De l’imitation des mythes

De l’imitation des mythes

S’inspirant du récit de celles que la mythologie grecque désignait sous l’appellation « les Déesses », autrement dit, Déméter et Perséphone, la dramaturge Pauline Sales compose un spectacle théâtral et musical créé en novembre 2024, Les deux déesses. Elle y articule le récit mythologique dans une perspective qui rejoint les préoccupations actuelles de l’écologie, du féminisme, de notre relation au corps, de la place de la femme dans nos sociétés mais aussi des relations complexes qui peuvent exister entre parents et enfants, entre mère et fille, et du passage à l’âge adulte. Le fil narratif est simple, Déméter harcelée par son frère Poséidon vient se plaindre à un autre membre de sa fratrie, Zeus, qui la viole, une enfant naît, Perséphone, qui à son tour sera enlevée par son oncle, Hadès, qui est le dieu des Enfers, le séjour des morts. Déméter désespérée refuse de faire pousser quoi que ce soit plongeant la terre dans une période de famine, tant qu’elle n’aura pas retrouvé sa fille. Un compromis sera scellé, Perséphone qui est attachée au monde des morts pour avoir mangé quelques grains de grenade, devra passer la moitié de l’année (ou trois mois selon les versions) auprès d’Hadès devenu son époux et l’autre partie à l’air libre avec sa mère. Ainsi naissent les saisons : l’automne voit mourir la nature et l’hiver est sans récolte, le printemps assiste à la réunion de la mère et sa fille et tout reverdit… 

 Petit détour par les mythes fondateurs 

Les mythes fondateurs ne sont pas tendres, on le sait, guerres, trahisons, meurtres, enlèvements, viols, rien n’est épargné ! Cependant, chaque épisode est une manière de rendre compte du monde, des climats, des reliefs, des cycles des saisons… l’inexplicable de chaque époque y trouve une résolution et des façons d’affronter les difficultés. Loin du conte, le mythe ne commence pas par « il était une fois », chacun de ses protagonistes a une personnalité et des attributs bien définis, même si ces derniers évoluent selon les époques et les lieux de leurs récits (Artémis sera déesse de la fécondité à Éphèse et protectrice de la chasteté en Grèce !). Les versions de chaque récit sont multiples. Si l’on reprend le Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine de Pierre Grimal, les épisodes et les variantes pullulent.

Aussi, Pauline Sales choisit dans le corpus du mythe ce qui sert son propos et l’adapte à notre contemporanéité. Elle présente Déméter et ses frères, Zeus ou Poséidon, tous trois de la deuxième génération des Olympiens, enfants de Cronos et de Rhéa, comme des jeunes gens qu’elle fera grandir. Elle écarte l’assouvissement des pulsions de Poséidon envers Déméter (la légende veut que pour échapper à celui-ci, lors peut-être de sa quête de Perséphone, elle aurait pris la forme d’une jument, en vain, Poséidon se transformant alors en étalon. Naquirent ainsi le cheval Aréion «aux crins d’azur » et une fille dont le nom était réservé aux initiés et désignée par l’appellation « La Maîtresse », «Despoina »), fait partir la déesse de l’Olympe dès qu’elle se voit enceinte des œuvres de Zeus, alors que dans la plupart des versions elle quitte le séjour des dieux après l’enlèvement de sa fille.

Les deux Déesses/ Pauline Sales / Théâtre des Ateliers © Gagliari

Les deux Déesses/ Pauline Sales / Théâtre des Ateliers © Gagliari

L’union de Zeus et de Déméter est dans la pièce un viol, dans d’autres textes, la déesse fera partie des épouses du roi des dieux, de même que Déméter est dans les mythes primitifs (selon Louis Séchan et Pierre Lévêque) une « déesse-Terre » associée à Poséidon (la violence subie de la part du dieu l’aurait fait surnommer Érinys, ou « La Noire » (Mélaina, Mέlaina) tant sa colère fut grande… Il ne s’agit plus ici d’une jeune fille qui vient se plaindre à l’un de ses frères des propos déplacés d’un autre.
Bref, « tout objet cosmique a une histoire. Cela veut dire qu’il est capable de « parler » à l’homme. Et parce qu’il « parle » de lui-même, en premier lieu de son « origine », de l’évènement primordial à la suite duquel il est venu à l’être, l’objet devient réel et significatif. Il n’est plus un « inconnu », un objet opaque, insaisissable et dépourvu de signification, bref, « irréel ». Il participe au même « Monde » que celui de l’homme » (Mircea Eliade, Aspects du mythe)

 Rendre actuels les mythes 

Le mythe explique, mais garde son épaisseur de mystère. Sa force réside là, dans sa capacité à pouvoir nous parler encore. Pauline Sales montre des femmes qui doivent se construire malgré les violences subies, exister par leur talent propre, la première par son pouvoir à rendre la nature fertile, la seconde se découvrira une puissante capacité d’empathie qui allège aux morts leur séjour dans le royaume d’Hadès. C’est par là qu’elle s’émancipe et trouve son nom : de Koré (« la jeune fille ») lorsqu’elle vit avec sa mère, elle devient Perséphone à partir du moment où elle règne sur les Enfers.

