Monumental et intime !

Monumental et intime !

Vespro était créé et enregistré chez Alpha en 2018 par Simon-Pierre Bestion et son inclassable ensemble, La Tempête. La référence shakespearienne a été rarement aussi bien illustrée sur scène tant cette phalange de musiciens, instrumentistes et chanteurs sait s’approprier les lieux en y déclinant une vie foisonnante de registres, d’atmosphères, de sensations. Le spectacle, conçu autour des Vêpres de la Vierge, prend des allures d’opéra, incluant déplacements des solistes et des choristes, voire danses des chanteurs sur le modèle des représentations joyeuses des vases antiques sur des pas de bourrée.

L’orchestre réparti en deux groupes sur le plateau attend, chef d’orchestre au centre, l’arrivée du double chœur. Tourné face au public, Simon-Pierre Bestion impulse les premières notes qui jaillissent depuis le fond de la salle comble du Grand Théâtre de Provence. Lentement, enrobant l’auditoire de sons, les chanteurs descendent les allées latérales, munis de leurs partitions juste éclairées de lampes de lecture. Lumières minuscules et ampleurs sonores… c’est l’office du soir, les vêpres. Les vapeurs qui enfument l’air, diluent les lueurs de cette heure incertaine.
Le Vespro della Beata Vergine de Claudio Monteverdi déploie sa magie évocatrice, parle aux imaginaires par le biais de la multiplicité des timbres des voix et de l’orchestre. Ce dernier réunit vingt-et-un musiciens dont les instruments mêlent les époques : aux côtés des deux violons, de l’alto, de l’orgue, du clavecin et des deux contrebasses, sont glissés deux théorbes, trois violes de gambe, une doulciane (ancêtre du basson), deux harpes triples, trois cornets à bouquins, trois sacqueboutes, un serpent, qui semblent vouloir nous faire entrer dans un tableau de Pieter Brueghel l’Ancien.
Vespro © Léo-Paul Horlier- Photoheart

Vespro © Léo-Paul Horlier- Photoheart

Simon-Pierre Bestion raconte combien l’ont marqué les soirs d’été où résonnaient les cloches d’église. Les émerveillements de l’enfance se transcrivent dans Vespro, qui s’inspire de la partition de Monteverdi, la première œuvre sacrée du maître vénitien, l’enrichissant de psaumes extraits d’un manuscrit du XVIIème siècle conservé à l’Inguimbertine, la bibliothèque de Carpentras, de réécritures de parties instrumentales par Simon-Pierre Bestion qui relient en un ample continuo les morceaux de Monteverdi. Le tout y gagne une puissante unité qui semble arpenter les modes musicaux des pourtours de la Méditerranée, s’orientalisant ici par un souple variation mélodique, renouant avec les polyphonies corses et leurs finals à trois voix.
Il n’est plus de distance entre le savant et le populaire dans cette appréhension universaliste des traditions orales et leurs harmonisations qui répondent aux débuts des chants grégoriens. Éclosent en solo, duo, trio, quatuor, quintet, sextet voir septet, les voix des sept solistes, Eugénie de Mey (alto) et ses somptueuses antiennes grégoriennes parfois lancées du haut du premier balcon sur le faux-bourdon du chœur, Adèle Carlier (soprano) qui remplaçait à « voix levée » Amélie Raison, Aline Quentin (mezzo-soprano), René Ramos Premier (baryton), François Joron (ténor), Florent Martin (basse), Axelle Verner (alto), Edouard Monjanel (ténor).
Vespro © Léo-Paul Horlier- Photoheart

Vespro © Léo-Paul Horlier- Photoheart

On se laisse transporter par les voix, les vibrations de l’orchestre, les variations d’intensité, la scénographie qui joue avec les lumières des cierges, des boules à facettes disposées sur le plateau, miroitement baroque où se reflètent les modes anciens et les volutes infinies où s’architecturent les symboles d’un temps qui se refuse au linéaire mais revient sur lui-même sans jamais reformer l’immobilité d’un cercle fermé et l’ouvre à une irrésistible progression qui voit l’un de ses accomplissements dans le « trillo » qui répète une note sur une même syllabe (l’une des notes de la feuille de salle y est consacrée). 
Cette cérémonie lumineuse et mystique s’achève sur l’éblouissement du Magnificat. Quatre-cents ans ! Quelle modernité !

