Pour l’amour de la vérité

Pour l’amour de la vérité

Georges Lavaudant met en scène Le Misanthrope de Molière avec une fine intelligence.
Le choix des comédiens est tout simplement idéal, Eric Elmosnino campe un Alceste tiraillé entre son amour pour la coquette Célimène, magnifique Mélodie Richard, et celui de la vérité, Philinte, François Marthouret, tente de ramener son ami vers une voie « moyenne », aimer la vérité certes, mais aussi se plier aux politesses du monde sans en être dupe, soutenu en cela par la lumineuse Éliante (Anysia Mabe). Astrid Bas brille dans le difficile rôle d’Arsinoé qui pourrait être un écho dans le temps de ce que serait Célimène plus âgée… On rit aux répliques et aux tenues d’Oronte (Aurélien Recoing), ampoulé à souhait et des « petits marquis », Clitandre (Luc-Antoine Diquéro) et Acaste (Mathurin Voltz) qui ramènent avec un talent fou la pièce dans le registre de la comédie avec les valets de Célimène et d’Alceste, Basque (Bernard Vergne) et Du Bois (Thomas Trigeaud).   

« Je veux qu’on soit sincère, et qu’en homme d’honneur, /On ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur. » déclare, péremptoire, Alceste à Philinte au cours de la première scène de l’Acte I. Qui est plus éloigné de lui que celle qu’il aime !
Célimène cultive le plaisir des mots, sacrifiant tout à un trait d’esprit, une image, une saillie. Peu importe celui ou celle qui est écorché au passage, la société est un vaste jeu dans lequel elle se meut avec élégance, ne s’appesantissant jamais, papillonnant toujours. Pourquoi choisir alors que tous les possibles s’offrent à elle ? La vérité est bien trop austère à ses yeux et elle lui préfère les jeux de miroir, les tenues qui sont autant de déguisements, les parures qui permettent la théâtralisation de soi. Célimène est théâtre. 


Le Misanthrope / Georges Lavaudant © Ephrem Koering

Le Misanthrope / Georges Lavaudant © Ephrem Koering

Le décor, génialement conçu, offre un mur de scène pivotant sur deux longues faces, l’une est composée de vingt-sept miroirs plus ou moins dépolis, l’autre présente un long portant sur lequel toutes les robes de la jeune femme se pressent, colorées, vaporeuses dans leur profusion de tissus et de dentelles.


Autres dentelles, celles des alexandrins, superbement portés par la troupe, dans leur rythme si proche de celui de la respiration, leurs délicates diérèses, leurs coupes, leurs échos internes. « On pourrait dire qu’Alceste et Célimène croisent les vers comme on croise le fer », écrit Georges Lavaudant dans sa note d’intention qui souligne à quel point c’est autour du soleil de Célimène que tout s’orchestre et non de celui d’Alceste, sombre et emporté dans la galaxie des satellites de la belle qui se sert des mots avec la virtuosité d’un prestidigitateur. Au cœur des multiples facettes du langage, les liens se diffractent, les destinées se tissent, monde subtil des apparences où le moindre reflet devient signifiant. La pièce devient une danse, un oratorio qui s’achève sur une pirouette. 

Le Misanthrope / Georges Lavaudant © Marie Clauzade

Le Misanthrope / Georges Lavaudant © Marie Clauzade

Les derniers mots de Célimène semblent préfigurer la réponse (popularisée par la chanson de Brassens) que Tristan Bernard fit aux « Stances à la Marquise » de Pierre Corneille. (À « Souvenez-vous qu’à mon âge / Vous ne vaudrez guère mieux », la jeune femme rétorque : « J’ai vingt-six ans, mon vieux Corneille, / Et je t’emmerde en attendant ! »). 
Le tout est mené avec un rythme sans failles, osant les flashes d’appareils photos en arrêt sur image. Un théâtre enlevé, vivant, spirituel, profond et ironiquement léger, une version de maître !

