« Ces corps en rêve qui te peuplent »

« Ces corps en rêve qui te peuplent »

Maud Thiria était invitée en résidence par l’association Nouvelles Hybrides à La Tour d’Aigues. Belle occasion de découvrir l’écriture fine et puissante de cette poétesse qui publie depuis les années 2017 aux éditions Æncrages & Co dont elle appréciait l’impression au plomb puis Lanskine dont les volumes enrobent les textes du velouté de leurs pages. 
Parisienne, elle est née à Paris, y vit, mais cela ne l’empêche pas d’arpenter les plages de la Normandie ou les reliefs de la Lorraine, région qui fait partie de ses constellations d’enfance. Elle écrit, dessine, s’empare des matières, les modèle, leur accorde leur valeur de trace, de témoignage. 

Elle publie d’abord ses poèmes dans une vingtaine de revues telles Le Nouveau Recueil, Diérèse, Thauma, A verse, PLS, Recours au poème, Terre à ciel, N47, Décharge, Sarrazine, Nunc, L’Étrangère… Elle travaille aussi avec des artistes, amenant ses mots à rencontrer les peintures de Christian Gardair par exemple ou bien à se lover dans des « livres pauvres » pour Daniel Leuwers.
Puis, les recueils se succèdent. Le premier a été publié en 2017 aux éditions Æncrages & Co, Mesure au vide, avec des illustrations de Jérôme Vinçon. Chez le même éditeur en 2020, il y aura Blockhaus (Prix Yvan Goll 2021).
Lui aussi comprend des encres de Jérôme Vinçon. Une nouvelle récompense sera attribuée à  Trouée paru chez Lanskine en 2022, le prix René Leynaud d’engagement et de résistance, puis toujours chez Lankine le recueil Falaise au ventre (2023, éditions LansKine) : la bourse de poésie Gina Chenouard de la SGDL (Société des Gens de Lettres). Ces textes semblent s’orchestrer autour d’une logique : Mesure au Vide paraît poser les bases d’un art poétique, proche de la sculpture ou du dessin, avec un travail qui se joue entre les pleins et les déliés, la matière et le vide (« inscrire tes mots / aux mains multiples/creusant le vide/ et l’épuisant/ trouvant chair/ même trouée »).

Maud Thiria © X-D.R.

Puis Blockhaus instaure la confrontation avec l’autre, la langue étrangère, le monde, l’histoire, ce qui n’est pas nous mais nous construit, « protège du trop connu/ maternel qui ne te nourrit pas ». Les ouvrages suivants s’emparent alors des violences exercées sur les êtres : violences faites aux femmes dans Trouée, érosion du monde dans Falaise au ventre, où la terre comme les corps se désagrège, et alors seule la langue nous garde vivants,  errances des « dessouvenus » que sont les personnes âgées rencontrées lors d’une résidence d’écrivain en Île-de-France à l’hôpital dans des errantes.

Pas de majuscules ni de ponctuation, l’autrice revendique une égalité, refusant la hiérarchie entre les mots, il n’en est pas de plus ou de moins importants.
Ce qui frappe à la lecture, c’est le rythme interne qui accorde une irrésistible pulsation à tous les textes. Si l’on s’attarde sur des errantes, on est frappé par son esthétique minimaliste et pourtant si évocatrice.
Les « errantes », ce sont les roches erratiques que les anciens glaciers ont charriées dans leur flux de glaces et laissées dans des lieux où leur composition minérale n’existe pas. C’est grâce à leur présence que l’on a compris que la terre avait eu des périodes glaciaires et des périodes plus chaudes. Ici, il s’agit de personnes. Des personnes âgées qui, placées dans des hôpitaux sont privées de leurs repères, et deviennent, « fantôme en (leur) vêtement trop toujours trop / (ta) leur démesure ».
Maud Thiria explique le relevé des paroles de ces êtres que l’on n’écoute plus, leur fusion dans le flux des poèmes.

