Îles musicales

Îles musicales

Quelle superbe entrée musicale au Grand Théâtre de Provence ! Laurence Equilbey et son Insula Orchestra interprétaient l’Ouverture de Die Loreley et le Concerto pour clarinette et alto de Max Bruch puis la Cinquième Symphonie de Ludwig van Beethoven, rejoints par un nouveau venu, l’Orchestre Insula Camerata

Un musicien du XIXème

S’il fut adulé de son temps, Max Bruch (1838-1920) est peu joué aujourd’hui, si ce n’est son célébrissime premier Concerto pour violon. Avec finesse, Laurence Equilbey donnait à écouter deux pièces du compositeur né à Cologne. D’abord, la brève Ouverture de Die Loreley, opéra de jeunesse du compositeur (il fut écrit entre 1860 et 1863), oppose le chant enivrant de la sirène des bords du Rhin et la puissance des eaux qui viennent se heurter à son rocher. Thème romantique par excellence, la légende de la Lorelei est un symbole de l’esthétique des débuts du romantisme, confrontant une nature idyllique et les mystères de l’âme humaine.

Puis, le Concerto pour clarinette et alto, écrit par un Max Bruch de soixante-treize ans (en 1911), offrait sa partition théâtrale et nuancée au clarinettiste Pierre Génisson et à l’altiste Miguel da Silva. Un art de la joie voyait ici le jour, dans les conversations entre les deux instruments solistes, les réparties de l’orchestre. Une chanson populaire scandinave passe de l’alto à la clarinette, fondant les sonorités des deux instruments en une même pâte lumineuse. La douceur suave de la clarinette éclot sur les pizzicati des cordes, et se mêle avec pureté au phrasé élégant de l’alto. Enfin, la fanfare des trompettes de l’allegro final impose son rythme alerte au concerto qui laisse le public sur la magie d’une énergie neuve. 

Miguel Da Silva © X-D.R.

Miguel Da Silva © X-D.R.

Pom pom pom pom !

Sans doute il s’agit des quatre notes les plus célèbres de l’histoire de la musique, trois brèves suivies d’une longue, qui ouvrent le premier mouvement de la Cinquième Symphonie que Beethoven dédia à son Altesse Sérénissime Monseigneur le Prince régnant de Lobkowitz, duc de Raudnitz et “à son Excellence Monsieur le comte de Razumovsky”. Beethoven les expliquait comme « les coups du destin à la porte ». En tout cas, l’œuvre est une affirmation magistrale du génie de son auteur qui, entre 1803 et 1808, dates de la conception et la composition de cette symphonie, commence à entrer dans la surdité. 

« De même que tu te jettes ici dans le tourbillon mondain, de même tu peux écrire des œuvres, en dépit de toutes les entraves qu’impose la société. Ne garde plus le secret sur ta surdité, même dans ton art. » écrivit-il en 1806 en marge d’une esquisse de son Quatuor opus 59 n° 3.
L’artiste lutte et la dimension dramatique de sa musique est imprégnée d’une dimension dramatique d’une puissance jamais atteinte encore dans son œuvre tout autant qu’autobiographique. En 1808 à la création de la Cinquième, Vienne est assiégée par les troupes napoléoniennes, les accents de liberté proclamés par l’impétuosité des accords résonnent aujourd’hui encore avec l’actualité internationale.
Mais ce qui frappe aussi l’auditeur, c’est l’infinie poésie de l’andante et la délicatesse du scherzo d’une souveraine beauté avec ses solos de contrebasse ou le duo des cordes et des flûtes. Semble se préparer la Sixième et ses tableaux champêtres, avant que ne triomphe l’allegro final. 

Pierre Génisson © X-D.R.

Pierre Génisson © X-D.R.

L’orchestre, multiplié par l’ajout des trente-deux jeunes musiciens issus de douze pays différents de l’Insula Camerata (structure propice à l’insertion professionnelle des jeunes artistes, ici en contrat de deux ans), offre une version spectaculaire de l’œuvre.  Laurence Equilbey qui présenta, en fin de programme, la Camerata se réjouissait de donner ainsi à écouter l’orchestre dans les proportions de celui de Beethoven, avec ses instruments anciens ou copiés, (on pouvait remarquer les deux trompettes circulaires et les cors naturels).
Et le miracle de la partition opère : l’œuvre a beau être jouée, écoutée, plus qu’abondamment, on a toujours l’impression d’en découvrir de nouvelles facettes. On la goûte comme ces pages de livres dans lesquels on aime à se replonger, renouant avec les mots, leurs sonorités, leurs phrasés familiers et pourtant sans cesse neufs où l’on se ressource dans une forêt de signes et de sens qui nous accompagnent.
En bis, la Cinquième Danse hongroise de Brahms scellait l’atmosphère de joie d’un concert magnifiquement dirigé, respirations à l’unisson entre la cheffe et son orchestre qu’elle anime et modèle en dansant les rythmes profonds des musiques et les traduisant par l’envol de ses mains qui semblent se transformer en ailes d’oiseaux bienveillants.