Le Misanthrope a été joué du mardi 18 au samedi 29 novembre 2025 au Jeu de Paume, Aix-en-Provence.

Le Misanthrope / Georges Lavaudant © Ephrem Koering

Le Misanthrope / Georges Lavaudant © Ephrem Koering

Voyage napolitain

Voyage napolitain

Emmanuelle Haïm et son Concert d’Astrée sont des familiers des Théâtres. En cette fin d’automne, ces passionnés de la période baroque proposent un parcours dans les partitions de l’École Napolitaine avec, en point d’orgue, le sublime et célèbre Stabat Mater de Pergolèse.
En musique, on nomme l’École napolitaine les compositeurs qui à partir de 1650 environ développèrent l’opéra. À cette époque, Naples était une ville florissante, capitale en son royaume et troisième ville d’Europe après Londres et Paris. On se presse dans ses conservatoires et on se dispute les places au Teatro du San Carlo, la plus grande scène du monde… 


Le concert donné au Grand Théâtre de Provence offrait en première partie des partitions de Francesco Durante, Domenico Scarlatti et Leonardo Leo. 
Durante fut, cas exceptionnel dans l’histoire de la musique napolitaine, maestro di cappella dans deux conservatoires de Naples. S’il n’écrivit aucun opéra, il composa beaucoup pour ses élèves mais aussi de nombreuses œuvres instrumentales et de la musique sacrée. L’élégance de son style était superbement servie par le Concert d’Astrée dans son Concerto pour cordes n° 5 en la majeur. La légèreté des premières mesures se ploie dans les voix d’un style contrapuntique presque académique, puis se dégage une certaine solennité qui ne se leurre pas de ses propres révérences. Enfin, comme une réponse quasi dialectique aux deux premiers mouvements, l’Allegro rappelle une certaine gravité que soulignent les arpèges descendants, mais les conjure par une vivacité aux accents juvéniles.


Emmanuelle Haïm © Caroline Doutre

Emmanuelle Haïm © Caroline Doutre

Après cette entrée en matière orchestrale qui permettait de découvrir la palette colorée et subtile de l’ensemble, deux Salve Regina introduisaient les chanteurs qui seraient réunis pour le duetto du Stabat Mater de Pergolèse : Sur le Salve Regina pour alto et cordes en la majeur de Scarlatti, le contre-ténor Carlo Vistoli à l’irréprochable diction faisait entendre une voix nuancée et souple, ciselant les phrasés et laissant percevoir les intentions de l’auteur avec une grande finesse (finesse qui aurait mérité sans doute une acoustique plus intimiste que celle de la grande salle du GTP). Avec le Salve Regina pour soprano et cordes en fa majeur de Leonardo Leo (un concurrent de Francesco Durante), la soprano Emöke Baráth, lumineuse, abordait avec un timbre presque verdien la partition baroque, lui offrant une voix large et veloutée au vibrato d’opéra. 


La seconde partie du programme était la plus émouvante. Après la poignante Symphonie funèbre que le violoniste Pietro Locatelli écrivit à l’occasion du décès de son épouse, le Stabat Mater de Pergolèse poursuivait la thématique dessinée autour de l’image de la Vierge en la représentant, douloureuse, au pied de la Croix. Œuvre du compositeur rongé par la tuberculose et se sachant condamné, le Stabat Mater de Pergolèse résonne comme un chant du cygne. Les premiers mots du Stabat mater dolorosa, « la Mère se tenait là, souffrant la douleur », a des allures prémonitoires : Pergolèse mourra quelques semaines plus tard, à vingt-six ans. La tension douloureuse de cette pièce composée dans le couvent de Pouzzoles où vivait alors le compositeur, offre une partition somptueuse aux cordes et aux deux chanteurs qui duettisent ou déploient des soli envoûtants. 

