Seize ânes pour Cézanne

Seize ânes pour Cézanne

L’année Cézanne à Aix-en-Provence a suscité nombre de manifestations, art vivant, expositions, conférences… Dominique Bluzet, directeur des Théâtres, ne pouvait résister à exercer son humour potache et convoquer des jeux de mots dont il est friand. Jouer avec le nom de Cézanne ouvrait une perspective asinienne aussi loufoque que jubilatoire : seize ânes !

Ainsi naissaient des balades littéraires et musicales (16 ânes, Oui, Cézanne !) concoctées par le compositeur Marc-Olivier Dupin et scénarisées par l’auteur Ivan Grinberg, au cours desquelles les enfants se promenaient à dos d’âne sur les flancs de la Sainte-Victoire à partir du Tholonet. Les récits menés au rythme des pas des ânes se prolongeaient au Conservatoire Darius Milhaud en novembre avec le conte musical Seize ânes et le voleur, grâce à la commande passée auprès du compositeur et de l’auteur par le Grand Théâtre de Provence dans le cadre de l’année Cézanne 2025, dédiée à l’œuvre et l’héritage de Paul Cézanne à Aix-en-Provence. Des liens se tissent entre les deux évènements, ainsi, l’ânesse du conte porte le nom d’une de celles qui prêtèrent leur dos aux enfants en septembre : Lili.

Seize ânes et le voleur / GTP © X_D.R

Sur scène, la Compagnie Tsipka, composée des musiciens Hélène Giraud (flûtes), Pascal Clarhaut (cornet), Anthony Millet (accordéon), Gabriel Benlolo (percussions), Afaf Robillard (contrebasse) tient en quintette une véritable partition d’orchestre qui dessine les paysages, fait chanter les oiseaux et tympaniser les cigales, s’amuse à reprendre l’air du Duo de l’âne de Messager (dans son opérette Véronique) ou, afin de souligner un élément dramatique, s’emporte en un Dies Irae convaincu, accordant sa palette colorée aux toiles projetées en fond de scène sur un grand écran. Posées en regard de la narration, elles campent les silhouettes des grands pins autour de Bibemus, le sentier qui mène au barrage Zola, le cabanon de Cézanne, sa bonne, sous les traits de La Femme à la cafetière, dont l’air sévère convient au rôle qui lui est attribué, le marchand d’art, sous les traits de L’homme aux bras croisés, la jeune fille, sous ceux de la gravure Portrait de jeune fille, Cézanne lui-même par divers autoportraits, enfin, le clou de la représentation, Les Voleurs et l’âne. Marion Tassou, récitante et chanteuse, donne vie aux protagonistes de l’histoire, le gros marchand qui ahane sur le sentier qui mène à l’atelier du peintre, l’employée de ce dernier qui en garde scrupuleusement l’entrée, la jeune fille qui promène son ânesse, Cézanne enfin, sa bonhommie souriante et son goût pour le canard aux olives. 

 Le sujet est construit sur l’enchâssement entre le rêve, la réalité fictionnelle et les tableaux du peintre (la plupart exposés au Musée Granet lors de son exposition « Cézanne au Jas de Bouffan ») : un gros marchand ahane sur le sentier pentu qui mène à l’atelier du peintre. Ce dernier est absent et la porte de son cabanon est bien gardé par sa bonne. Fatigué et agacé plus que de raison par l’absence du peintre, le marchand s’endort contre un grand pin. À une jeune fille qui passe il demande d’aller chercher le peintre. Elle ne comprend pas Cézanne mais seize ânes et lui ramène le troupeau. Furieux devant tant de bêtise, le marchand entre dans le cabanon, vole une toile parmi celles qui gisent au sol, toutes froissées. Il déballe l’objet de son larcin dans sa chambre d’hôtel. Il s’agit de la peinture Les voleurs et l’âne. La nuit du voleur s’avère cauchemardesque… lorsqu’il se réveille, il est sous le pin face au cabanon de Cézanne qui le réveille gentiment. « Il ne faut pas s’endormir au soleil ! ». 