Concert donné le 30 septembre 2025 au Grand Théâtre de Provence, Aix-en-Provence

Laurence Equilbey © Jana Jocif

Laurence Equilbey © Jana Jocif

Les tribulations d’un prix Nobel en URSS

Les tribulations d’un prix Nobel en URSS

Les venues de la comédienne et metteuse en scène Marie Vialle sont toujours attendues au théâtre du Bois de l’Aune. Une sorte de compagnonnage tacite s’est établi au fil des ans entre la structure aixoise, ses publics et l’artiste, si bien qu’une confiance absolue est née. Avant le spectacle, certains ignorent même de quoi il va s’agir, c’est un spectacle de Marie Vialle et cela suffit. On ne peut leur donner tort !

La nouvelle création de et par Marie Vialle s’attache à un texte de Claude Simon, prix Nobel de littérature 1985, L’invitation. L’auteur avait été convié en 1986 par l’écrivain kirghize Tchingiz Aïmatov dans une délégation d’acteurs occidentaux du monde culturel à un forum international en Union Soviétique (le forum d’Issyk-Kul au Kirghizstan) afin de réfléchir « aux objectifs de l’humanité dans le troisième millénaire à l’échelle mondiale ». Rien de moins ! Réceptions officielles et visites touristiques avaient trouvé leur acmé dans la réception des « quinze invités, quinze interprètes et les cinq ou six accompagnateurs dont on ne savait au juste s’ils étaient là pour prendre soin d’eux, les surveiller ou se surveiller entre eux », au Kremlin par le nouveau chef d’état, père de la Pérestroïka et de la Glasnost, Mikhaïl Gorbatchev. Parmi ces invités on pouvait croiser Peter Ustinov, James Baldwin et Arthur Miller.

L’écrivain tira de cette expérience un court récit où l’humour voisine avec la tragédie, dans cette narration de faits et gestes d’un Ubu Roi des temps modernes.
Sont passés à la moulinette d’un style incisif et perspicace la vacuité des terminologies officielles, la violence monstrueuse qui se dissimule derrière les faux-semblants et les grandiloquences officielles.
Le vide du discours des puissants recouvre la réalité des exactions, usurpations intellectuelles, détournement des symboles et une réalité qui va jusqu’au meurtre de sang-froid.

L'invitation, Claude Simon © X-D.R.

Photo du Forum d’Issyk-Kul/ Archives Claude Simon/ Bibliothèque littéraire Jacques Doucet/ avec l’aimable autorisation de Mireille Calle-Graber  © X-D.R.

Est mis en scène le cynisme du maître des lieux : « L’homme qui pouvait détruire une moitié de la terre parlait déjà d’une voix douce, affable, enjouée même, souhaitant la bienvenue à ses invités ». (L’invitation, Claude Simon). Les autres personnages apparaissent comme des pantins incapables de se situer dans cette mascarade emphatique. Pour la petite histoire, Claude Simon refusera de signer la déclaration finale du forum. Le 14 novembre 1986, le futur directeur général de l’UNESCO, Federico Mayor, lui adressera une version française du texte un peu amendé. La réponse du Prix Nobel de littérature sera une mise au point de cinq pages qui fait apparaître encore plus vaine et dérisoire la déclaration du forum. En janvier 2025, le texte de cette réponse a été édité par Les éditions du Chemin de Fer : Mon travail d’écrivain n’autorise à mes yeux aucune concession.  

Le spectacle de Marie Vialle est accompagné de cette publication qui met en avant « l’intégrité du chercheur et l’humilité du créateur ouvrier, en revendiquant une absolue liberté d’expression et d’action face à toute espèce de pouvoir, en exposant la foi en une littérature sans concession et sans condition, capable de changer la vie dans un monde qui sera rendu mieux habitable grâce aux bienfaits des arts et des lettres » (Gaëlle Obiégly). Claude Simon expose avec force son point de vue : « je considère que si le créateur, l’artiste, le chercheur – en d’autres termes le novateur – se doit d’apporter sa modeste contribution à la perpétuelle transformation de la société en découvrant de nouvelles formes (ce qui le fait, dans un premier temps, rejeter par tous les pouvoirs en place), il peut aussi, à l’occasion et en tant que citoyen, profiter de sa notoriété grande ou petite pour s’élever contre ce qu’il considère comme par trop intolérable et contraire aux lois les plus élémentaires du respect de l’homme. » Cette véritable profession de foi se voit illustrée par l’acidité de L’invitation.

Mon travail d’écrivain n’autorise à mes yeux aucune concession, Claude Simon

Marie Vialle, en subtile musicienne s’empare de ce texte non-théâtral comme d’une partition pour violoncelle. Sa voix s’accorde aux mots, aux phrasés, aux silences, aux respirations, à l’ampleur des périodes, à la vivacité des stichomythies, avec une élégance sobre. L’espace scénique lui-même organisé en une scène bi-frontale n’est pas innocent : supprimant le cadre « classique », il dessine une sorte d’égalité, soulignant par un contrepoint physique la négation démocratique évoquée par Claude Simon (les cartes postales distribuées en amont de la pièce aux spectateurs représentent des exemples frappants de l’architecture soviétique, bien proches des constructions dues à Mussolini comme son quartier de l’EUR).
L’actrice déambule entre les deux rangées de spectateurs sur l’étroit chemin laissé à la scène, donnant à chacun la sensation d’être son interlocuteur. Une intimité se tisse grâce à la diction fluide et naturelle de la narratrice qui articule avec la netteté et le placement de voix d’une chanteuse lyrique chaque mot, chaque tournure.

