Quand un acteur est seul

Quand un acteur est seul

Il est seul sur scène, mais si bien accompagné ! André Dussollier revient au Jeu de Paume avec Sens dessus dessous, un spectacle tissé de grands textes dont la découverte l’enchanta et qui lui sont depuis de fidèles amis. 

C’est Sens dessus dessous, titre emprunté à un sketch de Raymond Devos qu’il reprend au cours de la représentation, que les extraits s’enchaînent avec un naturel virtuose. Un point dessus, un point dessous, un trait tiré, un nouveau point dessus, dessous, la pièce avance avec naturel, servie par une scénographie d’une redoutable efficacité (Sébastien Mizermont).

Une vidéo des rues agitées de Paris où se dressent les silhouettes des personnages qui les ont hantées aux siècles derniers. Les superpositions de temps accordent par leurs strates mêlées l’épaisseur de leur histoire aux lieux familiers. Le mur de scène verra des colonnes antiques s’avancer (miracle de la 3D et des hologrammes!) avec leur bruit grinçant de pierres, une porte s’ouvrira dans le mur laissant deviner un interlocuteur au protagoniste, un personnage assis sur une chaise donnera la réplique à André Dussolier, le dédoublant dans sa solitude. 

André Dussollier © Maria Letizia Piantoni

André Dussollier © Maria Letizia Piantoni

Les noms des auteurs s’afficheront successivement sur le papier peint d’une cloison qui verra aussi les portraits des différents présidents de la République s’afficher tour à tour, en un musée fictif répondant à la fantaisie de Paul Fournel, grand maître de l’Oulipo, et ses « Présidents ».

Des textes vivants

La voix de l’acteur épouse les mouvements des œuvres avec une fine intelligence, retrouvant parfois les inflexions d’un Sacha Guitry qui ouvre le bal avec Un soir quand on est seul. « En vérité, je n’ai vraiment l’impression que je suis libre que lorsque je suis enfermé ! ( …) lorsque je fais tourner la clé ce n’est pas moi qui suis bouclé, ce sont les autres que j’enferme (…). Là, je suis vraiment seul, je peux gesticuler, je peux fumer, je peux bailler, je pourrais même travailler si j’en avais envie et puis je peux parler, je peux parler tout haut…»

Imparable logique qui amorce la construction du spectacle tout entier ! André Dussollier arpente le plateau, y esquisse des pas de danse, virevolte, interprète « ces trésors en les faisant vivre sur scène, en les révélant hors de la place qu’ils occupent habituellement dans les livres et sur nos étagères, pour qu’ils aient l’occasion de se faire entendre indépendamment de la reconnaissance accordée à leurs auteurs » (explique-t-il dans sa note d’intention). 

André Dussollier © X-D.R.

André Dussollier © X-D.R.

Défilent sans hiérarchie, ni chronologie Victor Hugo, Sacha Guitry, Roland Dubillard Raymond Devos, Charles Baudelaire, André Frédérique, Gabriel Charles, abbé de Lattaignant, Léon Vilbert, Jean-Michel Ribes, Michel Houellebecq, Elia Kazan, Paul Fournel, Louis Aragon, une pointe d’André Dussolier… Peu importent les siècles, chaque texte nous est étrangement contemporain, dans le rire, l’émotion, l’horreur.

Pour l’amour des mots

S’invitent les réparties vives de Sacha Gutry ou de Roland Dubillard, l’amour des mots qui se rencontrent parfois aux frontières de l’absurde de Raymond Devos, les injonctions baudelairiennes de ses Petits poèmes en prose : « pour ne pas être les esclaves martyrisés du temps, enivrez-vous, enivrez-vous sans cesse de vin, de poésie, de vertu, à votre guise ». On rit aux Diablogues de Dubillard, on sourit au leste Le Mot et la chose de l’abbé de Lattaignant, on croit réentendre Léo Ferré dans La guerre et ce qui s’ensuivit de Louis Aragon, « tu n’en reviendras pas, toi qui courais les filles… ».