La pièce nous parle de la manière de se reconstruire après une violence subie, de la puissance de la vie, de la force des femmes qui ne s’enferment pas dans le ressassement de la douleur mais la dépassent, créent, décident. Déméter choisira lors d’une fête de mariage l’amour de Iasion, et le laissera, parce que libre, elle refuse de s’enfermer dans une relation quelle qu’elle soit. Perséphone exigera de sa mère qu’elle aime de la laisser indépendante et d’accepter le fait qu’elle ait grandi…  L’amour mal compris peut aussi étouffer. La mère grandit aussi, grâce à son enfant.  

Les deux Déesses/ Pauline Sales / Théâtre des Ateliers © Gagliari

Les deux Déesses/ Pauline Sales / Théâtre des Ateliers © Gagliari

La compagnie d’entraînement signait ici son travail final de l’année. Le choix de la pièce était le résultat du stage de trois jours en avril aux côtés de la dramaturge Pauline Sales, autrice associée à la promotion 2024-2025. Le directeur du théâtre des Ateliers, Alain Simon, a d’abord laissé les jeunes comédiens se confronter au texte afin d’imaginer par eux-mêmes un casting, une mise en scène. Ensuite, les propositions sont analysées, replacées dans une vision d’ensemble, le casting un peu remanié, le rythme réorchestré en une dynamique plus vive. 

Le résultat est remarquable de cohérence, de fluidité. La drôlerie vient en contrepoint du drame, les écueils du pathos sont évités avec finesse. La musique (Noé Das Neves (à la création sonore) et Loup Cousteil-Prouvèze) ne crée pas d’intermèdes mais se coule dans la narration comme une autre forme du discours qui passe par les voix parlées ou chantées en un même élan, le chant n’étant qu’une modulation autre de ce qui est mis en scène. Les mouvements scéniques, les changements d’acteurs et d’actrices selon les étapes de mûrissement des personnages, sont menés avec clarté et intelligence. 

Les deux déesses: Théâtre des Ateliers © X.D.R

Les deux déesses: Théâtre des Ateliers © X.D.R

Les costumes inventifs désignent efficacement les différents protagonistes. Les références filmiques, picturales ou quotidiennes contribuent à une approche familière qui ne désacralise pas le mythe mais le rend accessible et en dessine les échos dans notre monde : lutte des femmes pour leur émancipation, des mouvements de la Terre pour la protéger alors que l’on constate à l’échelle du globe des pénuries alimentaires, de chaque être pour se construire…

La réécriture est fortement rythmée, portée par une troupe aussi enthousiaste qu’espiègle. Comment ne pas tous les citer : Paul Alaux, Matthias Borgeaud, Cléo Carège, Loup Cousteil-Prouvèze, Noé Das Neves, Alice Nédélec, Mathilde Stassart, Sann Vargoz, Katja Zlatevska, dans les belles lumières de Syméon Fieulaine. N’oublions pas l’assistante stagiaire, Marianne Estrat. Quel superbe travail collectif ! Le final qui fait se rejoindre les trois interprètes de Déméter, comme dans les Trois âges de la femme de Klimt et Perséphone qui l’accueille dans la mort est bouleversant.

Les deux Déesses/ Pauline Sales / Théâtre des Ateliers © Gagliari

Les deux Déesses/ Pauline Sales / Théâtre des Ateliers © Gagliari

Les êtres se retrouvent, réunissant en un seul mouvement tout ce qui les compose en un temps unique qui comprend toutes les étapes d’une vie. Et c’est ici que commencent les grands Mystères, mais Éleusis est une autre histoire.

Ce spectacle a été joué sept fois du 12 au 19 juin 2025 au théâtre des Ateliers, Aix-en-Provence

Airs de printemps

Airs de printemps

Autour de la Pentecôte, le rendez-vous rituel du Chantier, cet atypique et indispensable centre de création des Musiques du monde, Le Festival des Printemps du monde, trouve de nouvelles manières d’exister malgré la dureté des temps. Bien sûr, le « noyau central » reste à Correns, se partageant les lieux emblématiques du village, Fort Gibron, église, salle de la Fraternelle, scène sous les arbres… Mais il essaime désormais sur la région, hante Cotignac, Brignoles, Saint-Maximin, Châteauvert, Draguignan, initie des master classes, ouvre ses portes à des scènes ouvertes au cours desquelles se produisent des groupes amateurs dirigés par des artistes dont nombre de créations ont vu le jour au Chantier. Frank Tenaille, infatigable directeur artistique du Chantier, présente chaque concert en resituant les différents types musicaux dans le temps et la géographie, avec une érudition époustouflante qui a le talent de rendre familières des approches nouvelles de l’univers musical. Les pays deviennent alors des points d’ancrage à la dimension de la planète. On passe d’un continent à l’autre, on est convié à explorer les formes musicales les plus incroyables avec délectation.

Des vertus de l’oblique

Ainsi, dans l’étroite cour intérieure de Fort Gibron, au sommet du village, on pouvait écouter Isabelle Courroy dans un concert exceptionnel baptisé La brebis noire. L’artiste en expliquait le titre : « je joue la flûte kaval, instrument qui, traditionnellement n’est pas destiné aux femmes. Aussi, dans le monde des instrumentistes de la flûte kaval, je me sens à part, comme une « brebis noire ». D’autre part, face aux géométries verticales et horizontales, -la flûte à bec est verticale, la flûte traversière horizontale-, la flûte kaval est oblique. Je me sens oblique avec des milliards d’angles possibles, et j’aime m’inscrire dans cette idée-là, d’une infinie liberté ».