Dans son pull rouge, elle use des sorties à la manière des tragédies raciniennes, arpente les reliefs du texte comme le sol de la salle aux murs décrépis de l’ancien couvent des Prêcheurs. Quelques stations scandent la récitation, des photographies sont projetées dans un angle d’où s’élancent des arcs d’ogive qui déforment les perspectives, comme une réplique facétieuse aux « révisions » de l’histoire et aux mensonges d’État. Le fantôme de Tolstoï hante le fil du récit, lui que citait Claude Simon dans l’énonciation des principes de son travail d’écrivain : « Un chef d’État, un torrent, une danseuse, un monastère, une montagne, une course de chevaux et quelques personnages. “ Un homme en bonne santé, écrit Tolstoï, pense couramment, sent et se remémore un nombre incalculable de choses à la fois. ” Un des problèmes de l’écrivain est d’abord, aidé par ce qu’on a appelé sa “ mémoire involontaire ”, d’effectuer un choix parmi ce “ nombre incalculable de choses ”, puis de combiner dans un certain ordre et successivement, comme l’y oblige la langue, cette sélection d’images, de souvenirs et d’impressions qui se présentent simultanément à son esprit. »

Ainsi, Marie Vialle s’amuse à faire entendre l’invisible dans le fil de ce grand texte qui n’a pas été écrit pour le théâtre, mais s’inscrit dans une mise en scène réglée au cordeau. Le choix du lieu est aussi significatif : le spectacle, explique la note d’intention, est conçu pour être présenté dans des lieux non-dédiés au spectacle vivant et plus particulièrement des lieux de patrimoine ou de représentation du pouvoir. Tout est symbole…

Le spectacle L’invitation (Claude Simon) de Marie Vialle dans une scénographie d’Yvette Rotscheid, l’adaptation de David Tuaillon et la création sonore de Nicolas Barillot a été joué au Couvent des Prêcheurs, Aix-en-Provence, dans le cadre de la programmation du théâtre du Bois de l’Aune.

Règle de trois !

Règle de trois !

Le festival des Nuits pianistiques (28 juillet au 10 août 2025) imaginé et finement concocté par le grand concertiste Michel Bourdoncle fête sa trente-troisième édition cette année ainsi que le vingtième anniversaire de l’académie Les Nuits pianistiques d’Aix-en-Provence, volet d’éducation et de perfectionnement dont l’existence a paru rapidement évidente dans l’esprit de partage du festival.
Était invitée le 6 août dernier la grande concertiste Marta Zabaleta, multi primée et qui mène une carrière internationale auprès d’orchestres tels l’English Chamber Orchestra, et dans des salles aussi prestigieuses que le Carnegie Hall de New York. Sa curiosité la conduit dans des enregistrements consacrés à César Franck, Rachmaninov, Alicia de Larrocha, Pompey, J.Rodrigo ou encore Granados. Parallèlement à sa carrière de soliste elle est l’actuelle directrice de l’Académie Marshall de Barcelone, enseigne le piano à Musikene (Académie supérieure de musique du Pays Basque) et a récemment reçu la médaille Albéniz décernée par la Fondation publique Isaac Albéniz.

Le 6 août, native du Pays basque espagnol, la disciple de Dominique Merlet rendait hommage à ses racines dans un programme qui convoquait Scarlatti, Soler, Albéniz, Donostia et Granados. Sans doute en hommage malicieux aux trente-trois ans du festival, la pianiste offrait un programme où chaque compositeur était abordé par le biais de trois pièces, (trois sonates pour Scarlatti et Soler, trois extraits des Goyescas de Granados, trois préludes de Donostia, trois passages d’Iberia d’Albéniz et finira par trois bis !)

Marta Zabaleta / août 2025/ Nuits pianistiques d'Aix © X-D.R.

Marta Zabaleta / août 2025/ Nuits pianistiques d’Aix © X-D.R.

Inspiration espagnole 

« Scarlatti est le plus espagnol des italiens ! Il signait même Domingo au lieu du « Domenico » de sa naissance, signifiant à quel point il se sentait espagnol », sourit Marta Zabaleta. En effet, le compositeur napolitain quitta une première fois son pays natal pour le Portugal où il enseigna le clavecin à Marie-Barbara de Bragance, fille aînée du roi Jean V de Portugal. Il suivit son élève en Espagne lorsqu’elle épousa l’héritier de la couronne, le futur Ferdinand VI. Après une courte éclipse au royaume de Naples, il s’installa définitivement à Madrid en 1733 (il y mourut en 1757). 

Ses Trois Sonates, K32 en ré mineur, K 492 en ré majeur, K27 en si mineur sonnent comme une mise en doigts aux exercices variés dont la finesse et la musicalité rappellent combien les « études » peuvent être subtiles, déjà bien avant Chopin !
Scarlatti en présentait ainsi les partitions : « Lecteur, que tu sois Dilettante ou professeur, ne t’attends pas à trouver dans ces Compositions une intention profonde, mais le jeu ingénieux de l’Art afin de t’exercer à la pratique du clavecin. Je n’ai recherché dans leur publication, ni l’intérêt, ni l’ambition, mais l’obéissance. Peut-être te seront-elles agréables, dans ce cas j’exécuterai d’autres commandes dans un style plus facile et varié pour te plaire : montre-toi donc plus humain que critique ; et ainsi tes plaisirs en seront plus grands. Pour t’indiquer la position des mains, je t’avise que par le D j’indique la droite et que par le M la gauche : sois heureux. »
Dès les premières notes, on goûte la perfection du jeu de l’interprète, un travail qui va au fond des touches, une maîtrise simple, intelligente et comme évidente. 