Un pronom revient au fil des livres, « tu », qui est à la fois une adresse à soi et à l’autre, ce qui instaure une dimension universelle aux propos. Lorsque le « on » qui dépersonnalise fait son entrée, il devient l’objet d’un nouveau terme, le « toion », symbole des errances… L’évocation de la beauté du monde devient alors ce qui nous ramène à l’humanité, le lyrisme éclot, bouleversant.
Tous ses livres s’attachent aux cabossés aux oubliés aux laissés pour compte de la vie. Il y a une forme de poésie désespérée et en même temps une très grande force.  Dans Mesure au vide le poète est confronté au silence, au vide. Avec Blockhaus, est rendu palpable le caractère inquiétant de cette construction grise qui est aussi paradoxalement un refuge d’enfance, et rend possible la découverte de l’altérité d’une langue « ennemie ».

Dans Trouée, qui parle des maltraitances abominables faites aux femmes (une femme meurt tous les trois jours sous les coups d’un conjoint ou ex-conjoint) il y a la violence terrifiante subie mais un principe de vie qui semble défier jusqu’au bout et affirmer que ce n’est pas elle qui gagne malgré tout :
« Tu tiens/ même si les mots se perdent/ en miettes/ nous perdent en miettes/ en chemin/ traces de nous abandonnés/ pour qui ».
Les mots eux-mêmes ont des failles des fissures. Ces distances habitent même les corps et semblent faire naître l’écriture de Maud Thiria.
Dans Blockhaus elle écrit : « tes mots s’enrobent de terre/ ta langue se noie/ avale recrache/ les mots fantômes/ comme des membres manquants/ coupés effacés ». Et cependant, il y a de l’humour dans ces textes ! « mon nom est n’importe », titre de la seconde partie de des errantes est un clin d’œil à « Mon nom est personne » et il y a quelque chose du western spaghetti dans les comportements des personnages « erratiques » du livre !
Lors de sa résidence à La Tour d’Aigues, Maud Thiria a peaufiné un nouvel opus, Colchiques, son premier écrit en prose, parce que ce qui était à dire se lovait particulièrement bien dans cette forme.

Les premières pages données en avant-première » aux lecteurs de la bibliothèque de La Tour d’Aigues frappent par leur humour, leur acidité, leur acuité, leur verve.

Maud Thiria en résidence à La Tour d’Aigues à l’invitation de l’association Nouvelles Hybrides

Cap sur l’Irlande!

Cap sur l’Irlande!

Le Chantier, cette structure atypique, centre de créations des nouvelles musiques traditionnelles et musiques du monde, porte bien son nom en accueillant au fil de l’année des groupes constitués ou en train de se former lors de résidences qui leur permettent d’affiner leurs répertoires, de créer, de partager.
Le mois de mars a vu l’éclosion du groupe Salann du terme gaélique irlandais, « le sel ». Les trois musiciens, David Munnelly, Macdara Ò Faolàin et Lorcan Fahy s’étaient déjà rencontrés deux années auparavant afin de « tester » leur entente. C’est en complices qu’ils abordaient leur semaine de résidence à Correns, mettant sur pied en trois jours le concert buissonnier qui allait conquérir le public de la Croisée des Arts de Saint-Maximin-la-Sainte-Baume. 

Le trio réunit des musiciens d’exception. David Munnelly à l’accordéon diatonique, une légende en Irlande, s’amusait à raconter des épisodes de sa formation, évoquant l’imposante famille de sa grand-mère chanteuse et accordéoniste renommée et sa fratrie de neuf garçons violonistes dotés d’un seul instrument, un fiddle (nom irlandais du violon lorsqu’il est joué dans les musiques populaires). Il évoquait le voyage des musiques de l’île d’Irlande en Amérique, suivant les grands courants de migration des Irlandais vers des cieux qu’ils imaginaient meilleurs. 

Salann © Zoé Lemonnier

Salann © Zoé Lemonnier

C’est d’ailleurs avec beaucoup d’humour qu’il reprenait le parcours des airs et des rythmes, lieu de reconnaissance au cœur de l’exil, jonglant entre les particularités musicales des traditions des deux côtés de l’Atlantique. Macdar Ò Faolàin, luthier, fabrique ses propres instruments dont une fabuleuse mandoline à l’octave nommée curieusement « bouzouki » alors qu’elle n’en a guère de caractéristiques souriait Lorcan Fahy autour duquel s’est constitué le groupe. La douceur et l’élégance du jeu de ce « bouzoukiste » irlandais se glisse dans le fin tissage des reprises et compositions du groupe. Lorcan Fahy au fiddle ou à la mandoline sert les mélodies avec une intelligente verve.