Plus tard, elle livrera la traduction du terme « kaval », tout simplement « flûte » en turc, mais aussi, et cela rend le mot tellement poétique, « promesse » en persan et « la parole » en arabe. « La brebis noire » est aussi un hommage à l’un des thèmes emblématiques des bergers d’Anatolie, « Kara Koyun » (mouton ou brebis noir(e) en turc), joué avec la technique de la respiration circulaire. Quarante ans de recherche, sur la relation entre l’instrument et les mythes cosmogoniques, leur facture, permettent à l’artiste de lancer le « pari un peu fou » d’aborder le concert « sans préparation préalable, dans une improvisation totale en symbiose avec les martinets et le vent». 
Le concert en lui-même était empreint d’une puissance évocatrice rare, en harmonie avec les éléments.
Dédié à l’improvisation, le spectacle obéissait à l’humeur du moment, à l’écoute des auditeurs, aux chants des oiseaux qui traversaient parfois l’espace scénique, presque à frôler l’artiste, aux effluves irréguliers du vent, aux fragrances de la lumière, aux frémissements de l’ombre.

Isabelle Courroy / Les Printemps du Monde 2025 © M.C.

Isabelle Courroy / Les Printemps du Monde 2025 © M.C.

Le travail sur la texture des instruments, le passage du souffle dans les tubes de bois d’essences diverses (arbres fruitiers, roseaux…), les variations d’intensité, la force percussive de l’air, les mélodies dont chaque note semble condenser tout un univers, transportent dans le fil d’une poésie qui s’accorde aux lieux, les peuplant d’une magie nouvelle qui sait épouser jusqu’aux frontières du silence.

Répétitions incantatoires, chant mimétique de celui des oiseaux, les notes dansent, se moquent des vrombissements d’un avion de passage, renouent avec la lumière habitée des pierres…
« Le berger a tout son temps, sourit Isabelle Courroy, son instrument est né de la végétation qui l’entoure, si bien qu’on ne sait pas si c’est le berger qui maîtrise le sauvage ou l’inverse !
Le langage du kaval permet de communiquer avec les animaux, de les retrouver, abolissant la frontière entre les mondes ».
Toutes les techniques sont convoquées, du simple souffle à celui de la diphonie, en passant par toutes les variations possibles. L’artiste dévoile les secrets de ces flûtes, époustouflant son public en jouant un court morceau avec un simple programme roulé sur lui-même !

Isabelle Courroy/ Les Printemps du Monde 2025 © M.C.

Isabelle Courroy/ Les Printemps du Monde 2025 © M.C.

En bis elle s’empare d’un instrument totalement improbable (sans doute conçu pour une création avec le compositeur contemporain Zad Moultaka), un assemblage de trois tuyaux de plastique transparent, avec lesquels s’établit une respiration étonnante qui dessine des rythmes complexes avant de se former en un étrange récitatif puis en chant aux volutes déliées.

Pouce, piano !!!

« Il est le fils du grand mathématicien, récipiendaire de la médaille Fields en 1966, Alexandre Grothendieck, que j’ai eu le privilège de connaître, affirme lors de sa présentation Frank Tenaille. » Alexandre Grothendieck, surnommé Alex, se défend bien de toute accointance avec les mathématiques de son père. Sa voie à lui est celle de la recherche autour d’un instrument dont l’histoire remonte à plus de 3000 ans sur la côte ouest africaine.

Facteur et interprète de Kalimba, ce petit instrument de musique de la famille des percussions, il en montre toutes les capacités à un public qu’il fera chanter parfois à plusieurs voix sur des airs traditionnels. Il reviendra sur la facture du « piano à pouce » qui se nomme aussi Mbira, Sanza, Likembé, ou encore « piano à doigts ». Partageant un savoir mûri durant plus de vingt ans, exercé dans son atelier du Ventoux, mais aussi nourri de rencontres avec les plus grands spécialistes de cet instrument, il en détaille les sonorités qui dépendent de sa taille mais aussi du type de bois utilisé, uniquement des bois massifs, tilleul, merisier, noyer, hêtre ou acajou, pour la table, ébène pour le chevalet avant, chêne pour le chevalet arrière, sans compter l’amarante et le buis pour les prototypes. L’âge n’empêche pas une recréation permanente ! aux bois s’allient les métaux, cuivre, acier plein, laiton, lames d’acier…

Alexandre Grothendieck/ Les Printemps du Monde 2025 © M.C.

Alexandre Grothendieck/ Les Printemps du Monde 2025 © M.C.

Kalimbas d'Alexandre Grothendieck: Les Printemps du Monde 2025 © M.C.

Kalimbas d’Alexandre Grothendieck: Les Printemps du Monde 2025 © M.C.