Les Voleurs et l’âne, Paul Cézanne © X-D.R. image tombée dans le domaine public

La visite de l’atelier peut enfin avoir lieu, nourrie de descriptions gourmandes des tableaux, du traitement de la lumière, des masses, des volumes, des épaisseurs des traits, des couleurs dont les rapprochements chantent, veloutés. Se dévoilent alors les fameux Joueurs de cartes, les dessins, les pommes qui occupèrent une si grande place dans l’œuvre de Cézanne au point qu’il fut surnommé « le peintre des pommes ». Selon lui « La pomme peut tout remplacer, et tout peut être remplacé par une pomme. », il avouait même « avec une pomme, je veux étonner Paris ». Et bien sûr, le tableau Les Voleurs et l’âne occupe une place centrale !
En quarante minutes, tout se déploie avec allant, humour, espièglerie. La saveur des mots se mêle à celle de la partition. Les enfants du public sont captivés et les plus grands se délectent de ce petit bijou.

Seize ânes et le voleur a été joué au Conservatoire Darius Milhaud, Aix-en-Provence le 21 novembre 2025

Les photographies sont © Grand Théâtre de Provence

Seize ânes et le voleur © Grand Théâtre

Où il peut être question de hérisson et de side-car

Où il peut être question de hérisson et de side-car

Au théâtre des Ateliers, Jean-Marie Broucaret et Alain Simon se donnent la réplique dans La Colocation.

Conversations à Bilbao, Le Diable c’est l’ennui, ont déjà réuni sur une même scène les complices de longue date que sont Jean-Marie Broucaret et Alain Simon, tous deux comédiens, metteurs en scène, formateurs et directeurs artistiques, le premier du Théâtre des Chimères à Biarritz, le second du Théâtre des Ateliers à Aix-en-Provence. La composition de ces textes suit chaque fois le même mode opératoire : un sujet est lancé, l’un envoie un premier texte par mail, l’autre a vingt-quatre heures pour lui répondre et l’opération se réitère durant un mois environ. Aucune discussion entre les deux auteurs ne vient guider leur écriture. Aucune concertation ne vient influencer le fil des mots si ce n’est la page précédente.

Le résultat est étrangement cohérent, bâti sur la rencontre de longs monologues ininterrompus qui suivent une progression dramatique, multiplient les échos, les surenchères, les clins d’œil, les images en miroir. 
Les écrits des deux complices s’arc-boutent l’un à l’autre comme pour la construction d’une voûte en ogive, trouvant un équilibre flamboyant. « Curieusement, sourit Alain Simon, lors de la discussion avec le public, nous avons écrit quasiment le même nombre de lignes ! ».

La Colocation / Alain Simon & Jean-Michel Broucaret © X-D.R.

Le sujet enserré dans cette orchestration puissante se dégage au fil des monologues croisés des deux comédiens qui se livrent à l’exercice de la lecture augmentée. Cette forme, « made au théâtre des Ateliers », accorde à tout texte une indéniable portée théâtrale. On n’assiste pas à une simple lecture, mais à une véritable mise en espace des pages, même si les acteurs ne bougent pas de leur chaise, face à un lutrin ! 


Deux vieux messieurs partagent le même lieu. Est-ce un appartement loué à un huitième étage ou une petite maison propriété de l’un d’eux ? sont-ils vivants tous les deux ? lequel a perdu la mémoire ? Deux vies se dessinent, par leurs anecdotes qui sont alors les traits saillants des histoires. De quoi se rappelle-t-on lorsque l’on évoque des êtres que l’on a connus ? De leur profession, leur parcours scolaire voire universitaire, le déroulé de leur fiche Wikipédia ? Ou plutôt les particularités, les bons mots, les potins, un éclat de rire, une blague partagée ? 

La Colocation / Alain Simon & Jean-Michel Broucaret © X-D.R.