Marta Zabaleta / août 2025/ Nuits pianistiques d'Aix © X-D.R.

Marta Zabaleta / août 2025/ Nuits pianistiques d’Aix © X-D.R.

On a l’impression de voir un artisan devant son établi qui s’empare du clavier comme un outil docile et fait à sa main. Suivaient les Trois Sonates en do mineur, do dièse mineur et fa dièse mineur de l’un des élèves de Scarlatti, Soler, que l’on nomme parfois « Padre Soler » (il se consacra à la vie monastique à partir de 1752 au monastère de l’Escurial où il occupa les fonctions d’organiste et de maître de chapelle). Est-ce par l’approche tout en rondeur de Marta Zabaleta, en un mouvement ample et précis des bras, que la musique s’incarne aussi puissamment ? L’artiste laisse les cordes vibrer pour repartir sur leur dernier frémissement, accordant une poésie particulière à ces compositions qui en deviennent intemporelles, jonglant entre la verticalité des accords et l’irrépressible allant de leur tissage mélodique. 


La première partie du concert se refermait sur des extraits de la suite Goyescas de Granados. Le compositeur né à Llieda (Catalogne) expliquait à propos de ses Goyescas (1911) : « Je suis amoureux de la psychologie de Goya, de sa palette, de sa personne, de sa muse la duchesse d’Alba, des disputes qu’il avait avec ses modèles, de ses amours et liaisons. Ce rose blanchâtre des joues qui contraste avec le velours noir ; ces créatures souterraines, les mains perle et jasmin reposant sur des chapelets m’ont possédé ».
Marta Zabaleta présentait d’abord deux pièces de la première partie de l’œuvre : Los requiebros (les compliments, ou flatteries), sur le tempo d’une danse aragonaise du nord de l’Espagne, une jota aux variations brusques de rythmes, où d’invisibles personnages semblent rire, danser, s’interpeler ; puis, « complainte ou la jeune fille et le rossignol », Quejas o la maja y el ruiseñor, au lyrisme délicat. Granados dédia cette pièce à son épouse, Amparo. 

Marta Zabaleta / août 2025/ Nuits pianistiques d'Aix © X-D.R.

Marta Zabaleta / août 2025/ Nuits pianistiques d’Aix © X-D.R.

Une jeune fille chante des airs à son rossignol qui lui répond. Les trilles se multiplient avec souplesse dans ce tableautin à la délectable fraîcheur. Une discrète nostalgie sourd du dialogue où naissent des bouquets d’arpèges. El Pelele (le mannequin) qui a été ajouté plus tard au volume de Goyescas est la seule pièce correspondant réellement à un tableau, les autres transcrivant davantage les atmosphères sublimées par le peintre. 

Un voyage par les provinces ibériques

Après l’entracte, Marta Zabaleta nous invitait à découvrir le musicien, Aita Donostia (ou José Gonzalo Zulaika Agirre), prêtre, moine capucin et musicologue, organiste, académicien et compositeur basque, né en janvier 1886 à Saint-Sébastien (c’est au conservatoire de cette ville de la côte basque que Marta Zabaleta a suivi ses premières classes). 

Le premier Prélude, Improvisation sur un thème basque, a des allures de comptine et semble renouer avec la simplicité de l’enfance en une évidence qui peu à peu s’emplit de gravité. Dans la forêt brosse un paysage lumineux où l’imaginaire prend corps. Enfin, on sourit à la Danse des garçons, et ses joutes traditionnelles que l’on retrouve dans le zortziko soulignées par les échos ménagés entre main gauche et main droite sur le clavier. 
Le jeu lumineux et incarné de Marta Zabaleta s’épanouit encore dans les trois passages d’Iberia d’Albeniz, Evocación, El puerto et Corpus Christi en Sevilla. Le pittoresque des mélodies et des rythmes devient prétexte à variations, élans, recompositions. 

Marta Zabaleta / août 2025/ Nuits pianistiques d’Aix © X-D.R.

Les « cartes postales » se fondent dans une musique puissamment structurée aux falaises orageuses, aux modulations d’une douceur infinie et aux sublimes enchevêtrements polyphoniques. Debussy et Messiaen considéraient Iberia comme le chef d’œuvre pianistique du XXème siècle. Debussy écrivait : « les yeux se ferment comme éblouis d’avoir contemplé trop d’images». La pianiste sait rendre avec une justesse et une éloquence sans afféterie ces éblouissements. 

Généreuse, elle jouera en bis La danse rituelle du feu de L’amour sorcier de Manuel de Falla, transformant le piano en orchestre complet, puis L’arabesque n° 1 de Claude Debussy, rêve fluide de finesse poétique avant de mettre un point d’orgue au concert par une danse de Granados. Ravissements !

Concert donné le 6 août 2025 dans la salle Campra du Conservatoire Darius Milhaud dans le cadre du Festival Les Nuits pianistiques d’Aix.

Marta Zabaleta / août 2025/ Nuits pianistiques d’Aix © X-D.R.

