Règle de trois !

Règle de trois !

Le festival des Nuits pianistiques (28 juillet au 10 août 2025) imaginé et finement concocté par le grand concertiste Michel Bourdoncle fête sa trente-troisième édition cette année ainsi que le vingtième anniversaire de l’académie Les Nuits pianistiques d’Aix-en-Provence, volet d’éducation et de perfectionnement dont l’existence a paru rapidement évidente dans l’esprit de partage du festival.
Était invitée le 6 août dernier la grande concertiste Marta Zabaleta, multi primée et qui mène une carrière internationale auprès d’orchestres tels l’English Chamber Orchestra, et dans des salles aussi prestigieuses que le Carnegie Hall de New York. Sa curiosité la conduit dans des enregistrements consacrés à César Franck, Rachmaninov, Alicia de Larrocha, Pompey, J.Rodrigo ou encore Granados. Parallèlement à sa carrière de soliste elle est l’actuelle directrice de l’Académie Marshall de Barcelone, enseigne le piano à Musikene (Académie supérieure de musique du Pays Basque) et a récemment reçu la médaille Albéniz décernée par la Fondation publique Isaac Albéniz.

Le 6 août, native du Pays basque espagnol, la disciple de Dominique Merlet rendait hommage à ses racines dans un programme qui convoquait Scarlatti, Soler, Albéniz, Donostia et Granados. Sans doute en hommage malicieux aux trente-trois ans du festival, la pianiste offrait un programme où chaque compositeur était abordé par le biais de trois pièces, (trois sonates pour Scarlatti et Soler, trois extraits des Goyescas de Granados, trois préludes de Donostia, trois passages d’Iberia d’Albéniz et finira par trois bis !)

Marta Zabaleta / août 2025/ Nuits pianistiques d'Aix © X-D.R.

Marta Zabaleta / août 2025/ Nuits pianistiques d’Aix © X-D.R.

Inspiration espagnole 

« Scarlatti est le plus espagnol des italiens ! Il signait même Domingo au lieu du « Domenico » de sa naissance, signifiant à quel point il se sentait espagnol », sourit Marta Zabaleta. En effet, le compositeur napolitain quitta une première fois son pays natal pour le Portugal où il enseigna le clavecin à Marie-Barbara de Bragance, fille aînée du roi Jean V de Portugal. Il suivit son élève en Espagne lorsqu’elle épousa l’héritier de la couronne, le futur Ferdinand VI. Après une courte éclipse au royaume de Naples, il s’installa définitivement à Madrid en 1733 (il y mourut en 1757). 

Ses Trois Sonates, K32 en ré mineur, K 492 en ré majeur, K27 en si mineur sonnent comme une mise en doigts aux exercices variés dont la finesse et la musicalité rappellent combien les « études » peuvent être subtiles, déjà bien avant Chopin !
Scarlatti en présentait ainsi les partitions : « Lecteur, que tu sois Dilettante ou professeur, ne t’attends pas à trouver dans ces Compositions une intention profonde, mais le jeu ingénieux de l’Art afin de t’exercer à la pratique du clavecin. Je n’ai recherché dans leur publication, ni l’intérêt, ni l’ambition, mais l’obéissance. Peut-être te seront-elles agréables, dans ce cas j’exécuterai d’autres commandes dans un style plus facile et varié pour te plaire : montre-toi donc plus humain que critique ; et ainsi tes plaisirs en seront plus grands. Pour t’indiquer la position des mains, je t’avise que par le D j’indique la droite et que par le M la gauche : sois heureux. »
Dès les premières notes, on goûte la perfection du jeu de l’interprète, un travail qui va au fond des touches, une maîtrise simple, intelligente et comme évidente. 

Marta Zabaleta / août 2025/ Nuits pianistiques d'Aix © X-D.R.

Marta Zabaleta / août 2025/ Nuits pianistiques d’Aix © X-D.R.

On a l’impression de voir un artisan devant son établi qui s’empare du clavier comme un outil docile et fait à sa main. Suivaient les Trois Sonates en do mineur, do dièse mineur et fa dièse mineur de l’un des élèves de Scarlatti, Soler, que l’on nomme parfois « Padre Soler » (il se consacra à la vie monastique à partir de 1752 au monastère de l’Escurial où il occupa les fonctions d’organiste et de maître de chapelle). Est-ce par l’approche tout en rondeur de Marta Zabaleta, en un mouvement ample et précis des bras, que la musique s’incarne aussi puissamment ? L’artiste laisse les cordes vibrer pour repartir sur leur dernier frémissement, accordant une poésie particulière à ces compositions qui en deviennent intemporelles, jonglant entre la verticalité des accords et l’irrépressible allant de leur tissage mélodique. 


La première partie du concert se refermait sur des extraits de la suite Goyescas de Granados. Le compositeur né à Llieda (Catalogne) expliquait à propos de ses Goyescas (1911) : « Je suis amoureux de la psychologie de Goya, de sa palette, de sa personne, de sa muse la duchesse d’Alba, des disputes qu’il avait avec ses modèles, de ses amours et liaisons. Ce rose blanchâtre des joues qui contraste avec le velours noir ; ces créatures souterraines, les mains perle et jasmin reposant sur des chapelets m’ont possédé ».
Marta Zabaleta présentait d’abord deux pièces de la première partie de l’œuvre : Los requiebros (les compliments, ou flatteries), sur le tempo d’une danse aragonaise du nord de l’Espagne, une jota aux variations brusques de rythmes, où d’invisibles personnages semblent rire, danser, s’interpeler ; puis, « complainte ou la jeune fille et le rossignol », Quejas o la maja y el ruiseñor, au lyrisme délicat. Granados dédia cette pièce à son épouse, Amparo. 

