À la croisée des temps

À la croisée des temps

Samedi 12 avril, le Festival de Pâques accueillait le Luzerner Sinfonieorchester dirigé par Michael Sanderling dans un programme qui mettait en regard un passé nostalgique avec le Concerto pour piano n° 1 en ré mineur de Brahms et la célébration d’étonnements nouveaux grâce à la Symphonie n° 9, dite du Nouveau monde de Dvořák.
La direction de Michael Sanderling savait mettre en valeur les différents pupitres de l’orchestre, leur musicalité, leur tessitures propres. Se déploient alors des tableaux dessinant plusieurs lointains, dans une imagerie très travaillée. L’égalité de traitement permettra aux auditeurs d’entendre tous les instruments avec l’impression de suivre une partition claire où rien ne se surimprime.

Pas d’emphase dans l’interprétation, mais une simplicité nuancée sur laquelle la partie de piano, tenue par le grand musicien qu’est Rudolph Buchbinder se lovait avec un grand sens du phrasé et une énergie toute de maîtrise. Son jeu très élégant, très assuré, est d’une grande délicatesse, pianissimi parfaitement articulés, intelligence du texte, précision méticuleuse de l’exécution… le pianiste évolue avec aisance dans cette musique qu’il aime et connaît bien (il a enregistré trois fois ce concerto). C’est sans doute pour cela que l’on reste un peu sur sa faim, il manque à cette version, très belle au demeurant, le grain de folie, la ferveur romantique, le sentiment de liberté, la fusion charnelle entre orchestre et piano, la brume de légendes qui enrobe ce concerto si proche dans sa facture d’une partition symphonique.

Luzerner Sinfonieorchester. Michael Sanderling, direction. Rudolf Buchbinder, piano. Grand Théâtre de Provence. 12/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Luzerner Sinfonieorchester. Michael Sanderling, direction. Rudolf Buchbinder, piano. Grand Théâtre de Provence. 12/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Un certain lyrisme est sensible cependant dans cette lecture d’une œuvre qui se refuse à la pyrotechnie mais se pare de couleurs venues du grand Nord. 
Comme une facétie de collégien, résonnait le bis donné par le pianiste, une variation sur l’Ouverture de la Chauve-Souris de Johann Strauss qui nous ramenait dans l’ambiance d’un concert du nouvel an viennois.


Sans transition, si ce n’est celle de l’entracte, l’orchestre seul cette fois se lançait à la conquête du « Nouveau monde » de Dvořák. Bien nommée, la Symphonie n° 9 du compositeur tchèque a été reprise de nos jours dans nombre de génériques de films, d’émissions, de jeux vidéo, quand on ne trouve pas de similitudes frappantes entre les compositions de John Williams pour Star Wars et l’œuvre de Dvořák ! Symphonie d’un monde qui naît et que ce monde adopte dans ses représentations, quel destin ! Il paraîtrait même que Neil Armstrong en aurait emporté un enregistrement audio lors de la mission Apollo 11 en 1969… première fois où un homme marcha sur la lune.


Luzerner Sinfonieorchester. Michael Sanderling, direction. Rudolf Buchbinder, piano. Grand Théâtre de Provence. 12/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Luzerner Sinfonieorchester. Michael Sanderling, direction. Rudolf Buchbinder, piano. Grand Théâtre de Provence. 12/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Si l’œuvre offre un tableau des États-Unis, elle n’en oublie pas les premiers habitants en incluant leur musique dans sa composition, ainsi, le troisième mouvement, scherzo s’inspire d’une fête décrite dans le Chant de Hiawatha (The song of Hiawatha), poème épique de Henry Wadsworth Longfellow (XIXème siècle), qui est une référence de la littérature américaine d’inspiration autochtone. L’orchestre semble plus libre dans cette œuvre aux accents nourris de jazz et de musiques populaires et a plus d’allant que lors de la première partie du concert. Le caractère expansif de la pièce, sa vivacité, entraînent les musiciens, mais doucement. Les effets superbement amplifiés donnent plus à voir la Suisse qu’un nouveau monde épris de vitesse et d’enthousiasme. Pourtant la clarté des sons, la beauté des différents pupitres, offrent un tableau ample aux nuances subtiles, comme si l’on souhaitait s’arrêter sur une image heureuse où tout semble encore possible dans les étendues immenses à découvrir, effaçant toute tentative dramatique, figeant le monde dans sa beauté… une immobilité salvatrice face aux délires actuels ?