Vespro a été joué le 11 octobre 2025 au Grand Théâtre de Provence

Vespro © Léo-Paul Horlier- Photoheart

Vespro © Léo-Paul Horlier- Photoheart

Levers de rideaux

Levers de rideaux

Les représentations de danse ont souvent lieu dans des théâtres. Les créations répondent à des rêves d’artistes même si leur propos s’enracine dans le monde. Prenant ces principes au mot avec Theater Dreams, le génial chorégraphe Hofesh Shechter nous invite à une plongée onirique baignée de brumes, ouvrant et refermant les rideaux du théâtre sur des fragments de scènes, des prises instantanées, des éclats esquissés sur de somptueux clairs-obscurs.  

Les percussions ostinato amplifiées précèdent l’ombre dans laquelle se retrouve plongée la salle alors qu’un « spectateur » monte sur scène, désemparé, puis plonge dans le triangle d’ombre qui s’ouvre comme un appel au centre des velours des rideaux qui débutent alors leur première danse.
Le décor est mouvant, développant une mise en abysse, avec ses jeux qui multiplient les rideaux de scène : on en passe un puis deux avant d’arriver à des tentures théâtrales aux impeccables plissés.

Theatre of Dreams © Tom Visser

Theatre of Dreams © Tom Visser

Entre ces strates, les treize danseurs d’Hofesh Shechter offrent des vignettes qui passent à la moulinette atmosphères et styles de danse, joie des chorégraphies populaires où les bras s’enchaînent pour des farandoles effrénées, courses cauchemardesques sur place, assemblées assises, muettes dans l’attente d’on ne sait quoi, groupes comme soudés au sol, épaules et nuques en arrière et mains levées au ciel, corps qui s’empilent, mouvements chaloupés et sensuels, explosions enracinées dans l’humus de la terre et des songes…

Après une forme d’intermède au cours duquel le public est invité à danser sur place, un trio de musiciens vêtus de rouge, seule couleur solaire de la représentation, (Sabio Janiak, Xavier Desandre Navarre et James Keane) rejoint le plateau, et les triptyques dessinés par les évolutions des rideaux tirés par les danseurs.
Les occultations et dévoilements successifs semblent reprendre le cheminement des rêves, manifestations fragmentées de nos inconscients. Parfois la grande scène du théâtre est exploitée en entier, comme dédiée à l’exultation souveraine des corps dans l’exercice d’une fascinante liberté.

Theatre of Dreams © Tom Visser

Theatre of Dreams © Tom Visser

Bouillonnements, affolements, expressivité, tout concourt à irriguer l’œuvre d’une énergie puissante qui flirte avec une sauvagerie dionysiaque où les chimères de l’esprit s’incarnent en une irrépressible houle.
Le public est subjugué.

Theater of Dreams a été dansé au Grand Théâtre de Provence les 3 & 4 octobre 2025

Theatre of Dreams © Todd MacDonald

Theatre of Dreams © Tom Visser

Face à l’absurdité des dictatures, le silence ?

Face à l’absurdité des dictatures, le silence ?

La dernière pièce de Tamara al Saadi au titre lapidaire, Taire, tisse récit antique et histoire contemporaine. S’inspirant des Sept contre Thèbes d’Eschyle et de l’Antigone de Sophocle avec un zeste de celle, plus contemporaine d’Anouilh, elle croise avec le personnage d’Antigone celui d’Eden, une jeune fille d’aujourd’hui prise en charge par l’Aide Sociale à l’Enfance. Certes, les trajets des deux jeunes filles sont bien éloignés, même si l’intrigue du mythe d’Antigone est revisitée et tordue entre les diverses traditions qui le rapportent pour tenter de répondre aux problématiques contemporaines. Ainsi, c’est le poète Stésichore qui rapporte la proposition de Jocaste de tirer au sort celui des deux frères qui règnera sur Thèbes et celui qui s’en exilera, afin d’éviter la réalisation de la prophétie du devin aveugle Tirésias, annonçant que les deux frères s’entretueraient. Chez Euripide (Les Phéniciennes, pièce dans laquelle ni Jocaste ni Œdipe ne sont morts mais reclus dans le palais), c’est Œdipe qui aurait maudit ses fils lui ayant désobéi, leur promettant leur destin tragique, aussi, Étéocle et Polynice auraient décidé d’alterner année de règne et année d’exil… Étéocle n’ayant pas rendu le trône à son frère à la fin de l’année qui lui était impartie provoque la colère de ce dernier et la guerre des Sept contre Thèbes. Difficile de se frayer un chemin dans ces intrigues aux ramifications multiples et aux versions parfois contradictoires ! 