Sensiblement les dernières propositions semblent les bonnes ! L’un coincé dans la lucarne d’un garage, l’autre, intrépide au volant d’un side-car, réplique de ceux de la dernière guerre… ces évocations deviennent sujets de disputes intenses. Et on ne parlera pas du petit cheval mongol, du « Tocino de Cielo », « le fatal déguisé en flan », du « banc de la place Picard », d’un pull rouge créant une rupture familiale, d’un frère aîné semblable à un hérisson ou encore d’un géranium, objet de poème, symbole d’amour et de détestation…

Le pouvoir évocateur des objets, leur valeur sentimentale qui repousse des tris pourtant nécessaires, un retour à Montaigne, aux Cinq dernières minutes, un souvenir de Zazie dans le métro de Queneau…, tout concourt à une approche sensible de la vieillesse, de la manière de l’appréhender, de regarder la vie avec un humour potache.
Sans doute la seule manière de rester vivant, absolument !

La Colocation / Alain Simon & Jean-Michel Broucaret © X-D.R.

Encore une pépite qui devrait vite trouver sa place, éditée, sur les rayons des librairies et de nos bibliothèques !

La Colocation a été jouée au théâtre des Ateliers à Aix-en-Provence le 14 novembre

Photographies : La Colocation / Alain Simon & Jean-Michel Broucaret © X-D.R.

Tout est écrit, oui !

Tout est écrit, oui !

On avait applaudi en 2023 au théâtre de l’Archevêché le duo Bert et Nasi dans L’addition mis en scène par Tim Etchells. C’est avec une joie emplie de curiosité que l’on se pressait au théâtre du Jeu de Paume pour retrouver les deux comédiens dans leur nouvelle création, Tonight.  
Si les futurs spectateurs avaient consulté la page Facebook des Théâtres, ils avaient déjà pu apprécier l’humour des deux complices annonçant en anglais que leur spectacle serait dans la langue de Shakespeare, « juste pour qu’il n’y ait pas de mauvaise surprise le soir-même… », car french doesn’t sound like english (…) You’ll notice the difference »… 

Polyphonie théâtrale

Bertrand Lesca et Nasi Voutsas jonglent entre l’apparence d’une performance improvisée et une écriture aussi rigoureuse que déjantée. « Tout est écrit, même ça, ce que nous disons tout de suite est écrit », affirment-t-ils à un public hilare. Les mots repris, les phrases débutées par l’un, réitérée par l’autre, répétées presque ostinato mais avec toutes les subtiles variantes grammaticales qu’offre la langue anglaise (ne seraient-ce que les insistants « I do », modulés avec gourmandise), créent une trame réjouissante où les réflexions s’infléchissent insensiblement en un flux jubilatoire. 

L’art de la digression, du jeu de mot, du glissement de sens apporte une vie exubérante à ce duo qui semble se réinventer sans cesse. Les surtitrages en français donnent juste l’esprit de ce langage mouvant et accordent une allure de surenchère aux propos tenus. La représentation du jeudi 13 novembre s’enrichissait de la présence de Rachel, actrice et traductrice en LSF. Loin d’être « utilisée » comme la vignette des écrans télé, elle était intégrée totalement dans la scénographie, ajoutant à l’humour de l’ensemble, par son jeu, ses gestes traduisant avec éloquence l’intarissable verbe de Bert et Nasi.  

Tonight / Bert & Nasi © Claire Gaby

Tonight / Bert & Nasi © Claire Gaby


Le décor lui-même, composé de trois chaises, une table à roulettes et d’une paire de rideaux montés sur un portique, s’animait, emballé dans la course folle des deux protagonistes, afin de transcrire une fin du monde démesurée peuplée de squelettes-serpents amoureux, de plafonds de théâtre effondrés et d’un dieu dévorateur digne de la pire des apocalypses ! Tout cela pour conclure qu’en effet, il valait mieux ne pas prévoir d’entracte, car ce moment peut tout faire basculer !
Le public fait totalement partie de la pièce, interpellé, mis à contribution, félicité, taquiné… Tout contribue à repenser l’esprit du théâtre, de renouer avec ses racines, le plaisir de dire des histoires, de conter, d’écouter, de faire entendre, de partager…

L’actualité entre au théâtre

Ce théâtre de l’absurde qui convoque les souvenirs de Buster Keaton ou des Monty Python (jusque dans certains phrasés qui font penser aux dialogues de Sacré Graal ou de La vie de Brian), s’ancre aussi dans les problématiques contemporaines. 

