Neuf pour façonner les étoiles !

Neuf pour façonner les étoiles !

Les contes résolvent la plupart des questions importantes, c’est bien connu. Le conte des étoiles donné en Lecture Plus par les neuf élèves comédiens de « La compagnie d’entraînement » du théâtre des Ateliers, promotion 2024-2025, apporte une réponse au mystère de l’apparition des étoiles, car il fut un temps où elles n’existaient pas, c’est du moins le postulat du conte touareg mis en scène ce jour-là. 

Cette première création par les comédiens apprentis de la troupe est une fabuleuse réussite sous la houlette bienveillante d’Alain Simon, directeur des lieux et maître d’œuvre de la Compagnie d’entraînement ! C’est une tradition, le dernier opus de Lecture Plus de l’année est confié à la compagnie. La gageure est d’importance : travailler pour un public adulte, soit, mais pour un public enfantin (à partir de cinq ans) est d’une exigence tout aussi haute et ne souffre aucune faille… un temps de recul, un minuscule flottement, un faux pas, un mot qui ne s’est pas posé sur la trame précise et fantasque de la narration et l’auditoire est perdu !

Théâtre des Ateliers/ Compagnie d'entraînement/ Lecture Plus/ Conte des étoiles © M.C.

Théâtre des Ateliers/ Compagnie d’entraînement/ Lecture Plus/ Conte des étoiles © M.C.

Ici, les jeunes artistes jouent tout, depuis le récit lui-même aux motivations de leur mise en scène, à l’accompagnement de la guitare posé avec délicatesse sur les mots, à la distribution des rôles (tout le monde souhaite jouer le personnage principal ou passer au pupitre de lecture !), au relais des costumes dont la simplicité est d’une éloquente efficacité : une écharpe enroulée autour de la tête qui passe de l’un à l’autre suffit à identifier tel ou tel personnage, un vieux drap bleu noué autour du cou se transforme en cape mue par le vent d’une course folle, un autre drap, blanc celui-là, tendu sur deux bouts de bois, sera après avoir été une tente plantée dans le désert, l’écran d’un jeu d’ombres qui suivra les personnages dans leur ascension d’une haute montagne et leur chute dans un ravin profond (pas mortelle, rassurez-vous, nous sommes dans un conte tout tendre !). Ça bouge, ça vit, avec une drôlerie délicieuse. Les voix se plient aux exigences des rôles, pointues pour les petits animaux, espièglement grave et brutale lorsqu’il s’agira de donner corps à un scorpion !

Quelle est l’histoire enfin ? Alors que la nuit sans étoiles (ah ! le costume de la nuit ! une merveille !) envahit le désert, la petite bergère Kahina de la tribu Kel Tamachek part malgré l’interdiction de ses frères à la recherche de son amie, la chevrette Itran qui n’est pas rentrée. Il faut dire que les frères de Kahina lui interdisent aussi de s’occuper du troupeau alors qu’elle adore le faire sous prétexte qu’elle est une fille et que les filles ne peuvent se livrer à une telle activité. Bien sûr, tout finira bien, la chevrette sera retrouvée, et la petite Kahina se verra confier le troupeau, elle est la seule à avoir su et pu le rassembler !

Théâtre des Ateliers/ Compagnie d'entraînement/ Lecture Plus/ Conte des étoiles © M.C.

Théâtre des Ateliers/ Compagnie d’entraînement/ Lecture Plus/ Conte des étoiles © M.C.

Ce côté « féministe » ne fait pas partie du conte original, qui parle d’un jeune berger et non d’une petite fille. Les comédiens ont adapté et enrichi l’histoire avec intelligence, lui accordant une dimension qui correspond aux thèmes d’aujourd’hui, remplissant pleinement par là leur rôle de passeurs et de lecteurs du monde.

Et les étoiles ?  Elles sont nées pour accompagner la bergère éperdue dans l’obscurité de la nuit et ont semé un chemin de lumière pour qu’elle retrouve sa chevrette puis son campement.
Il est dit que naquit aussi au lendemain de cette nuit le premier poème monté aux lèvres de la petite fille comme une célébration de la vie et du courage face aux inquiétudes qui s’étaient emparées de tous.
On ne peut résister au plaisir de nommer tous les artistes, Paul Alaux, Matthias Borgeaud,, Loup Cousteil-Prouvèze, Cléo Carèje, Noé Das Neves, Alice, Nédélec, Mathilde Stassard, Sann Vargoz et Katja Zlatevska. On les verra sans nul doute à l’affiche très bientôt !

Théâtre des Ateliers/ Compagnie d'entraînement/ Lecture Plus/ Conte des étoiles © M.C.

Théâtre des Ateliers/ Compagnie d’entraînement/ Lecture Plus/ Conte des étoiles © M.C.

Comme toute Lecture Plus qui se respecte, la fin débouche sur une conversation avec les enfants de l’assistance, le dévoilement de la fabrication des éléments du décor, du théâtre d’ombres, et sur un goûter attendu par tous. Une madeleine à savourer le jour-même pour s’en souvenir bien plus tard…

La dernière représentation du Conte des étoiles a eu lieu le 30 avril 2025 au Théâtre des Ateliers.