On est bouleversés par Le crapaud de Victor Hugo, sublime condensé de l’esprit de son œuvre : la cruauté de l’enfance s’oppose à la misère désespérée de la bonté. « On a sa mère, on est des écoliers joyeux, /De petits hommes gais, respirant l’atmosphère/À pleins poumons, aimés, libres, contents ; que faire/Sinon de torturer quelque être malheureux ? ». Les coups infligés au crapaud sont insoutenables. L’âne, ployant sous son fardeau sera le seul « humain » de l’histoire :« Ô spectacle sacré ! l’ombre secourant l’ombre,/ L’âme obscure venant en aide à l’âme sombre,/ Le stupide, attendri, sur l’affreux se penchant,/ Le damné bon faisant rêver l’élu méchant !/ L’animal avançant lorsque l’homme recule ! »

André Dussollier © Maria Letizia Piantoni

André Dussollier © Maria Letizia Piantoni

La tragédie jouxte la comédie. Le sadisme jubilatoire d’Ultime bataille de Jean-Michel Ribes est transposé pour les besoins de la scène et les rôles sont inversés : la jeune femme du monologue est ici un homme et celui qui allait tomber du balcon est une « elle ». La fin obéit aux lois de la légèreté à l’instar des textes de Guitry, le personnage qui chute ne meurt pas mais est invité à boire du champagne chez le voisin du dessous (sic !).
Reprenant les termes d’Alphonse Allais « j’ai décidé de vivre éternellement. Pour l’instant, tout se passe comme prévu ! », l’acteur nous entraîne dans l’exultation des mots, telle une ivresse contagieuse. Ces mots sont mis en scène avec espièglerie dans le célèbre poème donné en rappel de Victor Hugo, Le Mot. « Tenez, il est dehors ! Il connaît son chemin ;/ Il marche, il a deux pieds, un bâton à la main, / De bons souliers ferrés, un passeport en règle ;/ Au besoin, il prendrait des ailes, comme l’aigle ! »
Un plaisir de fins gourmets !

Sens dessus dessous a été joué au théâtre du Jeu de Paume du 25 février au 1er mars 2025.

Joyeux anniversaire Monsieur William Christie !

Joyeux anniversaire Monsieur William Christie !

Il a fêté son quatre-vingtième anniversaire le 19 décembre 2024, occasion pour l’ensemble qu’il a fondé en 1979, Les Arts Florissants, de multiplier les concerts et les surprises, à la Philharmonie de Paris d’abord qui les accueille en résidence depuis 2015, puis en une tournée d’anthologie qui a fait escale au Grand Théâtre de Provence. « Le plus français des chefs américains » (il est né à Buffalo un 19 décembre 1944 mais a été naturalisé français en 1995) était entouré ce soir-là d’une phalange de treize de ses musiciens et de six chanteurs issus de l’académie baroque « Le Jardin des Voix » qu’il a créé à Thiré en Vendée, il y a plus de vingt ans, véritable pépinière d’artistes.
Au programme un florilège d’extraits d’opéras baroques français tenait la salle d’un GTP comble dans les filets d’une magie que rien ne semblait pouvoir effacer. Bill, c’est ainsi que le chef aime être appelé, retraçait ainsi les productions lyriques et les grands enregistrements qui ont jalonné sa carrière.

Avec la feuille de salle était distribué un petit livret contenant les paroles des airs chantés permettant aux auditeurs de s’imprégner du sens de ce qui serait interprété. Le travail de l’ensemble est adepte de la manière « historique » dans son approche des œuvres. Il ne s’agit pas d’ une reconstitution qui serait simplement documentaire  mais plutôt d’accomplir un réel travail de création en utilisant les moyens techniques les plus proches possibles de ceux qui étaient à la disposition des compositeurs. Aussi, les instruments utilisés sont, soit d’époque, soit des copies fidèles aux originaux. Les cordes sont en boyau et les archets de type baroque.