Les deux complices s’amusent à imaginer les possibles : le thème abordé peut être lumineux ou sombre, vraiment très sombre… les éclairages entrent dans la danse et illustrent concrètement les mots, passant du noir à la lumière. On souhaiterait que la parole deviennent vraiment performative lorsque Bert et Nasi songent que peut-être un enfant naît cette nuit même à l’hôpital d’Aix et qui trouvera la solution au réchauffement climatique, la culture de la pomme de terre ?, ou encore qu’en cachette les députés se réunissent à l’assemblée nationale et concoctent un budget sur lequel tous sont d’accord et que le monde nous envie… 

Tonight / Bert & Nasi © Claire Gaby

Tonight / Bert & Nasi © Claire Gaby

La suite, présentant quelques figures bien connues à la plage pour fêter ça, est un exercice de haute volée pour les zygomatiques déjà éprouvés par la question essentielle du « Tonight » joué « Tomorrow » donc nommée « Tomorrow night », mais devenant « Tonight » le lendemain…
Un petit bijou roboratif à déguster !

Tonight a été joué au Jeu de Paume du 12 au 14 novembre.(la pièce a été jouée aussi au théâtre d’Arles et aux Bernardines)

Une musique incarnée

Une musique incarnée

Révélée au public aixois lors de l’édition 2023 du festival Nouveaux Horizons par sa pièce, Si je te quitte, nous nous souviendrons, Camille Pépin revenait au Grand Théâtre de Provence avec La Nuit n’est jamais complète, co-commande du GTP (commanditaire principal) et de l’OPRL (Orchestre Philharmonique Royal de Liège), création-évènement en première mondiale qui permettait à Dominique Bluzet, directeur des Théâtres, de rappeler qu’en quatre années de festival, trente-six commandes avaient été passées à trente-six artistes contemporains !

Sur les traces de Paul Éluard 

Lors de l’avant-concert animé par Joël Nico, la jeune compositrice livrait quelques explications sur sa création, conçue pour précéder son concerto pour violon Le sommeil a pris ton empreinte, créé en 2023 avec Renaud Capuçon. Les poèmes de Paul Éluard suivent les créations de l’artiste, (les trois œuvres citées sont toutes composées à partir d’un texte du poète de Liberté). Sans doute, l’apparente simplicité qui se conjugue avec une profondeur humaniste et sensible des poèmes d’Éluard correspond particulièrement à la facture des œuvres de Camille Pépin : il y a une sorte d’évidence de l’écoute doublée de mystère qui séduit l’auditeur. « Dans cette pièce, explique la compositrice dans sa note d’intention (disponible sur le site des Théâtres), j’ai voulu traduire le désir profond de croire à une lumière dans la nuit. Le défi fut de restituer, par l’écriture, des sonorités denses et évocatrices malgré l’effectif réduit d’un orchestre de chambre. »

Le fait d’avoir déjà travaillé et de connaître l’approche de Renaud Capuçon apportait beaucoup à l’exécution de l’œuvre, souriait Camille Pépin, ainsi, certains effets qu’elle souhaitait au pupitre des cordes et qu’elle ne pouvait montrer techniquement aux instrumentistes étaient décryptés avec aisance par le soliste qui, violon à la main, soulignait tel trait de poignet, telle position des doigts, telle attitude, afin que le son rêvé par la compositrice se voie mis en œuvre. Entre la compositrice et l’interprète, il y a aussi le même attachement à la poésie d’Éluard et une sensibilité commune. 

OPRL/ Camille Pépin / Renaud Capuçon © Claire Gaby

OPRL/ Camille Pépin / Renaud Capuçon © Claire Gaby

« Cette œuvre est dédiée à Renaud Capuçon grâce à qui ce cycle inspiré de la poésie de Paul Éluard a pu naître », affirme Camille Pépin qui révélait aussi l’importance de la danse, premier art auquel elle s’est consacrée, dans son travail de composition : « je suis incapable d’écrire ce que je n’ai pas ressenti corporellement. C’est pour cela que je commence toujours à composer au piano, j’ai besoin du geste pour développer mes idées ». 
L’Orchestre Philharmonique Royal de Liège, dirigé avec précision par Renaud Capuçon, apportait la richesse de ses tessitures à La Nuit n’est jamais complète. Bien sûr, on peut se laisser aller au jeu des devinettes et trouver les influences des classiques des débuts du XXème siècle, de la musique répétitive (Camille Pépin évoque sa découverte de Steve Reich grâce à la chorégraphe Anne Teresa de Keersmaeker dans Fase, Four Movements to the Music of Steve Reich de 1982) …