Marta Zabaleta / août 2025/ Nuits pianistiques d'Aix © X-D.R.

Marta Zabaleta / août 2025/ Nuits pianistiques d’Aix © X-D.R.

Une jeune fille chante des airs à son rossignol qui lui répond. Les trilles se multiplient avec souplesse dans ce tableautin à la délectable fraîcheur. Une discrète nostalgie sourd du dialogue où naissent des bouquets d’arpèges. El Pelele (le mannequin) qui a été ajouté plus tard au volume de Goyescas est la seule pièce correspondant réellement à un tableau, les autres transcrivant davantage les atmosphères sublimées par le peintre. 

Un voyage par les provinces ibériques

Après l’entracte, Marta Zabaleta nous invitait à découvrir le musicien, Aita Donostia (ou José Gonzalo Zulaika Agirre), prêtre, moine capucin et musicologue, organiste, académicien et compositeur basque, né en janvier 1886 à Saint-Sébastien (c’est au conservatoire de cette ville de la côte basque que Marta Zabaleta a suivi ses premières classes). 

Le premier Prélude, Improvisation sur un thème basque, a des allures de comptine et semble renouer avec la simplicité de l’enfance en une évidence qui peu à peu s’emplit de gravité. Dans la forêt brosse un paysage lumineux où l’imaginaire prend corps. Enfin, on sourit à la Danse des garçons, et ses joutes traditionnelles que l’on retrouve dans le zortziko soulignées par les échos ménagés entre main gauche et main droite sur le clavier. 
Le jeu lumineux et incarné de Marta Zabaleta s’épanouit encore dans les trois passages d’Iberia d’Albeniz, Evocación, El puerto et Corpus Christi en Sevilla. Le pittoresque des mélodies et des rythmes devient prétexte à variations, élans, recompositions. 

Marta Zabaleta / août 2025/ Nuits pianistiques d’Aix © X-D.R.

Les « cartes postales » se fondent dans une musique puissamment structurée aux falaises orageuses, aux modulations d’une douceur infinie et aux sublimes enchevêtrements polyphoniques. Debussy et Messiaen considéraient Iberia comme le chef d’œuvre pianistique du XXème siècle. Debussy écrivait : « les yeux se ferment comme éblouis d’avoir contemplé trop d’images». La pianiste sait rendre avec une justesse et une éloquence sans afféterie ces éblouissements. 

Généreuse, elle jouera en bis La danse rituelle du feu de L’amour sorcier de Manuel de Falla, transformant le piano en orchestre complet, puis L’arabesque n° 1 de Claude Debussy, rêve fluide de finesse poétique avant de mettre un point d’orgue au concert par une danse de Granados. Ravissements !

Concert donné le 6 août 2025 dans la salle Campra du Conservatoire Darius Milhaud dans le cadre du Festival Les Nuits pianistiques d’Aix.

Marta Zabaleta / août 2025/ Nuits pianistiques d’Aix © X-D.R.

Si tous les musiciens du monde…

Si tous les musiciens du monde…

L’histoire de l’Orchestre des Jeunes de la Méditerranée remonte à plus de quarante ans (il a été fondé en 1984). Au fil des partenariats il a été rattaché officiellement au Festival d’Aix en 2014 sous l’impulsion du directeur du festival Bernard Foccroule qui chargea Émilie Delorme, alors directrice de l’Académie du Festival d’Aix, de diriger le projet.
 En clôture de la soixante-dix-septième édition du Festival d’Aix le lundi 21 juillet, le Grand Théâtre de Provence, comble, accueillait cette belle formation qui réunit une centaine d’instrumentistes venus des nombreux conservatoires des pourtours de la Méditerranée. Rarement le plateau du GTP reçoit une telle phalange de violons, altos, violoncelles, contrebasses, flûtes, hautbois, clarinettes, bassons, cors, trompettes, trombones, tuba, percussions, harpe, et l’attendu Quintet de compositeurs, compositrices et interprètes.

 On est frappé par l’osmose parfaite entre et à l’intérieur des différents pupitres.
En seulement deux semaines de répétions, l’orchestre trouve sa voix, sa couleur.
« C’est inimaginable, s’exclamait leur chef d’orchestre Evan Rogister qui avait fait le louable effort de s’exprimer en français afin d’être compris de tous, c’est inimaginable que nous assistions tous à cette fabuleuse expérience de rassembler tous ces jeunes de la Méditerranée. Cet orchestre a commencé à jouer pour la première fois il y a deux semaines à Aix ! Et il ne s’attaque pas seulement aux grands compositeurs mais aussi à la musique orale créée avec le Quintet ! »
Ce dernier a travaillé à la composition de la création de cette année lors d’une résidence d’une dizaine de jours à Athènes au printemps 2025 à l’Opéra national de Grèce, sous la direction du trompettiste, compositeur et directeur musical des sessions de composition collective de l’OJM depuis 2015, Fabrizio Cassol

Concert de l’Orchestre des Jeunes de la Méditerranée sous la direction d’Evan Rogister le lundi 21 juillet 2025 au Grand Théâtre de Provence. Soprano : Amina Edris. Festival d’Aix-en-Provence. Photographies de Vincent Beaume.