Ne chipotons pas, pas plus que sur la définition écrite à la craie blanche comme sur un tableau noir d’école : « enfant : ‘infans’, en latin, ‘celui qui ne parle pas’ » (dans la désignation des âges de la Rome antique, on est « infans » de zéro à sept ans. L’enfant n’est pas considéré comme une personne à part entière car il ne domine pas encore les arcanes du discours… à sept ans, arrive dit-on « l’âge de raison ». Il est jusque-là propriété complète du pater familias, le chef de famille qui a droit de vie et de mort sur lui.). Ici, l’enfance dépasse les sept ans, et l’ASE, du moins dans la pièce, ne tient pas compte des volontés possibles de la petite fille Eden. 

Taire / Tamara al Saadi © Christophe Raynaud de Lage

Taire / Tamara al Saadi © Christophe Raynaud de Lage

Entrée en dystopie 


Prise en charge par une famille aimante dès sa naissance (elle est née d’un viol et sa mère qui ne surmonte pas ses propres troubles psychiatriques, ne peut s’occuper d’elle), elle en est retirée manu militari par les services sociaux. Ses « parents adoptifs », malgré leur demande et leur indéniable attachement à l’enfant, n’ont pas le droit de l’emmener avec eux sur le nouveau lieu de travail de son « père », dans un département où ne réside pas sa génitrice. Ballottée d’une famille d’accueil à une autre, Eden vit un calvaire, incapable de trouver ses marques. Son agressivité masque une douleur profonde, un sentiment d’arrachement que rien ne peut combler. Les rigueurs administratives qui gèrent l’ASE abolissent toute discussion : au nom de l’intérêt de l’enfant, ce dernier est détruit. 

L’aveuglement qui conduit la directrice de l’ASE à des décisions inhumaines est bien proche de l’hybris (la démesure) qui oblitère le jugement des personnages de la tragédie antique. C’est là que les histoires d’Eden et d’Antigone sont en miroir. Les deux personnages sont en butte à l’exercice sans nuance d’un pouvoir autoritaire et absolu. Face à l’obstination de décisions monolithiques et iniques, les marges s’amenuisent : les êtres se voient dépossédés d’eux-mêmes. Si Eden (fabuleuse Chloé Monteiro dont la présence irradie le plateau) choisit le cri, Antigone (subtile Mayya Sanbar, prisonnière de son silence) oppose un inflexible mutisme à l’arbitraire même lorsque son oncle, Polynice (Ismaël Tifouche Nieto) lui rend visite la veille de sa mort, étonnamment bienveillant et simple, alors qu’il a initié une guerre fratricide, la transformant en reconquête des lieux perdus de son enfance (sic !)… 

Taire / Tamara al Saadi © Christophe Raynaud de Lage

Taire / Tamara al Saadi © Christophe Raynaud de Lage

Les deux jeunes femmes restent victimes d’un ordre qui se pare de toutes les meilleures raisons possibles, pérennité de la cité et de ses lois, principes édictés en faveur d’un « bien commun » (formulation dont tout jeune lecteur à appris se méfier grâce aux romans de J.K. Rolling : c’est le fameux « bien commun » qui sert d’appui aux pires sorciers, style Grindelwald) … 

Les rouages de la dystopie se mettent en place, transformation des faits, manipulation de l’histoire… il n’est pas innocent que la distribution fasse de Manon Combes et la directrice de l’ASE, butée sur ses positions, et un Créon qui s’enferre dans exercice rageur du pouvoir (elle y prend d’ailleurs curieusement des allures de Giorgia Melloni) et de Tatiana Spivakova une éducatrice débordée et un Étéocle, en proie à l’ivresse d’un pouvoir qu’il ne maîtrise pas.
Surgissent en contre-point les grands remuements de notre monde, la jeunesse abandonnée, la cruelle bêtise des guerres qui assassinent les peuples et les libertés…

Taire / Tamara al Saadi © Christophe Raynaud de Lage

Taire / Tamara al Saadi © Christophe Raynaud de Lage

La mise en scène cherche par tous les moyens théâtraux à souligner les divers aspects de cet assemblage complexe : bancs qui roulent, praticables aux tubulures métalliques qui sont déplacés au fil des intrigues et réorchestrent le plateau, présence sur scène de la fabrique des sons grâce à la géniale bruiteuse, Eléonore Mallo, des musiques portées par Fabio Meschini (guitare électrique) et Bachar Mar-Khalifé (percussions). La musique est intégrée à la pièce comme un chœur antique aux chants repris par toute la troupe. On rit avec le jeune garde, Mohammed Louridi, adepte de Mylène Farmer, l’improbable servante campée par Ryan Larras. Se pose la question du sens, de la filiation, de la place de l’individu dans la société.
Le propos est généreux et touche le public scolaire venu en nombre.