Suivre la courbe des mots

Suivre la courbe des mots

Alain Simon, directeur du théâtre des Ateliers, poursuit ses investigations autour de l’art théâtral et de ses relations avec d’autres formes artistiques qui se suffisent, elles aussi, à elles-mêmes. On a ainsi suivi ses explorations entre texte et danse que ce soit avec le danseur Leonardo Centi dans Un homme qui dort de Pérec (ici) ou avec Emmanuelle et Marie Simon et leur travail chorégraphique conçu « dans la perspective d’une création dans un théâtre avec un metteur en scène de théâtre », Comment se retourner ? (ici).

Par le biais de ce qu’Alain Simon a baptisé « lecture augmentée », c’est au tour de larges extraits du volume La vie est courbe de Jacques Rebotier de passer à la moulinette du troisième volet de Fêtons la littérature, manifestation initiée par Mon Montaigne et la chaîne de lecteurs autour de Bambi une vie dans la forêt de Felix Salten. « Il s’agissait de renouer avec les lectures coutumières de la Fête du livre aixoise, les Écritures croisées fondées par Annie Terrier. Ces moments nous manquent cruellement, et c’était un moyen de leur rendre hommage par des marathons ou semi-marathons de lecture », sourit Alain Simon.
Avec son complice, le musicien, vibraphoniste, compositeur et improvisateur, Alex Grillo qui intervient depuis trois ans dans la formation de la Compagnie d’Entraînement sur le thème de la poésie sonore et le son des mots, le comédien et metteur en scène s’attache ici à un phénomène de la littérature. Jacques Rebotier se présente lui-même sur son site « Rebotier.net », comme appartenant « à la folle famille de dislocateurs de mots, de sons et de cerveaux ».

Alain Simon et Alex Grillo/ Le dos de la langue (Poésie courbe)/ Théâtre des Ateliers © M.C.

Alain Simon et Alex Grillo/ Le dos de la langue (Poésie courbe)/ Théâtre des Ateliers © M.C.

En amont, Alex Grillo et Alain Simon ont partagé leurs réflexions en mails croisés (technique déjà brillamment utilisée dans Conversations à Bilbao, de Jean-Marie Broucaret et Alain Simon) dans l’amorce d’un peut-être futur ouvrage, Les SenSon(s), composés entre le 27 septembre et le 5 octobre 2023. Le sujet en est la relation à la diction, aux sons signifiants par leur agencement en mots ou simplement par leurs intonations, leur mise en espace par les corps.
Alex Grillo se plaît à disséquer les sons émis, leurs émissions, palatales, dentales, labiales, dont la matière première est vite occultée au profit de leur signification : « ils finissent par glisser du son au sens et se faire oublier en tant qu’entités ».
Alain Simon replace les éléments de l’élocution dans une perspective historique, évoque les enregistrements de Sarah Bernard dont les intonations ne sont plus de mise aujourd’hui, mais insiste aussi sur tout ce qui accompagne la parole : « c’est vrai que dans la parole, le sens est apparemment l’enjeu ! Pourtant tout compte, le grain de la voix, la diction, les signes du fonctionnement de l’instrument, le corps ! (…) Grotowski dans son livre Vers un théâtre pauvre, écrit : « l’orateur parle, il parle, il parle, il tousse, ouf ! il vit ! » Les sémiologues dans le travail vocal d’un comédien distinguent le locutoire et le perlocutoire. Si l’auditeur n’a pas conscience de cette dimension qui semble autonome du sens ; c’est qu’elle influence à son insu la perception. »
Pour Alex Grillo, « si nous utilisons les mots comme un matériau sonore, il faudra essayer, bien que je sache que c’est une quasi-mission impossible, de leur retirer tout le locutoire pour ne garder que le chant des phonèmes ». Alain Simon souligne alors le paradoxe du résultat inversé pour l’auditeur lorsque le comédien met « trop » le ton : « si l’acteur (..) mâche le travail du spectateur, il l’empêche de construire un sens plus personnel, il rend passif ».

Ceci étant posé, les deux complices offrent une lecture à deux voix de ce qu’ils nomment « Le dos de la langue (Poésie courbe) de Jacques Rebotier ». La lecture tient alors de la performance poétique. Les voix des deux comédiens trouvent un unisson, esquissent d’infimes décalages, se font écho, dessinent une forme de chanson « en canon ». Les espaces créés ainsi entre les sons identiques semblent matérialiser l’espace qui sépare les deux lecteurs debout, face à leur pupitre. Combien de temps un mot met pour atteindre l’autre ? Cette distance se fait linguistique, l’un énonçant en français, l’autre en italien en un effet stéréophonique qui joue sur la musicalité des deux langues. Le sens du texte s’en trouve multiplié, les sonorités apportant leur propre puissance d’émotion et de signification.

Alain Simon et Alex Grillo/ Le dos de la langue (Poésie courbe)/ Théâtre des Ateliers © M.C.

Alain Simon et Alex Grillo/ Le dos de la langue (Poésie courbe)/ Théâtre des Ateliers © M.C.