L’œuvre de Camille Pépin s’inscrit en effet dans cette continuité, mais porte la marque de l’artiste, puissante et colorée, depuis le frémissement initial des cordes semé des fulgurances des vents à l’envoûtement tournoyant dans lequel l’auditeur se love avec délectation. Renaud Capuçon est ici souverain dans sa direction, inspirée et fine. Il le sera encore pour le Siegfried-idyll que Richard Wagner composa pour l’anniversaire de son épouse, Cosima. Il avait disposé le long de l’escalier de leur maison les musiciens de l’orchestre pour accompagner le réveil de son aimée… 

Renaud Capuçon © Claire Gaby

Renaud Capuçon © Claire Gaby

Une rareté était aussi offerte, magistralement jouée, les Quatre interludes symphoniques d’Intermezzo de Richard Strauss. Ces pièces s’intercalaient entre les deux actes de l’opéra qui s’inspirait d’une anecdote vécue par Strauss : il avait reçu par erreur une lettre d’amour d’une inconnue, ce qui créa quelques tensions dans son couple…
La fraîcheur des partitions, leur variété, leur humour, sont retranscrits avec une verve rare par l’orchestre dont les pupitres dansent un univers léger et profond à la fois. Temps suspendu ! Il ne faut pas oublier le seul passage dirigé par Renaud Capuçon de son violon, le Concerto pour violon n° 4 de Mozart : l’élégance sobre des phrasés de cette interprétation conquiert le public. Le programme semble taillé sur mesure pour l’OPRL et son chef !

Concert donné le 23 octobre 2025 au Grand Théâtre de Provence

OPRL / Renaud Capuçon © Claire Gaby

OPRL / Renaud Capuçon © Claire Gaby

Paysages sensibles

Paysages sensibles

Depuis 2014 au 35ème Festival international de piano de la Roque d’Anthéron, alors qu’il n’avait pas encore treize ans et déjà récipiendaire du premier prix du 8ème Concours international Tchaïkovski destiné aux jeunes musiciens, Alexander Malofeev revient régulièrement en Provence. Au fil des ans, le pianiste qui avait séduit par sa jeune virtuosité, approfondit son art, prend épaisseur et profondeur dans ses interprétations, choisit des répertoires plus intimes et grâce à une irréprochable technique atteint une maestria expressive rare.

Laissant de côté les morceaux les plus connus du répertoire, Alexander Malofeev choisissait de jouer sans la pause « classique » des applaudissements des extraits des Sept lieder de Mendelssohn de Franz Liszt, Les arbres de Jean Sibelius et la Suite Holdberg d’Edvard Grieg. Les pièces s’enchaînaient comme les pages d’un roman. On passe d’un chapitre à un autre sans avoir envie d’interrompre la lecture : les thèmes se succèdent, les atmosphères s’éclairent les unes des autres. Tout commence par la réécriture, comme si l’artiste souhaitait souligner à quel point toute création s’ancre sur les précédentes et dévoile de nouvelles formes d’expression.

Alexander Malofeev © Liudmila Malofeeva

Alexander Malofeev © Liudmila Malofeeva

Franz Liszt transcrit les œuvres des compositeurs qu’il aime, leur témoignant son admiration et en livre sa propre lecture avec ses fulgurances familières, ses rêveries où la matière se dissout, Ailes du chant (Auf Flügen des Gesanges) qui revisitent le printemps et l’hiver, fluides dans l’approche limpide du jeu d’Alexander Malofeev. 