Taire a été joué du 30 septembre au 4 octobre 2025 au Jeu de Paume, Aix-en-Provence  

Îles musicales

Îles musicales

Quelle superbe entrée musicale au Grand Théâtre de Provence ! Laurence Equilbey et son Insula Orchestra interprétaient l’Ouverture de Die Loreley et le Concerto pour clarinette et alto de Max Bruch puis la Cinquième Symphonie de Ludwig van Beethoven, rejoints par un nouveau venu, l’Orchestre Insula Camerata

Un musicien du XIXème

S’il fut adulé de son temps, Max Bruch (1838-1920) est peu joué aujourd’hui, si ce n’est son célébrissime premier Concerto pour violon. Avec finesse, Laurence Equilbey donnait à écouter deux pièces du compositeur né à Cologne. D’abord, la brève Ouverture de Die Loreley, opéra de jeunesse du compositeur (il fut écrit entre 1860 et 1863), oppose le chant enivrant de la sirène des bords du Rhin et la puissance des eaux qui viennent se heurter à son rocher. Thème romantique par excellence, la légende de la Lorelei est un symbole de l’esthétique des débuts du romantisme, confrontant une nature idyllique et les mystères de l’âme humaine.

Puis, le Concerto pour clarinette et alto, écrit par un Max Bruch de soixante-treize ans (en 1911), offrait sa partition théâtrale et nuancée au clarinettiste Pierre Génisson et à l’altiste Miguel da Silva. Un art de la joie voyait ici le jour, dans les conversations entre les deux instruments solistes, les réparties de l’orchestre. Une chanson populaire scandinave passe de l’alto à la clarinette, fondant les sonorités des deux instruments en une même pâte lumineuse. La douceur suave de la clarinette éclot sur les pizzicati des cordes, et se mêle avec pureté au phrasé élégant de l’alto. Enfin, la fanfare des trompettes de l’allegro final impose son rythme alerte au concerto qui laisse le public sur la magie d’une énergie neuve. 

Miguel Da Silva © X-D.R.

Miguel Da Silva © X-D.R.

Pom pom pom pom !

Sans doute il s’agit des quatre notes les plus célèbres de l’histoire de la musique, trois brèves suivies d’une longue, qui ouvrent le premier mouvement de la Cinquième Symphonie que Beethoven dédia à son Altesse Sérénissime Monseigneur le Prince régnant de Lobkowitz, duc de Raudnitz et “à son Excellence Monsieur le comte de Razumovsky”. Beethoven les expliquait comme « les coups du destin à la porte ». En tout cas, l’œuvre est une affirmation magistrale du génie de son auteur qui, entre 1803 et 1808, dates de la conception et la composition de cette symphonie, commence à entrer dans la surdité. 

« De même que tu te jettes ici dans le tourbillon mondain, de même tu peux écrire des œuvres, en dépit de toutes les entraves qu’impose la société. Ne garde plus le secret sur ta surdité, même dans ton art. » écrivit-il en 1806 en marge d’une esquisse de son Quatuor opus 59 n° 3.
L’artiste lutte et la dimension dramatique de sa musique est imprégnée d’une dimension dramatique d’une puissance jamais atteinte encore dans son œuvre tout autant qu’autobiographique. En 1808 à la création de la Cinquième, Vienne est assiégée par les troupes napoléoniennes, les accents de liberté proclamés par l’impétuosité des accords résonnent aujourd’hui encore avec l’actualité internationale.
Mais ce qui frappe aussi l’auditeur, c’est l’infinie poésie de l’andante et la délicatesse du scherzo d’une souveraine beauté avec ses solos de contrebasse ou le duo des cordes et des flûtes. Semble se préparer la Sixième et ses tableaux champêtres, avant que ne triomphe l’allegro final. 

Pierre Génisson © X-D.R.

Pierre Génisson © X-D.R.

