Elle fait du piano debout

Elle fait du piano debout

Dans sa robe de petite fille rose, Hiromi a fait mettre le Grand Théâtre de Provence debout au Festival d’Art Lyrique d’Aix-en-Provence
Hiromi Uehara est l’une des rares femmes cheffe d’orchestre de jazz, genre musical encore fortement dominé par les hommes. C’est ce qui lui a donné sans doute le goût du renversement des attentes : avec ses allures de petite fille, elle aborde la musique avec une maturité et une inventivité flamboyantes. Dans la lignée d’Ahmad Jamal qui fut son mentor (1999), pour la sophistication des compositions, mais aussi celle de Chick Corea ou Frank Zappa, elle nous fait partager une aventure musicale décoiffante, aussi originale que fascinante. Elle offrait au public du GTP les morceaux de son dernier opus, Sonicwonderland. Pour la première fois, elle intègre dans la formation qu’elle dirige une trompette, pas n’importe laquelle, il lui fallait « un improvisateur extraordinaire avec un son chaleureux et sombre, qui puisse jouer avec des effets électroniques ». Cette perle rare est Adam O’Farrill, avec lequel elle se livre à des duos jazzy entre mélancolie et sourire, où la trompette laisse le souffle s’incarner. Sur Go Go, le clavier impose un univers funky qui s’appuie sur la basse d’Hadrien Féraud et se livre à des improvisations fulgurantes avec Adam O’Farrill.

L’imagination au pouvoir !

Le jeu entre le piano acoustique et les deux claviers électroniques tisse un patchwork coloré qui navigue entre les textures sonores, puissance évocatrice de l’acoustique, sons dilatés et transformés de l’électro : Hiromi jongle entre les trois instruments, joue souvent sur deux claviers différents en même temps, accentuant les contrastes et catapultant les époques. Le jazz fusion affleure avec Trial and Error dans la mouvance de Bitches Brew de Miles Davis (1970). Auparavant, en ouverture, Wanted installait une section rythmique d’une énergique efficacité, puis, Sonicwonderland, inspiré des bourdonnements des vieux jeux informatiques, nous mène du côté du funk et de la fusion avec ses grooves syncopés assurés par la basse et la batterie tenue par Gene Coy aux solos ébouriffants.

Hiromi 10juillet 2024.© Festival d'Aix

Hiromi 10juillet 2024 © Festival d’Aix

L’élégance mélodique de la pianiste se love dans Polaris. Fluidité qui se retrouvera dans l’entrée du trompettiste sur Up, ancré sur les accords du piano. La luxuriance instrumentale permet de passer par tous les registres. Pétillante, la pianiste orchestre avec humour les ensembles et les solos, apportant à chacune de ses compositions un air de liberté. Poésie, efficacité rythmique, élans, tout se conjugue dans le toucher délicat de la musicienne qui se lance dans de savoureux échanges avec ses complices. En bis, abandonnant le côté « cartoonesque », elle revient seule au piano acoustique avec des envolées stratosphériques et une exubérance vivifiante, puis, rejointe par ses musiciens, virevolte entre leurs vagues virtuoses, en un entrelacement généreux et brillant. « Le piano est comme un avion, il peut m’emmener n’importe où » dit-elle, et son public avec !

Le 10 juillet, Grand Théâtre de Provence, Aix-en-Provence

Dans le bain!

Dans le bain!

Lors des journées Art, Soin, Citoyenneté  organisées par le 3bisf, était proposée l’expérience de Bain public#1 et #2 de Catherine Contour
Formée à la danse contemporaine dans l’effervescence des années 80 à Paris et à New-York, la chorégraphe Catherine Contour, qui se présente comme « artiste-exploratrice » se joue des codes et réinvente l’art du spectacle qu’elle se refuse à envisager comme « spectaculaire ».  Elle instaure ainsi une relation nouvelle entre les artistes, les publics et le cadre dans lequel ils se trouvent.
Bains est le nom du laboratoire artistique qu’elle a initié dans les années 2000 afin d’élaborer un « outil hypnotique pour la création » et développer le « Danser brut », une pratique chorégraphique inédite qui permet d’appréhender notre relation au monde, en expérimentant l’hypnose comme nouveau média.

Premier temps

L’expérimentation menée avec les publics au 3bisf s’immisçait le 20 juin dans les jardins du Pavillon de Vendôme. Au fil des arrivées, se constituaient de petits groupes autour d’un ou d’une meneur/meneuse de jeu tandis que trois drapeaux -des couvertures de survie déployées au bout de longs bambous- flottaient au vent. Leur frémissement aquatique installait comme une sphère sonore dans l’espace du parc. Chaque participant, suivant les indications données, laissait sa propre couverture de survie « décider » du lieu propice où il se laisserait aller à expérimenter sa propre pesanteur, sur le dos, le ventre, le flanc. Les gouttes de pluie incitaient à s’envelopper dans la matière dorée et argentée, à regarder le paysage à travers, dessiné alors en ombres… moment de lâcher prise qui se conclut par une initiative inattendue : le bassin se trouva recouvert de couvertures brillantes qui furent ensuite ôtées, repliées, rendues.