William Christie © Caroline Doutre

William Christie © Caroline Doutre

Ce qui accorde à l’ensemble, outre la fluidité et la complicité sensible qui habitent ses performances, une sonorité particulière. Le son et le style sont ainsi étudiés avec une grande précision. Sans doute parmi les caractéristiques les plus évidentes se trouvent les « r » roulés de la prononciation restituée des siècles baroques. Les chanteurs savent préserver un équilibre subtil entre la scansion parlée et les mélodies, dans un effet de naturel confondant. Sans partitions, ils jouent vraiment les saynètes des divers opéras en version de concert mais légèrement mis en espace. Ils font vivre avec une espiègle liberté les personnages et les remuements de leurs âmes, tandis que l’orchestre, d’une superbe cohésion sous la houlette de « Bill » placé au centre des musiciens, derrière son clavecin ou son orgue, déploie une palette aux ondoiements moirés. Ici, la direction tient de l’évidence par sa précision, sa simplicité, son intelligence, son sens aigu des nuances. Un fil se tissait depuis la Médée de Charpentier à l’Atys de Lully puis un « parcours » Rameau visitant Pygmalion, Les Fêtes d’Hébé, Platée, Hippolyte et Aricie, enfin Les Indes Galantes et leur « tube », Forêts paisibles (Acte III, Les Sauvages).

Les voix des jeunes artistes, Ana Vieira Leite (soprano), Rebecca Leggett, Juliette Mey (mezzo sopranos), Richard Pittsinger, Bastien Rimondi (ténors) et Matthieu Walendzik (baryton). L’écrin instrumental accompagnait avec une subtile élégance les solistes égrenant grands airs, duos, tutti au tissage complexe, suscitant les exclamations enthousiastes du public. On rit, on s’émeut, on se laisse emporter dans les mélodies aux ornementations qui jamais ne cherchent à alourdir mais semblent être des émanations naturelles d’une intention, d’une respiration. 

Sophie Daneman © Juliette Le Maoult

Sophie Daneman © Juliette Le Maoult

On retiendra entre autres délices la très belle Médée campée par Rebecca Leggett, la voix lumineuse d’Ana Vieira Leite, celle très incarnée de Bastien Rimondi, les superbes ensembles, le théorbe de Thomas Dunford, la vivacité des instrumentistes souvent debout comme emportés par le flux irrépressible de leurs partitions…
Ce concert d’anniversaire recelait une surprise concoctée par l’orchestre : la venue de la soprano anglaise Sophie Daneman qui rappelait ses débuts avec William Christie qui a « changé sa vie, comme celles de tous ceux qui ont eu la chance de travailler avec lui ». Tel un enfant sage, il se tint sur une petite chaise pour l’écouter (seule entorse à la programmation française) dans un air de Théodora de Haendel, voix subliment aérienne et travaillée en dentelle fine.
Un anniversaire placé sous le signe de l’amour plus fort que la guerre…

Concert donné le 15 février 2025 au Grand Théâtre de Provence

Une version plus ancienne de Forêts paisibles des Indes Galantes par Les Arts Florissants

Éloge du brouillon

Éloge du brouillon

Après Les Petites Géométries et Les Géométries du dialogue, créées avec Le Ballet Cosmique, Antoine Aubry et Coralie Maniez (Compagnie Écailles) composent Sous la surface, une nouvelle création, qui, adressée aux jeunes publics, séduit aussi les plus grands.

