Signes en manifeste

Signes en manifeste

Inclassable direz-vous le nouveau texte de Claudie Lenzi, PV d’Audition ! Sans doute, car il navigue entre les genres, essai, biographies, histoire, manifeste, pamphlet, poésie…
Inclassable car il n’est rien de normé dans ce qu’elle évoque, puissamment, en une langue parfois sèche comme la pointe fine d’un crayon à dessin qui dissèque, explore, conte, joue avec l’intime, approchant au plus près un univers plus méconnu que les galaxies les plus lointaines, celui de la surdité. À l’intérieur tous les degrés sont permis, du sourd de naissance à celui qui le devient par maladie ou accident ou hérédité.

Qui est l’autre ?

L’artiste s’attache aux destinées de ses pairs, de ceux qui ont perdu l’ouïe, mais ont poursuivi leur travail malgré tout et ce tout est gigantesque. Elle s’adresse à eux, les interpelle, les pousse dans leurs retranchements, interroge leur rapport à la vie, à leur surdité, aux autres, ceux qui sont restés dans le cocon « entendant », n’édulcore rien, en une langue sans fioritures . Pas de vouvoiement ici, le tutoiement est de mise dans cette fraternité de situation, dans la violence infligée par la vie, ce détournement, ce dévoiement d’un être par l’apparition du manque : soudain, la vie sociale, la communication, la perception du monde sont bousculées, définitivement.

Voici les poètes de la Péliade, Du Bellay, Ronsard, les peintres, Goya, Van Gogh, les musiciens, Beethoven, Fauré, une femme enfin, l’incroyable Mabel Bell, épouse de Graham Bell, inventeur du téléphone alors qu’il cherchait à fabriquer un instrument capable de rendre aux sons l’être aimé…
La difficulté à se définir, se construire alors que tout vous nie est appréhendée avec une acuité parfois doublée de colère.
Il n’est pas de morale dans le domaine du handicap !
À travers les portraits de chaque personnage, les diverses époques sont interrogées, dans leur rapport à ce handicap invisible.
Est dénoncé le traitement ignoble réservé aux sourds au cours des siècles, le mépris qui les accompagne.

Claudie Lenzi © X-D.R.

Claudie Lenzi © X-D.R.

Toute une terminologie négative liée à la perte des sens : tout un lexique qualifie l’intelligence à travers les termes entendre, voir… serait-ce à dire que l’on est sot lorsque l’un de ces sens manque ?
Spécificité de la surdité dans le catalogue des handicaps : il ne se voit pas. Cela participe à son invisibilisation et l’incompréhension qui lui est réservée.

Une histoire de la langue des signes

Les personnages comme l’Abbé de l’Épée permettent une reconnaissance, extraient les sourds des hospices dans lesquels ils étaient souvent internés, car déclarés idiots par manque d’outils de communication. La première conquête est celle d’exister tout simplement en tant qu’être humain capable d’intelligence et de raisonnement. (Combien aujourd’hui encore croient que la surdité nuit à la faculté d’abstraction !) Et ce, grâce à l’élaboration d’un langage universel : la langue des signes.

L’histoire de la langue des signes est tumultueuse. Elle fut longtemps interdite dans le pays qui l’a vue naître (La France). Les mains étaient attachées dans le dos pour qu’aucun obstacle ne vienne gêner la lecture labiale ou la reproduction de sons que leur locuteur n’entendait pas, afin qu’il soit entendu par les autres, les entendants.
La langue des signes est aussi l’histoire d’une conquête, d’une langue, d’une expression particulière, d’un art nouveau.
Est scellée ici la revendication du handicap non comme d’un obstacle, mais une chance. Le seul langage vraiment universel est celui des signes : tous peuvent le comprendre quel que soit le point de la planète. Il serait presque possible de parler d’un peuple sourd, à l’instar de ceux des langues régionales. L’exclusion perdure jusque dans les manifestations les plus « rassembleuses » : pas de sourds aux JO ni aux Paralympiques ! Encore une fois, à part, les sourds ont leurs propres jeux internationaux, les Deaflympics.

PV d'audition, éditions LansKIne, Claudie Lenzi

Toute une réflexion sur le langage des mains s’élabore qui se retrouve aussi chez les entendants qui n’en perçoivent pas forcément la portée. Sont convoqués le peintre El Greco, et son homonyme la chanteuse Juliette Greco, dont les mains furent si expressives…
Le corps entier devient outil parlant, conscient plus que jamais dans sa danse où tout prend sens.

Un art poétique

Cette interrogation des artistes mène à la construction d’un nouvel art poétique. La relation au monde, transformée par la surdité, se transcrit différemment. Les moyens mis en œuvre par les « entendants » ne correspondent pas à ceux que les sourds ont à leur disposition. Et il n’est pas question d’appauvrissement ! Une analyse très fine des moyens d’expression, du langage et de ses outils, précise documentée, met en relation les langues française et langue des signes. Le français se voit enrichi de nouvelles formes. Curieusement, la langue écrite prend ici les tours de l’oralité, se refuse aux virgules, laisse au lecteur la liberté de poser sa propre respiration et d’épouser en un mouvement de création partagée et d’empathie le souffle de l’autre. Ce souffle de l’oral est mis en parallèle avec les grands poètes actuels de la poésie de Julien Blaine ou Serge Pey pour ne citer qu’eux, poésie sonore et performée.
L’artiste joue des mots, de leurs étymologies, de leurs agencements, de leurs multiples possibilités linguistiques, entre les sonorités signifiantes, leurs catapultages, leurs extensions. L’ombre du linguiste Gérard Genette passe, avec ses paratextes, ses théories à propos de la narratologie mais surtout son amour du calembour. Rire salvateur…

La vie, ce fantastique poème !

