Salto, larmes et roses

Salto, larmes et roses

Révélé au public d’Aix-en-Provence en juillet 2017, Jakub Józef Orliński chantait devant un GTP comble, accompagné par son pianiste Michał Biel. Le programme jonglait entre deux univers, le baroque, si familier du répertoire du contre-ténor et des mélodies polonaises qui sont chères au chanteur.
Le livret de salle avait l’intelligence de donner des clés d’écoute, explicitant l’art du « spianato » ou des « portamenti », et les textes des chants interprétés dans leur langue originale et en traduction française. On les lit en attendant le concert ou à l’entracte, et les mélodies en ont encore plus de charme, doublant de leur sens la poésie des musiques.

L’assistance l’attendait: le contre-ténor Jakub Józef Orliński est une star même au-delà du public classique. Son récital d’une heure trente s’est clos par quatre bis fastueux doublés d’un salto arrière sans élan dont l’artiste, féru de break-dance, a le secret, et c’est debout que la salle plus que conquise l’a ovationné.
Parmi les bis, le Cold Song du Roi Arthur de Purcell n’était pas sans rappeler la grande tradition initiée par Klaus Nomi (le compositeur anglais avait écrit cet air pour voix de basse !).

Concert du contre-ténor Jakob Jozef Orlinski et du pianiste Michal Biel le vendredi 11 juillet 2025 au Grand Théâtre de Provence. Festival d’Aix-en-Provence. Photographies de Vincent Beaume.

Jakub Józef Orliński débute sans partition pour Non t’amo per il ciel de Johann Joseph Fux (1660-1741), laissant sa voix arpenter librement le brillant des harmoniques. Les sons s’étirent dans une sorte de fascination d’eux-mêmes, atteignant une forme de plénitude où chaque note appelle la suivante comme une progression naturelle et évidente, une sculpture pour laquelle l’artisan suit la veine du bois ou de la pierre et en dégage l’essence.

Le titre de Purcell, If music be the food of love (si la musique est la nourriture de l’amour) résonne alors comme une évidence tandis que la douceur fruitée de Sweeter than the roses se plaît aux moulures travaillées des vocalises, use de contrastes et de sauts acrobatiques entre les aigus et de superbes graves.
Le travail sur les ombres s’affine encore dans O, lead me to some peaceful gloom (Oh mène-moi vers ces ténèbres paisibles) où l’amant se délecte de son « mal exquis ».
Orliński double ses qualités de chanteur par celles d’un comédien hors pair, son air d’Éole (The tempest, musique de scène, Purcell) « J’entends votre voix terrible et j’obéis », subtilement délié, mime le souffle des dieux avec une secrète ironie.
Familières de l’esthétique baroque, les larmes occupent une grande place dans les œuvres de cette période. Les yeux sont à l’époque plus signifiants que les mots, et leur langage déborde par des flots de larmes aux vertus diverses. C’est ainsi que Luca Antonio Predieri (1688-1767) compose sur Dovrian quest’occhi piangere (mes yeux devraient pleurer).

Concert du contre-ténor Jakob Jozef Orlinski et du pianiste Michal Biel le vendredi 11 juillet 2025 au Grand Théâtre de Provence. Festival d’Aix-en-Provence. Photographies de Vincent Beaume.

La pureté du chant se double de pyrotechnies vocales qui enchantent autant que les remarques facétieuses du jeune interprète qui, potache, présente avec humour les pièces du récital. Il sourira au moment du Haendel final : « Haendel a fait une série d’Alléluia et d’Amen, ce qui peut sembler pauvre en texte, il n’avait sans doute pas d’inspiration à ce moment-là ! » sans perdre de sa virtuosité en énonçant cette suite qui, loin d’être monotone multiplie variations et nuances.

Entrelacées aux pièces baroques, se déploie tout un univers ignoré de la musique polonaise : certes, tout le monde connaît Chopin, mais qui citer à part lui comme musicien issu de la Pologne que l’on range pourtant au rang des grandes patries de la musique !

On croise alors les poèmes de Pouchkine traduits en Polonais en 1948 par Julian Tuwim et mis en musique par le contemporain Henryk Czyz (1923-2003). Le phrasé emprunte la simplicité de la langue parlée, vibrant d’éclats lyriques dans « Je vous aimais », puis s’emplit d’une gravité douloureuse avec l’« Adieu ».
La diction, impeccable quel que soit le langage utilisé, permet à la musique de s’articuler sur les aspérités et les sonorités du polonais, qui constitue déjà sa propre ligne mélodique.

Concert du contre-ténor Jakob Jozef Orlinski et du pianiste Michal Biel le vendredi 11 juillet 2025 au Grand Théâtre de Provence. Festival d’Aix-en-Provence. Photographies de Vincent Beaume.

Le piano de Michał Biel se fait eau vive Sur les collines de Géorgie, lyrique, inspiré, finement poétique, il souligne avec élégance la voix de son complice. Les tableautins ciselés de la Suite pour voix et piano de Mieczysław Karłowicz ouvrent le champ à l’expressivité des interprètes, drôles, sensuels, mystiques, nourris de légendes, dans l’ondoiement des mots qui narrent les villes englouties, les pâleurs de la lune, le bruit des navires et s’enivrent de néant. La « larme » de Stanisław Moniuszko semble répondre à celles de Predieri, porteuse plus que nulle autre de souvenirs, et sa Fileuse au rythme tournoyant a la simplicité tendre d’une histoire légère. Mais sous l’anecdote, le thème est chargé de légendes que l’on ne peut ignorer et apporte une tension autre à ce qui pourrait juste être la relation des amours d’une jeune fille qui devient maladroite devant le garçon qu’elle aime au point de casser le fil qu’elle dévide… tandis que le piano évoque par ses double-croches l’incessant mouvement du fuseau.
Le temps s’arrête et il faudra que les lumières de la grande salle du GTP s’allument pour que les spectateurs se décident à cesser d’applaudir.