Seule sur scène, une jeune femme agenouillée devant un tas de feuilles blanches semble réfléchir.
Elle note, soudain inspirée, se relit, soupire, froisse le papier, tente de faire un panier dans la corbeille posée non loin d’elle, la rate, se lève, tourne, revient devant les pages, gribouille, refroisse, jette à nouveau, rate encore, s’agace, recommence, sans que rien ne la satisfasse.
Les boules de papier jonchent le sol puis donnent lieu à un moment de basket déchaîné.
Les brouillons prennent vie peu à peu dans un univers qui passe progressivement du côté du rêve où tout est possible.
Une immense page peut ainsi servir de tapis de sol, devenir une cachette, une grotte préhistorique propice à la naissance de monstres improbables, un drap de fantôme, une houppelande de singe du futur, une voile de navire qui tangue au fil des souffles du vent, tableau mouvant où s’esquissent des formes, des dessins, des couleurs, du théâtre d’ombres…
Apparaissent des masques qui semblent sortis d’un livre en pop-up, un nouveau personnage qui pourrait être un double du premier, à la fois comparse et miroir.

Sous la surface © Compagnie Ecailles

Sous la surface © Compagnie Ecailles

On se laisse porter par le jeu des transformations et des surprises plastiques. Tout est voué à la destruction, ce ne sont « que » des brouillons, et pourtant chaque étape éveille nos imaginaires, provoque le rire ou le rêve. Tout se remodèle, se fond, se repense, se redessine, se récrit accompagné par un environnement sonore qui accentue la fragilité de cette inventivité en perpétuelle recherche. Se pose la question du brouillon, de ce ressassement des idées et des formes qui cherchent à s’accomplir. Où s’arrête le brouillon ? Où commence l’œuvre ? Quand peut-on dire que le stade des ébauches est achevé ?

Alors que notre époque semble être fascinée par le « tout-prêt », le déjà fini, l’immédiateté des œuvres qui seraient de l’ordre du génial surgissement sans étape préalable de réflexion, de mûrissement, un tel spectacle nous ramène à une dimension humaine où l’hésitation, le revirement, la rature, le remodelage, la recherche, sont les racines mêmes de la profondeur de notre pensée et le signe de notre humanité.

Sous la surface © Compagnie Ecailles

Sous la surface © Compagnie Ecailles

En exergue de la note d’intention, les artistes citent Marcel Proust (extrait de Jean Santeuil)  «Nous fîmes plusieurs brouillon de lettres que nous brûlâmes, puis l’heure du dîner arrivant, nous décidâmes de nous en tenir au dernier, qui nous sembla alors le plus mauvais et nous fît regretter d’avoir brûlé les autres.» Humour d’une création toujours en interrogation d’elle-même…

Le spectacle a été joué au Jeu de Paume, les 5 et 6 février 2025 avec en alternance Camille Thomas et Coralie Maniez / Magali Ohlund et Bérénice Guénée

Il sera encore possible de voir ce spectacle au Théâtre Durance mercredi 13 avril 2025 à 19 heures et pour prolonger la magie une séance de la « Petite Fabrique » aura lieu le samedi 26 avril à 10heures avec la metteuse en scène Coralie Maniez: « Animons la couleur ».

Sous la surface © A. Aubry

Sous la surface © A. Aubry

Il y a quelque chose qui ne va pas

Il y a quelque chose qui ne va pas

Créé les 22 et 23 juin 2023 à Montpellier, le spectacle Black Lights composé par la chorégraphe Mathilde Monnier est inspiré de la série télévisée d’Arte, H24, de Valérie Urrea et Nathalie Masduraud.
« Lorsque j’ai vu cette série de très courts épisodes, mais remarquablement construits et écrits, chacun par une autrice contemporaine différente, j’ai eu envie d’en transcrire la teneur par la danse. J’ai demandé l’autorisation à la chaîne et aux deux réalisatrices qui ont immédiatement accepté.   

 Bien sûr, je ne pouvais pas tout reprendre, aussi j’ai choisi quelques épisodes, gardé les textes, onze pour être exacte, et les ai reliés à la danse », expliquait la chorégraphe après le spectacle joué au théâtre du Bois de l’Aune. La « série-manifeste » évoque les violences faites aux femmes, celles qui sont passibles de la loi et les autres, plus insidieuses, « légales » en quelque sorte, mais tout aussi destructrices dans leur travail de sape de l’identité, de l’estime de soi, par un procédé subtil de dépersonnalisation.