Les mots se posent sur une véritable partition qui se plaît à les réduire parfois en simples fragments dont l’agencement ne prend sens que par les intonations et les modulations de ceux qui les profèrent. La langue s’éloigne alors de toute construction, s’efface derrière les syllabes désorganisées, et pourtant orchestre un tissage qui nous parle, nous fait sourire, nous embarque dans sa musicalité. Les sons articulés deviennent notes sur une portée et prennent une fonction mélodique, bousculée, discordante, harmonieuse, se pliant aux intentions des « comédiens-musiciens ».
Les mots de Jacques Rebotier ne sont pas « hors-sol » mais s’ancrent puissamment dans le réel, que ce soit dans leur fantaisie érotique, leur diatribe politique, dans leur « écriture carrée » qui sait si bien jouer avec les strates de sens d’un vocabulaire polysémique. « La musique adoucit les sens/ La musique marchande le sable » tandis que « l’écrivain, bête à plume » dialogue avec le « peintre, bête à poils ». Pour un poète et musicien qui « très tôt (a manifesté une) aptitude à l’inexistence » adepte de la « néganthropie » et qui « vise l’anti-moi », quelle personnalité !
Le spectacle concocté par Alain Simon et Alex Grillo est une petite merveille, inclassable, amoureuse des mots, des sons, des rythmes, des fantastiques métamorphoses des textes et de leurs infinies capacités musicales.

Spectacle vu au Théâtre des Ateliers le 25 avril 2025

Alex Grillo/ Le dos de la langue (Poésie courbe)/ Théâtre des Ateliers © M.C.

Alex Grillo/ Le dos de la langue (Poésie courbe)/ Théâtre des Ateliers © M.C.

Un festival dans les étoiles

Un festival dans les étoiles

Dans ses derniers éclats, le Festival de Pâques 2025 proposait un concert exceptionnel qui suivait une architecture d’une cohérence et d’une justesse rare. Au programme, le magnifique pianiste Lucas Debargue rencontrait l’Orquestra Simfònica de Barcelona sous la houlette de son chef Ludovic Morlot. Si l’on excepte le Concerto pour piano et orchestre en fa majeur de Gershwin, les autres œuvres avaient en point commun d’être des transcriptions pour orchestre, que ce soit Alborada del gracioso (Aubade du Bouffon), la quatrième pièce des Miroirs pour piano de Maurice Ravel (1905) dont le compositeur fit l’orchestration en 1919, la création du compositeur Hèctor Parra à la demande de l’OBC dans la lignée de son ensemble Constellations de Miró, ou Tableaux d’une exposition de Modeste Moussorgski orchestré par Ravel. Était ainsi rendu hommage au compositeur né au Pays basque, à Ciboure, il y a cent-cinquante ans.

En ouverture, l’Orquestra Simfònica de Barcelona abordait son Alborada del gracioso qui correspond à un chant espagnol du matin (l’aubade était destinée à être chantée sous les fenêtres de quelqu’un, vous imaginez qui vous voulez, mais en général une personne qui vous est très chère). Son caractère amoureux convoquerait les Pierrots et les Colombines, cependant « del gracioso » n’est pas malgré les apparences un être « gracieux », mais un homme d’âge mûr peu aimable cherchant, en vain, à conquérir le cœur d’une jeune femme. La guitare, reine de ce type d’exercice, est évoquée par l’introduction staccato de la pièce. En sept minutes l’orchestre dont toutes les ressources sont exploitées dans la transcription ravélienne, fait la démonstration de sa virtuosité, équilibre des pupitres, clarté des thèmes, époustouflants solistes…

Orquestra Simfònica de Barcelona. Ludovic Morlot, direction. Lucas Debargue, piano. Grand Théâtre de Provence. 26/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Orquestra Simfònica de Barcelona. Ludovic Morlot, direction. Lucas Debargue, piano. Grand Théâtre de Provence. 26/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Après la danse effrénée qui suit le motif initial porté par le hautbois puis le cor anglais et la clarinette, le basson esquisse une « tendre plainte » censée représenter le bouffon en butte aux moqueries de son aimée envers sa grotesque sérénade. Le tout se conclut en une agitation joyeuse au son des castagnettes et du xylophone qui colorent la pièce de fragrances d’Espagne.  

Cent deux touches pour rêver !


C’est sur son piano, désormais fétiche, l’Opus 102, déjà surnommé la « Bugatti Royale » des pianos, de Paulello que Lucas Debargue interprétait le Concerto pour piano et orchestre en fa majeur de George Gershwin. Le pianiste présentait l’instrument avant son bis, l’une de ses improvisations lumineuses autour de Summertime (extrait de Porgy and Bess de Gershwin) : exemplaire unique à ce jour du célèbre facteur de piano français qui cherche toujours à améliorer, peaufiner, retravailler sur les mécaniques et la structure du piano, fabriquant ses propres cordes, ne les croisant plus comme c’est d’usage dans les Steinway par exemple, et offrant avec son Opus 102 de trois mètres de long (cent-deux touches au lieu des quatre-vingt-huit traditionnelles, neuf touches supplémentaires pour les basses et cinq pour les aigus) la capacité de sonorités d’une pureté absolue quelle que soit leur provenance, dans le bas medium, les basses, les aigus.