Emmanuelle Haïm et le Concert d'Astrée © Caroline Doutre

Emmanuelle Haïm et le Concert d’Astrée © Caroline Doutre

Depuis son orgue, Emmanuelle Haïm dirige avec précision et intelligence l’ensemble. Légèreté, souplesse, grâce, expressivité, tout concourt à un temps suspendu où les voix enrobent de leur orbe délicate un propos où l’émotion certes tangible ne s’abaisse jamais à la surenchère. Les voix des deux chanteurs se mêlent avec subtilité en une complémentarité spirituelle et sensuelle. 
L’enchantement se poursuivra avec deux bis dédiés à Haendel, sa Résurrection, composée en Italie et Esther, en Angleterre. Les musiques et les musiciens voyagent et leurs auditeurs les suivent…

 

Concert donné le 21 novembre 2025 au Grand Théâtre de Provence à Aix-en-Provence

Seize ânes pour Cézanne

Seize ânes pour Cézanne

L’année Cézanne à Aix-en-Provence a suscité nombre de manifestations, art vivant, expositions, conférences… Dominique Bluzet, directeur des Théâtres, ne pouvait résister à exercer son humour potache et convoquer des jeux de mots dont il est friand. Jouer avec le nom de Cézanne ouvrait une perspective asinienne aussi loufoque que jubilatoire : seize ânes !

Ainsi naissaient des balades littéraires et musicales (16 ânes, Oui, Cézanne !) concoctées par le compositeur Marc-Olivier Dupin et scénarisées par l’auteur Ivan Grinberg, au cours desquelles les enfants se promenaient à dos d’âne sur les flancs de la Sainte-Victoire à partir du Tholonet. Les récits menés au rythme des pas des ânes se prolongeaient au Conservatoire Darius Milhaud en novembre avec le conte musical Seize ânes et le voleur, grâce à la commande passée auprès du compositeur et de l’auteur par le Grand Théâtre de Provence dans le cadre de l’année Cézanne 2025, dédiée à l’œuvre et l’héritage de Paul Cézanne à Aix-en-Provence. Des liens se tissent entre les deux évènements, ainsi, l’ânesse du conte porte le nom d’une de celles qui prêtèrent leur dos aux enfants en septembre : Lili.

Seize ânes et le voleur / GTP © X_D.R

Sur scène, la Compagnie Tsipka, composée des musiciens Hélène Giraud (flûtes), Pascal Clarhaut (cornet), Anthony Millet (accordéon), Gabriel Benlolo (percussions), Afaf Robillard (contrebasse) tient en quintette une véritable partition d’orchestre qui dessine les paysages, fait chanter les oiseaux et tympaniser les cigales, s’amuse à reprendre l’air du Duo de l’âne de Messager (dans son opérette Véronique) ou, afin de souligner un élément dramatique, s’emporte en un Dies Irae convaincu, accordant sa palette colorée aux toiles projetées en fond de scène sur un grand écran. Posées en regard de la narration, elles campent les silhouettes des grands pins autour de Bibemus, le sentier qui mène au barrage Zola, le cabanon de Cézanne, sa bonne, sous les traits de La Femme à la cafetière, dont l’air sévère convient au rôle qui lui est attribué, le marchand d’art, sous les traits de L’homme aux bras croisés, la jeune fille, sous ceux de la gravure Portrait de jeune fille, Cézanne lui-même par divers autoportraits, enfin, le clou de la représentation, Les Voleurs et l’âne. Marion Tassou, récitante et chanteuse, donne vie aux protagonistes de l’histoire, le gros marchand qui ahane sur le sentier qui mène à l’atelier du peintre, l’employée de ce dernier qui en garde scrupuleusement l’entrée, la jeune fille qui promène son ânesse, Cézanne enfin, sa bonhommie souriante et son goût pour le canard aux olives. 