Black Lights ©Marc Coudrais

Black Lights ©Marc Coudrais

Le corps traduit par ses tensions, ses attitudes qui se figent parfois caricaturant les pages glacées des magazines de mode, réifiant les êtres, les transformant en objets de consommation, mimant le « désirable », le « préhensible », l’« achetable »… Les chaussures à talon de la première saynète ramènent les personnages au sol, en un travail presque immobile où les membres se plient et se déplient en mouvements brusques, interpelant le public par ce détournement total des codes. Le plateau est semé de racines énormes et torturées d’oliviers centenaires. La beauté brute de leurs formes et leur force symbolique apportent au désert lunaire de la scène une présence à la fois désespérée et puissante.  

Le premier texte est emprunté à Alice Zeniter, 10 centimètres au-dessus du sol. L’argument en est simple : une jeune femme doit commencer son travail de réceptionniste dans une grande entreprise, mais « elle est à plat », comme s’exclame la personne qui l’accueille. Être en derby est impensable, les talons de dix centimètres de préférence sont exigés ! La relation entre le discours implicite créé par cette hauteur et les résultats des entretiens commerciaux sont liés d’une manière aussi hilarante qu’ahurissante. La jeune femme n’aura pas le poste…

Black Lights ©Arnaud Caravielhe

Black Lights ©Arnaud Caravielhe

Les témoignages se succèdent, portés par les huit artistes au plateau, à la fois danseuses, chanteuses, comédiennes, grâce aux textes de Siri Hustvedt, Monica Sabolo, Lize Spit, Lola Lafon, Fabienne Kanor, Agnès Desarthe, Ersi Sotiropoulos, Blandine Rinke, Niviaq Korneliussen, Grazyna Plebanek.
En effet, « il y a quelque chose qui ne va pas ». Si la violence du viol est irréfutable, quoique cet acte barbare soit édulcoré si la victime n’est pas belle ou assez féminine, (alors là, cela « compte moins » ou « pas »), les autres agressions quant à l’apparence, talons, tenue, aux mots déplacés, aux propositions plus ou moins élégantes qui établissent l’infernal duo dominant/dominé, que Pierre Bourdieu analyse si finement dans La domination masculine.

La jeune musicienne qui refuse la proposition insistante de son professeur de violoncelle à aller chez lui boire un verre de vin se sent salie, même s’« il ne s’est rien passé ».
Et pourtant si, il s’est passé quelque chose, un regard avilissant et prédateur, comme celui des appels et des sifflets de la rue, ou de la voiture qui suit sa proie, ou le pervers recours au compliment destiné à déstabiliser la jeune étudiante dont les analyses brillantes ont quelque peu déstabilisé son interlocuteur.
Les évolutions complexes des interprètes sont chargées de sens, « allant du poétique au politique » (Mathilde Monnier).

Black Lights © Lise Agopian

Black Lights © Lise Agopian

La pièce tient de la performance, alliant texte, gestes, chorégraphie, mime et répond en le prenant au mot les propos des deux réalisatrices dans l’incipit de leur recueil : « n’hésitez pas à vous emparer de ces paroles, elles sont fortes, ce sont les vôtres ». On est saisi par la puissance de ce qui se passe sur scène et qui entre en résonance avec le quotidien de toutes les femmes. Le final, véritable danse tribale exutoire de toutes les tensions et les violences subies, fonctionne comme un exorcisme salvateur et bouleversant.