La clarté est parfaite et laisse percevoir aux auditeurs toutes les articulations du discours, leur accordant un bel effet de perspective et de profondeur. Lucas Debargue en est un ambassadeur convaincu et a enregistré sous le label Sony Classical un CD consacré à l’intégrale des pièces pour piano seul de Fauré (sorti le 22 mars 2024).
 Quoi qu’il en soit, son interprétation vive de l’œuvre de Gershwin séduit son auditoire. Chose curieuse, ce concerto, à l’instar de l’instrument qui le servait ce jour-là, fait partie d’un ensemble «expérimental » qui ouvrait à son compositeur un cheminement vers la musique « sérieuse ». Gershwin disait à propos de son Concerto en fa ainsi que de sa Rhapsody in blue et son Blue Monday Opera qu’il s’agissait « d’expériences, de travaux de laboratoire en matière de musique américaine ».

Orquestra Simfònica de Barcelona. Ludovic Morlot, direction. Lucas Debargue, piano. Grand Théâtre de Provence. 26/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Orquestra Simfònica de Barcelona. Ludovic Morlot, direction. Lucas Debargue, piano. Grand Théâtre de Provence. 26/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Le Concerto en fa, lui, fut commandé par le chef d’orchestre et compositeur Walter Damrosch qui venait d’assister à la création de Rhapsody in blue sous la direction de Paul Whiteman. Il créa l’œuvre avec le New York Symphony Orchestra qu’il dirigeait (il fera de même pour An American in Paris). 
La complicité entre Ludovic Morlot et son orchestre, la finesse de Lucas Debargue se conjuguent alors pour une lecture nuancée, colorée, dont le classicisme flirte avec le jazz. La dynamique instaurée d’emblée par l’orchestre catalan rend l’exécution de l’œuvre naturelle et élégante.

Lorsque la peinture et la musique se rencontrent


La deuxième partie de la soirée trouvait une unité dans la facture des pièces jouées : toutes deux sont inspirées de tableaux. 
Venait en premier lieu présenter son œuvre, commande de l’OBC, Deux constellations pour orchestre d’après Joan Miró, Hèctor Parra (né en 1976) pour sa création française.

D’abord écrites pour piano et un récitant, elles trouvent une nouvelle ampleur dans leur version orchestrale.
L’artiste rappelle combien le cheminement artistique de Joan Miró est inspirant. Ses 23 constellations peintes entre janvier 1940 et septembre 1941 sont un « modèle de ténacité» : l’agencement des formes et des couleurs qui se retrouvent dans les courtes compositions (environ trois et quatre minutes) résonnent comme un manifeste. Les couleurs subsistent malgré la barbarie et la vainquent. On est convié à un voyage intérieur qui jongle entre les sonorités de l’orchestre, use des percussions avec une subtile intelligence.

Orquestra Simfònica de Barcelona. Ludovic Morlot, direction. Lucas Debargue, piano. Grand Théâtre de Provence. 26/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Orquestra Simfònica de Barcelona. Ludovic Morlot, direction. Lucas Debargue, piano. Grand Théâtre de Provence. 26/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Le désordre initial se fond dans les vibrations de la flûte (exceptionnelle Mireia Farré) et la chaleur des violons qui semblent sceller une réconciliation du monde dans le premier chapitre, « Femmes au bord du lac à la surface irisée par le passage d’un cygne (constellation XVIII) », puis les percussions, marimbas en tête semblent constituer la colonne vertébrale du second passage, « L’oiseau migrateur (constellation XIX) », frémissantes, pailletées, soulignées par le trait sombre du tuba : deux tableautins ciselés et délicatement équilibrés. 
Enfin, on revenait à la fantastique orchestration de Ravel (l’une des rares à savoir faire oublier le piano originel) des Tableaux d’une exposition de Modeste Moussorgski. Et l’on se laisse emporter avec délices dans le parcours du musicien et ses « Promenades » où l’on croise des lieux sublimes, ou pétillants de vie, comme le marché de Limoges, (tant pis pour les Catacombes romaines !), les contes de Baba Yaga et sa cabane sur des pattes de poule, tandis que des poussins dansent dans leurs coques et que la Grande porte de Kiev s’ouvre en majesté, beauté à laquelle on aimerait qu’elle soit toujours attachée aujourd’hui. Les musiques n’ont pas besoin de forcer le trait pour être signifiantes.
En bis, le concert revient à Gershwin avec un extrait de Shall we dance, Promenade Walking the dog. (Promenade en référence à Moussorgski ?). La séquence évoque la promenade des chiens sur le pont d’un paquebot de luxe, façon de faire se rencontrer le fabuleux couple Fred Astaire/ Ginger Rogers.

Concert donné le 20 avril 2025 au Grand Théâtre de Provence dans le cadre du Festival de Pâques qui a compté encore davantage de spectateurs cette édition avec plus de 30 000 personnes que les années précédentes.