Le récital de Jakub Józef Orliński et Michał Biel a été donné au GTP dans le cadre du Festival d’Aix le 11 juillet 2025

Toutes les photographies de ce concert du contre-ténor Jakob Jozef Orlinski et du pianiste Michal Biel le vendredi 11 juillet 2025 au Grand Théâtre de Provence dans le cadre du Festival d’Aix-en-Provence sont  de Vincent Beaume.

Concert du contre-ténor Jakob Jozef Orlinski et du pianiste Michal Biel le vendredi 11 juillet 2025 au Grand Théâtre de Provence. Festival d’Aix-en-Provence. Photographies de Vincent Beaume.
À l’ombre de la servante

À l’ombre de la servante

Quelle idée merveilleuse de programmer The Story of Billy Budd, Sailor, d’après l’opéra éponyme de Benjamin Britten dont la première version en quatre actes (1951) sera remaniée en deux actes et radio-diffusée en 1960 !
Cet opéra est issu du dernier roman posthume de Herman Melville (écrit avant en 1891 mais publié en 1924 après avoir été retrouvé dans un pot à biscuits !), Billy Budd, marin. L’auteur y raconte des épisodes inspirés de sa propre histoire, lui qui a passé une grande partie de sa jeunesse sur les bateaux, mais aussi de l’affaire Somers qui serait une source de l’histoire de Billy Budd. 

Ce qui a sans doute séduit Benjamin Britten dans ce récit, c’est sa puissance énigmatique et sa profonde ambigüité malgré l’apparente simplicité binaire d’une lutte entre le bien et le mal, le beau et le laid, et le sacrifice de l’innocence à l’autel d’une raison supérieure et inflexible. Ainsi apparaît, dans toute son opacité, la résolution du commandant du navire L’indomptable, Edward Fairfax Vere, qui condamne à mort, parce que c’est la loi sur le morceau de terre qu’est son navire, le jeune, beau, brillant et aimé de tous, Billy Budd, qui a tué sans le vouloir le terrible maître d’armes, John Claggart, qui le hait et a monté une terrible machination pour le perdre.

The Story of Billy Budd, Sailor/ Festival d'Aix 2025 © Jean-Louis Fernandez

The Story of Billy Budd, Sailor/ Festival d’Aix 2025 © Jean-Louis Fernandez

Le récit est mis en abîme, encadré par un prologue et un épilogue, dits par Christopher Sokolowski, après avoir mis en mouvement une ampoule allumée qui pend depuis les cintres, balancier de la houle marine, mais aussi des mouvements des âmes des personnages, pendule de Foucault qui inscrit la narration dans sa portée universelle… la faible lumière de cette lampe mouvante veillera sur l’action, s’éteignant juste lors de l’impensable. Minuscule veilleuse, elle rappelle la servante des théâtres, censée faire fuir les fantômes qui les hantent, tandis que la brume des illusions vient égarer les esprits et semer la confusion. Une estrade de praticables blancs symbolise le pont du bateau, une voile levée en arrière-plan invite au voyage. 

Quelques chaises, une table, des bougies, des redingotes cintrées, pantalons et débardeurs d’un blanc immaculé, une perruque, cela suffit à évoquer le cadre, tandis que, derrière l’estrade, quatre musiciens de scène (Finnegan Downie Dear dirigeant de son clavier  Richard Gowers, Siwan Rhys et George Barton) livrent une partition éloignée de celle de Britten (brillamment adaptée par Olivier Leith), mais d’une élégante efficacité qui souligne chaque étape de l’action, passant des sonorités du piano classique à celles du synthétiseur, s’arquant sur les contrastes, les vibrations, les éléments percussifs, baignant l’ensemble dans une atmosphère où les frontières entre le réel et le fantasmé se délitent, accompagnent de leur onirisme la dernière nuit de Billy Budd.

The Story of Billy Budd, Sailor/ Festival d'Aix 2025 © Jean-Louis Fernandez

The Story of Billy Budd, Sailor/ Festival d’Aix 2025 © Jean-Louis Fernandez

Tout commence donc par les mots de l’ancien commandant de L’indomptable qui affirme « je suis un vieil homme ». Peu importe que le chanteur soit visiblement jeune ! L’illusion théâtrale est imposée d’emblée. La clarté de l’articulation de chaque chanteur contribue avec leur jeu intense, précis, sans fioriture aucune, à la théâtralisation de l’ensemble et soulève des questionnements que l’on retrouve davantage au théâtre que sur les scènes lyriques. Tel le héros de Théorème de Pasolini, Billy Budd est au centre de l’action, duettise au fil des scènes avec le novice qui le trahira, Claggart qui s’acharne sur son sort, le commandant Vere qui n’aura pas le courage de le défendre. On peut d’ailleurs se demander si sa lâcheté ne dissimule pas aussi un penchant qu’il s’interdit. Billy Budd séduit tous ceux qu’il approche et la haine que lui voue Claggart semble procéder du dépit amoureux.

La mise en scène de Ted Huffman est d’une redoutable efficacité et sait garder une tension dramatique de bout en bout, tenant le public en suspens dans ce passage historique, en 1797, où les Anglais luttent contre les Français, dont le navire se nomme Déclaration des Droits de l’Homme, ces « fameuses idées françaises ». Leur combat n’aura pas lieu en raison de  la brume et du brouillard, chasse avortée contre un ennemi si proche et pourtant invisible qui n’est pas sans rappeler la quête du capitaine Achab dans Moby Dick.