« La mélodie est la base de la musique irlandaise », sourit-il. Les thèmes sont pris en charge tour à tour par chaque instrument. Parfois un seul tient la voix, ainsi on est fascinés par le bouleversant solo de David Munnelly au chant accompagné de son seul accordéon sur la chanson traditionnelle Paddy’s Green Shamrock Shore qui évoque l’émigration irlandaise en Amérique, consécutive à la grande famine du XIXème siècle : beaucoup pensaient faire fortune, bien peu y arrivèrent ! « Ici, dira Lorcan Fahy après le concert, nous n’avons pas cru bon d’ajouter quoi que ce soit, le chant et l’instrument se suffisaient à eux-mêmes ! ». C’est cette esthétique qui est privilégiée dans le très beau travail d’arrangements et de (re)compositions du groupe : rien n’est ajouté sans raison, et le résultat en épure est doté d’une indicible grâce.

En ouverture du programme, deux pièces liées de David Munnelly dessinaient de vastes paysages, installant l’écoute pour entrer dans l’interprétation du traditionnel « Mrs McCloud’Set » (le coffre de Madame McCloud), puis Squire Parsons de l’un des derniers harpistes professionnels et compositeur d’Irlande (1670-1738), Turlough O’Carolan (Toirdhealbhach en irlandais), le « barde aveugle » de l’Irlande. Moment de douceur, la musique séduit par son caractère d’évidence, rêveuse et délicatement ouvragée. Au calme succède la danse d’une Grande Gigue Simple (trad) qui donne des fourmis dans les pieds ! 

Salann © Zoé Lemonnier

Salann © Zoé Lemonnier

La liaison avec le baroque coule de source, et la musique de Pachelbel dans un superbe arrangement de Lorcan Fahy naît sur les cordes du violon. On se laisse porter par les airs de polka, bercer par la berceuse de Macdar Ò Faolàin (Lullaby). On croise les musiciens d’aujourd’hui, comme John Faulkner (pas l’auteur, frère d’un autre écrivain, William Faulkner), on regarde les renards dormir (Foxes sleep) grâce à la collation de textes traditionnels effectuée par le musicien Edward Bunting qui réunit dans les années 1790 des textes et des airs qu’il compléta parfois de ses propres variations.

Lutherie © Macdara Ò Faolàin

Lutherie © Macdara Ò Faolàin

Les trois complices passent d’une composition à l’autre avec espièglerie. Lorcan Fahy, seul francophone (il est Belgo-irlandais) est chargé de traduire les propos de ses comparses, énoncés en un anglais parfaitement clair et un gaélique plus obscur tout de même ! David Munnelly accumule les anecdotes, épingle au passage l’Angleterre, la société de consommation, défend la renaissance irlandaise, rit de lui-même, et offre des pages somptueuses à l’auditoire. En bis, un seul car le spectacle a été monté en trois jours (la virtuosité des interprètes se situe aussi là !), la chanson traditionnelle Pol Hapenny travaillée avec les élèves de Saint-Maximin la veille (les résidences amènent les artistes à rencontrer les habitants du territoire). La salle chante en chœur. Une nouvelle pépite découverte grâce au Chantier !

Concert donné le 7 mars 2025 à la Croisée des Arts de Saint-Maximin-la-Sainte Baume.

 Tous mes remerciements à Zoé Lemonnier qui a la gentillesse de m’offrir quelques uns de ses magnifiques clichés!

Haute couture

Haute couture

Le théâtre est le lieu magique de tous les possibles. Les époques, les lieux, les intrigues peuvent se catapulter, se confondre, se réinventer. Rarement ces possibilités sont portées à un tel degré que dans Tous les poètes habitent Valparaiso, texte paru aux éditions :esse que, de Carine Corajoud en collaboration avec Dorian Rossel. 

Quién soy yo (qui suis-je ?)

« Quién soy yo », ces mots, titre d’un texte du poète chilien Juan Luis Martínez, étaient écrits sur les murs des escaliers des campus de Valparaiso, quatre jours avant la chute de Pinochet en octobre 1988 après le referendum qu’il avait lui-même organisé.