Voyage russe

Voyage russe

Parmi les nombreux sommets du Festival de Pâques, on peut compter sans conteste le concert de l’Orchestre Philharmonique de Radio France, baptisé « Le Philar » tant il est devenu génialement familier dans la constellation des plus grands orchestres mondiaux actuels, dirigé par son chef titulaire, Mikko Franck, depuis 2015 (contrat prolongé deux fois, jusqu’en 2022 puis en 2025). Le programme en était entièrement russe, allant d’une version d’anthologie du célébrissime Concerto n° 1 pour piano en si bémol majeur de Piotr Ilitch Tchaïkovski à l’inquiétante et bouleversante Symphonie n° 10 en mi mineur de Dmitri Chostakovitch.

Une plongée au cœur des émotions

Certes, on le connaît par cœur ce Concerto n° 1 de Tchaïkovski, et pourtant, ce soir-là, dès les premières mesures, une houle ample s’emparait de vous. L’orchestre, bouleversant, d’une unité pailletée, offrait un écrin juste sublime au piano de Beatrice Rana, éblouissante dans sa lecture d’une partition qu’elle fréquente depuis longtemps (elle en a enregistré une version chez Warner Classics en 2015). Elle subjuguait par son jeu nuancé et puissant qui n’est pas sans rappeler celui d’un Boris Berezovski ou d’un Daniil Trifonov.

Aucun appesantissement, le piège du pathos est évité avec brio ! La composition suffit à nous toucher. La justesse de l’interprétation, sa vivacité, son intelligence servent un propos qui unit subtilement mélodies et percussions à l’orchestre et au piano, dans une ivresse sonore qui transporte. 
Et pourtant, c’est l’œuvre d’un musicien qui doute. Tchaïkovski a alors trente-quatre ans, c’est son premier concerto, et il est à la peine, ça n’avance pas, il trime, confie dans une lettre à son frère Modest : « j’essaie d’écrire un concerto pour piano, mais ça ne marche guère ». Mais après une amorce difficile, il va réussir à boucler en quelques semaines une œuvre qu’il dédicace d’abord à son ami Nikolaï Rubinstein.

Orchestre Philharmonique de Radio France. Mikko Franck, direction. Grand Théâtre de Provence. 24/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Orchestre Philharmonique de Radio France. Mikko Franck, direction. Grand Théâtre de Provence. 24/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Ce dernier, fondateur du Conservatoire de Moscou avait confié la classe de composition à Tchaïkovski. Mais il reste impassible à l’écoute de la pièce que lui joue Tchaïkovski, puis se déchaîne tel un « Jupiter tonnant », racontera plus tard le compositeur à sa mécène Nadejda von Meck, le concerto « ne vaut rien », il « est injouable, les passages sont plats, maladroits et tellement malcommodes qu’il est impossible de les améliorer, l’œuvre elle-même est mauvaise »… Bref, il faudrait tout reprendre, ce à quoi Tchaïkovski répond « je ne réécrirai pas une note, et le ferai imprimer tel qu’il est » (en fait il reprendra son œuvre dans une version arrangée pour deux pianos durant l’été 1879 et en décembre 1888) . Le pianiste allemand, Hans von Bülow qui, lui, est en admiration devant la partition, le créera le 13 octobre 1875 à Boston aux États-Unis. Il écrira à Tchaïkovski « dans les idées c’est si original -sans jamais être recherché- si noble, si vigoureux (…). Dans la forme, c’est si mûr, si plein de style, intention et exécution correspondant si harmonieusement que je vous fatiguerais en énumérant toutes les qualités qui engagent à féliciter également l’auteur et tous ceux appelés à en jouir activement.»
Que rajouter en effet, une pianiste au sommet de son art, époustouflante de lyrisme et de puissance, un orchestre brillant, aux pupitres sculptés dans le flux miroitant de la musique… Pour la petite histoire Rubinstein reviendra sur sa détestation et deviendra un grand interprète de cette œuvre ! Certains y voient les influences de Liszt, Chopin, Grieg… L’introduction monumentale est suivie d’un tempo vif qui renouerait avec une mélodie populaire ukrainienne, mais aussi une chanson française, « il faut s’amuser, danser et rire » qu’aimait, dit-on, fredonner Modest, le frère de Piotr Ilitch.

Sous les fantaisies joyeuses, une tension se glisse, plus délicate et teintée d’une certaine nostalgie, voire d’une sourde inquiétude balayée d’un revers de main par un éclat enjoué, une ascension vertigineuse où piano et orchestre se mesurent, un phrasé dans les aigus du clavier qui se fait harpe… On se plaît à reconnaître dans le Finale des bribes du futur ballet La Belle au bois dormant. La pensée muse. La pianiste accorde un bis dédié à Tchaïkovski : la Fée dragée de Casse-Noisette. Il faut bien un entracte pour se remettre et se préparer aux ombres terribles de la suite composée en pleine Guerre froide. Clin d’œil volontaire de la composition du programme ?