Si tous les musiciens du monde…

Si tous les musiciens du monde…

L’histoire de l’Orchestre des Jeunes de la Méditerranée remonte à plus de quarante ans (il a été fondé en 1984). Au fil des partenariats il a été rattaché officiellement au Festival d’Aix en 2014 sous l’impulsion du directeur du festival Bernard Foccroule qui chargea Émilie Delorme, alors directrice de l’Académie du Festival d’Aix, de diriger le projet.
 En clôture de la soixante-dix-septième édition du Festival d’Aix le lundi 21 juillet, le Grand Théâtre de Provence, comble, accueillait cette belle formation qui réunit une centaine d’instrumentistes venus des nombreux conservatoires des pourtours de la Méditerranée. Rarement le plateau du GTP reçoit une telle phalange de violons, altos, violoncelles, contrebasses, flûtes, hautbois, clarinettes, bassons, cors, trompettes, trombones, tuba, percussions, harpe, et l’attendu Quintet de compositeurs, compositrices et interprètes.

 On est frappé par l’osmose parfaite entre et à l’intérieur des différents pupitres.
En seulement deux semaines de répétions, l’orchestre trouve sa voix, sa couleur.
« C’est inimaginable, s’exclamait leur chef d’orchestre Evan Rogister qui avait fait le louable effort de s’exprimer en français afin d’être compris de tous, c’est inimaginable que nous assistions tous à cette fabuleuse expérience de rassembler tous ces jeunes de la Méditerranée. Cet orchestre a commencé à jouer pour la première fois il y a deux semaines à Aix ! Et il ne s’attaque pas seulement aux grands compositeurs mais aussi à la musique orale créée avec le Quintet ! »
Ce dernier a travaillé à la composition de la création de cette année lors d’une résidence d’une dizaine de jours à Athènes au printemps 2025 à l’Opéra national de Grèce, sous la direction du trompettiste, compositeur et directeur musical des sessions de composition collective de l’OJM depuis 2015, Fabrizio Cassol

Concert de l’Orchestre des Jeunes de la Méditerranée sous la direction d’Evan Rogister le lundi 21 juillet 2025 au Grand Théâtre de Provence. Soprano : Amina Edris. Festival d’Aix-en-Provence. Photographies de Vincent Beaume.

Ensuite, les musiciens du Quintet transmettent à l’ensemble de l’orchestre leur composition qui est encore retravaillée, orchestrée, affinée… « Cet après-midi encore nous avons effectué des retouches et repensé des accompagnements », sourit Fabrizio Cassol. Evan Rogister rappelait aussi le mentorat attentif prodigué par le London Symphony Orchestra dont certains membres étaient présents dans la salle pour accompagner jusqu’au bout leurs « pupilles ». 

 Dialogue interculturel

La création collective occupait une place centrale au sein du concert, succédant à deux pièces de Wagner et de Gounod et précédant la Symphonie n° 1 de Malher.   
Des textes poétiques dont la traduction n’était pas donnée, « mais, selon les dires du chef d’orchestre, l’intensité d’émotion et le phrasé suffisent à l’évocation ». 

Et quelle évocation ! Le violon de Myrsini Pontikopoulou Venieri (Grèce), celui de Dala El Bied (Maroc) lumineuse aussi dans son chant, la clarinette de Georgios Markopoulos (Grèce), l’accordéon de Charles Kieny (France), la voix de Fahed Ben Abda (Tunisie), rejoints par la soprano égyptienne Amina Edris qui avait interprété auparavant L’air de la Crau de la Mireille de Gounod, offraient une pièce qui subjugua son auditoire. Les gammes orientales, les rythmes « boiteux » trouvèrent une harmonie magique avec les modes « classiques » européens.

Myrsini Pontikopoulou Venieri, celui de Dala El Bied lumineuse aussi dans son chant, la clarinette de Georgios Markopoulos, l’accordéon de Charles Kieny, la voix de Fahed Ben Abda, rejoints par la soprano égyptienne Amina Edris

La jonction entre les mondes s’effectue avec une grâce enthousiaste, les modulations propres aux danses traditionnelles de la Grèce et des Balkans tissent des liens époustouflants avec les amples nappes sonores de l’orchestre, la voix de Fahed ben Abda  se détache sur l’ostinato des cordes tandis que celle de Dala El Bied s’étire en sublimes mélismes et ornementations avant de s’élancer dans un phrasé en épure tout de délicatesse. Les premières notes étaient données par l’accordéon, scellant l’union entre le symbole d’un instrument populaire et d’un ensemble dédié aux musiques dites « savantes ». 

Si avec un certain humour (si l’on regarde les connotations du titre) le concert débutait par l’Ouverture wagnérienne des Maîtres Chanteurs de Nuremberg, donnant la mesure de l’orchestre, puis rendait hommage à la région d’accueil par la musique de Gounod sur un poème de Mistral, sa deuxième partie était littéralement « titanesque » avec la Symphonie n°1 dite « Titan » de Mahler.

Myrsini Pontikopoulou Venieri, celui de Dala El Bied lumineuse aussi dans son chant, la clarinette de Georgios Markopoulos, l’accordéon de Charles Kieny, la voix de Fahed Ben Abda, rejoints par la soprano égyptienne Amina Edris

Cette symphonie eut du mal à s’imposer : personne n’en voulait lorsque Gustav Mahler la propose en 1888, et les critiques ne seront pas tendres, il lui faudra attendre 1898 à Prague pour que son œuvre soit reconnue : chacun des mouvements sera applaudi et à la fin du concert on offrira à Mahler une palme et une couronne de lauriers. Elle aurait pu être donnée à l’OJM tant son approche fut magistrale. Sous la houlette passionnée et claire d’Evan Rogister qui danse littéralement sa direction, redessinant les nuances d’un geste souple de la main, les cordes vibrent d’une palette colorée, les bois ont une sorte d’évidence, les percussions précises et les vents cuivrés ajoutent au chatoiement de l’orchestration où se mélangent tragique et burlesque, sentiment de la nature, écho des musiques klezmer, flamboiements…
Le public est debout en une longue ovation.
Rendez-vous est déjà pris pour 2026 du 2 au 21 juillet !