L’orchestre, multiplié par l’ajout des trente-deux jeunes musiciens issus de douze pays différents de l’Insula Camerata (structure propice à l’insertion professionnelle des jeunes artistes, ici en contrat de deux ans), offre une version spectaculaire de l’œuvre.  Laurence Equilbey qui présenta, en fin de programme, la Camerata se réjouissait de donner ainsi à écouter l’orchestre dans les proportions de celui de Beethoven, avec ses instruments anciens ou copiés, (on pouvait remarquer les deux trompettes circulaires et les cors naturels).
Et le miracle de la partition opère : l’œuvre a beau être jouée, écoutée, plus qu’abondamment, on a toujours l’impression d’en découvrir de nouvelles facettes. On la goûte comme ces pages de livres dans lesquels on aime à se replonger, renouant avec les mots, leurs sonorités, leurs phrasés familiers et pourtant sans cesse neufs où l’on se ressource dans une forêt de signes et de sens qui nous accompagnent.
En bis, la Cinquième Danse hongroise de Brahms scellait l’atmosphère de joie d’un concert magnifiquement dirigé, respirations à l’unisson entre la cheffe et son orchestre qu’elle anime et modèle en dansant les rythmes profonds des musiques et les traduisant par l’envol de ses mains qui semblent se transformer en ailes d’oiseaux bienveillants.

Concert donné le 30 septembre 2025 au Grand Théâtre de Provence, Aix-en-Provence

Laurence Equilbey © Jana Jocif

Laurence Equilbey © Jana Jocif

Les tribulations d’un prix Nobel en URSS

Les tribulations d’un prix Nobel en URSS

Les venues de la comédienne et metteuse en scène Marie Vialle sont toujours attendues au théâtre du Bois de l’Aune. Une sorte de compagnonnage tacite s’est établi au fil des ans entre la structure aixoise, ses publics et l’artiste, si bien qu’une confiance absolue est née. Avant le spectacle, certains ignorent même de quoi il va s’agir, c’est un spectacle de Marie Vialle et cela suffit. On ne peut leur donner tort !

La nouvelle création de et par Marie Vialle s’attache à un texte de Claude Simon, prix Nobel de littérature 1985, L’invitation. L’auteur avait été convié en 1986 par l’écrivain kirghize Tchingiz Aïmatov dans une délégation d’acteurs occidentaux du monde culturel à un forum international en Union Soviétique (le forum d’Issyk-Kul au Kirghizstan) afin de réfléchir « aux objectifs de l’humanité dans le troisième millénaire à l’échelle mondiale ». Rien de moins ! Réceptions officielles et visites touristiques avaient trouvé leur acmé dans la réception des « quinze invités, quinze interprètes et les cinq ou six accompagnateurs dont on ne savait au juste s’ils étaient là pour prendre soin d’eux, les surveiller ou se surveiller entre eux », au Kremlin par le nouveau chef d’état, père de la Pérestroïka et de la Glasnost, Mikhaïl Gorbatchev. Parmi ces invités on pouvait croiser Peter Ustinov, James Baldwin et Arthur Miller.

L’écrivain tira de cette expérience un court récit où l’humour voisine avec la tragédie, dans cette narration de faits et gestes d’un Ubu Roi des temps modernes.
Sont passés à la moulinette d’un style incisif et perspicace la vacuité des terminologies officielles, la violence monstrueuse qui se dissimule derrière les faux-semblants et les grandiloquences officielles.
Le vide du discours des puissants recouvre la réalité des exactions, usurpations intellectuelles, détournement des symboles et une réalité qui va jusqu’au meurtre de sang-froid.

L'invitation, Claude Simon © X-D.R.

Photo du Forum d’Issyk-Kul/ Archives Claude Simon/ Bibliothèque littéraire Jacques Doucet/ avec l’aimable autorisation de Mireille Calle-Graber  © X-D.R.

Est mis en scène le cynisme du maître des lieux : « L’homme qui pouvait détruire une moitié de la terre parlait déjà d’une voix douce, affable, enjouée même, souhaitant la bienvenue à ses invités ». (L’invitation, Claude Simon). Les autres personnages apparaissent comme des pantins incapables de se situer dans cette mascarade emphatique. Pour la petite histoire, Claude Simon refusera de signer la déclaration finale du forum. Le 14 novembre 1986, le futur directeur général de l’UNESCO, Federico Mayor, lui adressera une version française du texte un peu amendé. La réponse du Prix Nobel de littérature sera une mise au point de cinq pages qui fait apparaître encore plus vaine et dérisoire la déclaration du forum. En janvier 2025, le texte de cette réponse a été édité par Les éditions du Chemin de Fer : Mon travail d’écrivain n’autorise à mes yeux aucune concession.  