Black Lights a été donné au Théâtre du Bois de l’Aune les 6 et 7 février 2025

Teaser de Black Lights ici

Black Lights ©Marc Coudrais

Black Lights ©Marc Coudrais

Fratries jazziques

Fratries jazziques

L’Amazing Keystone Big Band, habitué régulier de la scène du Grand Théâtre de Provence, revenait avec son nouvel opus, Fascinating Rhythm(s)-The Music of George Gershwin, paru chez Nome / L’Autre Distribution. 
Depuis quinze ans, les quatre complices, le pianiste Fred Nardin, le saxophoniste Jon Boutellier, le tromboniste Bastien Ballazet et le trompettiste David Enhco assurent la direction et les arrangements de leur ensemble qui a remporté le prix Victoire du Jazz-Meilleur Orchestre. Sont suffisamment rares aujourd’hui les grandes formations jazziques pour susciter l’enthousiasme des publics ! Et quels musiciens ! Une phalange de « soufflants » hors pair, un piano aux improvisations fluides, un pôle percussions dans lequel sont compris guitare, contrebasse et batterie, jouent animés par la même pulsation, une approche et une connivence aiguisées par des années de pratique commune. 

L’ensemble poursuit son exploration des grandes musiques de jazz en s’attachant à l’un des pionniers du genre, George Gershwin, le créateur du jazz symphonique, génial compositeur de comédies musicales et d’un unique opéra, Porgy and Bess, de thèmes jazziques qui sont devenus des standards repris par les plus grands, de mélodies qui donnent la couleur d’une époque, évoquant les paysages sonores des villes dans lesquelles il a vécu. New York d’abord, toujours… inconditionnel de la Big Apple, il ne réussit jamais à s’acclimater ailleurs et fuit même par deux fois Hollywood qui pourtant le sollicitait (« un compositeur à Hollywood n’est rien d’autre qu’un type qui travaille pour le cinéma » expliquait-il et il se voulait bien plus !).

Amazing Keystone Big Band © X-D.R.

Amazing Keystone Big Band © X-D.R.

L’histoire des compositions de George Gershwin est intimement liée aux textes écrits par son frère, Ira, fortement ancrés dans le réel. Ils racontent la vie, ses déceptions, ses joies, ses espoirs, avec une poésie qui lorgne du côté de l’ironie. Les musiques « savantes » et « populaires » sont finement mêlées. Une vie éclair, (il meurt d’une tumeur cérébrale à trente-huit ans) pour cet enfant qui, dans son Lower East Side natal (quartier de New York), passait son temps à faire du patin à roulettes, à se bagarrer et à jouer au ballon. Il est dit que lors d’une partie sous les fenêtres de l’un de ses camarades de classe qui lui n’avait pas eu l’autorisation de « descendre », il entendit ce dernier interpréter l’Humoresque de Dvořák au violon : ce fut son premier émoi musical et le début de sa vocation ! Le choix de la musique n’était cependant pas évident tant les talents et les intérêts du jeune garçon étaient multiples ! danse, discussions littéraires, peinture, dessins, caricatures… et un inextinguible goût pour la fête mais aussi pour le sport (randonnée, musculation, boxe, pêche, équitation, golf, tennis, discipline qui lui a permis de s’entraîner à Los Angeles avec Schönberg !).

« Jouera-t-on encore ma musique dans cent ans ? » se demandait-il.

L’évidence de la réponse s’impose ! Le bouillonnement de sa musique ne cesse d’inspirer. L’Amazing Keystone Big Band offre en douze morceaux un panorama de son œuvre, soulignant les influences qui l’ont nourri, de la musique brésilienne au blues et aux résonances de la musique classique d’avant-garde de son époque.

Les musiciens tissent de superbes envolées dans les arrangements de Bastien Ballaz et Jon Boutellier. Les solos séduisent par une inventivité qui sait se lover entre l’histoire du jazz actuel et celui de l’époque du compositeur new-yorkais.
Les musiques familières semblent neuves grâce à la cohésion et la vivacité de l’ensemble. Le chanteur Pablo Campos que l’on avait déjà entendu avec cette formation à Aix dans sa reprise de West Side Story apporte la justesse et le swing de son phrasé aux impérissables mélodies gershwiniennes tandis que la jeune et talentueuse Fleur Worku, formée et repérée au Conservatoire de Lyon, étonnait par une voix très ancrée qui sait jongler entre la fluidité une certaine rugosité du blues.