Ces lamellophones ont eu (et la conservent dans certaines circonstances) une fonction sacrée et thérapeutique, mais la musique contemporaine, le jazz, l’électro, s’en sont emparé en le sonorisant.
Il y a quelque chose d’émouvant dans l’écoute de ces instruments (le musicien en présenta toute une panoplie de diverses formes et tailles) où le bois et le métal s’accordent, dans des chants des origines du monde alors qu’une entente existait encore entre les êtres humains et leur milieu. Le voyage nous emportait au Sénégal, en Côte d’Ivoire, au Congo, au Cameroun, utilisant les langues vernaculaires, Lingala, Wolof, Bambara… soulignant l’artificialité des frontières coloniales qui ne tenaient absolument pas compte des peuples et taillaient l’espace à l’aune de l’appétit des vainqueurs.

Départ pour le Brésil

La scène ouverte au théâtre de verdure accueillait le chœur amateur de La Roda, dirigé par la mandoliniste, parolière et compositrice Claire Luzi.

Des histoires de bateau et d’amours, des chansons d’Abel Luiz, le bonheur du partage du choro, un zeste de samba, l’invitation sur le plateau de Cristiano Nascimento et sa guitare à sept cordes et de Dominique Olivier-Libanio à la flûte traversière, un chant superbement en place, des voix justes, tout se conjugue en un plaisir communicatif qui enthousiasme le public.
L’ensemble amateur, initié tout au long de l’année aux chants traditionnels, percussions instrumentales et corporelles sert avec talent le répertoire que les artistes de La Roda affectionnent et transmettent avec une humanité à la hauteur de leurs immenses qualités d’interprètes. 

Ensemble de La Roda/ Les Printemps du Monde 2025 © M.C.

Ensemble de La Roda/ Les Printemps du Monde 2025 © M.C.

La même qualité de travail se retrouve le soir avec la classe de 4ème CHAM du Collège Lei Garrus de Saint-Maximin-la-Sainte-Baume sous la houlette de leur professeur de musique Jérôme Bisotto et de Simon Bolzinger qui a animé avec eux un cycle d’ateliers de composition, le tout en relation avec les professeurs de conservatoire de l’ensemble.

Les élèves dansent, sont en rythme, osent de très jolis solos, mêlent couleurs instrumentales et fils mélodiques. C’est superbe ! Le Salsa Jazz Quintet de Simon Bolzinger s’ajoute à la fin de la performance, transition joyeuse pour son propre concert. Les complices que sont Simon Bolzinger (piano et direction), Maura Isabel Garcia Bravo (chant), Willy Quiko (contrebasse, basse), Yoandy San Martin (percussions), Luca Scalambrino (batterie), s’en donnent à cœur joie sur scène, invitant le public à la danse, mariant les accords du jazz à ceux de la salsa avec une énergie vivifiante.

Fabrique à musique - Collège Lei Garrus - Simon Bolzinger - Photo © Zoé Lemonnier

Fabrique à musique – Collège Lei Garrus – Simon Bolzinger – Photo © Zoé Lemonnier

Le festival de Correns c’est aussi un art de la fête, porté ici à son pinacle.

Concerts donnés le 7 juin 2025 lors des Printemps du monde à Correns.

Pour l’amour du spectacle mais pas que !

Pour l’amour du spectacle mais pas que !

 Nous sommes déjà dans la période des présentations de saison, des premiers abonnements, de l’effervescence de l’anticipation des merveilles à découvrir l’an prochain. Et chaque lieu se plie au délicat exercice du dévoilement des propositions futures.

L’amoureux du spectacle vivant qu’est Dominique Bluzet, directeur des Théâtres et du théâtre d’Arles mais aussi, acteur, metteur en scène, producteur, transforme ce passage rituel en un véritable seul-en-scène théâtral de haute voltige.

Cabotin espiègle, porteur de projets d’envergure, fin connaisseur des êtres et du monde du spectacle vivant, il tient son public en haleine, s’adresse aux acteurs présents, rappelle leurs souvenirs communs, les taquine tout en leur témoignant son admiration.
 Sa présentation, quasiment sans notes (juste quelques pages sur un pupitre disposé non loin de lui), ne se contente pas d’une énumération des spectacles à venir, mais passe par une véritable réflexion sur ce qui rend le théâtre indispensable, et sur la place de l’art dans nos sociétés.

Dominique Bluzet © Caroline Doutre

Dominique Bluzet © Caroline Doutre

Il fait un détour historique, passe par une analyse des architectures de pouvoir et souligne les spécificités d’Aix-en-Provence et de Marseille : si les places principales de la plupart des villes mettent en scène les pouvoirs, alignant les bâtiments représentant les pouvoirs politique, judiciaire, religieux et artistique, la construction des deux grandes villes des Bouches-du Rhône n’a pas suivi ce schéma pour de multiples raisons.
Intégrer les lieux de spectacle dans les villes, donner du sens aux quartiers dans lesquels ils se trouvent, devient un enjeu : « un théâtre est aussi un projet politique », souligne Dominique Bluzet.