 Le sujet est construit sur l’enchâssement entre le rêve, la réalité fictionnelle et les tableaux du peintre (la plupart exposés au Musée Granet lors de son exposition « Cézanne au Jas de Bouffan ») : un gros marchand ahane sur le sentier pentu qui mène à l’atelier du peintre. Ce dernier est absent et la porte de son cabanon est bien gardé par sa bonne. Fatigué et agacé plus que de raison par l’absence du peintre, le marchand s’endort contre un grand pin. À une jeune fille qui passe il demande d’aller chercher le peintre. Elle ne comprend pas Cézanne mais seize ânes et lui ramène le troupeau. Furieux devant tant de bêtise, le marchand entre dans le cabanon, vole une toile parmi celles qui gisent au sol, toutes froissées. Il déballe l’objet de son larcin dans sa chambre d’hôtel. Il s’agit de la peinture Les voleurs et l’âne. La nuit du voleur s’avère cauchemardesque… lorsqu’il se réveille, il est sous le pin face au cabanon de Cézanne qui le réveille gentiment. « Il ne faut pas s’endormir au soleil ! ». 

Les Voleurs et l’âne, Paul Cézanne © X-D.R. image tombée dans le domaine public

La visite de l’atelier peut enfin avoir lieu, nourrie de descriptions gourmandes des tableaux, du traitement de la lumière, des masses, des volumes, des épaisseurs des traits, des couleurs dont les rapprochements chantent, veloutés. Se dévoilent alors les fameux Joueurs de cartes, les dessins, les pommes qui occupèrent une si grande place dans l’œuvre de Cézanne au point qu’il fut surnommé « le peintre des pommes ». Selon lui « La pomme peut tout remplacer, et tout peut être remplacé par une pomme. », il avouait même « avec une pomme, je veux étonner Paris ». Et bien sûr, le tableau Les Voleurs et l’âne occupe une place centrale !
En quarante minutes, tout se déploie avec allant, humour, espièglerie. La saveur des mots se mêle à celle de la partition. Les enfants du public sont captivés et les plus grands se délectent de ce petit bijou.

Seize ânes et le voleur a été joué au Conservatoire Darius Milhaud, Aix-en-Provence le 21 novembre 2025

Les photographies sont © Grand Théâtre de Provence

Seize ânes et le voleur © Grand Théâtre

Où il peut être question de hérisson et de side-car

Où il peut être question de hérisson et de side-car

Au théâtre des Ateliers, Jean-Marie Broucaret et Alain Simon se donnent la réplique dans La Colocation.

Conversations à Bilbao, Le Diable c’est l’ennui, ont déjà réuni sur une même scène les complices de longue date que sont Jean-Marie Broucaret et Alain Simon, tous deux comédiens, metteurs en scène, formateurs et directeurs artistiques, le premier du Théâtre des Chimères à Biarritz, le second du Théâtre des Ateliers à Aix-en-Provence. La composition de ces textes suit chaque fois le même mode opératoire : un sujet est lancé, l’un envoie un premier texte par mail, l’autre a vingt-quatre heures pour lui répondre et l’opération se réitère durant un mois environ. Aucune discussion entre les deux auteurs ne vient guider leur écriture. Aucune concertation ne vient influencer le fil des mots si ce n’est la page précédente.

Le résultat est étrangement cohérent, bâti sur la rencontre de longs monologues ininterrompus qui suivent une progression dramatique, multiplient les échos, les surenchères, les clins d’œil, les images en miroir. 
Les écrits des deux complices s’arc-boutent l’un à l’autre comme pour la construction d’une voûte en ogive, trouvant un équilibre flamboyant. « Curieusement, sourit Alain Simon, lors de la discussion avec le public, nous avons écrit quasiment le même nombre de lignes ! ».

La Colocation / Alain Simon & Jean-Michel Broucaret © X-D.R.

Le sujet enserré dans cette orchestration puissante se dégage au fil des monologues croisés des deux comédiens qui se livrent à l’exercice de la lecture augmentée. Cette forme, « made au théâtre des Ateliers », accorde à tout texte une indéniable portée théâtrale. On n’assiste pas à une simple lecture, mais à une véritable mise en espace des pages, même si les acteurs ne bougent pas de leur chaise, face à un lutrin ! 