The Story of Billy Budd, Sailor/ Festival d'Aix 2025 © Jean-Louis Fernandez

The Story of Billy Budd, Sailor/ Festival d’Aix 2025 © Jean-Louis Fernandez

Les chanteurs sont d’une impeccable justesse et campent chacun deux personnages (ils sont six interprètes pour onze personnages) avec une exemplaire virtuosité. Joshua Bloom d’une imposante noirceur est à la fois l’atroce John Claggart et l’ami Dansker, Christopher Sokolowski est la créature de Claggart mais surtout le commandant Vere, épris de pouvoir et cependant impuissant et lâche, avec de fantastiques aigus, Hugo Brady accorde sa voix claire au personnage du Novice, Noam Heinz son timbre de baryton à Mr Redburn et au Premier Maître, et Thomas Chendall au second maître et à Mr Flint. Enfin et surtout, Ian Rucker est un Billy Budd d’exception, ange tombé du ciel « enfant trouvé » à la voix d’une expressivité bouleversante, colorant d’une palette nuancée les multiples mouvements qui l’animent, espoir, colère, résignation et pardon.

Son personnage ne peut que bégayer lorsqu’il est confronté à l’injustice : la pureté de l’être est désarçonnée par la laideur des actes ou des pensées et se voit impuissante.
Et l’on retrouve ici la naissance de l’absurde esquissée dans un autre roman de Melville, Bartleby : une histoire de Wall Street.
Le protagoniste de ce récit, Bartleby, scribe de son état, répète d’une manière quasi systématique « I would prefer not to » (« je préfèrerais ne pas »).

The Story of Billy Budd, Sailor/ Festival d'Aix 2025 © Jean-Louis Fernandez

The Story of Billy Budd, Sailor/ Festival d’Aix 2025 © Jean-Louis Fernandez

La mise en retrait de soi devant l’incompréhensible, l’absurde de l’administration, de la haine, de la violence, semble être ici la seule solution désespérée que peut trouver un être humain.
Ted Huffman, Olivier Leith, Finnegan Downie Dear signent ici dans les lumières de Bertrand Couderc la création mondiale d’une œuvre de référence dont on se souviendra longtemps!

 Billy Budd est joué au Jeu de Paume dans le cadre du Festival international d’Aix les 5, 7, 8 et 10 juillet 2025

Le Festival d’Aix rend hommage à Pierre Audi

Le Festival d’Aix rend hommage à Pierre Audi

Le 3 mai dernier, l’impensable nouvelle de la disparition à Pékin du directeur du Festival international d’Art Lyrique d’Aix-en-Provence bouleversait le monde de la culture. La 77e édition du festival lui est dédiée en hommage à son engagement et sa manière passionnée d’aborder programmation et œuvres.
Deux jours après l’ouverture du Festival, un hommage lui a été rendu dans l’écrin du Grand Théâtre de Provence en présence de la Ministre de la Culture, Rachida Dati, la directrice de l’UNESCO et ex-ministre de la culture, Audrey Azoulay, la maire d’Aix-en-Provence, Sophie Joissains…

Les prises de parole par ses collaborateurs proches, comme les metteurs en scène Peter Sellars ou Claus Guth, furent sensibles et justes, émouvantes et nourries d’anecdotes permettant de mêler le rire aux larmes. Certes, l’exercice convenu de l’oraison funèbre prête au dithyrambe mais comment en vouloir à ceux et celles qui souhaitent montrer à quel point la perte de l’homme et de l’artiste est importante !

Ressortaient les points essentiels, la passion inextinguible de Pierre Audi pour la musique, l’opéra, la culture, sa volonté de soutenir absolument la création, son désir de transmettre au plus grand nombre, son ambition de porter cette manifestation au plus haut niveau, ambition récompensée cette année, le 21 mai 2025 par le Prix Birgit Nilsson, le plus grand prix de musique classique au monde doté d’un million de dollars américains. La présidente de la Fondation Birgit Nilsson, Suzanne Rydén, était présente au GTP ce dimanche ainsi que Pierre Hermelin, Président du Conseil d’administration du Festival.

Pierre Audi © Joel Saget (AFP)

Pierre Audi © Joel Saget (AFP)

Une parole plus intime était livrée par l’épouse de Pierre Audi, Marieke Audi Peters, qui souriait en affirmant qu’elle avait découvert à la mort de ce dernier que sa famille était immense, englobant tout le monde culturel ! Étaient rappelées les grandes créations nées sous l’impulsion de Pierre Audi dont les qualités de metteur en scène permettaient un regard particulièrement aiguisé, Requiem, Innocence, Résurrection qui, quels que soient les avis à leur propos ont fait date ! Le directeur avait dû aussi faire face à la tourmente financière qui a compromis la vie du festival et avait su fédérer les aides des institutions tout en adaptant ses ambitions à un cadre économique plus « viable ».

Lorsque Pierre Audi se trouvait à Pékin, il préparait l’arrivée de Siegfried et du Crépuscule des dieux. C’est sans doute en écho à son approche de Wagner, que Sir Simon Rattle dirigea en compagnie d’une dizaine de musiciens de l’Orchestre Symphonique de la radio Bavaroise Siegfried Idyll, sublime de simplicité et de phrasés pailletés. Accompagnés par le pianiste Alfredo Abbati, se succédèrent les artistes lyriques Stéphane Degout, Nina Stemme, puis, aux côtés de l’ensemble Correspondances dirigé par Sébastien Daucé, Paul-Antoine Bénos-Djian.  