 Concert de clôture du Festival d’Aix donné le 21 juillet 2025 au GTP

Concert de l’Orchestre des Jeunes de la Méditerranée sous la direction d’Evan Rogister le lundi 21 juillet 2025 au Grand Théâtre de Provence. Soprano : Amina Edris. Festival d’Aix-en-Provence. Photographies de Vincent Beaume.

Myrsini Pontikopoulou Venieri, celui de Dala El Bied lumineuse aussi dans son chant, la clarinette de Georgios Markopoulos, l’accordéon de Charles Kieny, la voix de Fahed Ben Abda, rejoints par la soprano égyptienne Amina Edris

Quelques chiffres à propos de l’édition 2025
64 000 spectateurs

37 000 places vendues

27 000 places consacrées aux évènements gratuits du festival

Taux de remplissage global  92% (pour 90% en 2024)

12 209 places (soit 39%) vendues à moins de 60 euros

2 313 places vendues au tarif jeunes pour les moins de 30 ans (réduction de 70% pour toutes les catégories)

220 journalistes accrédités (135 français et 85 internationaux)

Ô Nuit enchanteresse!

Ô Nuit enchanteresse!

Les pêcheurs de perles de Bizet était le dernier opéra du Festival d’Aix 2025, dédié à son directeur, Pierre Audi, mais aussi à la mezzo-soprano Béatrice Uria-Monzon disparue le matin même de l’unique représentation en version concert de ce bijou délicat.
Marc Minkowski, sans doute l’un des rares chefs d’orchestre à entrer en scène avec ses musiciens et à assister à l’accord de l’orchestre, signalant d’un geste sobre que le ton avait été trouvé, prononçait cette dédicace avec retenue avant de se tourner vers les instruments et débuter l’opéra programmé dans le cadre des manifestations célébrant le 150ème anniversaire de la mort du compositeur. Cadre triste, mais interprétation lumineuse qui a suscité les applaudissements du public pour chaque air, et mit debout le Grand Théâtre de Provence en une ovation unanime, chose suffisamment rare pour être notée !

Œuvre de jeunesse, Bizet a tout juste vingt-cinq ans lorsqu’il reçoit cette commande de l’Opéra Comique, elle n’a pas fait l’unanimité des critiques à sa création le 30 septembre 1863.

Hector Berlioz, cependant encouragea le jeune compositeur en écrivant dans le Journal des Débats : « un nombre considérable de beaux morceaux expressifs pleins de feux et d’un riche coloris ». 

Représentation en version concert de l’opéra Les Pêcheurs de Perle de Georges Bizet (1838-1875) le samedi 19 juillet 2025 au Grand Théâtre de Provence. DIRECTION MUSICALE : Marc Minkowski. ORCHESTRE : Les Musiciens du Louvre. LEÏLA : Elsa Benoit. NADIR : Pene Pati. ZURGA : Florian Sempey. NOURABAD : Edwin Crossley-Mercer. CHŒUR : Chœur de l’Opéra Grand Avignon. CHEF DE CHŒUR : Alan Woodbridge. Festival d’Aix-en-Provence. Photographies de Vincent Beaume.

Certes, le livret est ce qu’il est, et le choix économique de la version de concert peut aussi apparaître comme un choix esthétique : il n’est pas besoin aujourd’hui de se plonger dans une imagerie de catalogues de voyagistes pour entrer dans le récit de l’amitié entre les deux pêcheurs de perles, Zurga et Nadir, épris tous deux de la même femme, Leïla, prêtresse de Brahma et vouée à la chasteté. 

Bien sûr l’un d’entre eux rompt son serment et revoit secrètement la jeune fille. Lorsqu’elle arrive sur la plage pour protéger les pêcheurs par son chant, sous la direction du grand prêtre, Nourabad, Nadir reconnaît sa voix. Zurga, devenu chef du village, fou de jalousie condamne les amants à mort, regrettant sa cruauté et découvrant que Leïla l’a sauvé alors qu’elle était une enfant, il met le feu au village afin de créer une diversion et couvrir la fuite de ceux auxquels il a pardonné.  
Les notes du sur-titrage suffisaient amplement à mettre en scène la plage, les ruines d’un temple ou un village de Ceylan ! 

Représentation en version concert de l’opéra Les Pêcheurs de Perle de Georges Bizet (1838-1875) le samedi 19 juillet 2025 au Grand Théâtre de Provence. DIRECTION MUSICALE : Marc Minkowski. ORCHESTRE : Les Musiciens du Louvre. LEÏLA : Elsa Benoit. NADIR : Pene Pati. ZURGA : Florian Sempey. NOURABAD : Edwin Crossley-Mercer. CHŒUR : Chœur de l’Opéra Grand Avignon. CHEF DE CHŒUR : Alan Woodbridge. Festival d’Aix-en-Provence. Photographies de Vincent Beaume.