La construction politique du spectacle, les enjeux de la diffusion, du partage et de la création artistique poussent le directeur de théâtre et artiste à réfléchir son travail : pas de programmation « hors-sol » donc, mais une saison en lien étroit avec un territoire, une volonté de rendre l’art accessible à tous par des dispositifs divers, que ce soit grâce à l’ASSAMI et la retransmission en direct des spectacles dans les lieux où résident ceux qui ne peuvent se déplacer, le remarquable effort de médiation destiné à accueillir vraiment tous les publics dans les théâtres,

La saga de Molière, CIe Les Estivants © Les Théâtres

La Saga de Molière/ Cie Les Estivants © Les Théâtres

(accompagnement proposé aux personnes fragiles ou présentant un handicap, séances en audiodescription ou en langue des signes, dispositifs adressés aux mal-voyants avec des maquettes tactiles rendant plus évidents les lieux, encadrement musical grâce à l’ensemble Café Zimmermann pour les enfants sourds, les concerts Heko, les « artiste à la Maison », l’action senior…).

D’autre part, une large place est donnée aux présentations de spectacles, que ce soit avec « parlons musique avec l’ensemble Café Zimmermann, les avant-scènes musique une heure avant le concert avec Jean Nico, les bords de plateau, les représentations scolaires, l’élaboration d’un « quartier des arts » à Marseille autour du théâtre du Gymnase.
Le travail effectué en direction des publics (« sans le public, nous ne sommes rien » se plaît à rappeler Dominique Bluzet) ne fait pas oublier les artistes ! Une aide intelligente est apportée aux compagnies, grâce au label issu du plan ministériel « mieux produire, mieux diffuser » (trois spectacles en seront bénéficiaires cette année).

Café Zimmermann © Les Théâtres

Café Zimmermann © Les Théâtres

Les compagnies locales sont soutenues, parmi elles, à noter, la Cie des Estivants dont les deux spectacles, La Saga de Molière (lire ici) et C’est pas parce qu’on n’a rien à dire qu’il faut fermer sa gueule (lire ici) sont en train de faire le tour de France, de même que Mozart et nous, fantaisie radiophonique, créé par Célimène Daudet et Anna Sigalevitch lors du Festival de Pâques 2024. Une aide forte à la création par le biais de coproduction a été mise en place, neuf seront présentées cette année, dont le superbe Le Lac des Cygnes d’Angelin Preljocaj, un compagnon de route au long cours, Le roi et l’oiseau par la Cie (1)Promptu (Émilie Lalande), Thélonius & Lola de Kribus mis en scène par Agnès Régolo, Cinq versions de Don Juan, dernière création de la Compagnie Grenade de Josette Baïz, mais aussi, en création mondiale dans le cadre du Festival international d’art lyrique d’Aix-en-Provence, The story of Billy Budd, Sailor d’Olivier Leith et Ted Huffman. Soutenant la création, le Grand Théâtre de Provence accueillera la jeune et talentueuse compositrice Camille Pépin à la suite d’une commande croisée avec l’Orchestre Philharmonique Royal de Liège.

La connivence avec les autres théâtres ira jusqu’à l’accueil du Théâtre National de Strasbourg, le TNS. 

Bien sûr, les pièces destinées au théâtre du Gymnase, toujours en travaux, essaimeront dans les salles amies.
Les grands noms, Fanny Ardant, Ariane Ascaride, Anne Brochet entre autres constellations émailleront la saison sans occulter les artistes peu ou pas encore connus ou reconnus. Théâtre, musique, cirque, danse, seront au rendez-vous avec leur puissance d’émotion, de réflexion, de créativité. 
Impossible de citer la belle centaine de spectacles programmés ! Leur éclectisme n’a qu’un point commun, une indéniable qualité qui se situe toujours dans une interrogation du monde et nous donne à l’aborder avec plus de pertinence.

Camille Pépin © capucine de Chocqueuse

Camille Pépin © Capucine de Chocqueuse

La pertinence sait aussi être impertinente et provocatrice, parfois avec un irrésistible esprit potache! En pied de nez par-delà les années au directeur de l’École de dessin et conservateur du musée d’Aix dans les années 1900, Henri Pontier, qui se serait exclamé, « moi vivant, aucun Cézanne n’entrera au musée ! », Dominique Bluzet propose « seize ânes » ! D’abord parce que Cézanne en avait un et que ces animaux doux seront employés pour des balades familiales autour des sites qui ont inspiré le peintre et seront l’occasion pour le compositeur Marc-Olivier Dupin de lui rendre hommage grâce à un conte musical (autre commande des Théâtres) dans lequel il est question d’un marchand voleur, de seize ânes et d’une transformation inattendue… « En cette année hommage à Cézanne, il entrera au musée Granet par un jeu de mots » s’amuse Dominique Bluzet.

Bien sûr, le rendez-vous désormais rituel du Festival de Pâques concocté avec le grand violoniste Renaud Capuçon réserve son lot d’enchantements. Les artistes en résidence, comme Jérémie Rhorer et son Cercle de l’Harmonie ou Café Zimmermann s’investiront encore dans de nombreuses actions pédagogiques sur le territoire.
Et si vous n’allez pas au théâtre le théâtre viendra à vous grâce à l’opération « Aller vers » que les artistes et les théâtres reprennent avec enthousiasme : des formes courtes, facilement transposables seront données dans des cafés, des petites places, des bas d’immeubles…

Cinq Don Juan / Cie Grenade © Cécile Martini

Cinq Don Juan / Cie Grenade © Cécile Martini

Provocateur, Dominique Bluzet lance « honneur à nos élus ». Se référant aux totems portant l’inscription « honneur à nos élus », vus dans certains villages d’Auvergne devant la maison des édiles locaux pour les remercier de leur travail, il remercie les élus des différentes strates de l’organisation politique de leur soutien et de leur aide constante et attentive. « On ne leur adresse la parole que pour se plaindre ! Sans les aides accordées aux théâtres, on devrait fermer boutique ! ».
Enfin, pour la première fois la saison est dédiée à une personnalité : Pierre Audi, directeur du Festival international d’Art lyrique d’Aix, disparu bien trop tôt le 3 mai 2025, véritable tsunami qui a bouleversé le monde de la musique.