Le sentiment romantique de la nature se développe ensuite au fil de la déclinaison des Arbres de Sibelius, le Sorbier en fleur poétise, tandis que se dressent Le Pin solitaire, Le tremble, Le bouleau, Le sapin, ces arbres du grand nord où frémissent les échos de la Valse triste du compositeur finlandais. 
Le livre se refermait sur la Suite du Temps de Holdberg que le compositeur norvégien Edvard Grieg composa à l’occasion du bicentenaire de la naissance de l’auteur et dramaturge danois (né dans la même ville que Grieg, Bergen) en 1884.
Comme ce dernier fut un contemporain de Jean-Sébastien Bach, Grieg reconstitue une époque baroque fantasmée où les accents des musiques traditionnelles norvégiennes se glissent, sublimées par  le néo-classicisme élégant de cette pièce pour piano, – version originale rarement jouée, lui étant souvent préférée en concert celle pour cordes-.
Grieg écrivit à propos de ses compositions pianistiques : « Bach et Beethoven ont érigé des temples et des églises au plus haut niveau. Je voulais seulement construire des habitations où les gens puissent se sentir heureux et chez eux».

Alexander Malofeev © Liudmila Malofeeva

Alexander Malofeev © Liudmila Malofeeva

Emporté dans son monde, le pianiste ferme les yeux, se voûte légèrement sur le clavier, en une conversation intime où les paysages intérieurs rejoignent ceux recréés par la musique. 

Éclairer les brumes

La seconde partie donnait à écouter en trois temps (plus d’unité romanesque ici, les univers étaient trop tranchés !) Dans les brumes de Leos Janáček, Les Funérailles de Liszt et les Quatre Préludes et la Fantaisie de Scriabine. Alexander Malofeev donne une version particulièrement sensible et équilibrée de la pièce de Janáček, en dégage la tonalité élégiaque, adopte le ton de la confidence, laisse sourdre la poésie rugueuse et tendre de ces brumes de la Tchéquie. Le concert était joué un 17 octobre, jour anniversaire de la mort de Frédéric Chopin (17/10/1849), aussi, il était presque logique d’introduire dans le programme les Funérailles que Liszt dédia peut-être au compositeur, même s’il ne l’a jamais précisé, ayant écrit cette œuvre en hommage à ses amis disparus lors de l’écrasement de la révolution hongroise de 1818. L’expressivité dramatique de la pièce introduit celle des Préludes de Scriabine et de sa Fantaisie qui compte parmi les plus difficiles écrites par ce compositeur même s’il disait l’avoir oubliée !!! La douceur de certains passages tranche avec l’arc-en-ciel d’accords qui rappellent une tempête pour une conclusion ébouriffante.
Alexandre Malofeev, acclamé par une salle debout offrait trois rappels, constituant une véritable troisième partie, terminant sur une pièce de Haendel qui nous transportait en un temps d’une inoubliable poésie.

Concert donné le 17 octobre 2025 au Conservatoire Darius Milhaud.

Alexander Malofeev © Milagro Elstak

Alexander Malofeev © Milagro Elstak

Les disques naissent au Petit Duc !

Les disques naissent au Petit Duc !

Double sortie de disque au programme ce mercredi au Petit Duc, cette salle si précieuse dans le monde musical grâce à Myriam Daups et Gérard Dahan !
De larges pans de Come Bach de Vincent Beer-Demander et d’Hémisphères de Guillaume Latil et Matheus Donato se succédaient devant une salle enthousiaste et une foule de spectateurs de la chaîne internet du lieu, qui permet aux gens des quatre coins du monde de suivre les concerts en direct. Pas de replay, pas de podcast, juste une immersion dans le temps éphémère du spectacle. La magie a besoin de ses rites… elle était tangible ce soir-là. 

 Mandoline et mandole sur les traces du maître

« Après de multiples vagabondages dans les musiques dites « cross-over », je suis heureux de retrouver Jean-Sébastien Bach, expliquait Vincent Beer Demander. C’est ainsi qu’est né le projet du disque Come Bach. Bach est le père de tous les autres musiciens, un socle, le compositeur des compositeurs. » Faire entendre des œuvres de Bach transposées pour la mandole en regard de celles d’auteurs contemporains créées en miroir avec ces pièces baroques pour la mandoline, met en lumière l’héritage musical du Kantor de Leipzig, et son infinie capacité à nourrir la création quelles que soient les époques.
Le langage contemporain dialogue avec celui du prolifique compositeur. La mandole, (« maintenant que je suis dépassé par mes élèves, sourit le mandoliniste international, je passe à un autre instrument de la même famille, proche du luth et du oud, et polyphonique comme une guitare »), offre avec une délicatesse rare sa tessiture aux partitions écrites pour violon par le maître du contrepoint.