Bains Publics au Pavillon de Vendôme © M.C.

Bains Publics au Pavillon de Vendôme © M.C.

Glisser hors du temps

Une démarche simple, presque enfantine, comme elle le sera lors de la deuxième étape : ce Bain#est scandé en temps de pause, d’observation, de déambulation, d’écoute avec une bassine puis des bocks transparents remplis à moitié d’eau et d’objets autour desquels on a joué, évalué, rêvé. L’étonnant est que l’on se prend au jeu, on se laisse aller à ces activités hors du temps. Une fascination s’exerce alors sur l’infime, les détails, les éléments, et le mouvement naît : les artistes dansent, non pour faire preuve d’une technique au service d’un propos mais dans une harmonie de gestes qui épousent la fragilité de l’instant. Une histoire poétique de résonance et d’écoute…

Les 20 et 22 juin, Pavillon de Vendôme et 3bisf, Aix-en-Provence

Chantons sous la pluie ou presque

Chantons sous la pluie ou presque

Programmé dans la cour de l’Hôtel Maynier d’Oppède, le concert de Jawa Manla s’est déplacé dans l’amphithéâtre de ce haut lieu aixois

Petite pluie sur Aix, mais hors de question d’annuler le concert de la chanteuse et joueuse de oud, Jawa Manla. La jeune artiste, qui fut aussi présente lors de la soirée des 40 ans de l’OJM le 12 juillet 2024, réunissait autour d’elle ses complices, pour la plupart issus de l’Orchestre des Jeunes de la Méditerranée, sur ses compositions : Elif Canfezâ au kemenche (nommé parfois lyre de la Mer Noire à trois cordes frottées par un archet), Adèle Viret au violoncelle que l’on a déjà entendue au festival l’an dernier avec le groupe qu’elle a fondé, Mosaïc, Pierre Hurty à la batterie, Sinan Arat à la flûte et au ney, enfin Munzer Al Kaddour, récitant. Le programme de la soirée reprenait les morceaux de l’album Distant Roots, malheureusement pas disponible physiquement, mais accessible sur diverses plateformes du net.

Le fil des textes se fonde sur deux grands thèmes : l’amour de la musique, la joie viscérale qu’elle apporte et l’exil doublé de l’impossibilité du retour vers la terre natale, la Syrie. La jeune artiste évoque dans Layla l’enthousiasme éprouvé lorsqu’elle était enfant au moment d’aller suivre sa leçon de oud à l’école de musique, dansante et jubilatoire énergie. Une chanson traditionnelle syrienne vient s’insérer dans ce parcours, Bali Ma’ak, un air qui a accompagné l’adolescence de la musicienne et qui raconte la perte de l’être aimé, blessure sans espoir, où l’écho de la voix disparue semble se confondre avec les contrepoints du violoncelle. La voix de Jawa Manla, subtilement modulée, profonde et expressive, sait épouser l’intériorité des poèmes avec une sobre élégance. On ressent dans Dafa (qui signifie chaleur et convivialité en arabe) la distance si courte, une journée de voiture, entre Marseille et la Syrie et pourtant infranchissable.

Jawa Manla au Festival d'Aix

À la nostalgie liée au déracinement se lie la récitation du poème de Nizar Kabbani avec ses odeurs de café, de jasmin et de cardamone. Les lettres des amours interdites du poète Ibn Zeydoun (1003-1071) et de sa compagne poétesse, Wallada bint al-Mustakfi, la Sappho arabe (994-1091) viennent raconter les similitudes entre la mosquée-cathédrale de Cordoue et la mosquée de Damas et les inatteignables partages… La virtuosité de l’oudiste se joue des rythmes, mêlant ceux des musiques arabes aux balkaniques à sept temps ou aux quatre temps de la musique classique européenne. La fusion entre les sonorités d’instruments d’origines différentes, la variété des styles, la profondeur du propos, la justesse de l’abord d’une musique à la fois savante et populaire séduisent, lumineuses et sensibles.