Orchestre Philharmonique de Radio France. Mikko Franck, direction. Grand Théâtre de Provence. 24/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Orchestre Philharmonique de Radio France. Mikko Franck, direction. Grand Théâtre de Provence. 24/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Ce concerto est utilisé depuis 2020 comme hymne pour les remises de médailles aux athlètes russes sous bannière neutre (ROC), le tribunal arbitral du sport ayant décidé d’exclure la Russie de toutes les compétitions internationales et aussi de bannir l’hymne national de la Fédération de Russie le remplaçant par le concerto de Tchaïkovski, car faisant partie de la « culture mondiale ».

Un tableau de la peur

« Je ne conçois pas, en ce qui me concerne d’évolution musicale hors de notre « évolution socialiste ». Et l’objectif que j’assigne à mon œuvre est de contribuer de toutes les manières à l’édification de notre grand et merveilleux pays. Il ne saurait y avoir de meilleure satisfaction, pour un compositeur, que d’avoir aidé, par son activité créatrice, à l’essor de la culture musicale soviétique, appelée à jouer un rôle primordial dans la refonte de la conscience humaine », déclarait Dmitri Chostakovitch en 1936.

Malgré cette belle déclaration de principe, le compositeur sera toujours dans l’intranquillité : en 1936 justement, alors que les représentations de son opéra Lady Macbeth du district de Mtsensk remportent un vif succès, paraît un article incendiaire à son propos dans la Pravda : « Le chaos remplace la musique ». En effet, Staline, le « petit père des peuples » avait assisté à l’une des représentations de l’opéra au Bolchoï et avait détesté. Est-ce parce qu’il était accompagné d’Andreï Jdanov qui taxait facilement de « petit bourgeois » tout ce qu’il considérait comme non conforme au style soviétique, simple et réaliste. On (l’article n’est pas signé) accuse l’opéra n’être constitué que de « tintamarre, grincements, glapissements», et à « l’hermétisme » et au « naturalisme grossier » qui ne sont que «formalisme petit-bourgeois ».

Orchestre Philharmonique de Radio France. Mikko Franck, direction. Grand Théâtre de Provence. 24/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Orchestre Philharmonique de Radio France. Mikko Franck, direction. Grand Théâtre de Provence. 24/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

C’est l’époque des purges staliniennes, le 6 février de la même année, c’est son ballet Le Clair Ruisseau qui est voué à la vindicte. Chostakovitch fait alors l’objet d’une condamnation officielle de l’Union des compositeurs soviétiques. Il devient ainsi un « ennemi du peuple », ce qui peut présager d’une déportation prochaine. En 1937, il sera convoqué par le NKVD. L’officier chargé de son dossier est exécuté est c’est à cela qu’il doit sa survie ! Les grandes purges staliniennes de 1937 ne faisaient guère dans le détail. Toute sa vie le musicien aura à craindre pour son existence. Aussi ses œuvres sont toutes empreintes d’une inquiétude ontologique : au nom du « réalisme socialiste » la vitalité des arts des débuts de l’URSS subit un long écrasement.

La dixième symphonie est créée le 17 décembre 1953, l’année même où Staline meurt (le 5 mars). Le musicien n’avait plus écrit de symphonie depuis huit ans. Plus tard, Chostakovitch avouera qu’il pensait à Staline dans l’allegro si paradoxalement oppressant en brossant un portrait sans concession du dictateur. Il intègre son acronyme musical DSCH (ré-mi bémol-do-si) qui se répète avec force, comme une affirmation triomphante de vie face au tyran mort. L’art survit à la barbarie et rétablit les principes d’une humanité libre. Les bourdonnements des contrebasses étayent les tierces des violons et des autres cordes, les instruments à vent accordent une dimension angoissante, sachant respirer sotto voce ou lancer des finals tonitruants.

Orchestre Philharmonique de Radio France. Mikko Franck, direction. Grand Théâtre de Provence. 24/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Orchestre Philharmonique de Radio France. Mikko Franck, direction. Grand Théâtre de Provence. 24/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Il est dit parfois qu’un autre personnage est tissé en filigrane, la pianiste Elmira Nazirova qui étudia la composition avec Chostakovitch : le thème mi (E ), la (L), mi (MI) ré (r ), la (A) entre au cœur d’un tempo qui s’accélère en valse folle, mais les deux thèmes, même rapprochés ne se toucheront jamais…  
Les ombres s’amassent, murmurent en clair-obscur, puisent dans le tréfonds des âmes, s’éclairent parfois de fulgurances, se colorent d’un humour grinçant, implacables, martelées par les cymbales, ondes saisissantes.

La lecture de Mikko Franck est d’une maîtrise absolue, dessine des perspectives, fait se côtoyer les divers niveaux de la partition en une tension qui jamais ne se relâche. Les détails sont finement ciselés, les soli ébouriffants de sens. Ce sont des voix qui nous parlent, se lamentent, menacent, appellent. Le cauchemar de l’Allegro où apparaît le portrait de Staline est rendu par les ostinatos de ses rythmes, ses attaques franches. Tout prend vie sous la houlette de Mikko Franck dont la complicité de longue date avec l’orchestre est sensible et accorde à l’œuvre une cohérence et une narration d’une rare éloquence. La virtuosité de l’interprétation sidère jusqu’aux dernières notes d’un final prodigieux, où jouxtent les sentiments les plus discordants, désespoir et exaltation, ironie et joie…
À un public qui l’ovationne, malicieux, Mikko Franck lance « quand c’est fini, il y en a encore » et dirige alors, petit sourire à son pays d’origine (le compositeur est lui aussi finlandais), La Valse triste de Sibelius, une manière de se réconcilier avec la douceur du monde… 

Concert donné le 24 avril 2025 au Grand Théâtre de Provence dans le cadre du Festival de Pâques.