Deux vieux messieurs partagent le même lieu. Est-ce un appartement loué à un huitième étage ou une petite maison propriété de l’un d’eux ? sont-ils vivants tous les deux ? lequel a perdu la mémoire ? Deux vies se dessinent, par leurs anecdotes qui sont alors les traits saillants des histoires. De quoi se rappelle-t-on lorsque l’on évoque des êtres que l’on a connus ? De leur profession, leur parcours scolaire voire universitaire, le déroulé de leur fiche Wikipédia ? Ou plutôt les particularités, les bons mots, les potins, un éclat de rire, une blague partagée ? 

La Colocation / Alain Simon & Jean-Michel Broucaret © X-D.R.

Sensiblement les dernières propositions semblent les bonnes ! L’un coincé dans la lucarne d’un garage, l’autre, intrépide au volant d’un side-car, réplique de ceux de la dernière guerre… ces évocations deviennent sujets de disputes intenses. Et on ne parlera pas du petit cheval mongol, du « Tocino de Cielo », « le fatal déguisé en flan », du « banc de la place Picard », d’un pull rouge créant une rupture familiale, d’un frère aîné semblable à un hérisson ou encore d’un géranium, objet de poème, symbole d’amour et de détestation…

Le pouvoir évocateur des objets, leur valeur sentimentale qui repousse des tris pourtant nécessaires, un retour à Montaigne, aux Cinq dernières minutes, un souvenir de Zazie dans le métro de Queneau…, tout concourt à une approche sensible de la vieillesse, de la manière de l’appréhender, de regarder la vie avec un humour potache.
Sans doute la seule manière de rester vivant, absolument !

La Colocation / Alain Simon & Jean-Michel Broucaret © X-D.R.

Encore une pépite qui devrait vite trouver sa place, éditée, sur les rayons des librairies et de nos bibliothèques !

La Colocation a été jouée au théâtre des Ateliers à Aix-en-Provence le 14 novembre

Photographies : La Colocation / Alain Simon & Jean-Michel Broucaret © X-D.R.

Tout est écrit, oui !

Tout est écrit, oui !

On avait applaudi en 2023 au théâtre de l’Archevêché le duo Bert et Nasi dans L’addition mis en scène par Tim Etchells. C’est avec une joie emplie de curiosité que l’on se pressait au théâtre du Jeu de Paume pour retrouver les deux comédiens dans leur nouvelle création, Tonight.  
Si les futurs spectateurs avaient consulté la page Facebook des Théâtres, ils avaient déjà pu apprécier l’humour des deux complices annonçant en anglais que leur spectacle serait dans la langue de Shakespeare, « juste pour qu’il n’y ait pas de mauvaise surprise le soir-même… », car french doesn’t sound like english (…) You’ll notice the difference »… 

Polyphonie théâtrale

Bertrand Lesca et Nasi Voutsas jonglent entre l’apparence d’une performance improvisée et une écriture aussi rigoureuse que déjantée. « Tout est écrit, même ça, ce que nous disons tout de suite est écrit », affirment-t-ils à un public hilare. Les mots repris, les phrases débutées par l’un, réitérée par l’autre, répétées presque ostinato mais avec toutes les subtiles variantes grammaticales qu’offre la langue anglaise (ne seraient-ce que les insistants « I do », modulés avec gourmandise), créent une trame réjouissante où les réflexions s’infléchissent insensiblement en un flux jubilatoire. 