Concert donné le 12 avril au Grand Théâtre de Provence dans le cadre du Festival de Pâques

Entre les mondes

Entre les mondes

« Il était une fois/ Et il n’était pas »… C’est dans cet entre-deux que débute la nouvelle création d’Éloïse Mercier, Les Meutes.
La scénographie dresse le décor du conte : d’un côté, une forêt de troncs aux frondaisons perdues dans les cintres, de l’autre, l’ossature d’un salon, lampe et canapé. Le sauvage et le domestiqué, la liberté et l’enfermement dans les « normes » sociétales, tout est en jeu, dès le départ, matérialisé dans les lumières de Jean-Louis Barletta.

Le mythe s’inscrit dans la pâte même du texte : le personnage principal de cette histoire, Lou, « commenc(e) à exister » « au moment où elle fut nommée ». La puissance du verbe, créateur et magique, capable de rendre tangible les invisibles, s’affirme là. Et les expressions imagées du langage courant prennent alors une tournure inquiétante : « connu comme le loup blanc, hurler avec les loups… ». La fiction joue avec le réel et le fantastique, laisse déraper les sens entre le concret et l’abstrait, rend les frontières poreuses. S’entrelacent en un mouvement de vagues entre sac et ressac, le prosaïque et l’onirique, le réel et le rêve, le dialogue des deux conteurs et les saynètes où se dessinent les personnages.

Les Meutes © X-D.R.

Les Meutes © X-D.R.

Lou est une petite fille née dans « la forêt noire des immeubles gris », un père absent et une mère qui guette les signes malgré ses distractions. Avec sa chambre désignée comme une « tanière », son prénom homophone du « loup », sa façon de mordiller tout ce qui passe dès qu’elle est en âge de marcher à quatre pattes, l’enfant grandit dans ces mots qui la situent dans une ambiguïté d’espèce. Sa mère la désigne « carnivore », son adolescence est présentée comme celle d’un animal : « à l’adolescence, ses poils commencèrent à pousser. Lou grandit, se fait les dents, le pelage, l’ouïe fine et l’odorat. Elle reconnaît les siens, commence à renifler l’odeur des autres ». Sa première rencontre amoureuse sera avec « un jeune loup de passage »…

Les ombres la suivent, ou plutôt une ombre, qui « s’épaissit » prend de l’importance, se met à diriger le personnage, image d’un inconscient qui passe les frontières, outrepasse les lois et exerce une liberté pleine.
Les forêts sont présentes, nimbées de brumes, immenses avec leurs secrets, leur vie propre, fascinantes de non-dits, de signes à décrypter. Un écran tout en longueur s’élève comme un monolithe vers le centre du plateau.

Les vidéos des bois, des montagnes (Vincent Bérenger) frémissent tandis que la voix de Lou les décrit, avec au sommet de la montagne le chalet, presque hors du monde, « solitaire et sauvage », lieu stendhalien par excellence, où les êtres vivent pleinement ce qui ne peut être décrit, cellule du Rouge et le noir où Julien et Madame de Rênal se découvrent enfin, tour Farnèse de la Chartreuse de Parme où Fabrice Del Dongo et Clélia découvrent le bonheur.
Le problème est bien là, lorsque Lou rencontre celui qui deviendra son mari, c’est l’amour fou, la promesse de l’instant, de l’aventure, de l’improvisation, de la folie heureuse…

Les Meutes @Guillaume Castelot

Les Meutes @Guillaume Castelot

Mais peu à peu, l’étau se resserre, la belle-famille, très catholique, entre dans la vie du couple, s’impose lorsque le mariage est annoncé. Le fiancé si libre et passionné se transforme en un animal social, conformiste, pousse la jeune femme vers une existence où les frontières bien tracées ignorent la fantaisie. Les bras amoureux deviennent des chaînes dont Lou ne sait plus se défaire.