N’étant pas encombrés par un univers de pacotille, les spectateurs pouvaient se laisser porter par les chants du fantastique quatuor des protagonistes, le Chœur de l’Opéra Grand Avignon (Alan Woodbridge, chef de chœur) et les pulsations de l’Orchestre des Musiciens du Louvre.
La direction de Marc Minkowski atteint ici une pureté rare. Le chef d’orchestre semble être lié en une même respiration à chaque instrument, chaque choriste, chaque soliste. L’œuvre y atteint une puissance, une unité, une poésie d’une rare intensité. Chaque mouvement est ciselé, on perçoit les échos, les refrains, les strates de l’écriture fine et élégante du surdoué musical qu’était Bizet. Il écrit à la même époque que Verdi et pourtant il est déjà du XXème siècle. Immense mélodiste, il a le génie de composer des airs savants qui sont accessibles à tous et que tous peuvent fredonner immédiatement.

Cette grâce d’accéder directement à une esthétique populaire et hautement exigeante rend son œuvre encore plus attachante. Bien sûr, il y a la Romance de Nadir, mais l’air de Zurga, de Leïla, les duos, les interventions du chœur, sont toutes plus belles et intéressantes les unes que les autres. On pourrait bisser l’ensemble de l’opéra sans jamais se lasser !
Il faut dire que les artistes en présence sont d’une redoutable efficacité et d’une diction parfaite : Elsa Benoit endossait le rôle de Leïla pour sa première participation au festival d’Aix, émouvante, avec une voix maîtrisée de bout en bout, pleine jusque dans les aigus. La jeune soprano même devant son pupitre joue, incarne toutes les émotions de son personnage. 

Représentation en version concert de l’opéra Les Pêcheurs de Perle de Georges Bizet (1838-1875) le samedi 19 juillet 2025 au Grand Théâtre de Provence. DIRECTION MUSICALE : Marc Minkowski. ORCHESTRE : Les Musiciens du Louvre. LEÏLA : Elsa Benoit. NADIR : Pene Pati. ZURGA : Florian Sempey. NOURABAD : Edwin Crossley-Mercer. CHŒUR : Chœur de l’Opéra Grand Avignon. CHEF DE CHŒUR : Alan Woodbridge. Festival d’Aix-en-Provence. Photographies de Vincent Beaume.

Le ténor Pene Pati était tout simplement bouleversant dans la romance de Nadir, avec des nuances veloutées laissant percevoir la fragilité du pêcheur déchiré entre sa passion et le sentiment de culpabilité face à son ami, déployant des aigus aériens. Florian Sempey à la voix sculptée, campe Zurga, puissant dans ses colères. La basse Edwin Crossley-Mercer quant à lui est un Nourabad olympien. 
Les répétitions ayant eu lieu au conservatoire Darius Milhaud, le chœur eut un peu de mal à emplir la salle du GTP aux débuts du concert mais prit vite la mesure des lieux et offre un final somptueux à l’acte II. Les vagues sonores se projettent avec les envols de l’orchestre et subjuguent la salle. Perle sublime aux reflets de nacre…

Concert donné le 19 juillet 2025 au Grand Théâtre de Provence dans le cadre du Festival d’Aix 

Représentation en version concert de l’opéra Les Pêcheurs de Perle de Georges Bizet (1838-1875) le samedi 19 juillet 2025 au Grand Théâtre de Provence. DIRECTION MUSICALE : Marc Minkowski. ORCHESTRE : Les Musiciens du Louvre. LEÏLA : Elsa Benoit. NADIR : Pene Pati. ZURGA : Florian Sempey. NOURABAD : Edwin Crossley-Mercer. CHŒUR : Chœur de l’Opéra Grand Avignon. CHEF DE CHŒUR : Alan Woodbridge. Festival d’Aix-en-Provence. Photographies de Vincent Beaume.

Représentation en version concert de l’opéra Les Pêcheurs de Perle de Georges Bizet (1838-1875) le samedi 19 juillet 2025 au Grand Théâtre de Provence. DIRECTION MUSICALE : Marc Minkowski. ORCHESTRE : Les Musiciens du Louvre. LEÏLA : Elsa Benoit. NADIR : Pene Pati. ZURGA : Florian Sempey. NOURABAD : Edwin Crossley-Mercer. CHŒUR : Chœur de l’Opéra Grand Avignon. CHEF DE CHŒUR : Alan Woodbridge. Festival d’Aix-en-Provence. Photographies de Vincent Beaume.
Don Giovanni ou la mort à Venise

Don Giovanni ou la mort à Venise

C’est la tradition : depuis sa fondation, le festival d’Aix accueille un Mozart dans sa programmation. Pour ce passage obligé, le choix 2025 s’est porté sur Don Giovanni avec une distribution de haut-vol : voix superbes d’André Schuen magnifique Don Giovanni, Krysztof Bączyk, impressionnant Leporello, Golda Schultz, sublime Donna Anna, Magdalena Kožená, émouvante Donna Elvira, Amitai Pati, vindicatif Don Ottavio, Clive Bayley, Commandatore ambigu, Madison Nonoa spirituelle Zerlina, Paweł Horodyski, Masetto emporté, l’Estonian Philharmonic Chamber Choir dirigé par Aarne Talvik, enfin le Symphonierorchester des Bayerischen Rundfunks, le tout sous la houlette de Sir Simon Rattle. Musicalement, l’ensemble qui transporte son auditoire, coloré, nuancé, chaque ligne instrumentale travaillée avec finesse, rendant chaque mouvement, chaque tension, sensible, cordes veloutées, vents somptueux, sonorités généreuses, dès l’ouverture qui installe le jeu des pulsions contradictoires qui mènent l’action…

On est séduit par la qualité musicale irréprochable de cette version et l’enthousiasme serait complet si les partis pris de mise en scène ne laissaient quelque peu perplexe.  
Le jeune metteur en scène anglais, Robert Icke signe ici son premier travail avec l’opéra, une entrée grandiose puisque Don Giovanni de Mozart avait même été qualifié « d’opéra des opéras » par Wagner.