L’art de la digression, du jeu de mot, du glissement de sens apporte une vie exubérante à ce duo qui semble se réinventer sans cesse. Les surtitrages en français donnent juste l’esprit de ce langage mouvant et accordent une allure de surenchère aux propos tenus. La représentation du jeudi 13 novembre s’enrichissait de la présence de Rachel, actrice et traductrice en LSF. Loin d’être « utilisée » comme la vignette des écrans télé, elle était intégrée totalement dans la scénographie, ajoutant à l’humour de l’ensemble, par son jeu, ses gestes traduisant avec éloquence l’intarissable verbe de Bert et Nasi.  

Tonight / Bert & Nasi © Claire Gaby

Tonight / Bert & Nasi © Claire Gaby


Le décor lui-même, composé de trois chaises, une table à roulettes et d’une paire de rideaux montés sur un portique, s’animait, emballé dans la course folle des deux protagonistes, afin de transcrire une fin du monde démesurée peuplée de squelettes-serpents amoureux, de plafonds de théâtre effondrés et d’un dieu dévorateur digne de la pire des apocalypses ! Tout cela pour conclure qu’en effet, il valait mieux ne pas prévoir d’entracte, car ce moment peut tout faire basculer !
Le public fait totalement partie de la pièce, interpellé, mis à contribution, félicité, taquiné… Tout contribue à repenser l’esprit du théâtre, de renouer avec ses racines, le plaisir de dire des histoires, de conter, d’écouter, de faire entendre, de partager…

L’actualité entre au théâtre

Ce théâtre de l’absurde qui convoque les souvenirs de Buster Keaton ou des Monty Python (jusque dans certains phrasés qui font penser aux dialogues de Sacré Graal ou de La vie de Brian), s’ancre aussi dans les problématiques contemporaines. 

Les deux complices s’amusent à imaginer les possibles : le thème abordé peut être lumineux ou sombre, vraiment très sombre… les éclairages entrent dans la danse et illustrent concrètement les mots, passant du noir à la lumière. On souhaiterait que la parole deviennent vraiment performative lorsque Bert et Nasi songent que peut-être un enfant naît cette nuit même à l’hôpital d’Aix et qui trouvera la solution au réchauffement climatique, la culture de la pomme de terre ?, ou encore qu’en cachette les députés se réunissent à l’assemblée nationale et concoctent un budget sur lequel tous sont d’accord et que le monde nous envie… 

Tonight / Bert & Nasi © Claire Gaby

Tonight / Bert & Nasi © Claire Gaby

La suite, présentant quelques figures bien connues à la plage pour fêter ça, est un exercice de haute volée pour les zygomatiques déjà éprouvés par la question essentielle du « Tonight » joué « Tomorrow » donc nommée « Tomorrow night », mais devenant « Tonight » le lendemain…
Un petit bijou roboratif à déguster !

Tonight a été joué au Jeu de Paume du 12 au 14 novembre.(la pièce a été jouée aussi au théâtre d’Arles et aux Bernardines)

Une musique incarnée

Une musique incarnée

Révélée au public aixois lors de l’édition 2023 du festival Nouveaux Horizons par sa pièce, Si je te quitte, nous nous souviendrons, Camille Pépin revenait au Grand Théâtre de Provence avec La Nuit n’est jamais complète, co-commande du GTP (commanditaire principal) et de l’OPRL (Orchestre Philharmonique Royal de Liège), création-évènement en première mondiale qui permettait à Dominique Bluzet, directeur des Théâtres, de rappeler qu’en quatre années de festival, trente-six commandes avaient été passées à trente-six artistes contemporains !

Sur les traces de Paul Éluard 

Lors de l’avant-concert animé par Joël Nico, la jeune compositrice livrait quelques explications sur sa création, conçue pour précéder son concerto pour violon Le sommeil a pris ton empreinte, créé en 2023 avec Renaud Capuçon. Les poèmes de Paul Éluard suivent les créations de l’artiste, (les trois œuvres citées sont toutes composées à partir d’un texte du poète de Liberté). Sans doute, l’apparente simplicité qui se conjugue avec une profondeur humaniste et sensible des poèmes d’Éluard correspond particulièrement à la facture des œuvres de Camille Pépin : il y a une sorte d’évidence de l’écoute doublée de mystère qui séduit l’auditeur. « Dans cette pièce, explique la compositrice dans sa note d’intention (disponible sur le site des Théâtres), j’ai voulu traduire le désir profond de croire à une lumière dans la nuit. Le défi fut de restituer, par l’écriture, des sonorités denses et évocatrices malgré l’effectif réduit d’un orchestre de chambre. »