La meute est-elle celle des loups ou celle des chasseurs qui partent en battue ?
La tragédie guette. Il n’est pas de sacrifice humain, ni animal, Lou ne se révèle pas louve, mais ce qui meurt est le rêve d’une union bienveillante, altruiste, respectueuse de l’autre et de ses désirs.
Le problème de l’union des êtres sans aliénation de l’un ou de l’autre se pose ici, crucial, violent.
Éloïse Mercier et Gautier Boxebeld forment un duo bouleversant. Tour à tour récitants et acteurs des scènes, ils donnent chair au conte, font percevoir avec finesse toutes les subtilités d’un texte qui joue sur l’ambivalence des termes, jongle avec les pronoms personnels, faisant passer le regard d’un récit extérieur à une intériorité qui se cherche.

Les Meutes © Vincent Berenger

Les Meutes © Vincent Berenger

Le final renvoie la pièce dans l’univers du poème symphonique: la description de la montagne qui va être quittée par Lou ouvre le texte et se voit reprise à la fin (l’incipit prémonitoire indiquait « Le départ/ou l’arrivée »). Le début était affirmé à la première personne, « je sentais que c’était la dernière fois que je venais ici »… la conclusion met ce « je » à distance : « elle avait dit silencieusement au revoir à tout cela », mais permet par une volte de retourner au théâtre par l’incision d’une réplique directe : « Car si je ne peux pas être chez moi ici, alors où ? ».
La question de toute notre humanité !

Les Meutes d’Éloïse Mercier a été joué au théâtre du Bois de l’Aune, les 3 & 4 avril 2025

Universalité de la danse

Universalité de la danse

Créé le 14 mars 2001, Naharin’Virus est une œuvre puissante qui dépasse toutes les frontières. Reprise cette saison, elle était jouée par la Batsheva Dance Company au Grand Théâtre de Provence. La scène est cernée de murs à mi-hauteur, dont l’ombre cerne l’espace. Alors que le public entre, une silhouette mouvante gonflée par l’air pulsé d’une soufflerie semble danser sur place, prémices de la « gaga danse », cette forme particulière où les gestes ne cessent de s’enchaîner, l’un entraînant l’autre, marque de fabrique du chorégraphe qui l’a inventée, Ohad Naharin.
Côté jardin, sur le mur disposé en fond de scène, un costume dressé devant un micro attend d’être habité par un locuteur qui énoncera de larges fragments de la pièce de Peter Handke, Outrage au public de 1966 (Publikumsbeschimpfung). Sur les premiers mots du récitant, l’une des danseuses, trace à la craie des lignes qui occuperont bientôt toute la longueur du mur de fond. Comme outils de mesure, elle utilise son corps, celui de ses complices, entourant les têtes, suivant les bras, les jambes. Se forme une première chorégraphie, double écriture des corps et des traces laissées de leurs lignes. Les danseurs entrent un à un sur le plateau, forment des paires puis des trios, qui se jaugent, se découvrent, tandis que le mur peu à peu voit des lettres apparaître jusqu’à ce que soit lisible l’anagramme « Plastelina ». La calligraphie donne lieu à une nouvelle forme expressive : l’une des protagonistes écrira avec passion des mots invisibles sur le tout aussi invisible quatrième mur.

Sous forme d’une litanie quasi monocorde, les mots de Peter Handke résonnent : « Nous ne voulons pas vous contaminer. Nous ne voulons pas vous communiquer le virus de l’un ou l’autre sentiment. Les sentiments ne nous intéressent pas. Nous n’incarnons pas de sentiments. Nous ne rions pas, nous ne pleurons pas. Nous ne cherchons pas à vous faire rire avec des grimaces, ni pleurer avec des pitreries, ni rire avec des larmes, ni pleurer avec des larmes. Bien que le rire soit plus contagieux que les larmes, nous ne cherchons pas à vous faire rire avec des grimaces. »

Naharin'Virus © M.C.

Naharin’Virus © M.C.