Conférence de presse à l'Archêché pour l'annonce du festival d'Art Lyrique aix 2025.</p>
<p>Pierre Audi

Pierre Audi © Cyril Sollier

Une vidéo donnait à écouter en préambule à tous les autres discours, ce qu’Etel Adnan, poète, peintre syro-franco-américano-libanaise (1925-2021), avait formulé à propos de son texte L’apocalypse arabe, que Pierre Audi (né au Liban comme la grande poète) mit en scène à partir de l’œuvre du compositeur d’origine israélo-palestinienne, Samir Odeh-Tamimi, en 1975. Y est évoquée la guerre civile au Liban en une allégorie puissante du rayonnement des cultures du monde arabe et du cataclysme qui les détruit. « Pourquoi n’écrivez-vous plus aujourd’hui sur le Liban » lui demandait-on. « J’ai déjà tout écrit, soupirait-elle, et cela ne fait que se passer en pire à chaque fois ! ». Citant Heidegger, « la poésie est une pensée qui va le plus loin possible », elle redéfinissait cette forme d’expression comme une « méditation, une une pensée portée à son extrême », soulignant que « (c’était) vrai de toute expression qui atteint sa maturité ».
Sans doute, c’est de là que tient le caractère visionnaire de celui qui fut aussi le directeur pendant trente ans à la tête de l’Opéra national des Pays-Bas, de vouloir porter à l’extrême l’art qu’il défendait et servait avec tant de passion.

Cet hommage a été rendu à Pierre Audi le dimanche 6 juillet 2025 au Grand Théâtre de Provence

Les voix lyriques de demain au festival d’Aix

Les voix lyriques de demain au festival d’Aix

La promotion 2025 des Voix de l’Académie réunit une phalange de jeunes artistes venus du monde entier, douze jeunes chanteurs et chanteuses ainsi que trois pianistes et chefs de chant, sous la houlette bienveillante et attentive d’artistes et pédagogues au sommet de leur art, selon une tradition établie depuis désormais plus de vingt-cinq ans. L’Académie sert de vitrine à ces artistes en développement de carrière, et joue un rôle de tremplin, les faisant connaître et découvrir par un public et des « chasseurs de talents » internationaux. 
Cette année, supervisent cette résidence le professeur de chant et directeur du département vocal de la Juilliard School of Music de New York, Darrell Babidge, le baryton Stéphane Degout, la pianiste et cheffe de chant Marine Thoreau La Salle, le chef d’orchestre Sébastien Daucé, directeur musical de l’Ensemble Correspondances (pour le dernier concert de la formation).
Contrairement aux sessions précédentes qui donnaient à écouter leur concert dans le cadre en plein air de l’Hôtel Maynier d’Oppède actuellement en réfection, les spectacles sont donnés dans la salle du Pavillon Noir qui prête chaque année ses murs aux manifestations du Festival d’Aix. Le passage du plein air à une structure fermée changeait un peu l’atmosphère habituelle de ces représentations, leur accordant un caractère plus rigide.

Chaque programme de concert explore un répertoire particulier, airs d’opéra, chant français, musique baroque française et italienne… La première représentation était consacrée à l’opéra. Chaque interprète avait en charge deux chants répartis entre les deux moments du concert, conçu comme un petit marathon interrompu par un entracte. La tension, liée à la représentation accompagnée d’un piano seul, était multipliée par les ordres de passage et les univers différents dans lesquels les artistes devaient entrer d’emblée en emmenant le public avec eux, avant de laisser rapidement la place à la performance suivante. On peut vraiment parler ici de performance, tant le travail vocal est soutenu par une étude précise de la dramaturgie musicale, une mise en scène minimaliste mais qui apporte une cohérence entre le propos chanté et les attitudes, les expressions, les mimiques, les mouvements des chanteurs.

Voix de l'Académie© Vincent Beaume

Festival d’Aix-en-Provence 2025 – Aix en juin – Résidence Voix © Vincent Beaume

Les trois pianistes, Benjamin Read, Anna Gershtein et Antoine Dutaillis, accompagnent avec une très belle justesse les voix, épousent les rythmes, attendent lorsque la modulation d’une ornementation prend davantage d’ampleur, offrent un écrin sensible aux chants dont la palette recouvre toutes les émotions humaines.
Certains savent faire sonner les idiomes des partitions, s’arcqueboutant comme le baryton Navasard Hakobyan sur les aspérités de la langue allemande dans l’air de Wolfram (acte III du Tannhäuser de Wagner) et les scansions du français dans une magnifique et convaincante interpétation de l’air de Zurga (Les Pêcheurs de perles, Bizet), ou offrant une articulation parfaite comme le baryton Armand Rabot qui dessine d’incroyables tableautins avec sa voix large et sculptée dans le prologue, air de Tonio du Pagliacci de Leoncavallo puis dans Le Roi de Lahore (Massenet), ou encore le ténor Hugo Brady aux superbes phrasés teintés d’un subtil vibrato naturel dans l’aubade de Mylio (acte II) du Roi d’Ys d’Édouard Lalo et La finta giardiniera (Mozart). Le travail de clarté des textes est remarquablement mené chez la plupart des interprètes, souligné par une expressivité qui tisse une complicité immédiate avec le public.