Ensuite, les musiciens du Quintet transmettent à l’ensemble de l’orchestre leur composition qui est encore retravaillée, orchestrée, affinée… « Cet après-midi encore nous avons effectué des retouches et repensé des accompagnements », sourit Fabrizio Cassol. Evan Rogister rappelait aussi le mentorat attentif prodigué par le London Symphony Orchestra dont certains membres étaient présents dans la salle pour accompagner jusqu’au bout leurs « pupilles ». 

 Dialogue interculturel

La création collective occupait une place centrale au sein du concert, succédant à deux pièces de Wagner et de Gounod et précédant la Symphonie n° 1 de Malher.   
Des textes poétiques dont la traduction n’était pas donnée, « mais, selon les dires du chef d’orchestre, l’intensité d’émotion et le phrasé suffisent à l’évocation ». 

Et quelle évocation ! Le violon de Myrsini Pontikopoulou Venieri (Grèce), celui de Dala El Bied (Maroc) lumineuse aussi dans son chant, la clarinette de Georgios Markopoulos (Grèce), l’accordéon de Charles Kieny (France), la voix de Fahed Ben Abda (Tunisie), rejoints par la soprano égyptienne Amina Edris qui avait interprété auparavant L’air de la Crau de la Mireille de Gounod, offraient une pièce qui subjugua son auditoire. Les gammes orientales, les rythmes « boiteux » trouvèrent une harmonie magique avec les modes « classiques » européens.

Myrsini Pontikopoulou Venieri, celui de Dala El Bied lumineuse aussi dans son chant, la clarinette de Georgios Markopoulos, l’accordéon de Charles Kieny, la voix de Fahed Ben Abda, rejoints par la soprano égyptienne Amina Edris

La jonction entre les mondes s’effectue avec une grâce enthousiaste, les modulations propres aux danses traditionnelles de la Grèce et des Balkans tissent des liens époustouflants avec les amples nappes sonores de l’orchestre, la voix de Fahed ben Abda  se détache sur l’ostinato des cordes tandis que celle de Dala El Bied s’étire en sublimes mélismes et ornementations avant de s’élancer dans un phrasé en épure tout de délicatesse. Les premières notes étaient données par l’accordéon, scellant l’union entre le symbole d’un instrument populaire et d’un ensemble dédié aux musiques dites « savantes ». 

Si avec un certain humour (si l’on regarde les connotations du titre) le concert débutait par l’Ouverture wagnérienne des Maîtres Chanteurs de Nuremberg, donnant la mesure de l’orchestre, puis rendait hommage à la région d’accueil par la musique de Gounod sur un poème de Mistral, sa deuxième partie était littéralement « titanesque » avec la Symphonie n°1 dite « Titan » de Mahler.

Myrsini Pontikopoulou Venieri, celui de Dala El Bied lumineuse aussi dans son chant, la clarinette de Georgios Markopoulos, l’accordéon de Charles Kieny, la voix de Fahed Ben Abda, rejoints par la soprano égyptienne Amina Edris

Cette symphonie eut du mal à s’imposer : personne n’en voulait lorsque Gustav Mahler la propose en 1888, et les critiques ne seront pas tendres, il lui faudra attendre 1898 à Prague pour que son œuvre soit reconnue : chacun des mouvements sera applaudi et à la fin du concert on offrira à Mahler une palme et une couronne de lauriers. Elle aurait pu être donnée à l’OJM tant son approche fut magistrale. Sous la houlette passionnée et claire d’Evan Rogister qui danse littéralement sa direction, redessinant les nuances d’un geste souple de la main, les cordes vibrent d’une palette colorée, les bois ont une sorte d’évidence, les percussions précises et les vents cuivrés ajoutent au chatoiement de l’orchestration où se mélangent tragique et burlesque, sentiment de la nature, écho des musiques klezmer, flamboiements…
Le public est debout en une longue ovation.
Rendez-vous est déjà pris pour 2026 du 2 au 21 juillet !

 Concert de clôture du Festival d’Aix donné le 21 juillet 2025 au GTP

Concert de l’Orchestre des Jeunes de la Méditerranée sous la direction d’Evan Rogister le lundi 21 juillet 2025 au Grand Théâtre de Provence. Soprano : Amina Edris. Festival d’Aix-en-Provence. Photographies de Vincent Beaume.

Myrsini Pontikopoulou Venieri, celui de Dala El Bied lumineuse aussi dans son chant, la clarinette de Georgios Markopoulos, l’accordéon de Charles Kieny, la voix de Fahed Ben Abda, rejoints par la soprano égyptienne Amina Edris

Quelques chiffres à propos de l’édition 2025
64 000 spectateurs

37 000 places vendues

27 000 places consacrées aux évènements gratuits du festival

Taux de remplissage global  92% (pour 90% en 2024)

12 209 places (soit 39%) vendues à moins de 60 euros

2 313 places vendues au tarif jeunes pour les moins de 30 ans (réduction de 70% pour toutes les catégories)

220 journalistes accrédités (135 français et 85 internationaux)

Ô Nuit enchanteresse!

Ô Nuit enchanteresse!

Les pêcheurs de perles de Bizet était le dernier opéra du Festival d’Aix 2025, dédié à son directeur, Pierre Audi, mais aussi à la mezzo-soprano Béatrice Uria-Monzon disparue le matin même de l’unique représentation en version concert de ce bijou délicat.
Marc Minkowski, sans doute l’un des rares chefs d’orchestre à entrer en scène avec ses musiciens et à assister à l’accord de l’orchestre, signalant d’un geste sobre que le ton avait été trouvé, prononçait cette dédicace avec retenue avant de se tourner vers les instruments et débuter l’opéra programmé dans le cadre des manifestations célébrant le 150ème anniversaire de la mort du compositeur. Cadre triste, mais interprétation lumineuse qui a suscité les applaudissements du public pour chaque air, et mit debout le Grand Théâtre de Provence en une ovation unanime, chose suffisamment rare pour être notée !