Le 22 juin, Hôtel Maynier d’Oppède, Aix-en-Provence, dans le cadre d’Aix en juin

Le monde est un théâtre

Le monde est un théâtre

La nouvelle création de la Compagnie Les Estivants a offert une étape de travail déjà fort aboutie au 3bisf
« Le monde est un théâtre ». La formule shakespearienne ne se doutait probablement pas combien le goût de se mettre en scène ferait florès aujourd’hui avec l’apparition des réseaux sociaux. Les animateurs de radio ou de télévision l’ont bien compris : la célébrissime émission nocturne de Macha Béranger sur France Inter, Allô Macha, en est un exemple flagrant : entre 0h 30 et 3 heures du matin, la parole était donnée par téléphone aux confidences des auditeurs. Reprenant avec humour le titre du film de Jacques Besnard sorti en 1975, C’est pas parce qu’on a rien à dire qu’il faut fermer sa gueule, la comédienne, metteure en scène et dramaturge Johana Giacardi concocte avec une intelligence théâtrale folle un spectacle construit sur le mode des scènes ouvertes animées par un « Monsieur Loyal » de cirque (en l’occurrence une « Madame Loyal », interprétée par l’auteure en personne). 

Le dispositif scénique en cercle favorise la communication. Après une introduction facétieuse, les membres du public sont appelés à se confier sur un fait marquant de leur parcours. Immédiatement, une jeune femme se dresse et part dans une confession aussi vive que spirituelle et délicieusement provocatrice qui amène les spectateurs à approuver, d’abord silencieusement, puis par des applaudissements d’assentiment. Des remarques fusent, des rapprochements se dessinent. Certes, la plupart des interventions sont programmées et finement orchestrées. Des fils s’esquissent, passant du thème de Roméo et Juliette, à celui du théâtre dans le théâtre, du jeu des apparences, de ce que chacun livre aux autres. Quel est le personnage de chacun ? Impossible d’oublier l’origine des termes : « personnage » vient du latin « persona », désignant le masque de l’acteur, « per » signifiant « à travers » et « sonum », le son ; le masque est l’accessoire qui laisse passer la voix de l’acteur avant de désigner le rôle qu’il joue puis son « caractère ».

Esquisse travail Cie Les Estivants

étape de travail © Les Estivants

Le texte de la pièce, car il s’agit bien d’une pièce qui épingle les nouveaux modes de communication et d’être au monde, s’attache à l’ambiguïté du personnage théâtral, à sa véracité malgré le principe d’illusion qui le gouverne : sans doute, le théâtre est le seul lieu où les êtres sont vrais, car interprétant le rôle qui leur est dicté à l’inverse du kaléidoscope des apparences dans lequel les êtres se diffractent sur la scène du monde. Le quatrième mur est mis en miettes, convoquant chacun à un dévoilement qui peut aussi n’être que façade. Les mots ne révèlent que les histoires que nous construisons autour de nos propres représentations. Dans cet exercice de liberté, Anaïs Aouat, Naïs Desiles, Anne-Sophie Derouet, Édith Mailander et Johana Giacardi excellent. En exergue de la pièce, est cité Gilles Deleuze : « quel soulagement que de n’avoir rien à dire, le droit de ne rien dire, parce que seulement à ce moment-là il devient possible de saisir cette chose rare et toujours la plus rare : ce qui vaut la peine d’être dit ». Comme à son habitude, Johana Giacardi nous entraîne sans avoir l’air d’y toucher, sur un mode où l’énergie et le rire se chahutent, dans une réflexion profonde sur le l’art, les relations entre les êtres, le théâtre enfin, surtout…

Le 30 mai, 3bisf, Aix-en-Provence

  (Le spectacle sera créé la saison prochaine des Théâtres aux Bernardines)

Avec le monde en chambre d’échos

Avec le monde en chambre d’échos

La nouvelle exposition temporaire du 3bisf, Sympathies n° 1, permet de découvrir l’artiste en résidence, Juliette George

Il s’agit de la première exposition personnelle de la jeune artiste dont le parcours est aussi brillant qu’atypique. Après une classe préparatoire littérature et un master en géopolitique, elle intègre l’ENSP d’Arles (École nationale supérieure de la photographie) en 2018 où elle obtient son diplôme avec les félicitations en 2021 en rendant à l’examen final, non une photographie mais un texte. Le dispositif sous l’égide de la commissaire de l’exposition, Marion Zilo, s’organise en trois volets. 

Face à la salle principale semée de méridiennes d’époques et de formes diverses, deux cellules ouvertes : celle de droite, tapissée de mots qui constituent une cartographie intérieure, correspondrait à l’hémisphère droit du cerveau, celui de la réflexion, et celle de gauche, plus austère, contenant un simple monolithe blanc dont la partie supérieure comprend une simple étagère où attendent, serrés les uns contre les autres les exemplaires du premier livre de l’artiste, Sympathies n°1. Au visiteur de s’emparer d’un volume, de s’installer confortablement sur l’une des méridiennes et de se plonger tranquillement dans la lecture.

cellule 2 Juliette George au 3bisf

Les grands lés de papier qui recouvrent la surface des murs de la cellule n° 1 sont le développement graphique d’un travail qui tenait dans un mètre carré confie l’artiste : « ce sont mes notes préparatoires, dans la forme même où je les ai transcrites ». 