Toute la programmation de la saison 2025-2026 est déjà consultable sur le site des Théâtres : lestheatres.net   

 

Du réalisme magique au théâtre

Du réalisme magique au théâtre

La metteuse en scène Nanouk Broche s’inspire de deux nouvelles tirées de Onze rêves de suie de Manuela Draeger, d’un extrait de Germinal de Zola et d’un travail d’improvisation au plateau mené avec talent par les deux comédiennes de sa compagnie Ma voisine s’appelle Cassandre, Lea Jean-Theodore et Sofy Jordan.
Le titre, « Et l’éléphante », est développé par un ajout aussi contradictoire que cocasse : « …ou Le bonheur universel dans un contexte mondial défavorable ».  
Au début de la pièce, debout derrière un pupitre, une comédienne fixe le public, souriante, dans ce premier lien qui nourrira la relation entre les spectateurs et ce qui se passera sur le plateau. Et le récit commence…  

Elle marche sans fin parcourant existences et reliefs tandis que le monde est quasiment dépeuplé d’animaux, êtres humains compris. On ignore par quelle catastrophe naturelle ou née des mains des hommes la terre s’est ainsi désertifiée. Quoi qu’il en soit, Marta Ashkarot, l’éléphante, marche et nous parle, décrivant ce qui l’entoure, les arbres, les accidents de terrain, les routes inégales, elle parle d’elle aussi, d’un univers perdu. Mais est-il à regretter ce monde totalitaire de réunions, de jugements, de guerres, d’affiliations plus ou moins contraintes au « parti » ? Cette éléphante évolue dans une fiction « post soviétique » et reste d’un optimisme et d’une empathie magnifiques.

Et l'éléphante:Cie Ma voisine s'appelle Cassandre / L'Ouvre-Boîte © M.C.

Et l’éléphante:Cie Ma voisine s’appelle Cassandre / L’Ouvre-Boîte © M.C.

Au fil de ses pérégrinations, elle va croiser des survivants, un couple militant épuisé, une soldate révolutionnaire qui rêve de reconstruire le monde et de le « réindustrialiser » en une frénésie qui laisse deviner de quelle manière le monde s’est éteint, même si elle est portée par l’utopie d’un « monde sans classes », un paléontologue, un symbole du capitalisme, Henri Ford… (entre la « confection manuelle » des objets et celle à échelle industrielle, le fossé est tel que la rencontre en est tordante!)

On découvre les hominidés dans leurs premières œuvres, séquences hilarantes où Sofy Jordan, vêtue de « peaux de bête », se met à taper sur des cailloux. Les mots dérivent, des passerelles entre les époques se façonnent, cultivant les échos et les analogies.
Dans les lumières de Thibault Gambari, les deux actrices passent d’un personnage à l’autre, humain ou animal, avec la même aisance, se prennent au jeu en un plaisir communicatif.
Pas de dialectique ici, juste le bonheur de jouer, de taquiner l’actualité, de pointer les dysfonctionnements des raisonnements des absolutismes.  Une infinie légèreté se glisse dans cette pièce dominée par la fantaisie, l’irrationnel et des voltes comiques dignes d’un Cinémastock de Gotlib et Alexis.
On y rejoint le caractère inclassable des écrits d’Antoine Volodine, autre alias de Manuela Draeger, qui se réclame du « post-exotisme » en donnant à lire « une littérature étrangère écrite en français (…), une littérature de l’ailleurs qui va vers l’ailleurs ».

Et l'éléphante:Cie Ma voisine s'appelle Cassandre / L'Ouvre-Boîte © M.C.

Et l’éléphante:Cie Ma voisine s’appelle Cassandre / L’Ouvre-Boîte © M.C.

Le livre lui-même est construit sur le modèle de L’Heptaméron de Marguerite de Navarre : des personnages réunis en un lieu à part à cause d’une catastrophe quelconque se racontent des histoires pour occuper le temps. Dans le recueil de Manuela Draeger, un groupe de jeunes gens se retrouvent piégés dans un bâtiment en flammes à la suite de l’opération qu’ils ont tentée de mener à l’occasion d’une manifestation interdite, la « bolcho pride ». Ils invoquent la figure de Mémé Holgolde, immortelle et qui les a formés à la révolution mondiale et au merveilleux. Leurs souvenirs se mêlent à des contes, comme celui de l’éléphante Marta Ashkarot. Ils deviennent à leur tour des créatures féériques, des sortes de cormorans qui maîtrisent l’écoulement du temps et vivent dans le feu. C’est à cette fin que la pièce fait allusion, emplissant ses personnages d’un indicible bonheur alors que le monde se consume. Le rêve s’érige alors comme seul remède à la folie du monde… Une étrange joie sourd de cette fin tragique qui aurait peut-être gagné à être plus orchestrée dans la trame même de la pièce. Ce qui n’enlève rien à ses indéniables qualités de jeu, de fantaisie, d’inventivité, de passion.