Œuvre de jeunesse, Bizet a tout juste vingt-cinq ans lorsqu’il reçoit cette commande de l’Opéra Comique, elle n’a pas fait l’unanimité des critiques à sa création le 30 septembre 1863.

Hector Berlioz, cependant encouragea le jeune compositeur en écrivant dans le Journal des Débats : « un nombre considérable de beaux morceaux expressifs pleins de feux et d’un riche coloris ». 

Représentation en version concert de l’opéra Les Pêcheurs de Perle de Georges Bizet (1838-1875) le samedi 19 juillet 2025 au Grand Théâtre de Provence. DIRECTION MUSICALE : Marc Minkowski. ORCHESTRE : Les Musiciens du Louvre. LEÏLA : Elsa Benoit. NADIR : Pene Pati. ZURGA : Florian Sempey. NOURABAD : Edwin Crossley-Mercer. CHŒUR : Chœur de l’Opéra Grand Avignon. CHEF DE CHŒUR : Alan Woodbridge. Festival d’Aix-en-Provence. Photographies de Vincent Beaume.

Certes, le livret est ce qu’il est, et le choix économique de la version de concert peut aussi apparaître comme un choix esthétique : il n’est pas besoin aujourd’hui de se plonger dans une imagerie de catalogues de voyagistes pour entrer dans le récit de l’amitié entre les deux pêcheurs de perles, Zurga et Nadir, épris tous deux de la même femme, Leïla, prêtresse de Brahma et vouée à la chasteté. 

Bien sûr l’un d’entre eux rompt son serment et revoit secrètement la jeune fille. Lorsqu’elle arrive sur la plage pour protéger les pêcheurs par son chant, sous la direction du grand prêtre, Nourabad, Nadir reconnaît sa voix. Zurga, devenu chef du village, fou de jalousie condamne les amants à mort, regrettant sa cruauté et découvrant que Leïla l’a sauvé alors qu’elle était une enfant, il met le feu au village afin de créer une diversion et couvrir la fuite de ceux auxquels il a pardonné.  
Les notes du sur-titrage suffisaient amplement à mettre en scène la plage, les ruines d’un temple ou un village de Ceylan ! 

Représentation en version concert de l’opéra Les Pêcheurs de Perle de Georges Bizet (1838-1875) le samedi 19 juillet 2025 au Grand Théâtre de Provence. DIRECTION MUSICALE : Marc Minkowski. ORCHESTRE : Les Musiciens du Louvre. LEÏLA : Elsa Benoit. NADIR : Pene Pati. ZURGA : Florian Sempey. NOURABAD : Edwin Crossley-Mercer. CHŒUR : Chœur de l’Opéra Grand Avignon. CHEF DE CHŒUR : Alan Woodbridge. Festival d’Aix-en-Provence. Photographies de Vincent Beaume.

N’étant pas encombrés par un univers de pacotille, les spectateurs pouvaient se laisser porter par les chants du fantastique quatuor des protagonistes, le Chœur de l’Opéra Grand Avignon (Alan Woodbridge, chef de chœur) et les pulsations de l’Orchestre des Musiciens du Louvre.
La direction de Marc Minkowski atteint ici une pureté rare. Le chef d’orchestre semble être lié en une même respiration à chaque instrument, chaque choriste, chaque soliste. L’œuvre y atteint une puissance, une unité, une poésie d’une rare intensité. Chaque mouvement est ciselé, on perçoit les échos, les refrains, les strates de l’écriture fine et élégante du surdoué musical qu’était Bizet. Il écrit à la même époque que Verdi et pourtant il est déjà du XXème siècle. Immense mélodiste, il a le génie de composer des airs savants qui sont accessibles à tous et que tous peuvent fredonner immédiatement.

Cette grâce d’accéder directement à une esthétique populaire et hautement exigeante rend son œuvre encore plus attachante. Bien sûr, il y a la Romance de Nadir, mais l’air de Zurga, de Leïla, les duos, les interventions du chœur, sont toutes plus belles et intéressantes les unes que les autres. On pourrait bisser l’ensemble de l’opéra sans jamais se lasser !
Il faut dire que les artistes en présence sont d’une redoutable efficacité et d’une diction parfaite : Elsa Benoit endossait le rôle de Leïla pour sa première participation au festival d’Aix, émouvante, avec une voix maîtrisée de bout en bout, pleine jusque dans les aigus. La jeune soprano même devant son pupitre joue, incarne toutes les émotions de son personnage. 

Représentation en version concert de l’opéra Les Pêcheurs de Perle de Georges Bizet (1838-1875) le samedi 19 juillet 2025 au Grand Théâtre de Provence. DIRECTION MUSICALE : Marc Minkowski. ORCHESTRE : Les Musiciens du Louvre. LEÏLA : Elsa Benoit. NADIR : Pene Pati. ZURGA : Florian Sempey. NOURABAD : Edwin Crossley-Mercer. CHŒUR : Chœur de l’Opéra Grand Avignon. CHEF DE CHŒUR : Alan Woodbridge. Festival d’Aix-en-Provence. Photographies de Vincent Beaume.