Le spectacle de Marie Vialle est accompagné de cette publication qui met en avant « l’intégrité du chercheur et l’humilité du créateur ouvrier, en revendiquant une absolue liberté d’expression et d’action face à toute espèce de pouvoir, en exposant la foi en une littérature sans concession et sans condition, capable de changer la vie dans un monde qui sera rendu mieux habitable grâce aux bienfaits des arts et des lettres » (Gaëlle Obiégly). Claude Simon expose avec force son point de vue : « je considère que si le créateur, l’artiste, le chercheur – en d’autres termes le novateur – se doit d’apporter sa modeste contribution à la perpétuelle transformation de la société en découvrant de nouvelles formes (ce qui le fait, dans un premier temps, rejeter par tous les pouvoirs en place), il peut aussi, à l’occasion et en tant que citoyen, profiter de sa notoriété grande ou petite pour s’élever contre ce qu’il considère comme par trop intolérable et contraire aux lois les plus élémentaires du respect de l’homme. » Cette véritable profession de foi se voit illustrée par l’acidité de L’invitation.

Mon travail d’écrivain n’autorise à mes yeux aucune concession, Claude Simon

Marie Vialle, en subtile musicienne s’empare de ce texte non-théâtral comme d’une partition pour violoncelle. Sa voix s’accorde aux mots, aux phrasés, aux silences, aux respirations, à l’ampleur des périodes, à la vivacité des stichomythies, avec une élégance sobre. L’espace scénique lui-même organisé en une scène bi-frontale n’est pas innocent : supprimant le cadre « classique », il dessine une sorte d’égalité, soulignant par un contrepoint physique la négation démocratique évoquée par Claude Simon (les cartes postales distribuées en amont de la pièce aux spectateurs représentent des exemples frappants de l’architecture soviétique, bien proches des constructions dues à Mussolini comme son quartier de l’EUR).
L’actrice déambule entre les deux rangées de spectateurs sur l’étroit chemin laissé à la scène, donnant à chacun la sensation d’être son interlocuteur. Une intimité se tisse grâce à la diction fluide et naturelle de la narratrice qui articule avec la netteté et le placement de voix d’une chanteuse lyrique chaque mot, chaque tournure.

Dans son pull rouge, elle use des sorties à la manière des tragédies raciniennes, arpente les reliefs du texte comme le sol de la salle aux murs décrépis de l’ancien couvent des Prêcheurs. Quelques stations scandent la récitation, des photographies sont projetées dans un angle d’où s’élancent des arcs d’ogive qui déforment les perspectives, comme une réplique facétieuse aux « révisions » de l’histoire et aux mensonges d’État. Le fantôme de Tolstoï hante le fil du récit, lui que citait Claude Simon dans l’énonciation des principes de son travail d’écrivain : « Un chef d’État, un torrent, une danseuse, un monastère, une montagne, une course de chevaux et quelques personnages. “ Un homme en bonne santé, écrit Tolstoï, pense couramment, sent et se remémore un nombre incalculable de choses à la fois. ” Un des problèmes de l’écrivain est d’abord, aidé par ce qu’on a appelé sa “ mémoire involontaire ”, d’effectuer un choix parmi ce “ nombre incalculable de choses ”, puis de combiner dans un certain ordre et successivement, comme l’y oblige la langue, cette sélection d’images, de souvenirs et d’impressions qui se présentent simultanément à son esprit. »

Ainsi, Marie Vialle s’amuse à faire entendre l’invisible dans le fil de ce grand texte qui n’a pas été écrit pour le théâtre, mais s’inscrit dans une mise en scène réglée au cordeau. Le choix du lieu est aussi significatif : le spectacle, explique la note d’intention, est conçu pour être présenté dans des lieux non-dédiés au spectacle vivant et plus particulièrement des lieux de patrimoine ou de représentation du pouvoir. Tout est symbole…

Le spectacle L’invitation (Claude Simon) de Marie Vialle dans une scénographie d’Yvette Rotscheid, l’adaptation de David Tuaillon et la création sonore de Nicolas Barillot a été joué au Couvent des Prêcheurs, Aix-en-Provence, dans le cadre de la programmation du théâtre du Bois de l’Aune.