La pièce Et l’éléphante a été jouée au théâtre de L’Ouvre-Boîte le 16 mai 2025

Et l'éléphante:Cie Ma voisine s'appelle Cassandre / L'Ouvre-Boîte © M.C.

Et l’éléphante:Cie Ma voisine s’appelle Cassandre / L’Ouvre-Boîte © M.C.

« Le plus beau prénom du monde »

« Le plus beau prénom du monde »

Oui, il a « le plus beau prénom du monde », c’est ce qu’il affirme avec humour, le petit Émile… et son arrivée sur les planches apporte un volet supplémentaire aux raisons de l’engouement qu’il ne cesse de susciter.
 Pour les adeptes de la littérature jeunesse, la série « Émile » écrite par Vincent Cuvellier et illustrée par Ronan Badel chez Gallimard Jeunesse, fait partie des constellations incontournables. Il est vrai que le petit garçon, Émile, héros de ces courtes histoires est attachant par son caractère capricieux, entêté, drôle, adorable, mélange d’égoïsme insupportable et d’une délicate générosité. Il aime être à contre-courant, décide d’être de droite car il a remarqué qu’à la télé les gens de droite sont mieux habillés : « pour la politique, on met une cravate et on fait des choses » explique l’enfant. Il n’aime pas trop jouer avec les enfants au parc, mais trouve une mamie tricoteuse qu’il invitera même à la maison…Il affirme péremptoire que « c’est bien d’être atrabilaire » Depuis le premier album, Émile est invisible, le petit personnage s’est retrouvé dans une foule de situations que décrivent les trente-deux volumes suivants.

Nathalie Sandoz met en scène ce personnage universel de l’enfance avec la Compagnie De Facto. Un choix, difficile parfois, a dû s’effectuer entre toutes les tentations d’histoires afin de resserrer le récit en scène et lui donner une tension dramatique. Le résultat : une bulle de fraîcheur, de tendresse et d’humour !
Pour la première en France, au théâtre du Jeu de Paume, la pièce s’enrichissait de la langue des signes grâce à Vincent Bexiga, chargé de l’adaptation en LSF (Langue des signes française). Il devient le double, l’ami imaginaire vu du seul Émile, interprété avec brio par Guillaume Marquet, en une chorégraphie finement réglée qui épouse à la fois la vivacité du petit garçon et les « arrêts sur image » des albums.

Émile fait de la musique © Belleville/ Christophe Urbain

Émile fait de la musique © Belleville/ Christophe Urbain

Un saut, une jambe qui reste en suspens, un sourire qui soudain se fige, et la jonction entre les livres et la scène s’effectue nous donnant à voir les personnages sortant de leur support de papier ou y revenant, en un double mouvement qui souligne la porosité des genres.
La maman d’Émile jouée par Lucie Zelger est inénarrable de légèreté et de sérieux. Elle élève seule son fils et s’affole pour lui dont elle ne comprend pas les rêveries. Elle ira jusqu’à consulter un pédopsychiatre qui en arrivera à la conclusion que l’enfant est juste normal. C’est un enfant avec toute sa fantaisie et tant pis si elle ne se conforme pas aux schémas attendus ou plutôt, tant mieux ! Matthias Babey, le régisseur, sera tour à tout plombier, le monsieur de son immeuble, l’éducateur sportif…

La petite troupe incarne le foisonnement de la vie. Le décor minimaliste se déplace et se transforme selon les nécessités des saynètes, tout à tour chambre d’enfant, parc, salle à manger où se déroule l’anniversaire. Les lumières de Pascal Di Mito, la vidéo de Will Ouy-Lim DO, l’univers sonore de Félix Bergeron, tissent dans la scénographie de Nicole Grédy un écrin propice à l’éclosion de l’imaginaire. Dès son entrée en scène, Émile déclare fêter son anniversaire même si ce n’est pas le bon jour. C’est lui qui décide !

Émile fait le spectacle/ Jeu de Paume © D.R. Ronan Badel

Émile fait le spectacle/ Jeu de Paume © D.R. Ronan Badel

Si la réalité des choses se heurte au réel, la puissance de l’illusion enfantine dépasse cette opposition, rend naturels les animaux qui viennent lui rendre visite la nuit et son récit perturbé par le bruit familier de l’aspirateur sait reprendre son fil plus tard.
Son anniversaire, le « vrai » clora la pièce. Entre temps on l’aura suivi dans son repli sur soi, ses rêves, ses « amoureuses » dont « Julie », ses compagnonnages avec les amis imaginaires qui sortent du mur de sa chambre lorsqu’il fait nuit, une biche, un koala qu’il n’aime guère, une chauve-souris, un poulpe enfin, le préféré. Peu importe que qui se passe, de toute façon, « Émile a toujours raison » ! Il grandit au fil de la pièce en passant sous une toise imaginaire dont il esquisse les marques. Émile est libre, la scène est à lui. Il y invite des enfants de la salle, pour différents épisodes, les fait marcher au pas, courir, sauter. Rien n’échappe à son imagination fantasque. Son double en langue des signes ajoute à ce dépassement du réel par la fiction et enrichit ce ballet dans lequel petits et grands se laissent embarquer avec délectation.