Le ténor Pene Pati était tout simplement bouleversant dans la romance de Nadir, avec des nuances veloutées laissant percevoir la fragilité du pêcheur déchiré entre sa passion et le sentiment de culpabilité face à son ami, déployant des aigus aériens. Florian Sempey à la voix sculptée, campe Zurga, puissant dans ses colères. La basse Edwin Crossley-Mercer quant à lui est un Nourabad olympien. 
Les répétitions ayant eu lieu au conservatoire Darius Milhaud, le chœur eut un peu de mal à emplir la salle du GTP aux débuts du concert mais prit vite la mesure des lieux et offre un final somptueux à l’acte II. Les vagues sonores se projettent avec les envols de l’orchestre et subjuguent la salle. Perle sublime aux reflets de nacre…

Concert donné le 19 juillet 2025 au Grand Théâtre de Provence dans le cadre du Festival d’Aix 

Représentation en version concert de l’opéra Les Pêcheurs de Perle de Georges Bizet (1838-1875) le samedi 19 juillet 2025 au Grand Théâtre de Provence. DIRECTION MUSICALE : Marc Minkowski. ORCHESTRE : Les Musiciens du Louvre. LEÏLA : Elsa Benoit. NADIR : Pene Pati. ZURGA : Florian Sempey. NOURABAD : Edwin Crossley-Mercer. CHŒUR : Chœur de l’Opéra Grand Avignon. CHEF DE CHŒUR : Alan Woodbridge. Festival d’Aix-en-Provence. Photographies de Vincent Beaume.

Représentation en version concert de l’opéra Les Pêcheurs de Perle de Georges Bizet (1838-1875) le samedi 19 juillet 2025 au Grand Théâtre de Provence. DIRECTION MUSICALE : Marc Minkowski. ORCHESTRE : Les Musiciens du Louvre. LEÏLA : Elsa Benoit. NADIR : Pene Pati. ZURGA : Florian Sempey. NOURABAD : Edwin Crossley-Mercer. CHŒUR : Chœur de l’Opéra Grand Avignon. CHEF DE CHŒUR : Alan Woodbridge. Festival d’Aix-en-Provence. Photographies de Vincent Beaume.
Don Giovanni ou la mort à Venise

Don Giovanni ou la mort à Venise

C’est la tradition : depuis sa fondation, le festival d’Aix accueille un Mozart dans sa programmation. Pour ce passage obligé, le choix 2025 s’est porté sur Don Giovanni avec une distribution de haut-vol : voix superbes d’André Schuen magnifique Don Giovanni, Krysztof Bączyk, impressionnant Leporello, Golda Schultz, sublime Donna Anna, Magdalena Kožená, émouvante Donna Elvira, Amitai Pati, vindicatif Don Ottavio, Clive Bayley, Commandatore ambigu, Madison Nonoa spirituelle Zerlina, Paweł Horodyski, Masetto emporté, l’Estonian Philharmonic Chamber Choir dirigé par Aarne Talvik, enfin le Symphonierorchester des Bayerischen Rundfunks, le tout sous la houlette de Sir Simon Rattle. Musicalement, l’ensemble qui transporte son auditoire, coloré, nuancé, chaque ligne instrumentale travaillée avec finesse, rendant chaque mouvement, chaque tension, sensible, cordes veloutées, vents somptueux, sonorités généreuses, dès l’ouverture qui installe le jeu des pulsions contradictoires qui mènent l’action…

On est séduit par la qualité musicale irréprochable de cette version et l’enthousiasme serait complet si les partis pris de mise en scène ne laissaient quelque peu perplexe.  
Le jeune metteur en scène anglais, Robert Icke signe ici son premier travail avec l’opéra, une entrée grandiose puisque Don Giovanni de Mozart avait même été qualifié « d’opéra des opéras » par Wagner.

Don Giovanni/Festival d'Aix-en-Provence 2025 © Monika Rittershaus

Difficile entreprise que de trouver un nouveau point de vue pour entrer dans une œuvre aussi commentée, qui a nourri les réflexions de tant d’auteurs, depuis Søren Kierkegaard qui lui consacre une étude dans Ou bien… ou bien, qui oppose le stade « esthétique » (ou vie dionysiaque) dont la maxime serait « deviens ce que tu es » et la « vie éthique » qui se résumerait en « deviens ce que tu dois être ».

Bien évidemment, Don Juan, est au « stade esthétique » se refusant à tout repentir ! George Bernard Shaw le parodiera dans sa pièce Homme et surhomme en 1903 avec des variations sur le thème de Don Juan, le faisant par exemple gibier poursuivi par les femmes en une belle inversion du mythe, mais aussi en répondant à Nietzche, et instaurant une dialectique entre l’instinct et l’intellect.
Peu importe, les détours sont nombreux, philosophie et psychanalyse s’invitent.
La fascination exercée par un modèle extrême n’est pas à démontrer.
Être original dans ce contexte tient de la quadrature du cercle.
Sans aucun doute, Robert Icke innove ici dans la lecture du parcours de ce noble sans scrupules, séducteur impénitent, incapable de résister à ses pulsions malgré les injonctions de son valet, Leporello, véritable porte-parole des femmes qu’il a flouées et abusées.

Don Giovanni/Festival d'Aix-en-Provence 2025 © Monika Rittershaus

La volonté d’universalité se heurte cependant au cadre clinique choisi comme cadre et fond à l’œuvre, l’enserrant dans une forme d’étroitesse peu propice aux envolées. Don Giovanni, vêtu d’un blanc immaculé au début de la représentation, voit sa tenue peu à peu souillée du sang du meurtre initial. Forme christique pour le dépravé ?