Règle de trois !

Règle de trois !

Le festival des Nuits pianistiques (28 juillet au 10 août 2025) imaginé et finement concocté par le grand concertiste Michel Bourdoncle fête sa trente-troisième édition cette année ainsi que le vingtième anniversaire de l’académie Les Nuits pianistiques d’Aix-en-Provence, volet d’éducation et de perfectionnement dont l’existence a paru rapidement évidente dans l’esprit de partage du festival.
Était invitée le 6 août dernier la grande concertiste Marta Zabaleta, multi primée et qui mène une carrière internationale auprès d’orchestres tels l’English Chamber Orchestra, et dans des salles aussi prestigieuses que le Carnegie Hall de New York. Sa curiosité la conduit dans des enregistrements consacrés à César Franck, Rachmaninov, Alicia de Larrocha, Pompey, J.Rodrigo ou encore Granados. Parallèlement à sa carrière de soliste elle est l’actuelle directrice de l’Académie Marshall de Barcelone, enseigne le piano à Musikene (Académie supérieure de musique du Pays Basque) et a récemment reçu la médaille Albéniz décernée par la Fondation publique Isaac Albéniz.

Le 6 août, native du Pays basque espagnol, la disciple de Dominique Merlet rendait hommage à ses racines dans un programme qui convoquait Scarlatti, Soler, Albéniz, Donostia et Granados. Sans doute en hommage malicieux aux trente-trois ans du festival, la pianiste offrait un programme où chaque compositeur était abordé par le biais de trois pièces, (trois sonates pour Scarlatti et Soler, trois extraits des Goyescas de Granados, trois préludes de Donostia, trois passages d’Iberia d’Albéniz et finira par trois bis !)

Marta Zabaleta / août 2025/ Nuits pianistiques d'Aix © X-D.R.

Marta Zabaleta / août 2025/ Nuits pianistiques d’Aix © X-D.R.

Inspiration espagnole 

« Scarlatti est le plus espagnol des italiens ! Il signait même Domingo au lieu du « Domenico » de sa naissance, signifiant à quel point il se sentait espagnol », sourit Marta Zabaleta. En effet, le compositeur napolitain quitta une première fois son pays natal pour le Portugal où il enseigna le clavecin à Marie-Barbara de Bragance, fille aînée du roi Jean V de Portugal. Il suivit son élève en Espagne lorsqu’elle épousa l’héritier de la couronne, le futur Ferdinand VI. Après une courte éclipse au royaume de Naples, il s’installa définitivement à Madrid en 1733 (il y mourut en 1757). 

Ses Trois Sonates, K32 en ré mineur, K 492 en ré majeur, K27 en si mineur sonnent comme une mise en doigts aux exercices variés dont la finesse et la musicalité rappellent combien les « études » peuvent être subtiles, déjà bien avant Chopin !
Scarlatti en présentait ainsi les partitions : « Lecteur, que tu sois Dilettante ou professeur, ne t’attends pas à trouver dans ces Compositions une intention profonde, mais le jeu ingénieux de l’Art afin de t’exercer à la pratique du clavecin. Je n’ai recherché dans leur publication, ni l’intérêt, ni l’ambition, mais l’obéissance. Peut-être te seront-elles agréables, dans ce cas j’exécuterai d’autres commandes dans un style plus facile et varié pour te plaire : montre-toi donc plus humain que critique ; et ainsi tes plaisirs en seront plus grands. Pour t’indiquer la position des mains, je t’avise que par le D j’indique la droite et que par le M la gauche : sois heureux. »
Dès les premières notes, on goûte la perfection du jeu de l’interprète, un travail qui va au fond des touches, une maîtrise simple, intelligente et comme évidente. 

Marta Zabaleta / août 2025/ Nuits pianistiques d'Aix © X-D.R.

Marta Zabaleta / août 2025/ Nuits pianistiques d’Aix © X-D.R.