C’est en actrice accomplie que la mezzo-soprano Emily Treile aborde le récitatif et l’air de Junon du Semele de Haendel. Tout prend sens dans son approche vocale, les modulations et les vocalises ne sont plus de simples ornements caractéristiques du baroque, mais font partie du propos, insistant sur les intentions du texte. Elle sera bouleversante en deuxième partie avec l’air de Sapho « Ô ma lyre immortelle » (Gounod). La même puissance se retrouvera chez les sopranos Emily Richter, superbe Arabella (Strauss), puis Fiordiligi (Mozart) ou Meredith Wohlgemuth toute d’élégante finesse que ce soit dans l’air d’Ilia (Idomeneo de Mozart) ou l’air de Cléopâtre (Guilio Cesare in Egitto, Haendel). La soprano Lucia Tumminelli avec un délicat vibrato naturel apporte sa fraîcheur lumineuse à Halka (Stanislas Moniuszko) puis au sublime air de Liu (Turandot, Puccini). Séduit aussi la clarté et l’intensité de l’interprétation de la mezzo-soprano Mathilde Ortscheidt que ce soit dans le Cœur sans amour, printemps sans roses du Cendrillon de Massenet ou dans l’air de Sesto dans La clemenza di Tito mozartienne.

Deuxième concert de la Résidence Voix de l’Académie du Festival d’Aix-en-Provence consacré au chant français, sous la supervision artistique de Stéphane Degout. Le vendredi 27 juin 2025 à la Villa Lily Pastré. ARTISTES ENCADRANTS : DARRELL BABIDGE, STÉPHANE DEGOUT, MARINE THOREAU LA SALLE, SÉBASTIEN DAUCÉ. SOPRANO : SEMILY RICHTER, LUCIA TUMMINELLI, MEREDITH WOHLGEMUTH. MEZZO-SOPRANOS : MATHILDE ORTSCHEIDT, EMILY TREIGLE. TÉNORS : HUGO BRADY, MATTHEW GOODHEART, DANIEL ESPINAL. BARYTONS : ARMAND RABOT, NOAM HEINZ, NAVASARD HAKOBYAN, THOMAS CHENHALL. PIANISTES CHEFFE ET CHEFS DE CHANT : ANNA GERSHTEIN, ANTOINE DUTAILLIS, BENJAMIN READ. Photographies de Vincent Beaume.

Festival d’Aix-en-Provence 2025 – Aix en juin – Résidence Voix © Vincent Beaume

Les contrastes entre les œuvres permettent aux artistes de se confronter aux différents modes de traitement des thèmes, le baroque de l’Ariodante (Haendel) et le bel canto au souffle plus ample de l’air Furtiva lacrima de Donizetti dans lequel le ténor Matthew Goodheart évolue avec une belle aisance. Daniel Espinal prête sa voix de baryton à la romance de Rodolfo (La bohême, Puccini) puis au Roméo de l’Acte II (Roméo et Juliette) de Gounod, y modelant une émotion sensible tandis que Noam Heinz (baryton) passe avec aisance de l’air de Mercutio (Roméo et Juliette, Gounod) à Trouble in Tahiti de Bernstein où il joue avec les rythmes, les ruptures de ton, siffle, brossant une comédie enlevée. Thomas Chenhall accorde quant à lui les inflexions de sa voix de baryton à l’air de Valentin, « Avant de quitter ces lieux » (Faust, Gounod), personnage dont la pureté s’oppose à la fausse douceur de la Canzonetta de Don Giovanni (Mozart), les demi-teintes du premier air se parent d’ombres menaçantes dans le second à la dangereuse légèreté.
Plus de deux heures de spectacle ? On ne s’en rend pas compte tant la variété des univers et la beauté des interprétations captive l’auditoire. Les noms de ce concert sont à retenir, ils seront têtes d’affiche sous peu !

Le concert des Voix de l’Académie #1 a été donné au Pavillon Noir (Aix), le 25 juin 2025

De l’imitation des mythes

De l’imitation des mythes

S’inspirant du récit de celles que la mythologie grecque désignait sous l’appellation « les Déesses », autrement dit, Déméter et Perséphone, la dramaturge Pauline Sales compose un spectacle théâtral et musical créé en novembre 2024, Les deux déesses. Elle y articule le récit mythologique dans une perspective qui rejoint les préoccupations actuelles de l’écologie, du féminisme, de notre relation au corps, de la place de la femme dans nos sociétés mais aussi des relations complexes qui peuvent exister entre parents et enfants, entre mère et fille, et du passage à l’âge adulte. Le fil narratif est simple, Déméter harcelée par son frère Poséidon vient se plaindre à un autre membre de sa fratrie, Zeus, qui la viole, une enfant naît, Perséphone, qui à son tour sera enlevée par son oncle, Hadès, qui est le dieu des Enfers, le séjour des morts. Déméter désespérée refuse de faire pousser quoi que ce soit plongeant la terre dans une période de famine, tant qu’elle n’aura pas retrouvé sa fille. Un compromis sera scellé, Perséphone qui est attachée au monde des morts pour avoir mangé quelques grains de grenade, devra passer la moitié de l’année (ou trois mois selon les versions) auprès d’Hadès devenu son époux et l’autre partie à l’air libre avec sa mère. Ainsi naissent les saisons : l’automne voit mourir la nature et l’hiver est sans récolte, le printemps assiste à la réunion de la mère et sa fille et tout reverdit… 

 Petit détour par les mythes fondateurs 

Les mythes fondateurs ne sont pas tendres, on le sait, guerres, trahisons, meurtres, enlèvements, viols, rien n’est épargné ! Cependant, chaque épisode est une manière de rendre compte du monde, des climats, des reliefs, des cycles des saisons… l’inexplicable de chaque époque y trouve une résolution et des façons d’affronter les difficultés. Loin du conte, le mythe ne commence pas par « il était une fois », chacun de ses protagonistes a une personnalité et des attributs bien définis, même si ces derniers évoluent selon les époques et les lieux de leurs récits (Artémis sera déesse de la fécondité à Éphèse et protectrice de la chasteté en Grèce !). Les versions de chaque récit sont multiples. Si l’on reprend le Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine de Pierre Grimal, les épisodes et les variantes pullulent.