Dix ans après le 29 mars 1993, date de la mort du poète, un volume intitulé Poemas del otro réunissait quelques-uns de ses poèmes dont celui-ci. Or, selon un article du Temps, un universitaire Scott Weintraub découvre que dix-sept poèmes du recueil sont les traductions d’un poète suisse-catalan, nommé lui aussi Juan Luis Martinez (sans accent, est-il précisé) qui les a publiés dans Le silence et la brisure en 1976 !
Cette histoire incroyable où l’on ne sait plus qui est qui et où tout semble se confondre fascine l’universitaire : qui est le « vrai » auteur ? Est-ce plus important de connaître l’identité de celui qui a écrit ou l’œuvre elle-même ? 

Tous les poètes habitent Valparaiso © X-D.R.

Tous les poètes habitent Valparaiso © Dorian Rossel

 Dans ce dédale de miroirs, d’échos par-delà les mers et les années, d’ambiguïtés, le théâtre trouve sa propre matière, renoue avec l’étymologie : « hypokritès », l’acteur en grec ancien, est celui qui répond derrière un masque.

Les mises en abyme se multiplient dans le spectacle mis en scène par Dorian Rossel depuis la supercherie initiale, sa découverte rocambolesque, la mise en scène de ce qui entoure la création théâtrale avec l’émission de radio qui joue sur les codes de cet exercice, les répétitions, les acteurs qui butent sur ce qu’ils ont à interpréter, la pièce enfin, mais par bribes, la convocation de personnages qui entourent l’histoire, Jean -Louis qui signa Juan Luis Martinez ses poèmes de jeunesse, l’universitaire, rebaptisé Scott, l’actrice, Alice, qui est censée jouer son propre personnage mais sera aussi Claudia, l’épouse de Juan Luis Martínez, une éditrice, une certaine Violeta, homonyme de Violeta Parra la chanteuse, et qui a dû fuir le Chili… 

Tous les poètes habitent Valparaiso © X-D.R.

Tous les poètes habitent Valparaiso © Dorian Rossel

C’est auprès de Violeta qu’Alice cherche des renseignements sur le poème qu’elle est en train d’apprendre.
Est-ce le désert d’Atacama ou les montagnes suisses qui servent de décor ? Tout est à imaginer : une table et trois chaises suffisent à recréer un studio d’enregistrement radio et les attitudes des protagonistes à rendre les objets tangibles. Une inclinaison de tête et le micro surgit, un regard et l’auditoire prend forme. Des panneaux colorés de différentes tailles servent à délimiter un espace particulier, une pièce, un belvédère, une chambre d’hôtel… Les acteurs les disposent au fur et à mesure de l’évolution de la pièce, passent d’un continent à l’autre, d’une époque à l’autre, d’un personnage à l’autre avec une aisance stupéfiante.

L’un des moments clé du spectacle est sans doute le fantastique passage où Violeta, Scott et Jean-Louis (alias Juan-Luis Martinez, sans accent) lisent chacun dans leur langue le poème qui a tout déclenché : « Violeta : Mí patria está sin nombre, sin tachas // Scott : My country is without name, without blemishes // Jean-Louis : Ma patrie est un nom sans taches/// Violeta : hay una verdad en la subversión // Scott : there is a truth in subversion // Jean-Louis : il y a une vérité dans la subversion /// Violeta : que nos devolverá nuestra pureza escarnecida. // Scott : which will return to us our scorned purity. // Jean-Louis : qui nous rendra notre pureté bafouée. »

Universelle mise en abyme

Le sujet est-il la quête de la vérité d’un poème, de son auteur, de son époque, de son influence sur celle-ci, de ceux qui le lisent ou l’interprètent ?

La postface de Scott Weintraub, professeur d’Espagnol à l’université du New Hampshire, revient inlassablement sur « la manière dont la poésie traverse le temps et l’espace et franchit les frontières nationales et les langues pour créer de nouvelles rencontres et unir les gens ».

« Je me résigne, affirme-t-il, à imaginer des jeux et des énigmes que je ne peux comparer qu’à l’intrigue de la célèbre nouvelle de Jorge Luis Borges, « Las ruinas circulares », dans laquelle le protagoniste réussit à créer un être humain par ses rêves, avant de se rendre compte qu’il est lui-même le produit des rêves d’un autre ».

Tous les poètes habitent Valparaiso © X-D.R.