On y lit les injonctions qu’elle se donne à elle-même «  répondre à des Apl à projets », « trouver ma narration – mon adresse – mélange contemporain de théories psychiatriques et de fiction », des citations en vrac de Flaubert, Foucault, Lacan, Jauss, Genette, Barthes, Gustave Guillaume, linguiste dont le nom est enserré dans un angle inversé posé sur un ligne en référence à sa perception du temps, des questionnements, « qu’est-ce que c’est pour moi le plaisir du texte ? », des éléments historiques sur le traitement et la perception de la folie, des anecdotes, des définitions, celle de la fiction par exemple de « defigo (planter, ficher, enfoncer), defigere, fixer les yeux sur le sol, les regards sur quelque chose, paralyser, rendre immobile, établir, déclarer, percer l’image de quelqu’un avec une aiguille, envoûtement, vs l’histoire (histanumi : principe de fiction est une fixation)…

Juliette George remarque dans son livre qu’elle « n’a pas trouvé de théorie de la réception de l’œuvre relative au confort matériel » mais que des chercheuses de l’Association for Research in Vision and Ophtalmology (Maryland) « avaient conclu une enquête en estimant que les postures avaient leur incidence autant sur le plaisir que sur l’efficacité de la lecture ». 

Des méridiennes pour lire tranquillement

Bref, le dispositif mis en œuvre ici c’est aussi « donner au collectif les qualités de l’individuel ». Les visiteurs ne se privent pas de ce nouveau confort et se prennent à rêver de l’extension d’une telle initiative.
On retourne au livre, invariablement, les histoires se tissent, celle du 3bisf, de la psychiatrie, de la résidence, du père interné à Sainte-Anne le jour où Juliette George reçoit l’appel à candidature pour le 3bisf. 

Deux violons et une guitare

Deux violons et une guitare

En première mondiale à l’Ouvre-Boîte jouait le duo Jean-Christophe Gairard et Tcha Limberger 

La caractéristique de l’Ouvre-Boîte est de réserver un accueil particulier aux créations et aux rencontres. Celle des violonistes Jean-Christophe Gairard et Tcha Limberger est à marquer d’une pierre blanche. Leur rencontre en 2008 en Transylvanie a scellé une complicité fondée sur leur passion commune pour le violon et le son non amplifié. L’amour des musiques pratiquées chez les Hongrois ou les Roumains de Transylvanie a même détourné Jean-Christophe Gairard de ses études de pharmacie et l’a converti à la carrière de musicien.

« Nous allons jouer des morceaux de la musique que l’on aime, sourit Tcha Limberger, un peu de musique modale, beaucoup de musiques de Transylvanie, de Roumanie, de Grèce… même un peu de musique tzigane. Il ne faut pas se leurrer, on baptise tout musique tzigane, alors que les Tziganes jouaient la musique des pays dans lesquels ils se trouvaient pour répondre aux attentes des gens, à Paris, ils jouaient du musette, dans les pays slaves de la musique slave… ».
Même si jouer en duo était, d’après les deux musiciens, un « challenge », le résultat fut captivant et subjugua l’assistance de l’Ouvre-Boîte. Une chanson tzigane pour le coup, en romani, évoque les malheurs de la guerre et des mères qui pleurent leurs fils et leurs maris, écho aux remuements actuels du monde. Sur leurs «instruments sans câble », les musiciens passent d’une chanson grecque, du « prérébétiko », née à Istanbul avant la grande catastrophe (1922, le sac de Smyrne) qui chassa les Grecs de la Turquie, à une chanson venue de Roumanie. On voyage allègrement entre les sonorités et les contrées.

Duo Limberger/ Gairard

Duo Limberger/Gairard © DR

La voix de Tcha, parfois rejointe par celle de son complice, se glisse avec une souple aisance dans tous les timbres, reprenant la voix des chansons traditionnelles d’Épire lorsqu’une histoire de Klephtes (ces montagnards insurgés de la Grèce sous domination turque et qui se livraient au brigandage) se dessine, puis celle d’une complainte aux accents slaves, on l’entendra lors du bœuf impromptu et festif après le concert avec le clarinettiste et professeur de jazz Jean-François Bonnel et deux de ses élèves sur des musiques de jazz avec la même virtuosité.
À tour de rôle les deux musiciens laissent le violon pour une guitare, les doigts courent, les archets volent, une corde aura même la fantaisie de se casser d’enthousiasme. Les mélodies s’accélèrent se transforment en joutes espiègles lors desquelles chacun éprouve la rapidité et l’endurance de l’autre. Quel panache ! C’est fin, léger, profond, virtuose, complice. Un pur bonheur ! 

8 & 9 février, L’Ouvre-Boîte, Aix-en-Provence

Duo Limberger / Gairard © DR