Le texte, contredisant ce qui se passe sur scène, nie le spectacle, annonçant au public qu’il va être déçu, voyant son horizon d’attente déçu. Se moquant de l’inadéquation familière du temps de la scène et du temps réel (en effet, peu d’œuvre peuvent se targuer de mener l’action théâtrale dans le même temps que celui des spectateurs), est revendiqué un principe de réel qui s’avère être un « non-jeu » et une « manipulation assumée du public » :  « Le temps nous échappe. Le temps ne peut pas être joué. Le temps est réel. Il ne peut pas être joué comme une réalité. Puisque le temps ne peut être joué, la réalité ne peut être jouée. Cependant, si on joue en dehors du temps, il n’est pas nécessaire de jouer le temps. Cependant, si on joue en dehors du temps, le temps est sans signification. »  (….) « Du fait que nous ne jouons pas et que nous n’agissons pas en jouant, cette pièce n’est ni franchement comique, ni franchement tragique.
Vous ne pensez rien. Vous ne pensez à rien. Nous pensons à votre place. Vous n’acceptez pas que nous pensions à votre place. Vous voulez rester objectifs. Vos pensées sont libres. Tout en le disant, nous nous glissons insidieusement dans vos pensées. »

« Nous pensons à votre place » prend des allures d’avertissement, réclame du public sa capacité à résister aux formes imposées, à garder ses distances vis-à-vis de toute œuvre afin de préserver son esprit critique et sa liberté de jugement. Le texte iconoclaste s’achève par un déversement d’injures plus ou moins éloquentes destinées aux publics, à tous les publics, englobant leurs diverses aversions souvent contradictoires. Cet « anti-théâtre » se nourrit d’ironie, et échappe à toute classification, se refusant à appartenir à quelque genre ou forme que ce soit.

Naharin'Virus © M.C.

Naharin’Virus © M.C.

Le non-théâtre entraîne une « non-danse » au sens traditionnel classique. Et pourtant, quels magnifiques mouvements d’ensemble sur lesquels se détache, tel un couplet entre deux refrains, un danseur ou une danseuse dont les mouvements exultent soudain.
Les pas empruntent ironiquement à la grammaire des exercices à la barre classique, esquissent une arabesque, les corps se jettent au sol, se précipitent contre l’infrangible mur, manifestent leur individualité au chœur des foules dont ils rejoignent les évolutions puis s’en écartent afin de mieux les reprendre, en une respiration fluide. Les figures s’alentissent, restent en suspens dans l’évanescence de l’indicible sur les variations poétiques de l’Adagio pour cordes de Samuel Barber, comme une prémonition tragique de ce qui allait advenir la même année de la création du spectacle, les attentats du 11 septembre 2001(cette musique fut jouée en hommage aux victimes).
La musique invite à la réconciliation avec les Palestiniens, lançant le spectacle sur une association entre les inspirations Klezmer et le groupe Al Majad du chanteur palestinien Habib Alla Jamal. Les vingt danseurs, revêtus d’académiques blancs et noirs, sont alors pris d’une énergie presque frénétique, jonglant entre les élans des danses traditionnelles, leurs flexions particulières, et des spasmes qui disloquent les membres, comme si une volonté inconnue tentait de tout détruire. L’ensemble mêle exultations et colères, douceurs et violences…
Le tout est d’une sauvage et poétique beauté.

Spectacle donné au Grand Théâtre de Provence le 1er et le 2 avril 2025

Du poison de la nostalgie

Du poison de la nostalgie

En résidence au Chantier du 24 au 28 mars, le groupe Tchayok offrait la primeur de son travail de recherche lors d’un concert le dernier jour à La Fraternelle de Correns.
Les trois musiciens, animés d’une passion commune pour les musiques slaves et tziganes, explorent le champ immense des mélodies et chants qui varient au fil des régions, des reliefs, des villages, des histoires. 

Les deux frères d’origine russo-ukrainienne, Romain et Vladimir Gourko, se présentent comme des « enfants de la balle », traînés dans les cabarets russes de Paris dès leur plus tendre enfance par leurs parents en quête du « poison de la nostalgie ». Plus de 400 000 russes émigrèrent à Paris dans l’entre-deux guerres apportant avec eux leur culture, leurs chants, leurs musiques, qui se jouaient dans l’écrin des cabarets et de la vie nocturne. Les artistes allaient d’un cabaret à l’autre tout au long de la nuit afin de multiplier leurs cachets, sourient les musiciens lors de la rituelle rencontre qui précède les concerts du Chantier.