Émile fait le spectacle en LSF a été joué au Jeu de Paume le 14 mai 2025

Le Verbe ce n’est pas qu’au début !

Le Verbe ce n’est pas qu’au début !

Quelle étrange gageure que de vouloir porter à la scène le roman fleuve de Cervantès ! L’entreprise en est démesurée, comme le héros éponyme du texte espagnol, L’ingénieux Don Quichotte de la Manche (El ingenioso hidalgo don Quijote de la Mancha). Le pari est relevé avec panache par Gwenaël Morin qui met en scène et scénographie le tout, faisant confiance à la capacité d’entrer dans la fiction des spectateurs. Rarement une salle a été aussi divisée : des gens partent au milieu de la pièce, d’autres s’agitent car trop loin des travées salvatrices, d’autres encore restent happés par la magie théâtrale et l’incroyable performance qui se déroule devant eux.

Pour résumer, le personnage principal, épris de ses lectures, va confondre fiction et réalité au point de se prendre pour un chevalier errant, prêt à pourfendre les oppresseurs et se mettre au service de la veuve et de l’orphelin et surtout d’une belle aimée. Ce sera Dulcinée du Toboso, sans aucun doute réduite par un enchantement au statut de servante. Peu à peu la réalité se transforme, trouvant sa seule justification et sa seule existence dans la littérature : la fiction prouve le réel. Ainsi, à l’hypothèse d’une situation ou d’un enchaînement de faits, Don Quichotte opposera sa culture livresque : si les livres ne corroborent pas l’énoncé du réel, ce dernier sera réduit à néant, oblitéré par sa confrontation aux textes.

Quichotte/ Bois de l'Aune © M.C.

Quichotte/ Bois de l’Aune © M.C.

D’ailleurs tout commence par le papier. Marie-Noëlle, face au public, débute la lecture, non pas du roman, mais d’une forme de prologue (pas celui de Cervantès non plus) qui évoque le protagoniste : « Notre hidalgo approchait de la cinquantaine. Il était de constitution robuste, sec de corps, maigre de visage, très lève-tôt et il aimait la chasse. (…) » Au cours de cette présentation du propos, Jeanne Balibar en robe d’été et tongs entre en furie munie d’un marteau sur scène afin de s’acharner sur une planche de bois. Le bruit fait d’abord monter la voix de Marie-Noëlle, puis absorbe toute l’attention, comme si, devenue le «chevalier à la triste figure », elle était décidée à modeler le récit à sa fantaisie et le faire échapper à sa gangue de papier.

On retrouve au fil des pérégrinations des acteurs sur scène, Jeanne Balibar, Thierry Dupont interprète de la Compagnie de l’Oiseau-Mouche, Marie-Noëlle et Léo Martin, les épisodes familiers de l’histoire, les moulins-à-vent, pris pour des géants, les confusions du personnage, le sauvetage raté d’un jeune serviteur battu par son maître, Sancho Panza et sa mule, Rossinante, monture fatiguée du chevalier (une simple table, tandis qu’un morceau de bois sera une lance de tournoi !), l’aubergiste peu scrupuleux, les nobles et le curé qui se jouent de Don Quichotte, allant jusqu’à modifier son environnement pour le perdre davantage.

Quichotte/ Bois de l'Aune © Lise Agopian

Quichotte/ Bois de l’Aune © Lise Agopian

Dans une vertigineuse mise en abîme, la deuxième partie du roman fait se rencontrer le malheureux chevalier avec lui-même devenu l’objet d’un livre. De quoi s’égarer totalement !

La voix de Jeanne Balibar rend compte par son placement des passages entre fiction et illusion du réel, servant avec talent la folie de son personnage.
« Je sais qui je suis, et je sais que je puis être, non seulement ceux que j’ai dit, mais encore les douze pairs de France, et les neuf chevaliers de la Renommée, puisque les exploits qu’ils ont faits, tous ensemble et chacun en particulier, n’approcheront jamais les miens. »

Quichotte/ Bois de l'Aune © M.C.

Quichotte/ Bois de l’Aune © M.C.

Lors de la destruction de la bibliothèque fabuleuse du chevalier, on verra Marie-Noëlle énumérer les titres les assortissant d’un avis, d’un résumé, décidant de conserver ou d’abandonner tel ou tel ouvrage. Ce catalogue touffu a des airs incantatoires, semblant appeler à la rescousse les écrits pour faire face au réel, l’apprivoiser, le rendre viable. 
Lorsque notre anti-héros de cette épopée inversée revient à la conscience, il meurt…
Entre-temps on aura été fasciné par la verve des acteurs qui avec rien nous donnent tout, suscitent des châteaux, des forteresses, des routes tortueuses, des agapes, des luttes, des rêves, des silences, des désillusions, des espoirs, et surtout une foi chevillée à l’âme en la littérature et au pouvoir du théâtre.

Spectacle Quichotte vu le 30 avril 2025 au Théâtre du Bois de l’Aune

Quichotte / Bois de l'Aune © Lise Agopian

Quichotte / Bois de l’Aune © Lise Agopian