© Amazing Keystone Big Band

© Amazing Keystone Big Band

Le travail sur les masses, l’équilibre des pupitres, leur dialogue, leur époustouflante présence ramenaient un Américain à Paris et l’amour de Porgy and Bess. Un grand moment de jazz au GTP !

Le 6 février 2025 au Grand Théâtre de Provence.

La mort de Carmen n’aura pas lieu

La mort de Carmen n’aura pas lieu

Pas de féminicide dans la réécriture de Carmen composée par le chorégraphe Abou Lagraa pour treize interprètes du Ballet de l’Opéra de Tunis ! 
Comme un pied de nez et un hommage à l’opéra français le plus représenté dans le monde, l’artiste opte pour une scénographie très sobre, architecturant l’espace sur deux niveaux et l’habitant par les très belles lumières créées par Alain Paradis. 

Se refusant à la sanction de la liberté par la mort, le chorégraphe s’attache à mettre en évidence la liberté des corps dans leur sensualité, leur envol qui brise les obstacles : le carré lumineux projeté au sol sera démultiplié puis dépassé, brisé par les pas des danseuses et des danseurs. Les costumes rendent leur égalité aux hommes et aux femmes lors de certaines scènes où tous sont vêtus de longues jupes qui évoquent des pièces d’Akram Khan. La fluidité des gestes qui ne cessent de s’enchaîner accorde une poésie délicate à l’ensemble.

Carmen, Abou Lagraa © Théâtre de l'Opéra de Tunis

Carmen, Abou Lagraa © Théâtre de l’Opéra de Tunis

À l’histoire et aux extraits musicaux connus s’ajoute une écriture qui sait fusionner les univers du hip hop, de la danse contemporaine et d’un certain orientalisme. Les personnages se démultiplient, soulignant la valeur archétypale des types qu’ils représentent : Carmen, libre et sensuelle, Don José amoureux possessif et ivre de jalousie. Six Carmen et sept Don José se partagent ainsi l’espace. Le couteau perd son caractère fatal pour devenir objet de danse, accessoire fascinant dont les possibilités tragiques sont rejetées au profit d’évolutions qui le transportent du côté d’une forme de perfection. Les danseurs semblent alors imiter les « murmurations » des oiseaux en plein vol, métaphore selon Abou Lagraa de la force de la Méditerranée et des perpétuels mouvements qui unissant le Maghreb à l’Europe.

L’élasticité des mouvements fait place parfois à des explosions gymniques vertigineuses, apprivoisant les codes du hip hop pour les transcender dans une vision collective où tous les êtres sont égaux.
Carmen garde son statut de manifeste et, au-delà de l’indéniable poésie de la pièce chorégraphiée, déplace son propos dans notre actualité, clame son exigence de liberté qui ne peut être réelle si elle n’est pas le bien de tous. Son absence pour une partie de la population enferme l’autre et la jugule aussi. Le refus de la mort se retrouve aussi dans celui d’occulter tout ce qui concerne le toréador.

Carmen, Abou Lagraa © Théâtre de l'Opéra de Tunis

Carmen, Abou Lagraa © Théâtre de l’Opéra de Tunis

Il n’y aura pas de mise à mort du taureau pas plus que de Carmen et le couteau planté devant la scène en conclusion affirme l’abandon des relations violentes entre les êtres vivants.
Une autre manière d’envisager les sujets de l’art est suggéré : le récit peut exister sans tragédie. La beauté et la poésie ne naissent pas obligatoirement parce que du sang a coulé. Il n’est pas nécessaire de réitérer les Iliade et les Carmen, la puissance créatrice n’est pas indissociable des grands drames. Un message de paix…

Spectacle donné au Grand Théâtre de Provence le 4 février 2025