Le fait d’avoir déjà travaillé et de connaître l’approche de Renaud Capuçon apportait beaucoup à l’exécution de l’œuvre, souriait Camille Pépin, ainsi, certains effets qu’elle souhaitait au pupitre des cordes et qu’elle ne pouvait montrer techniquement aux instrumentistes étaient décryptés avec aisance par le soliste qui, violon à la main, soulignait tel trait de poignet, telle position des doigts, telle attitude, afin que le son rêvé par la compositrice se voie mis en œuvre. Entre la compositrice et l’interprète, il y a aussi le même attachement à la poésie d’Éluard et une sensibilité commune. 

OPRL/ Camille Pépin / Renaud Capuçon © Claire Gaby

OPRL/ Camille Pépin / Renaud Capuçon © Claire Gaby

« Cette œuvre est dédiée à Renaud Capuçon grâce à qui ce cycle inspiré de la poésie de Paul Éluard a pu naître », affirme Camille Pépin qui révélait aussi l’importance de la danse, premier art auquel elle s’est consacrée, dans son travail de composition : « je suis incapable d’écrire ce que je n’ai pas ressenti corporellement. C’est pour cela que je commence toujours à composer au piano, j’ai besoin du geste pour développer mes idées ». 
L’Orchestre Philharmonique Royal de Liège, dirigé avec précision par Renaud Capuçon, apportait la richesse de ses tessitures à La Nuit n’est jamais complète. Bien sûr, on peut se laisser aller au jeu des devinettes et trouver les influences des classiques des débuts du XXème siècle, de la musique répétitive (Camille Pépin évoque sa découverte de Steve Reich grâce à la chorégraphe Anne Teresa de Keersmaeker dans Fase, Four Movements to the Music of Steve Reich de 1982) …

L’œuvre de Camille Pépin s’inscrit en effet dans cette continuité, mais porte la marque de l’artiste, puissante et colorée, depuis le frémissement initial des cordes semé des fulgurances des vents à l’envoûtement tournoyant dans lequel l’auditeur se love avec délectation. Renaud Capuçon est ici souverain dans sa direction, inspirée et fine. Il le sera encore pour le Siegfried-idyll que Richard Wagner composa pour l’anniversaire de son épouse, Cosima. Il avait disposé le long de l’escalier de leur maison les musiciens de l’orchestre pour accompagner le réveil de son aimée… 

Renaud Capuçon © Claire Gaby

Renaud Capuçon © Claire Gaby

Une rareté était aussi offerte, magistralement jouée, les Quatre interludes symphoniques d’Intermezzo de Richard Strauss. Ces pièces s’intercalaient entre les deux actes de l’opéra qui s’inspirait d’une anecdote vécue par Strauss : il avait reçu par erreur une lettre d’amour d’une inconnue, ce qui créa quelques tensions dans son couple…
La fraîcheur des partitions, leur variété, leur humour, sont retranscrits avec une verve rare par l’orchestre dont les pupitres dansent un univers léger et profond à la fois. Temps suspendu ! Il ne faut pas oublier le seul passage dirigé par Renaud Capuçon de son violon, le Concerto pour violon n° 4 de Mozart : l’élégance sobre des phrasés de cette interprétation conquiert le public. Le programme semble taillé sur mesure pour l’OPRL et son chef !

Concert donné le 23 octobre 2025 au Grand Théâtre de Provence

OPRL / Renaud Capuçon © Claire Gaby

OPRL / Renaud Capuçon © Claire Gaby