En préambule à l’Ouverture de l’opéra, en hauteur (l’espace scénique est réparti sur deux niveau, la scène en bas est limitée par un escalier et des tubulures d’échafaudage, en haut, les lieux sont divisés par des rideaux d’hôpital qui seront enlevés ou remis au fil de l’intrigue), un vieillard qui s’avère par la suite être aussi le Commandeur, mais « en même temps » Don Giovanni, écoute de vieux vinyles avant de s’écrouler mort. Des images filmées projetées en fond de scène montreront son visage en gros plan, s’attarderont plus tard sur les corps de mannequins fatiguées aux traits mornes, qui correspondent aux conquêtes de Don Giovanni (« La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres » écrivait Mallarmé).

Don Giovanni/Festival d'Aix-en-Provence 2025 © Monika Rittershaus

Le « giocoso » de l’opéra mozartien (présenté comme un « dramma giocoso », drame joyeux) se trouve d’ailleurs seulement ici dans la vision de Robert Icke, dans son défilé d’une armada de jeunes femmes top modèles censées évoquer les « mille tre » conquêtes du rôle-titre. Le burlesque s’arrête là malheureusement, et l’action vire parfois à des évocations nauséabondes, faisant de Don Giovanni, non seulement un insatiable séducteur prêt à tout pour arriver à ses fins, même la violence, (il se sent au-dessus des lois par son statut social), mais aussi un pédophile. La scène de séduction d’une enfant qui arpente le plateau, telle une image de l’innocence perdue des personnages féminins de l’action, est tout simplement insupportable.

Malgré l’excellente tenue de l’interprétation musicale, on a presque l’impression que les personnages sont perdus dans cette confusion entre les êtres, désirant tirer le propos hors de ses rails, et le perdant. On voit errer Don Giovanni agrippé à un pied à perfusion comme s’il était dans un hôpital psychiatrique. Il disparaît remplacé par le Commandeur qu’il avait tué. Fusion réalisée entre le meurtrier et sa victime ? Identification de personnages issus d’une même caste et en fait pas si différents ? Il n’est pas de plongée fracassante aux Enfers, ni de véritable apaisement.

Don Giovanni/Festival d'Aix-en-Provence 2025 © Monika Rittershaus

Le véritable héros de l’histoire n’est plus Don Giovanni, finalement joué par ceux qu’il voulait tromper, et subissant l’enchaînement des évènements, mais bien en revanche de classe, Leporello.
Bref, on reste perplexe devant cette approche. Faut-il nécessairement réinventer les archétypes et récrire les livrets des opéras pour s’affirmer ? Vaste question.

Don Giovanni est joué du 4 au 18 juillet 2025 au Grand Théâtre de Provence dans le cadre du Festival d’Aix

Les photographies de Don Giovanni du Festival d’Aix-en-Provence 2025 © Monika Rittershaus

Don Giovanni/Festival d'Aix-en-Provence 2025 © Monika Rittershaus
Salto, larmes et roses

Salto, larmes et roses

Révélé au public d’Aix-en-Provence en juillet 2017, Jakub Józef Orliński chantait devant un GTP comble, accompagné par son pianiste Michał Biel. Le programme jonglait entre deux univers, le baroque, si familier du répertoire du contre-ténor et des mélodies polonaises qui sont chères au chanteur.
Le livret de salle avait l’intelligence de donner des clés d’écoute, explicitant l’art du « spianato » ou des « portamenti », et les textes des chants interprétés dans leur langue originale et en traduction française. On les lit en attendant le concert ou à l’entracte, et les mélodies en ont encore plus de charme, doublant de leur sens la poésie des musiques.

L’assistance l’attendait: le contre-ténor Jakub Józef Orliński est une star même au-delà du public classique. Son récital d’une heure trente s’est clos par quatre bis fastueux doublés d’un salto arrière sans élan dont l’artiste, féru de break-dance, a le secret, et c’est debout que la salle plus que conquise l’a ovationné.
Parmi les bis, le Cold Song du Roi Arthur de Purcell n’était pas sans rappeler la grande tradition initiée par Klaus Nomi (le compositeur anglais avait écrit cet air pour voix de basse !).

Concert du contre-ténor Jakob Jozef Orlinski et du pianiste Michal Biel le vendredi 11 juillet 2025 au Grand Théâtre de Provence. Festival d’Aix-en-Provence. Photographies de Vincent Beaume.

Jakub Józef Orliński débute sans partition pour Non t’amo per il ciel de Johann Joseph Fux (1660-1741), laissant sa voix arpenter librement le brillant des harmoniques. Les sons s’étirent dans une sorte de fascination d’eux-mêmes, atteignant une forme de plénitude où chaque note appelle la suivante comme une progression naturelle et évidente, une sculpture pour laquelle l’artisan suit la veine du bois ou de la pierre et en dégage l’essence.

Le titre de Purcell, If music be the food of love (si la musique est la nourriture de l’amour) résonne alors comme une évidence tandis que la douceur fruitée de Sweeter than the roses se plaît aux moulures travaillées des vocalises, use de contrastes et de sauts acrobatiques entre les aigus et de superbes graves.
Le travail sur les ombres s’affine encore dans O, lead me to some peaceful gloom (Oh mène-moi vers ces ténèbres paisibles) où l’amant se délecte de son « mal exquis ».
Orliński double ses qualités de chanteur par celles d’un comédien hors pair, son air d’Éole (The tempest, musique de scène, Purcell) « J’entends votre voix terrible et j’obéis », subtilement délié, mime le souffle des dieux avec une secrète ironie.
Familières de l’esthétique baroque, les larmes occupent une grande place dans les œuvres de cette période. Les yeux sont à l’époque plus signifiants que les mots, et leur langage déborde par des flots de larmes aux vertus diverses. C’est ainsi que Luca Antonio Predieri (1688-1767) compose sur Dovrian quest’occhi piangere (mes yeux devraient pleurer).

