
Entre les mondes
« Il était une fois/ Et il n’était pas »… C’est dans cet entre-deux que débute la nouvelle création d’Éloïse Mercier, Les Meutes.
La scénographie dresse le décor du conte : d’un côté, une forêt de troncs aux frondaisons perdues dans les cintres, de l’autre, l’ossature d’un salon, lampe et canapé. Le sauvage et le domestiqué, la liberté et l’enfermement dans les « normes » sociétales, tout est en jeu, dès le départ, matérialisé dans les lumières de Jean-Louis Barletta.
Le mythe s’inscrit dans la pâte même du texte : le personnage principal de cette histoire, Lou, « commenc(e) à exister » « au moment où elle fut nommée ». La puissance du verbe, créateur et magique, capable de rendre tangible les invisibles, s’affirme là. Et les expressions imagées du langage courant prennent alors une tournure inquiétante : « connu comme le loup blanc, hurler avec les loups… ». La fiction joue avec le réel et le fantastique, laisse déraper les sens entre le concret et l’abstrait, rend les frontières poreuses. S’entrelacent en un mouvement de vagues entre sac et ressac, le prosaïque et l’onirique, le réel et le rêve, le dialogue des deux conteurs et les saynètes où se dessinent les personnages.
Les Meutes © X-D.R.
Lou est une petite fille née dans « la forêt noire des immeubles gris », un père absent et une mère qui guette les signes malgré ses distractions. Avec sa chambre désignée comme une « tanière », son prénom homophone du « loup », sa façon de mordiller tout ce qui passe dès qu’elle est en âge de marcher à quatre pattes, l’enfant grandit dans ces mots qui la situent dans une ambiguïté d’espèce. Sa mère la désigne « carnivore », son adolescence est présentée comme celle d’un animal : « à l’adolescence, ses poils commencèrent à pousser. Lou grandit, se fait les dents, le pelage, l’ouïe fine et l’odorat. Elle reconnaît les siens, commence à renifler l’odeur des autres ». Sa première rencontre amoureuse sera avec « un jeune loup de passage »…
Les ombres la suivent, ou plutôt une ombre, qui « s’épaissit » prend de l’importance, se met à diriger le personnage, image d’un inconscient qui passe les frontières, outrepasse les lois et exerce une liberté pleine.
Les forêts sont présentes, nimbées de brumes, immenses avec leurs secrets, leur vie propre, fascinantes de non-dits, de signes à décrypter. Un écran tout en longueur s’élève comme un monolithe vers le centre du plateau.
Les vidéos des bois, des montagnes (Vincent Bérenger) frémissent tandis que la voix de Lou les décrit, avec au sommet de la montagne le chalet, presque hors du monde, « solitaire et sauvage », lieu stendhalien par excellence, où les êtres vivent pleinement ce qui ne peut être décrit, cellule du Rouge et le noir où Julien et Madame de Rênal se découvrent enfin, tour Farnèse de la Chartreuse de Parme où Fabrice Del Dongo et Clélia découvrent le bonheur.
Le problème est bien là, lorsque Lou rencontre celui qui deviendra son mari, c’est l’amour fou, la promesse de l’instant, de l’aventure, de l’improvisation, de la folie heureuse…
Les Meutes @Guillaume Castelot
Mais peu à peu, l’étau se resserre, la belle-famille, très catholique, entre dans la vie du couple, s’impose lorsque le mariage est annoncé. Le fiancé si libre et passionné se transforme en un animal social, conformiste, pousse la jeune femme vers une existence où les frontières bien tracées ignorent la fantaisie. Les bras amoureux deviennent des chaînes dont Lou ne sait plus se défaire.
La meute est-elle celle des loups ou celle des chasseurs qui partent en battue ?
La tragédie guette. Il n’est pas de sacrifice humain, ni animal, Lou ne se révèle pas louve, mais ce qui meurt est le rêve d’une union bienveillante, altruiste, respectueuse de l’autre et de ses désirs.
Le problème de l’union des êtres sans aliénation de l’un ou de l’autre se pose ici, crucial, violent.
Éloïse Mercier et Gautier Boxebeld forment un duo bouleversant. Tour à tour récitants et acteurs des scènes, ils donnent chair au conte, font percevoir avec finesse toutes les subtilités d’un texte qui joue sur l’ambivalence des termes, jongle avec les pronoms personnels, faisant passer le regard d’un récit extérieur à une intériorité qui se cherche.
Les Meutes © Vincent Berenger
Le final renvoie la pièce dans l’univers du poème symphonique: la description de la montagne qui va être quittée par Lou ouvre le texte et se voit reprise à la fin (l’incipit prémonitoire indiquait « Le départ/ou l’arrivée »). Le début était affirmé à la première personne, « je sentais que c’était la dernière fois que je venais ici »… la conclusion met ce « je » à distance : « elle avait dit silencieusement au revoir à tout cela », mais permet par une volte de retourner au théâtre par l’incision d’une réplique directe : « Car si je ne peux pas être chez moi ici, alors où ? ».
La question de toute notre humanité !
Les Meutes d’Éloïse Mercier a été joué au théâtre du Bois de l’Aune, les 3 & 4 avril 2025