Aussi, Pauline Sales choisit dans le corpus du mythe ce qui sert son propos et l’adapte à notre contemporanéité. Elle présente Déméter et ses frères, Zeus ou Poséidon, tous trois de la deuxième génération des Olympiens, enfants de Cronos et de Rhéa, comme des jeunes gens qu’elle fera grandir. Elle écarte l’assouvissement des pulsions de Poséidon envers Déméter (la légende veut que pour échapper à celui-ci, lors peut-être de sa quête de Perséphone, elle aurait pris la forme d’une jument, en vain, Poséidon se transformant alors en étalon. Naquirent ainsi le cheval Aréion «aux crins d’azur » et une fille dont le nom était réservé aux initiés et désignée par l’appellation « La Maîtresse », «Despoina »), fait partir la déesse de l’Olympe dès qu’elle se voit enceinte des œuvres de Zeus, alors que dans la plupart des versions elle quitte le séjour des dieux après l’enlèvement de sa fille.

Les deux Déesses/ Pauline Sales / Théâtre des Ateliers © Gagliari

Les deux Déesses/ Pauline Sales / Théâtre des Ateliers © Gagliari

L’union de Zeus et de Déméter est dans la pièce un viol, dans d’autres textes, la déesse fera partie des épouses du roi des dieux, de même que Déméter est dans les mythes primitifs (selon Louis Séchan et Pierre Lévêque) une « déesse-Terre » associée à Poséidon (la violence subie de la part du dieu l’aurait fait surnommer Érinys, ou « La Noire » (Mélaina, Mέlaina) tant sa colère fut grande… Il ne s’agit plus ici d’une jeune fille qui vient se plaindre à l’un de ses frères des propos déplacés d’un autre.
Bref, « tout objet cosmique a une histoire. Cela veut dire qu’il est capable de « parler » à l’homme. Et parce qu’il « parle » de lui-même, en premier lieu de son « origine », de l’évènement primordial à la suite duquel il est venu à l’être, l’objet devient réel et significatif. Il n’est plus un « inconnu », un objet opaque, insaisissable et dépourvu de signification, bref, « irréel ». Il participe au même « Monde » que celui de l’homme » (Mircea Eliade, Aspects du mythe)

 Rendre actuels les mythes 

Le mythe explique, mais garde son épaisseur de mystère. Sa force réside là, dans sa capacité à pouvoir nous parler encore. Pauline Sales montre des femmes qui doivent se construire malgré les violences subies, exister par leur talent propre, la première par son pouvoir à rendre la nature fertile, la seconde se découvrira une puissante capacité d’empathie qui allège aux morts leur séjour dans le royaume d’Hadès. C’est par là qu’elle s’émancipe et trouve son nom : de Koré (« la jeune fille ») lorsqu’elle vit avec sa mère, elle devient Perséphone à partir du moment où elle règne sur les Enfers.

La pièce nous parle de la manière de se reconstruire après une violence subie, de la puissance de la vie, de la force des femmes qui ne s’enferment pas dans le ressassement de la douleur mais la dépassent, créent, décident. Déméter choisira lors d’une fête de mariage l’amour de Iasion, et le laissera, parce que libre, elle refuse de s’enfermer dans une relation quelle qu’elle soit. Perséphone exigera de sa mère qu’elle aime de la laisser indépendante et d’accepter le fait qu’elle ait grandi…  L’amour mal compris peut aussi étouffer. La mère grandit aussi, grâce à son enfant.  

Les deux Déesses/ Pauline Sales / Théâtre des Ateliers © Gagliari

Les deux Déesses/ Pauline Sales / Théâtre des Ateliers © Gagliari

La compagnie d’entraînement signait ici son travail final de l’année. Le choix de la pièce était le résultat du stage de trois jours en avril aux côtés de la dramaturge Pauline Sales, autrice associée à la promotion 2024-2025. Le directeur du théâtre des Ateliers, Alain Simon, a d’abord laissé les jeunes comédiens se confronter au texte afin d’imaginer par eux-mêmes un casting, une mise en scène. Ensuite, les propositions sont analysées, replacées dans une vision d’ensemble, le casting un peu remanié, le rythme réorchestré en une dynamique plus vive. 

Le résultat est remarquable de cohérence, de fluidité. La drôlerie vient en contrepoint du drame, les écueils du pathos sont évités avec finesse. La musique (Noé Das Neves (à la création sonore) et Loup Cousteil-Prouvèze) ne crée pas d’intermèdes mais se coule dans la narration comme une autre forme du discours qui passe par les voix parlées ou chantées en un même élan, le chant n’étant qu’une modulation autre de ce qui est mis en scène. Les mouvements scéniques, les changements d’acteurs et d’actrices selon les étapes de mûrissement des personnages, sont menés avec clarté et intelligence. 