Don Giovanni/Festival d'Aix-en-Provence 2025 © Monika Rittershaus

Difficile entreprise que de trouver un nouveau point de vue pour entrer dans une œuvre aussi commentée, qui a nourri les réflexions de tant d’auteurs, depuis Søren Kierkegaard qui lui consacre une étude dans Ou bien… ou bien, qui oppose le stade « esthétique » (ou vie dionysiaque) dont la maxime serait « deviens ce que tu es » et la « vie éthique » qui se résumerait en « deviens ce que tu dois être ».

Bien évidemment, Don Juan, est au « stade esthétique » se refusant à tout repentir ! George Bernard Shaw le parodiera dans sa pièce Homme et surhomme en 1903 avec des variations sur le thème de Don Juan, le faisant par exemple gibier poursuivi par les femmes en une belle inversion du mythe, mais aussi en répondant à Nietzche, et instaurant une dialectique entre l’instinct et l’intellect.
Peu importe, les détours sont nombreux, philosophie et psychanalyse s’invitent.
La fascination exercée par un modèle extrême n’est pas à démontrer.
Être original dans ce contexte tient de la quadrature du cercle.
Sans aucun doute, Robert Icke innove ici dans la lecture du parcours de ce noble sans scrupules, séducteur impénitent, incapable de résister à ses pulsions malgré les injonctions de son valet, Leporello, véritable porte-parole des femmes qu’il a flouées et abusées.

Don Giovanni/Festival d'Aix-en-Provence 2025 © Monika Rittershaus

La volonté d’universalité se heurte cependant au cadre clinique choisi comme cadre et fond à l’œuvre, l’enserrant dans une forme d’étroitesse peu propice aux envolées. Don Giovanni, vêtu d’un blanc immaculé au début de la représentation, voit sa tenue peu à peu souillée du sang du meurtre initial. Forme christique pour le dépravé ?

En préambule à l’Ouverture de l’opéra, en hauteur (l’espace scénique est réparti sur deux niveau, la scène en bas est limitée par un escalier et des tubulures d’échafaudage, en haut, les lieux sont divisés par des rideaux d’hôpital qui seront enlevés ou remis au fil de l’intrigue), un vieillard qui s’avère par la suite être aussi le Commandeur, mais « en même temps » Don Giovanni, écoute de vieux vinyles avant de s’écrouler mort. Des images filmées projetées en fond de scène montreront son visage en gros plan, s’attarderont plus tard sur les corps de mannequins fatiguées aux traits mornes, qui correspondent aux conquêtes de Don Giovanni (« La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres » écrivait Mallarmé).

Don Giovanni/Festival d'Aix-en-Provence 2025 © Monika Rittershaus

Le « giocoso » de l’opéra mozartien (présenté comme un « dramma giocoso », drame joyeux) se trouve d’ailleurs seulement ici dans la vision de Robert Icke, dans son défilé d’une armada de jeunes femmes top modèles censées évoquer les « mille tre » conquêtes du rôle-titre. Le burlesque s’arrête là malheureusement, et l’action vire parfois à des évocations nauséabondes, faisant de Don Giovanni, non seulement un insatiable séducteur prêt à tout pour arriver à ses fins, même la violence, (il se sent au-dessus des lois par son statut social), mais aussi un pédophile. La scène de séduction d’une enfant qui arpente le plateau, telle une image de l’innocence perdue des personnages féminins de l’action, est tout simplement insupportable.

Malgré l’excellente tenue de l’interprétation musicale, on a presque l’impression que les personnages sont perdus dans cette confusion entre les êtres, désirant tirer le propos hors de ses rails, et le perdant. On voit errer Don Giovanni agrippé à un pied à perfusion comme s’il était dans un hôpital psychiatrique. Il disparaît remplacé par le Commandeur qu’il avait tué. Fusion réalisée entre le meurtrier et sa victime ? Identification de personnages issus d’une même caste et en fait pas si différents ? Il n’est pas de plongée fracassante aux Enfers, ni de véritable apaisement.

Don Giovanni/Festival d'Aix-en-Provence 2025 © Monika Rittershaus

Le véritable héros de l’histoire n’est plus Don Giovanni, finalement joué par ceux qu’il voulait tromper, et subissant l’enchaînement des évènements, mais bien en revanche de classe, Leporello.
Bref, on reste perplexe devant cette approche. Faut-il nécessairement réinventer les archétypes et récrire les livrets des opéras pour s’affirmer ? Vaste question.

Don Giovanni est joué du 4 au 18 juillet 2025 au Grand Théâtre de Provence dans le cadre du Festival d’Aix

Les photographies de Don Giovanni du Festival d’Aix-en-Provence 2025 © Monika Rittershaus

Don Giovanni/Festival d'Aix-en-Provence 2025 © Monika Rittershaus