Envolées vers les étoiles

Envolées vers les étoiles

On avait entendu Bruce Liu pour la première fois à La Roque en 2022 sur les deux concertos de Chopin, après son premier prix au Concours Chopin de Varsovie en 2021 (ici), puis, le jeune pianiste était revenu en 2023, en récital, suscitant le même engouement. Il était bien naturel qu’il fasse son entrée au Festival de Pâques aixois qui sait lui aussi convier les plus grands musiciens actuels.
Seul dans l’écrin du Conservatoire Darius Milhaud, il conjugua l’acoustique précise du lieu au velouté de son piano dans un programme entièrement russe.

Un calendrier poétique

La composition des Saisons avait été commandée à Tchaïkovski par l’éditeur d’un magazine musical mensuel de Saint-Pétersbourg, Nikolaï Matveïevitch Bernard qui publiait dans son supplément des partitions. Il s’agissait de composer un tableau poétique de chaque mois de l’année dont les titres et les épigraphes étaient choisies par l’éditeur. Pour le compositeur, ce travail était perçu comme assez alimentaire, et l’on raconte que c’est à l’injonction de son domestique qu’il s’asseyait à sa table de travail et écrivait rapidement une pièce qui était envoyée dans la foulée ! Mais lorsque c’est Tchaïkovski qui est nonchalant, le résultat est malgré tout brillant, imagé, ciselé dans une concision élégante.

L’aisance technique de Bruce Liu fait oublier toutes les difficultés de la partition et traduit ces douze miniatures avec une poétique vivacité, déclinant chaque atmosphère, mélancolie, tristesse, nostalgie, tendresse, joie débridée, en séduisant totalement son auditoire. On n’est plus dans une salle de concert, mais dans le salon d’une grande maison où le pianiste nous raconte, spirituel et sensible les anecdotes et les caractéristiques de chaque mois, appuyant sur un trait, laissant supposer un autre. Nous sommes dans une conversation vive au cours de laquelle un peintre nous livre ses esquisses, détaillant au fur et à mesure telle ou telle partie, attirant notre attention sur un sourire, un soupir, un léger vague à l’âme, un pas de danse ensoleillé…

Bruce Liu, piano. Conservatoire Darius Milhaud. 23/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Bruce Liu, piano. Conservatoire Darius Milhaud. 23/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Après la Barcarolle de Juin se glisse Le Lac des cygnes de Tchaïkovski dans la transcription d’Earl Wild. Les oiseaux s’envolent sous les doigts du pianiste, qui jamais n’insiste, mais nous offre un tableau tout de délicatesse auquel succède la Sonate pour piano n° 4 en fa dièse majeur d’Alexandre Scriabine, lumineuse dans la fluide interprétation de Bruce Liu qui en enchaîne les deux mouvements. Scriabine décrivait cette pièce comme « le vol de l’homme vers l’étoile, symbole du bonheur ».

Après l’entracte et le « second semestre » de Tchaïkovski, le jeune pianiste achevait son programme par la pièce maîtresse qu’est la Sonate n° 7 opus 83 de Prokofiev. Le jeu délié de l’instrumentiste atteint une densité profonde, remodèle les contrastes, accentue les lignes comme dans les tableaux de Rouault, tranche dans le vif, sculpte avec force, semble être à la source même d’une énergie indomptable. On est pris par la fièvre du premier mouvement Allegro inquieto, l’étonnante expressivité mélodique du deuxième, le martèlement mécanique du finale qui sonne comme une conjuration cathartique.

Bruce Liu, piano. Conservatoire Darius Milhaud. 23/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Bruce Liu, piano. Conservatoire Darius Milhaud. 23/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

On est fasciné, suspendu, transporté dans un autre espace-temps où tout devient signifiant. La violence musicale renvoie au qualificatif souvent attribué à cette sonate ainsi qu’aux n° 6 et 8, « sonates de guerre », car, composées en Russie durant la Seconde Guerre mondiale. La n° 7, publiée en 1943 reçut cette année-là le prix Staline !
Généreux, le jeune artiste offrit quatre bis où il avait le plaisir de retrouver le Chopin de son concours, Les Sauvages de Rameau, et la première Gnossienne d’Éric Satie qui prit des volumes fantastiques et inédits. Quelle musique !!!

 

Concert donné au Conservatoire Darius Milhaud le 23 avril 2025 dans le cadre du Festival de Pâques.

Les fées n’ont pas toujours de baguettes!

Les fées n’ont pas toujours de baguettes!