Tchayok à Correns 2025 © M.C.

Tchayok à Correns 2025 © M.C.

Si les guitares à six cordes font partie de l’instrumentarium (« nous n’avons pas apporté la « sept cordes » qui est une guitare russe » explique Vladimir Gourko), les balalaïkas attirent l’œil des spectateurs. Les origines de cet instrument slave par excellence sont évoquées : son ancêtre serait la domra, apparue au XVIème siècle, introduite en Russie par les Tatares. Mais le tsar de Russie, Alexis Mikhaïlovitch, sans doute sous l’influence de l’église russe, décréta l’interdiction des instruments de musique en 1648. C’est ainsi que la balalaïka serait née : facile à fabriquer, elle était assez rudimentaire et n’importe quelle personne avec quelques notions de menuiserie pouvait en construire une. C’est ce qui explique la multitude des modèles, la disparité des accords des débuts de l’instrument qui, aujourd’hui se décline en six, voire sept modèles, la piccolo, la prima, la secunda, l’alto, la basse, la contrebasse et enfin la subcontrebasse.

Si les deux frères évoluaient entre guitares et balalaïka prima, leur complice Yoann Godefroy délaissait parfois sa contrebasse pour la balalaïka contrebasse.
L’instrument aux dimensions imposantes et toujours triangulaire est difficile à manier, même s’il est posé sur sa pique comme un violoncelle, demande des contorsions pénibles à l’instrumentiste.
La dureté des cordes (toujours trois et métalliques quelle que soit la taille de la balalaïka) rend le jeu à la main douloureux et un médiator particulier, un large rond de cuir, vient suppléer aux phalanges !

Tchayok à Correns 2025 © M.C.

Tchayok à Correns 2025 © M.C.

Les musiciens présentent leurs instruments avec une fine intelligence, font écouter la différence entre les cordes nylon et les cordes de métal des guitares, précisant leurs emplois selon les effets recherchés, expliquent leurs fonctions, mélodies pour les guitares et les balalaïkas prima, percussions grâce à ses attaques précises et clinquantes pour la contrebasse.
Questionnés avec érudition par Frank Tenaille, directeur artistique du Chantier, ils retracent la musique des cabarets, sa transmission, ses voyages au fil des siècles : « il n’y a pas de musique russe mais des musiques russes », insistent-ils, rappelant les grands balalaïkistes, véritables « bibliothèques vivantes » qui connaissent des centaines et des centaines de chants, de mélodies, et leurs particularités locales. La majorité des musiciens étant tziganes, les thèmes étaient transmis oralement et prenaient les caractéristiques de chaque pays traversé.
Peu de concerts pour les plus grands interprètes ! Ils préféraient de loin les mariages, bien mieux payés, au cours desquels ils pouvaient jouer huit heures d’affilée, interprétant les morceaux demandés, recevant pour chacun un pourboire glissé dans le corps de l’instrument !

Voyage en terres slaves

Les musiques voyagent et aux exilés qui ne peuvent plus retourner dans leurs lointaines contrées, elles racontent les vents froids, les neiges, les fêtes, les tristesses. 

Les trois musiciens reprenaient dans ce périple des morceaux venus de Russie, de Serbie, de Roumanie, d’Ukraine, de Bulgarie de Géorgie ou encore d’Arménie.
Les rythmes s’entremêlent, boiteux parfois, comme pour l’élan d’une danse.
La guitare prend des allures de mandoline avec ses trémolos, les balalaïkas sonnent avec une délicieuse acidité, offrant une palette étonnamment riche avec seulement trois cordes !

Tchayok à Correns 2025 © M.C.