Tous les poètes habitent Valparaiso © Dorian Rossel

Entre le poète chilien d’avant-garde qui se plaît aux facéties littéraires, aux collages, aux emprunts (son recueil ne s’appelle-t-il pas Poemas del otro ?) et s’amusait à travailler sur l’effacement de l’écrivain derrière son œuvre et le poète francophone, catalan-suisse, se tisse une véritable épopée. Celle-ci repose sur trois destinées qui sont liées par ce poème, « Qui je suis ? », l’actrice entre deux carrières, le journaliste humanitaire à la retraite, l’artiste militant, superbement campés par Rodolphe Dekowski, Delphine Lanza et Karim Kadjar. La Compagnie Super trop trop (Cie STT) unie par une efficace complicité donne à cette histoire vraie une dimension fictionnelle, démêle en en gardant toute la complexité les fils de cet imbroglio, se plaît à semer les indices, à brouiller finement les pistes, à les rétablir, à laisser des interrogations aux spectateurs qui reconstituent la trame après le spectacle, se passionnent pour ses personnages : qui est Violeta finalement ? Et ce poème transatlantique ?… 

Chaque élément est délicatement cousu aux autres, subtilement ombré d’incertitudes, à l’instar du fin rideau de plastique qui recouvre la table et le plateau au début de la pièce. Lorsqu’il est retiré par des mains invisibles, il offre la place à l’expression d’une réalité, mais reste contre le mur de scène : l’illusion n’est jamais très loin ! Et la poésie est plus présente que jamais, la phrase « Oui, je pense que chaque citoyen est poète. Oui. Alors voilà… » clôt la pièce alors que résonnent les premières mesures de Gracias a la vida de Violeta Parra
Du vrai théâtre de haute couture !

Tous les poètes habitent Valparaiso a été joué au Théâtre du Bois de l’Aune les 4 et 5 mars 2025

 

Clarinette en majesté au Grand Théâtre!

Clarinette en majesté au Grand Théâtre!

Jour de match, (France /Irlande lors du Tournois de Six Nations) et pourtant salle comble, certains spectateurs demandant aux autres de ne pas leur donner le résultat (un 27-42 en faveur de l’équipe de France, oui on peut suivre la musique et le rugby !), ayant sacrifié la deuxième mi-temps (à visionner en replay) afin d’être à l’heure pour l’évènement du mois ! Même s’il est marseillais d’origine, le génial clarinettiste Pierre Génisson venait pour la première fois au Grand Théâtre d’Aix-en-Provence, en excellente compagnie : l’Orchestre national Avignon-Provence et sa cheffe depuis 2020, Débora Waldman (la première cheffe nommée à la tête d’un orchestre national en France, il est bon de le rappeler).

Un orchestre de premier plan

Deux pièces pour orchestre s’entremêlaient aux œuvres dédiées à la clarinette dans ce concert entièrement consacré à Mozart. D’abord l’Ouverture de Don Giovanni déployait ses deux temps, l’andante solennel et l’allegro esquissant les intentions du séducteur. Dès le début de ce « drame joyeux » (« dramma giocoso », ce qui veut tout dire des « leçons » tirées de sa conclusion), la fin tragique de Don Juan est annoncée et son ombre plane, portée par un orchestre aux sonorités larges et dirigé avec une précision, une élégance et une intelligence sensibles. La légende veut que Mozart ait composé cette ouverture la nuit précédant la première représentation de Don Giovanni à Prague ! Est-ce l’urgence de la création ou le sujet abordé ? la jonction entre la noirceur et la lumière est transcrite avec une puissance qui fit dire à Wagner que c’était « l’opéra des opéras ».

La Symphonie n°35 en ré majeur K.385, «Haffner» est une œuvre commandée par un ami de la famille Mozart, le bourgmestre de Salzbourg, Sigmund Haffner.
Lorsque son père lui transmet la demande, Wolfgang Amadeus qui vient de se marier avec Constanze Weber, la cousine germaine du compositeur Carl Maria von Weber, n’a pas vraiment le temps, rouspète qu’il devra l’écrire la nuit sinon il « ne s’en sortira pas » (dixit !), mais au lieu de la sérénade commandée, il ira jusqu’à la symphonie, sans doute moins « divertissante » mais au moins d’une ampleur qui convient mieux à son caractère.