Après une Passion selon Saint-Matthieu peu mémorable, le Festival de Pâques offrait l’une de ses plus belles pages orchestrales avec le concert de l’Orchestre de la Suisse Romande dirigé par la jeune cheffe, Elim Chan qui a déjà enregistré, si l’on excepte le Richard Strauss, une partie du programme de la soirée chez Alpha Classics en 2024.

Trois petites danses…

En ouverture, Elim Chan proposait trois petites danses extraites de la suite All these Lighted Things (2017) de la compositrice américaine Elisabeth Ogonek (née en 1989). Ces trois temps finement ciselés tirent leur titre d’un poème de Thomas Merton, moine trappiste américain, célèbre pour son œuvre d’écrivain et ses dialogues avec les autres religions et sa position humaniste et non-violente. 

Le poème qui a inspiré Elisabeth Ogonek évoque l’aube d’une journée ensoleillée et l’apaisement d’une terre réconciliée avec les êtres humains. Les percussions tiennent un grand rôle dans la composition de la première « danse » et dialoguent avec les autres instruments de l’orchestre qui semble citer les éléments d’une mélodie classique en clin d’œil à un passé révolu. Marimba, timbales, cloches apportent une coloration joyeuse à l’œuvre qui semble vouloir faire danser le monde. Le deuxième mouvement a été défini par la compositrice comme « une sarabande sous l’eau », amenant ainsi une déclinaison des éléments premiers.

Orchestre de la Suisse Romande. Elim Chan, direction. Renaud Capuçon, violon. Grand Théâtre de Provence. 19/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Orchestre de la Suisse Romande. Elim Chan, direction. Renaud Capuçon, violon. Grand Théâtre de Provence. 19/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Enfin, le dernier mouvement, très alerte, développe une esthétique de contrastes, cordes exacerbées et couleurs pastorales, tandis que les rythmes évoquent ceux de L’Apprenti sorcier de Paul Dukas. Le tout s’achève en un tutti orgiastique sur lequel se posent, légères, dans le silence qui s’installe les clochettes d’un univers qui s’éloigne.

 Violon roi !

Œuvre de jeunesse, Richard Strauss n’a que dix-sept ans lorsqu’il le compose, le Concerto pour violon et orchestre en ré mineur tient en lui les promesses des chefs-d’œuvre à venir.

Certes, son auteur adulte détesta son travail et pourtant, la partition est déjà superbement maîtrisée, emplie de souvenirs des modèles du jeune musicien, Beethoven, Brahms, avec quelque chose de la liberté espiègle de Mendelssohn. Le violon de Renaud Capuçon s’empare avec une inépuisable verve de cette légèreté juvénile, en laisse percevoir les nuances, les emportements, les défis à la pesanteur, les élans hardis, en une virtuose élégance. L’orchestre le suit, mené avec une intelligente fougue par Elim Chan. Et l’on se dit alors, tant on est transporté par les houles mélodiques, que ce concerto est injustement méconnu. Richard Strauss offre ici une œuvre d’un romantisme débridé, puisant dans le Sturm und Drang (tempête et passion) de ses origines.

Orchestre de la Suisse Romande. Elim Chan, direction. Renaud Capuçon, violon. Grand Théâtre de Provence. 19/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Orchestre de la Suisse Romande. Elim Chan, direction. Renaud Capuçon, violon. Grand Théâtre de Provence. 19/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

 Danser l’amour

Une autre danse naissait après l’entracte, celle de Roméo et Juliette, « ma première œuvre soviétique officielle » souriait son auteur, Prokofiev, qui la composa pour le théâtre Kirov de Leningrad.

En fait, le compositeur sut habilement jongler entre diverses influences stylistiques, rythmes dont la vivacité entre en contrepoint avec les passages lyriques ou « trop romantiques », dissonances, entremêlements qui décrivent une jeunesse passionnée et désespérée. Elim Chan est alors une véritable petite flamme face à l’orchestre dont elle semble modeler les nuances et les tempi, les volumes et les structures. Sans baguette, elle module l’air avec ses mains qui, semblables à des ailes se ploient, s’élargissent, pointent, précises, vives, sculptent les sons avec une infinie douceur. Elle est musique, émouvante, bouleversante. Rarement la Danse des chevaliers (Montaigus et Capulets) a connu une telle puissance, c’est elle qui détermine les éléments de la tragédie à venir.

Orchestre de la Suisse Romande. Elim Chan, direction. Renaud Capuçon, violon. Grand Théâtre de Provence. 19/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Orchestre de la Suisse Romande. Elim Chan, direction. Renaud Capuçon, violon. Grand Théâtre de Provence. 19/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

La fermeté de l’exécution se plie à la poésie du conte lorsque Juliette est enfant, fait un détour par les accents de Pierre et le loup dans les Masques, cloue le spectateur sur place dans les dissonances de la Mort de Tybalt dont les rythmes scandés par le bras métronome de la cheffe s’abattent fatals sur le personnage. L’orchestre est un être vivant dont chaque cellule est sensible et nous raconte les mille facettes de la même histoire.
Une soirée d’anthologie !

Concert donné le 19 avril 2025 au Grand Théâtre de Provence, dans le cadre du Festival de Pâques