 En réponse à la mandole, la mandoline se plie aux partitions des compositeurs contemporains qui se sont pris au jeu et écrit pour Vincent Beer Demander. À la Fugue en sol mineur BWV 1001 s’adresse le Clin d’œil de Jean-Claude Petit, élégante fantaisie qui développe les accents baroques en une mélodie poétique.
Le compositeur franco-grec Alexandros Markéas s’empare de certaines formules des musiques grecques traditionnelles, les assortit à celles de la Fugue en la mineur, véritable « triomphe de l’esprit sur la matière » (V.Beer Demander) ajoute le slide de la guitare et tire des sonorités inattendues de la mandoline, pour un Bached aux fils espiègles et inspirés.

Come Bach / Vincent Beer Demander

Vincent Beer Demander © X-D.R.

La Ciaconna BWV 1004 est un résumé de l’art de Bach qui évoque ici toute sa vie dans une évocation de sa première femme. « C’était la pièce préférée de mon grand-père, raconte le musicien, et je n’ai jamais pu la lui jouer » …. En épilogue il présentait l’une de ses propres compositions, dédiée à Hamilton de Hollanda, éblouissante de virtuosité avant un autre clin d’œil au célébrissime « Que ma joie demeure ».
(Il faut se procurer Come Bach, pour écouter aussi les pièces de François Rossé, Lionel Ginoux et Pierre-Adrien Charpy, petits bijoux répondant sans pastiche aux fugues et remarquablement présentés dans le livret du CD)

Instruments voyageurs

La seconde partie de la soirée conviait le violoncelle de Guillaume Latil et le cavaquinho à six cordes (une rareté, cet instrument étant doté habituellement de quatre cordes) de Matheus Donato pour présenter leur nouveau CD, Hémisphères.
S’entrelacent les compositions des deux instrumentistes, puisant dans l’histoire de l’un et de l’autre : violoncelle, cet instrument « sérieux » issu de l’orchestre, et son abord classique mais aussi jazz voire teinté de couleurs balkaniques et arméniennes, et cavaquinho porteur des traditions folkloriques et du choro brésilien. Il n’est rien d’impensable en musique !

Les deux instruments s’accordent avec bonheur, mêlent leurs sonorités graves et aigues et leurs timbres particuliers avec une maestria inventive. Aux notes se tissent des histoires, celle de la rencontre entre Guillaume Latil et Matheus Donato, voisin de palier dans leur immeuble parisien, celle des morceaux, inspirés de paysages, Palais Longchamp, Urban Poem, de souvenirs, celui du grand-père italien de la famille Donato, Oriente, d’autres dépourvus de support précis, mais fascinants par leur mélodie, comme Et si…, construit sur quatre harmonies très simples, ou musant sur le continent de l’Amérique du Sud, entre Brésil et Vénézuela, où se croisent mandingue, prière Bambara, choro, merengue…

Hémisphères / Matheus Donato & Guillaume Latil

Hémisphères / Matheus Donato & Guillaume Latil © X-D.R.

Guillaume Latil rappelle l’origine de certains titres : ce qu’il pensait avoir composé sur le modèle d’un choro, ne l’était pas du tout selon Matheus Donato, aussi le morceau intitulé « HoroChoro » (mélange d’influences bulgares et brésiliennes) est devenu « HoroChoroForró » (le Forró étant une musique du Nord-Est du Brésil)!
La musique est une joie qui se partage avec bonheur au Petit Duc !

Concert donné le 15 octobre 2025 au Petit Duc, Aix-en-Provence

Hémisphères, Guillaume Latil, Matheus Donato, Matrisse Production
Come Bach, Vincent Beer Demander, Maison Bleue