On a l’impression de voir un artisan devant son établi qui s’empare du clavier comme un outil docile et fait à sa main. Suivaient les Trois Sonates en do mineur, do dièse mineur et fa dièse mineur de l’un des élèves de Scarlatti, Soler, que l’on nomme parfois « Padre Soler » (il se consacra à la vie monastique à partir de 1752 au monastère de l’Escurial où il occupa les fonctions d’organiste et de maître de chapelle). Est-ce par l’approche tout en rondeur de Marta Zabaleta, en un mouvement ample et précis des bras, que la musique s’incarne aussi puissamment ? L’artiste laisse les cordes vibrer pour repartir sur leur dernier frémissement, accordant une poésie particulière à ces compositions qui en deviennent intemporelles, jonglant entre la verticalité des accords et l’irrépressible allant de leur tissage mélodique. 


La première partie du concert se refermait sur des extraits de la suite Goyescas de Granados. Le compositeur né à Llieda (Catalogne) expliquait à propos de ses Goyescas (1911) : « Je suis amoureux de la psychologie de Goya, de sa palette, de sa personne, de sa muse la duchesse d’Alba, des disputes qu’il avait avec ses modèles, de ses amours et liaisons. Ce rose blanchâtre des joues qui contraste avec le velours noir ; ces créatures souterraines, les mains perle et jasmin reposant sur des chapelets m’ont possédé ».
Marta Zabaleta présentait d’abord deux pièces de la première partie de l’œuvre : Los requiebros (les compliments, ou flatteries), sur le tempo d’une danse aragonaise du nord de l’Espagne, une jota aux variations brusques de rythmes, où d’invisibles personnages semblent rire, danser, s’interpeler ; puis, « complainte ou la jeune fille et le rossignol », Quejas o la maja y el ruiseñor, au lyrisme délicat. Granados dédia cette pièce à son épouse, Amparo. 

Marta Zabaleta / août 2025/ Nuits pianistiques d'Aix © X-D.R.

Marta Zabaleta / août 2025/ Nuits pianistiques d’Aix © X-D.R.

Une jeune fille chante des airs à son rossignol qui lui répond. Les trilles se multiplient avec souplesse dans ce tableautin à la délectable fraîcheur. Une discrète nostalgie sourd du dialogue où naissent des bouquets d’arpèges. El Pelele (le mannequin) qui a été ajouté plus tard au volume de Goyescas est la seule pièce correspondant réellement à un tableau, les autres transcrivant davantage les atmosphères sublimées par le peintre. 

Un voyage par les provinces ibériques

Après l’entracte, Marta Zabaleta nous invitait à découvrir le musicien, Aita Donostia (ou José Gonzalo Zulaika Agirre), prêtre, moine capucin et musicologue, organiste, académicien et compositeur basque, né en janvier 1886 à Saint-Sébastien (c’est au conservatoire de cette ville de la côte basque que Marta Zabaleta a suivi ses premières classes). 

Le premier Prélude, Improvisation sur un thème basque, a des allures de comptine et semble renouer avec la simplicité de l’enfance en une évidence qui peu à peu s’emplit de gravité. Dans la forêt brosse un paysage lumineux où l’imaginaire prend corps. Enfin, on sourit à la Danse des garçons, et ses joutes traditionnelles que l’on retrouve dans le zortziko soulignées par les échos ménagés entre main gauche et main droite sur le clavier. 
Le jeu lumineux et incarné de Marta Zabaleta s’épanouit encore dans les trois passages d’Iberia d’Albeniz, Evocación, El puerto et Corpus Christi en Sevilla. Le pittoresque des mélodies et des rythmes devient prétexte à variations, élans, recompositions. 

Marta Zabaleta / août 2025/ Nuits pianistiques d’Aix © X-D.R.

Les « cartes postales » se fondent dans une musique puissamment structurée aux falaises orageuses, aux modulations d’une douceur infinie et aux sublimes enchevêtrements polyphoniques. Debussy et Messiaen considéraient Iberia comme le chef d’œuvre pianistique du XXème siècle. Debussy écrivait : « les yeux se ferment comme éblouis d’avoir contemplé trop d’images». La pianiste sait rendre avec une justesse et une éloquence sans afféterie ces éblouissements. 

Généreuse, elle jouera en bis La danse rituelle du feu de L’amour sorcier de Manuel de Falla, transformant le piano en orchestre complet, puis L’arabesque n° 1 de Claude Debussy, rêve fluide de finesse poétique avant de mettre un point d’orgue au concert par une danse de Granados. Ravissements !

Concert donné le 6 août 2025 dans la salle Campra du Conservatoire Darius Milhaud dans le cadre du Festival Les Nuits pianistiques d’Aix.

Marta Zabaleta / août 2025/ Nuits pianistiques d’Aix © X-D.R.