Concert du contre-ténor Jakob Jozef Orlinski et du pianiste Michal Biel le vendredi 11 juillet 2025 au Grand Théâtre de Provence. Festival d’Aix-en-Provence. Photographies de Vincent Beaume.

La pureté du chant se double de pyrotechnies vocales qui enchantent autant que les remarques facétieuses du jeune interprète qui, potache, présente avec humour les pièces du récital. Il sourira au moment du Haendel final : « Haendel a fait une série d’Alléluia et d’Amen, ce qui peut sembler pauvre en texte, il n’avait sans doute pas d’inspiration à ce moment-là ! » sans perdre de sa virtuosité en énonçant cette suite qui, loin d’être monotone multiplie variations et nuances.

Entrelacées aux pièces baroques, se déploie tout un univers ignoré de la musique polonaise : certes, tout le monde connaît Chopin, mais qui citer à part lui comme musicien issu de la Pologne que l’on range pourtant au rang des grandes patries de la musique !

On croise alors les poèmes de Pouchkine traduits en Polonais en 1948 par Julian Tuwim et mis en musique par le contemporain Henryk Czyz (1923-2003). Le phrasé emprunte la simplicité de la langue parlée, vibrant d’éclats lyriques dans « Je vous aimais », puis s’emplit d’une gravité douloureuse avec l’« Adieu ».
La diction, impeccable quel que soit le langage utilisé, permet à la musique de s’articuler sur les aspérités et les sonorités du polonais, qui constitue déjà sa propre ligne mélodique.

Concert du contre-ténor Jakob Jozef Orlinski et du pianiste Michal Biel le vendredi 11 juillet 2025 au Grand Théâtre de Provence. Festival d’Aix-en-Provence. Photographies de Vincent Beaume.

Le piano de Michał Biel se fait eau vive Sur les collines de Géorgie, lyrique, inspiré, finement poétique, il souligne avec élégance la voix de son complice. Les tableautins ciselés de la Suite pour voix et piano de Mieczysław Karłowicz ouvrent le champ à l’expressivité des interprètes, drôles, sensuels, mystiques, nourris de légendes, dans l’ondoiement des mots qui narrent les villes englouties, les pâleurs de la lune, le bruit des navires et s’enivrent de néant. La « larme » de Stanisław Moniuszko semble répondre à celles de Predieri, porteuse plus que nulle autre de souvenirs, et sa Fileuse au rythme tournoyant a la simplicité tendre d’une histoire légère. Mais sous l’anecdote, le thème est chargé de légendes que l’on ne peut ignorer et apporte une tension autre à ce qui pourrait juste être la relation des amours d’une jeune fille qui devient maladroite devant le garçon qu’elle aime au point de casser le fil qu’elle dévide… tandis que le piano évoque par ses double-croches l’incessant mouvement du fuseau.
Le temps s’arrête et il faudra que les lumières de la grande salle du GTP s’allument pour que les spectateurs se décident à cesser d’applaudir.

Le récital de Jakub Józef Orliński et Michał Biel a été donné au GTP dans le cadre du Festival d’Aix le 11 juillet 2025

Toutes les photographies de ce concert du contre-ténor Jakob Jozef Orlinski et du pianiste Michal Biel le vendredi 11 juillet 2025 au Grand Théâtre de Provence dans le cadre du Festival d’Aix-en-Provence sont  de Vincent Beaume.

Concert du contre-ténor Jakob Jozef Orlinski et du pianiste Michal Biel le vendredi 11 juillet 2025 au Grand Théâtre de Provence. Festival d’Aix-en-Provence. Photographies de Vincent Beaume.
À l’ombre de la servante

À l’ombre de la servante

Quelle idée merveilleuse de programmer The Story of Billy Budd, Sailor, d’après l’opéra éponyme de Benjamin Britten dont la première version en quatre actes (1951) sera remaniée en deux actes et radio-diffusée en 1960 !
Cet opéra est issu du dernier roman posthume de Herman Melville (écrit avant en 1891 mais publié en 1924 après avoir été retrouvé dans un pot à biscuits !), Billy Budd, marin. L’auteur y raconte des épisodes inspirés de sa propre histoire, lui qui a passé une grande partie de sa jeunesse sur les bateaux, mais aussi de l’affaire Somers qui serait une source de l’histoire de Billy Budd. 

Ce qui a sans doute séduit Benjamin Britten dans ce récit, c’est sa puissance énigmatique et sa profonde ambigüité malgré l’apparente simplicité binaire d’une lutte entre le bien et le mal, le beau et le laid, et le sacrifice de l’innocence à l’autel d’une raison supérieure et inflexible. Ainsi apparaît, dans toute son opacité, la résolution du commandant du navire L’indomptable, Edward Fairfax Vere, qui condamne à mort, parce que c’est la loi sur le morceau de terre qu’est son navire, le jeune, beau, brillant et aimé de tous, Billy Budd, qui a tué sans le vouloir le terrible maître d’armes, John Claggart, qui le hait et a monté une terrible machination pour le perdre.