Orchestre national Avignon-Provence @ Orchestre national Avignon-Provence

Orchestre national Avignon-Provence @ Orchestre national Avignon-Provence

Elle sera en ré majeur, même si ce n’est pas la tonalité préférée de son compositeur, il faut parfois céder aux effets de mode et à Salzbourg le ré majeur est alors en vogue ! Certains disent même que l’agacement de Mozart est perceptible dans les gammes ascendantes exacerbées du premier mouvement, Allegro con spirito, avec son thème principal donné à l’unisson, ce qui lui confère panache et ampleur. Finement le compositeur glissera tout même dans l’un des thèmes du mouvement final, le Presto, l’Air d’Osmin, le « méchant » de L’enlèvement au séraildont le récent succès, un vrai triomphe, avait consacré le musicien.

La clarinette ou les fantaisies du chalumeau

Vers 1690, le facteur d’instruments à vent, Johann Christoph Denner, ajoute au chalumeau (non pas celui du feu), une sorte de flûte à bec dotée d’une anche, un pavillon et deux clés. Ce nouvel instrument (première mention de son nom en 1753 par Jacob Denner, fils de Johann) a suscité de nombreuses hypothèses quant à l’étymologie de son nom : serait-ce un dérivé du mot provençal « clarin », une sorte de hautbois primitif, de l’adjectif « clar » (clair), de « clarinet », le « hautbois de forêt » ? Certains avancent même uen relation avec la « clarine », cette clochette pendue au cou des animaux… Quoi qu’il en soit, la clarinette malgré ses ajouts en argent fait bien partie de la famille des bois et lorsqu’il n’y a pas de piano lors d’un concert ni de hautbois, c’est elle qui donne le « la » à l’orchestre. 

C’est la rencontre avec le musicien virtuose de l’orchestre de Vienne, Anton Stadler qui déclencha la passion de Mozart pour cet instrument nouveau. Il lui offrit un unique et merveilleux concerto, le Concerto en la majeur K.622 qui fait partie de ses dernières œuvres, née en 1791, son ultime. Le jeu de Pierre Génisson, précis, subtil répond à l’enthousiasme des musiciens. Chaleur, profondeur, rondeur, le son de l’instrument transporte. La fluidité de l’exécution ne souffre aucune faille, quels que soient les écarts virtuoses demandés par la partition.

Pierre Génisson © Denis Gliksman

Pierre Génisson © Denis Gliksman

La clarinette dialogue avec l’orchestre, le met en haleine, suspend le temps, s’amuse, plaisante, légère, éblouissante, spirituelle. L’émotion est au rendez-vous, on touche au sublime dans cette approche en épure.
Deux transcriptions de Così fan Tutte (arrangements Fontaine pour clarinette et orchestre) soulignaient avec encore plus de d’évidence les capacités « vocales » de la clarinette. D’abord, on écoutait Una donna a quindici anni puis Come Scoglio, le bel canto italien et sa virtuosité sied à merveille au phrasé lumineux de l’artiste, ses aigus aériens, ses graves larges et veloutés, ses medium intenses. On a l’impression d’entendre le texte de l’opéra dans la pâte sonore.

Généreux et acclamé par une salle comble, Pierre Genisson revenait pour un magnifique Voi che sapete des Noces de Figaro puis, deux extraits « vous allez reconnaître sans problème ! » du Concerto pour clarinette. Enchantements…

Concert donné au Grand Théâtre de Provence le 8 mars 2025

Mozart 1791, Pierre Genisson, chez Erato-Warners Classics

De l’art de l’amitié

De l’art de l’amitié

La venue du violoniste Renaud Capuçon à Aix-en-Provence résonne comme un avant-goût du prochain Festival de Pâques, manifestation qu’il a fondée en 2013 avec Dominique Bluzet et le président du CIC. Dans l’écrin du Grand Théâtre de Provence, il est un peu comme « à la maison ». Aussi, il invite des musiciens qu’il apprécie. Sachant bien qu’aucune étoile n’en efface une autre mais lui apporte sa lumière, il s’entoure de jeunes et talentueux instrumentistes qu’il se plaît à mettre en avant. Ainsi, le pianiste Guillaume Bellom, l’altiste Paul Zientara et la violoncelliste Julia Hagen. Chacun apporte sa palette, sa sensibilité, son intelligence délicate des partitions et la fusion de ces personnalités fortes qui s’écoutent les unes les autres est mise au service d’interprétations sans failles, nourries d’échos, de fulgurances, de mélodies, de rythmes. Le livre d’images s’ouvre, et l’auditoire plonge dans un univers aux fragrances subtiles, découvrant et redécouvrant les auteurs connus dans des œuvres peu souvent jouées. 