Les histoires fleurissent : amours contrariées de deux arbres amoureux mais séparés par une rivière, tandis que les mains s’ouvrent comme des éventails sur les cordes des balalaïkas, passion pour les chevaux presque aussi forte que celle de l’or et des bijoux, comptines enfantines pour s’endormir, danses auxquelles le monde est convié… La poésie de Pouchkine s’immisce au cœur des mélodies avec ses songes en miroir. Aux pièces déjà publiées dans les deux premiers albums du groupe, Zavarka et Touda Siouda, s’ajoutent des créations nouvelles, nées durant la résidence. Les rythmes et les phrasés de ces dernières sont bouleversants d’intensité et d’inventivité. S’y retrouvent les parcours éclectiques des musiciens passés par d’autres styles musicaux, jazz, brésilien qui se nouent aux inspirations tziganes avec une intelligence et une verve rare.  

Concert donné le 28 mars 2025 à La Fraternelle de Correns grâce à l’initiative du Chantier
Le spectacle fait aussi partie de la programmation du festival Mus’iterranée

Ces très belles chansons, Deves i Rat & Kaï Ione, ont été interprétées ce soir-là. Elles font partie du film soviétique réalisé par Emil Loteanu en 1976 d’après des nouvelles de Maxime Gorki, Les Tsiganes montent au ciel.

Du théâtre pour la paix

Du théâtre pour la paix

Beethoven Wars au Grand Théâtre, ou la résistance à la guerre
Laurence Equilbey et ses ensembles, Insula Orchestra et Accentus, explorent l’univers du manga en collaboration avec Antonin Baudry sur des pièces peu jouées de Beethoven, König Stephan, Die Ruinen von Athen et Leonore Prohaska.

Et si l’on se laissait aller au charme des contes ? Il y aurait sur une planète fort fort lointaine deux peuples qui se font la guerre, une guerre si terrible qu’elle provoque la destruction de leur planète. Les deux chefs de guerre, le bon roi Stephan et Athéna l’impitoyable guerrière, ont été autrefois des amis, Stephan et Gisèle. Les clans rivaux réussissent à partir pour leur planète d’origine, la terre. Mais l’affrontement se poursuit dans l’espace. Est décidé un duel entre les chefs. Le souvenir de leur amitié l’emporte et l’amour triomphe. Cependant l’air de la planète bleue est totalement vicié en raison des conflits qui ont détruit l’humanité.

Gisèle part en exploration et met sa vie en danger, Stephan, parti à sa recherche, s’évanouit aussi. Leurs peuples les sauvent. À leur réveil, les deux héros découvrent la surprise que leurs peuples leur ont réservée : un immense théâtre, symbole de paix. S’y dévoilent alors les images de la cheffe, du chœur et de l’orchestre en miroir des protagonistes en chair et en os sur scène. Mise en abyme, rapprochement de situations dans un monde qui s’affole… la symbolique de l’amour et de la culture plus forts que la bêtise et la guerre, sans doute simpliste et manichéenne, prend une dimension forte dans le contexte actuel.

Beethoven Wars © X-D.R.

Beethoven Wars © X-D.R.

L’idéal d’une paix grâce aux arts et à l’empathie entre les êtres distille sa douceur et nous laisse un goût tendre et amer. On songe au cliché pris par Marc Riboud le 21 octobre 1967 lors d’une manifestation pacifiste contre la guerre du Vietnam à Washington D.C., « La jeune fille à la fleur » (ou « The Ultimate Confrontation : The Flower and the Bayonet»): on y voit une jeune fille vêtue d’une chemise à fleurs qui se détache de la foule des manifestants et tient une fleur face aux baïonnettes des soldats massés face à elle.

Musiques de scène

Accompagnant les images projetées sur le grand écran dans lequel les spectateurs sont immergés, trois musiques de scène de Beethoven s’enchaînent, suivant avec fluidité le propos du manga animé. Laurence Equilbey précise dans la feuille de salle combien « l’univers du manga dans lequel il y a beaucoup d’héroïsme, d’utopie et de valeurs humanistes » est proche de celui de Beethoven.

Profitant de l’engouement pour l’animation qui draine petits et grands dans les salles obscures, la cheffe s’empare d’œuvres qu’elle considère comme « de véritables perles oubliées, avec des moments de pure beauté » mais peu enregistrées et très peu interprétées. Le résultat est somptueux. Les partitions beethoveniennes sont servies avec une précision et une verve rares, laissant exploser la furie guerrière des premiers chœurs ou chanter une harpe ou un glass-harmonica avec une intense poésie. 

