rien à la tension qui parcourt l’œuvre et trouve son apothéose au final.
Généreux, il offrira en bis Jeux d’eaux de Maurice Ravel… décidément, La Roque a son poète !
Concert donné le 28 juillet 2025 au parc de Florans dans le cadre du Festival de La Roque d’Anthéron
Benjamin Grosvenor ©ValentineChauvin 2025
Le Groupe des Cinq, baptisé ainsi par le journaliste Vladimir Stassov, rassemblait un groupe de musiciens russes romantiques comptant Alexandre Borodine, César Cui, Mili Balakirev, Modeste Moussorgski et NikolaÎ Rimski-Korsakov.