The Story of Billy Budd, Sailor/ Festival d'Aix 2025 © Jean-Louis Fernandez

The Story of Billy Budd, Sailor/ Festival d’Aix 2025 © Jean-Louis Fernandez

Le récit est mis en abîme, encadré par un prologue et un épilogue, dits par Christopher Sokolowski, après avoir mis en mouvement une ampoule allumée qui pend depuis les cintres, balancier de la houle marine, mais aussi des mouvements des âmes des personnages, pendule de Foucault qui inscrit la narration dans sa portée universelle… la faible lumière de cette lampe mouvante veillera sur l’action, s’éteignant juste lors de l’impensable. Minuscule veilleuse, elle rappelle la servante des théâtres, censée faire fuir les fantômes qui les hantent, tandis que la brume des illusions vient égarer les esprits et semer la confusion. Une estrade de praticables blancs symbolise le pont du bateau, une voile levée en arrière-plan invite au voyage. 

Quelques chaises, une table, des bougies, des redingotes cintrées, pantalons et débardeurs d’un blanc immaculé, une perruque, cela suffit à évoquer le cadre, tandis que, derrière l’estrade, quatre musiciens de scène (Finnegan Downie Dear dirigeant de son clavier  Richard Gowers, Siwan Rhys et George Barton) livrent une partition éloignée de celle de Britten (brillamment adaptée par Olivier Leith), mais d’une élégante efficacité qui souligne chaque étape de l’action, passant des sonorités du piano classique à celles du synthétiseur, s’arquant sur les contrastes, les vibrations, les éléments percussifs, baignant l’ensemble dans une atmosphère où les frontières entre le réel et le fantasmé se délitent, accompagnent de leur onirisme la dernière nuit de Billy Budd.

The Story of Billy Budd, Sailor/ Festival d'Aix 2025 © Jean-Louis Fernandez

The Story of Billy Budd, Sailor/ Festival d’Aix 2025 © Jean-Louis Fernandez

Tout commence donc par les mots de l’ancien commandant de L’indomptable qui affirme « je suis un vieil homme ». Peu importe que le chanteur soit visiblement jeune ! L’illusion théâtrale est imposée d’emblée. La clarté de l’articulation de chaque chanteur contribue avec leur jeu intense, précis, sans fioriture aucune, à la théâtralisation de l’ensemble et soulève des questionnements que l’on retrouve davantage au théâtre que sur les scènes lyriques. Tel le héros de Théorème de Pasolini, Billy Budd est au centre de l’action, duettise au fil des scènes avec le novice qui le trahira, Claggart qui s’acharne sur son sort, le commandant Vere qui n’aura pas le courage de le défendre. On peut d’ailleurs se demander si sa lâcheté ne dissimule pas aussi un penchant qu’il s’interdit. Billy Budd séduit tous ceux qu’il approche et la haine que lui voue Claggart semble procéder du dépit amoureux.

La mise en scène de Ted Huffman est d’une redoutable efficacité et sait garder une tension dramatique de bout en bout, tenant le public en suspens dans ce passage historique, en 1797, où les Anglais luttent contre les Français, dont le navire se nomme Déclaration des Droits de l’Homme, ces « fameuses idées françaises ». Leur combat n’aura pas lieu en raison de  la brume et du brouillard, chasse avortée contre un ennemi si proche et pourtant invisible qui n’est pas sans rappeler la quête du capitaine Achab dans Moby Dick.

The Story of Billy Budd, Sailor/ Festival d'Aix 2025 © Jean-Louis Fernandez

The Story of Billy Budd, Sailor/ Festival d’Aix 2025 © Jean-Louis Fernandez

Les chanteurs sont d’une impeccable justesse et campent chacun deux personnages (ils sont six interprètes pour onze personnages) avec une exemplaire virtuosité. Joshua Bloom d’une imposante noirceur est à la fois l’atroce John Claggart et l’ami Dansker, Christopher Sokolowski est la créature de Claggart mais surtout le commandant Vere, épris de pouvoir et cependant impuissant et lâche, avec de fantastiques aigus, Hugo Brady accorde sa voix claire au personnage du Novice, Noam Heinz son timbre de baryton à Mr Redburn et au Premier Maître, et Thomas Chendall au second maître et à Mr Flint. Enfin et surtout, Ian Rucker est un Billy Budd d’exception, ange tombé du ciel « enfant trouvé » à la voix d’une expressivité bouleversante, colorant d’une palette nuancée les multiples mouvements qui l’animent, espoir, colère, résignation et pardon.

Son personnage ne peut que bégayer lorsqu’il est confronté à l’injustice : la pureté de l’être est désarçonnée par la laideur des actes ou des pensées et se voit impuissante.
Et l’on retrouve ici la naissance de l’absurde esquissée dans un autre roman de Melville, Bartleby : une histoire de Wall Street.
Le protagoniste de ce récit, Bartleby, scribe de son état, répète d’une manière quasi systématique « I would prefer not to » (« je préfèrerais ne pas »).

The Story of Billy Budd, Sailor/ Festival d'Aix 2025 © Jean-Louis Fernandez

The Story of Billy Budd, Sailor/ Festival d’Aix 2025 © Jean-Louis Fernandez

La mise en retrait de soi devant l’incompréhensible, l’absurde de l’administration, de la haine, de la violence, semble être ici la seule solution désespérée que peut trouver un être humain.
Ted Huffman, Olivier Leith, Finnegan Downie Dear signent ici dans les lumières de Bertrand Couderc la création mondiale d’une œuvre de référence dont on se souviendra longtemps!

 Billy Budd est joué au Jeu de Paume dans le cadre du Festival international d’Aix les 5, 7, 8 et 10 juillet 2025