Beethoven Wars © X-D.R.

Beethoven Wars © X-D.R.

L’orchestre est brillant, nuancé, le chœur d’une cohérence et d’un jeu (sans partitions) proche de la mise en scène d’un opéra. Les solistes Ellen Giacone (soprano) et Matthieu Heim (basse) séduisent par la justesse de leur timbre et l’élégance de leur interprétation.
Le clin d’œil du titre à Star Wars, souligné par la graphie des premières images, fait sourire. Le classique s’invite avec un génial talent dans les modes contemporains.
Quel ciné-concert ! On a envie d’y croire « nous cultiverons les arts et les sciences pour préserver la paix »… le tout à l’ombre d’un grand arbre, à la fois mémoire du temps et signe d’un idéal pacifiste…

Beethoven Wars a été joué le 22 mars 2025 au Grand Théâtre de Provence

Laurence Equilbey, Insula orchestra © Julien Benhamou

Laurence Equilbey, Insula orchestra © Julien Benhamou

Duos et miroirs

Duos et miroirs

Le Théâtre des Ateliers se définit comme « théâtre de création, de formation et de sensibilisation du public ». Lieu d’expérimentation par excellence, il sait avec sa compagnie d’entraînement, ses ateliers intitulés « Regard du spectateur » initiant les publics à exercer leur esprit critique, développer le goût et le sens du théâtre. L’expérimentation se pratique aussi dans le travail théâtral, la recherche de formes nouvelles, l’exploration des modes d’expressions. Au cours de la saison dernière Alain Simon, directeur du théâtre, interrogeait le croisement de genres qui se suffisent à eux-mêmes, le théâtre et la danse. Chacun est capable de tout exprimer, est-ce que leur rencontre peut produire une esthétique et un champ de significations nouveaux ?  

La première confrontation donna la création 2024, Un homme qui dort, avec le danseur Leonardo Centi seul en scène sur le texte de Georges Perec dit par Alain Simon sur une bande enregistrée (lire ici). Les mots deviennent alors musique et rythme sur lesquels le danseur se transforme en personnage.
Cette année, la danse était portée par Emmanuelle et Marie Simon, chères au cœur du metteur en scène Alain Simon.

Comment se retourner? © Cagliari

Comment se retourner? © Cagliari

Leur travail chorégraphique était conçu « dans la perspective d’une création dans un théâtre avec un metteur en scène de théâtre ».
Le silence, quelques bruitages discrets d’un espace qui semble se déplier, des extraits musicaux, et les mots en voix off ou prononcés sur scène, s’enroulent autour des évolutions des deux danseuses.
Dans un univers atone, les deux protagonistes, l’une contre la paroi latérale côté jardin, l’autre, côté cour, proche du mur de fond de scène, exercent leurs corps, tensions des jambes, des bras.

La rencontre se fera, plus tard, dessinant des séquences en miroir, des mouvements qui se développent en canon, se resserrent, s’écartent, s’harmonisent. On est séduit par la fluidité du discours, des enchaînements souples, du naturel des gestes, de la complicité espiègle des deux protagonistes. Les deux sœurs sur scène se meuvent avec une joie communicative dans le cocon d’ombres du théâtre, y apportent leur lumière, s’emparant du sens des mots (tous écrits au plateau) pour le déplacer comme un geste qui se déploie, un mouvement de bras qui accorde à la main une allure aérienne, une arabesque qui géométrise la jambe, un saut qui ouvre l’espace.

Comment se retourner? © Cagliari

Comment se retourner? © Cagliari

En final, assises toutes deux sur le même petit banc, elles atteignent une synchronisation parfaite tandis que leurs voix off énoncent à tour de rôle tout ce qui s’est passé sur scène, résumé qui donne au spectateur une double appréhension de ce qu’il perçoit : la remémoration des cinquante-cinq minutes passées et le présent se catapultent, concentrant les temps en un même souffle. Le temps est alors « retourné ». Prouesse ! 

Comment se retourner ?  a été joué du 19 au 23 mars 2025 au Théâtre des Ateliers, Aix-en-Provence

Comment se retourner? © Alain Simon

Comment se retourner? © Alain Simon