Les deux déesses: Théâtre des Ateliers © X.D.R

Les deux déesses: Théâtre des Ateliers © X.D.R

Les costumes inventifs désignent efficacement les différents protagonistes. Les références filmiques, picturales ou quotidiennes contribuent à une approche familière qui ne désacralise pas le mythe mais le rend accessible et en dessine les échos dans notre monde : lutte des femmes pour leur émancipation, des mouvements de la Terre pour la protéger alors que l’on constate à l’échelle du globe des pénuries alimentaires, de chaque être pour se construire…

La réécriture est fortement rythmée, portée par une troupe aussi enthousiaste qu’espiègle. Comment ne pas tous les citer : Paul Alaux, Matthias Borgeaud, Cléo Carège, Loup Cousteil-Prouvèze, Noé Das Neves, Alice Nédélec, Mathilde Stassart, Sann Vargoz, Katja Zlatevska, dans les belles lumières de Syméon Fieulaine. N’oublions pas l’assistante stagiaire, Marianne Estrat. Quel superbe travail collectif ! Le final qui fait se rejoindre les trois interprètes de Déméter, comme dans les Trois âges de la femme de Klimt et Perséphone qui l’accueille dans la mort est bouleversant.

Les deux Déesses/ Pauline Sales / Théâtre des Ateliers © Gagliari

Les deux Déesses/ Pauline Sales / Théâtre des Ateliers © Gagliari

Les êtres se retrouvent, réunissant en un seul mouvement tout ce qui les compose en un temps unique qui comprend toutes les étapes d’une vie. Et c’est ici que commencent les grands Mystères, mais Éleusis est une autre histoire.

Ce spectacle a été joué sept fois du 12 au 19 juin 2025 au théâtre des Ateliers, Aix-en-Provence

Airs de printemps

Airs de printemps

Autour de la Pentecôte, le rendez-vous rituel du Chantier, cet atypique et indispensable centre de création des Musiques du monde, Le Festival des Printemps du monde, trouve de nouvelles manières d’exister malgré la dureté des temps. Bien sûr, le « noyau central » reste à Correns, se partageant les lieux emblématiques du village, Fort Gibron, église, salle de la Fraternelle, scène sous les arbres… Mais il essaime désormais sur la région, hante Cotignac, Brignoles, Saint-Maximin, Châteauvert, Draguignan, initie des master classes, ouvre ses portes à des scènes ouvertes au cours desquelles se produisent des groupes amateurs dirigés par des artistes dont nombre de créations ont vu le jour au Chantier. Frank Tenaille, infatigable directeur artistique du Chantier, présente chaque concert en resituant les différents types musicaux dans le temps et la géographie, avec une érudition époustouflante qui a le talent de rendre familières des approches nouvelles de l’univers musical. Les pays deviennent alors des points d’ancrage à la dimension de la planète. On passe d’un continent à l’autre, on est convié à explorer les formes musicales les plus incroyables avec délectation.

Des vertus de l’oblique

Ainsi, dans l’étroite cour intérieure de Fort Gibron, au sommet du village, on pouvait écouter Isabelle Courroy dans un concert exceptionnel baptisé La brebis noire. L’artiste en expliquait le titre : « je joue la flûte kaval, instrument qui, traditionnellement n’est pas destiné aux femmes. Aussi, dans le monde des instrumentistes de la flûte kaval, je me sens à part, comme une « brebis noire ». D’autre part, face aux géométries verticales et horizontales, -la flûte à bec est verticale, la flûte traversière horizontale-, la flûte kaval est oblique. Je me sens oblique avec des milliards d’angles possibles, et j’aime m’inscrire dans cette idée-là, d’une infinie liberté ».

Plus tard, elle livrera la traduction du terme « kaval », tout simplement « flûte » en turc, mais aussi, et cela rend le mot tellement poétique, « promesse » en persan et « la parole » en arabe. « La brebis noire » est aussi un hommage à l’un des thèmes emblématiques des bergers d’Anatolie, « Kara Koyun » (mouton ou brebis noir(e) en turc), joué avec la technique de la respiration circulaire. Quarante ans de recherche, sur la relation entre l’instrument et les mythes cosmogoniques, leur facture, permettent à l’artiste de lancer le « pari un peu fou » d’aborder le concert « sans préparation préalable, dans une improvisation totale en symbiose avec les martinets et le vent». 
Le concert en lui-même était empreint d’une puissance évocatrice rare, en harmonie avec les éléments.
Dédié à l’improvisation, le spectacle obéissait à l’humeur du moment, à l’écoute des auditeurs, aux chants des oiseaux qui traversaient parfois l’espace scénique, presque à frôler l’artiste, aux effluves irréguliers du vent, aux fragrances de la lumière, aux frémissements de l’ombre.

Isabelle Courroy / Les Printemps du Monde 2025 © M.C.

Isabelle Courroy / Les Printemps du Monde 2025 © M.C.

Le travail sur la texture des instruments, le passage du souffle dans les tubes de bois d’essences diverses (arbres fruitiers, roseaux…), les variations d’intensité, la force percussive de l’air, les mélodies dont chaque note semble condenser tout un univers, transportent dans le fil d’une poésie qui s’accorde aux lieux, les peuplant d’une magie nouvelle qui sait épouser jusqu’aux frontières du silence.

Répétitions incantatoires, chant mimétique de celui des oiseaux, les notes dansent, se moquent des vrombissements d’un avion de passage, renouent avec la lumière habitée des pierres…
« Le berger a tout son temps, sourit Isabelle Courroy, son instrument est né de la végétation qui l’entoure, si bien qu’on ne sait pas si c’est le berger qui maîtrise le sauvage ou l’inverse !
Le langage du kaval permet de communiquer avec les animaux, de les retrouver, abolissant la frontière entre les mondes ».
Toutes les techniques sont convoquées, du simple souffle à celui de la diphonie, en passant par toutes les variations possibles. L’artiste dévoile les secrets de ces flûtes, époustouflant son public en jouant un court morceau avec un simple programme roulé sur lui-même !