Surprises de la modernité

On apprend ainsi à se méfier des idées toutes prêtes que l’on accole à tel ou tel compositeur. Le Quatuor avec piano que le jeune Mahler (il avait seize ans) écrivit alors qu’il n’était encore qu’étudiant au Conservatoire de Vienne débute par un piano qui semble hésiter, puis qui accompagne les cordes comme pour un lied. La mélodie du violon très courte est en proie à un indicible tourment quasi-tragique puis s’emporte en allegro.

Le premier mouvement et seul entièrement achevé par le compositeur est précédé d’un « nicht zu schnell » (pas trop vite) et pourtant est habité d’une sourde tension. Le deuxième mouvement (on ignore si Mahler voulait écrire les quatre mouvements de la forme classique du quatuor) est inachevé (24 mesures) et le compositeur Alfred Schnittke l’a complété avec ses propres préoccupations en 1973, si bien que l’auditeur est surpris tout d’abord de l’étonnante modernité de cette pièce mahlérienne. 

Guillaume Bellom © J-B. Millot

Guillaume Bellom © J-B. Millot

Les dissonances neuves, les croisements de phrases montantes et descendantes, la puissance interne du texte, les émois pianistiques très « XXème » prennent alors tout leur sens dans cette passation où les siècles se complètent et les romantismes se catapultent.

On était subjugués ensuite par la beauté du Quatuor pour piano et cordes n° 2 en sol mineur opus 45 que Gabriel Fauré dédia au pianiste et musicologue Hans von Bülow. La plénitude de la partition accorde aux instruments des dialogues d’une fine complexité, varie les rythmes, dénoue les gammes, dessine des paysages, ombre les âmes d’une indicible mélancolie, mène à des sommets, flirte avec les orages, joue des contrastes, passant de la sérénité d’une rêverie aux ostinatos véhéments du piano dans la dernière section. 

Julia Hagen © Julia Wesely

Julia Hagen © Julia Wesely

Le jeu lumineux de Guillaume Bellom est en osmose avec les cordes qui se rejoignent sur des phrasés aériens. Tout aurait pu s’arrêter là tant l’émotion était forte.
Après l’entracte, un autre chef d’œuvre était mis en scène, le Quatuor pour piano et cordes opus 13 de Richard Strauss. Certes, on aime comparer et déceler des influences, surtout dans une œuvre qui fait partie des plus importantes de la musique de chambre du jeune Strauss.

Il compose son Quatuor en 1885 (il a 21 ans). Cette pièce frappe par ses dimensions en quatre mouvements et est souvent rapprochée des quatuors avec piano de Brahms auquel le jeune compositeur vouait une sincère admiration à l’époque (il parla de son « enthousiasme » pour le musicien). Elle reçut le Prix de l’Association des compositeurs berlinois en 1886 (Berliner Tonkünstlerverein). Il est vrai que Richard Strauss écrit pour des instruments qu’il connaît bien : il a débuté le piano à quatre ans, le violon à six et la composition à onze. Il écrivit à douze ans un Festmarsch pour grand orchestre.

Paul Zientara © Tatiana Megevand

Paul Zientara © Tatiana Megevand

Parallèlement à ses dons musicaux il entra à l’Université de Munich à seize ans pour y suivre des cours de philosophie et d’histoire de l’art. Il manie dans ce quatuor d’une manière très maîtrisée les alternances de contrastes, les moments passionnés et les instants de recueillement, les respirations impétueuses et les souffles retenus. Les quatre instrumentistes trouvent ici un équilibre idéal, en une alchimie complice qui ne se refuse pas des mouvements d’humour et des répliques enjouées avant un final Vivace brillant.  Ils reprendront en bis le spirituel et pittoresque Scherzo.

Concert donné le 28 février 2025 au Grand Théâtre de Provence