Isabelle Courroy/ Les Printemps du Monde 2025 © M.C.

Isabelle Courroy/ Les Printemps du Monde 2025 © M.C.

En bis elle s’empare d’un instrument totalement improbable (sans doute conçu pour une création avec le compositeur contemporain Zad Moultaka), un assemblage de trois tuyaux de plastique transparent, avec lesquels s’établit une respiration étonnante qui dessine des rythmes complexes avant de se former en un étrange récitatif puis en chant aux volutes déliées.

Pouce, piano !!!

« Il est le fils du grand mathématicien, récipiendaire de la médaille Fields en 1966, Alexandre Grothendieck, que j’ai eu le privilège de connaître, affirme lors de sa présentation Frank Tenaille. » Alexandre Grothendieck, surnommé Alex, se défend bien de toute accointance avec les mathématiques de son père. Sa voie à lui est celle de la recherche autour d’un instrument dont l’histoire remonte à plus de 3000 ans sur la côte ouest africaine.

Facteur et interprète de Kalimba, ce petit instrument de musique de la famille des percussions, il en montre toutes les capacités à un public qu’il fera chanter parfois à plusieurs voix sur des airs traditionnels. Il reviendra sur la facture du « piano à pouce » qui se nomme aussi Mbira, Sanza, Likembé, ou encore « piano à doigts ». Partageant un savoir mûri durant plus de vingt ans, exercé dans son atelier du Ventoux, mais aussi nourri de rencontres avec les plus grands spécialistes de cet instrument, il en détaille les sonorités qui dépendent de sa taille mais aussi du type de bois utilisé, uniquement des bois massifs, tilleul, merisier, noyer, hêtre ou acajou, pour la table, ébène pour le chevalet avant, chêne pour le chevalet arrière, sans compter l’amarante et le buis pour les prototypes. L’âge n’empêche pas une recréation permanente ! aux bois s’allient les métaux, cuivre, acier plein, laiton, lames d’acier…

Alexandre Grothendieck/ Les Printemps du Monde 2025 © M.C.

Alexandre Grothendieck/ Les Printemps du Monde 2025 © M.C.

Kalimbas d'Alexandre Grothendieck: Les Printemps du Monde 2025 © M.C.

Kalimbas d’Alexandre Grothendieck: Les Printemps du Monde 2025 © M.C.

Ces lamellophones ont eu (et la conservent dans certaines circonstances) une fonction sacrée et thérapeutique, mais la musique contemporaine, le jazz, l’électro, s’en sont emparé en le sonorisant.
Il y a quelque chose d’émouvant dans l’écoute de ces instruments (le musicien en présenta toute une panoplie de diverses formes et tailles) où le bois et le métal s’accordent, dans des chants des origines du monde alors qu’une entente existait encore entre les êtres humains et leur milieu. Le voyage nous emportait au Sénégal, en Côte d’Ivoire, au Congo, au Cameroun, utilisant les langues vernaculaires, Lingala, Wolof, Bambara… soulignant l’artificialité des frontières coloniales qui ne tenaient absolument pas compte des peuples et taillaient l’espace à l’aune de l’appétit des vainqueurs.

Départ pour le Brésil

La scène ouverte au théâtre de verdure accueillait le chœur amateur de La Roda, dirigé par la mandoliniste, parolière et compositrice Claire Luzi.

Des histoires de bateau et d’amours, des chansons d’Abel Luiz, le bonheur du partage du choro, un zeste de samba, l’invitation sur le plateau de Cristiano Nascimento et sa guitare à sept cordes et de Dominique Olivier-Libanio à la flûte traversière, un chant superbement en place, des voix justes, tout se conjugue en un plaisir communicatif qui enthousiasme le public.
L’ensemble amateur, initié tout au long de l’année aux chants traditionnels, percussions instrumentales et corporelles sert avec talent le répertoire que les artistes de La Roda affectionnent et transmettent avec une humanité à la hauteur de leurs immenses qualités d’interprètes. 

Ensemble de La Roda/ Les Printemps du Monde 2025 © M.C.

Ensemble de La Roda/ Les Printemps du Monde 2025 © M.C.

La même qualité de travail se retrouve le soir avec la classe de 4ème CHAM du Collège Lei Garrus de Saint-Maximin-la-Sainte-Baume sous la houlette de leur professeur de musique Jérôme Bisotto et de Simon Bolzinger qui a animé avec eux un cycle d’ateliers de composition, le tout en relation avec les professeurs de conservatoire de l’ensemble.

Les élèves dansent, sont en rythme, osent de très jolis solos, mêlent couleurs instrumentales et fils mélodiques. C’est superbe ! Le Salsa Jazz Quintet de Simon Bolzinger s’ajoute à la fin de la performance, transition joyeuse pour son propre concert. Les complices que sont Simon Bolzinger (piano et direction), Maura Isabel Garcia Bravo (chant), Willy Quiko (contrebasse, basse), Yoandy San Martin (percussions), Luca Scalambrino (batterie), s’en donnent à cœur joie sur scène, invitant le public à la danse, mariant les accords du jazz à ceux de la salsa avec une énergie vivifiante.

Fabrique à musique - Collège Lei Garrus - Simon Bolzinger - Photo © Zoé Lemonnier

Fabrique à musique – Collège Lei Garrus – Simon Bolzinger – Photo © Zoé Lemonnier

Le festival de Correns c’est aussi un art de la fête, porté ici à son pinacle.

Concerts donnés le 7 juin 2025 lors des Printemps du monde à Correns.