Claudie Lenzi clôt ce volume érudit, paillard parfois, sensible, drôle, provocateur, par un petit bijou où, s’interpelant elle-même, elle s’observe, décrit l’évolution de la maladie qui peu à peu l’enferme dans la surdité. Une descente aux enfers, par la perte d’un sens, terrifiante, car elle l’entraîne sur des territoires inconnus. Il y a sa propre relation au monde, le regard des autres qui se transforme même s’il est empreint de bienveillance, sa démarche d’artiste enfin, surtout. Alors que son appareillage scande par ses « on/off » un texte bouleversant, se dessinent les contours internes des oreilles, le jeu délicat des plus petits os du crâne, la matérialité de la condition de malentendant avec la lourdeur protocoles mis en place, la transformation inéluctable des paysages intellectuels, sensoriels, sensuels. On se laisse emporter par cette voix écrite qui résonne de tant d’échos, de vibrations, d’accords entre les phonèmes et les significations qu’ils incarnent. Le déchirement de l’artiste se fait musique : « La poésie que tu écris tu voudrais la lire », mais les « dents liment entre elles un mot de passe qui ne passe pas » tandis que « les sons éperdus ont fui la mémoire ».
Résilience ou résistance ? La verve créatrice ne se tarit pas. Comme Soulages qui fait miroiter le noir, Claudie Lenzi fait miroiter les mots dans cet ouvrage puissant et riche où, devenue son propre sujet d’observation, cette magnifique artiste se joue de l’asémique, dénué de toute signification et des métaplasmes de l’oralité, ces modifications phonétiques ou morphologiques altérant l’intégrité d’un mot (par addition, substitution, permutation ou suppression). La création ici s’interroge et prend de nouveaux élans.

PV d’audition, Claudie Lenzi, éditions LansKine

 

 

LE Pianiste

LE Pianiste

Il est des soirs où l’accord entre l’instrument, son interprète et les œuvres jouées est tel que les mots semblent inutiles et comme dérisoires. C’est à ce miracle que les spectateurs du Festival de La Roque d’Anthéron ont assisté le 3 août. 
Le concert d’Arcadi Volodos était plus qu’attendu : l’an passé, il avait dû renoncer à venir pour raisons de santé. Cette année, son programme schubertien nous fit entrer dans l’étoffe même de la musique.

Le temps de traverser l’immense plateau de la scène sur pilotis, surplombant légèrement l’eau du petit lac du parc de Florans, de s’asseoir sur une petite chaise aux barreaux noirs, de lever la tête vers le ciel comme pour accorder sa respiration au diapason de la nature environnante, et le pianiste pose ses mains sur le clavier en un geste d’une naturelle évidence.  

Arcadi Volodos / La Roque d'Anthéron 2025 © Valentine Chauvin

Alors la magie opère, dès les premières notes, sorcellerie époustouflante où la mécanique du piano s’oublie. Le son est un velours qui se fond dans l’air du soir, résonne avec rondeur jusque dans les pianissimi les plus ténus, poétise l’instant, s’emporte, stratosphérique dans la Rhapsodie hongroise n° 13 de Liszt.

Vaporeuses images

Les Six Moments musicaux de Schubert sont autant de miniatures aux contours ciselés probablement écrites dans les années 1822-1825. Leur concision justifie leur nom, mais la variété des atmosphères et la richesse de leur palette sonore en font un chef-d’œuvre où frémissent fraîcheur d’une émotion, humeur sombre, rêverie abandonnée, échos de tableaux de genre, silhouette d’une montagne, ioulement d’un berger, fanfare de cors, danse légère, sourde inquiétude, tendresse entre sourire et larmes… 
Les deux transcriptions de Liszt de Litanei auf das Fest aller Seelen et de Der Müller und der Bach (extrait de Die schöne Müllerin) font se rejoindre la lecture aérienne de l’auteur des Années de Pèlerinage, et la fragilité des notes de Schubert. Les quatre œuvres sont enchaînées sans pause, et leur tissage s’emplit de résonances.

 Lévitation

Après l’entracte, celui que l’on surnomme parfois le nouvel Horowitz, toujours aussi simplement, sans afféterie aucune ni mimique de quelle que sorte que ce soit, entamait la Sonate n°22 en la majeur D.959, l’une des ultimes sonates de Schubert (les Sonates, D 958, 959 et 960 furent écrites entre le printemps et l’automne 1828, le compositeur mourut le 19 novembre 1828 à 31 ans).

S’effacent les images trop fortes de la mort qui guette, elle est là, c’est évident, mais la tension qu’elle établit se transmue en poétique beauté.
Une âme s’épanche et la force de l’art repousse les ténèbres.
On est emporté dans une bulle qui ne se soucie plus de la matière : il n’y a que la musique. Arcadi Volodos joue, et on le laisse nous emporter où il veut.
L’artiste lui-même semble traversé par les partitions dont il retire l’essence. Il n’est plus question de tempi, de frappe du piano, tout passe dans le champ stellaire de l’idéal. Envoûtement, ataraxie… pureté d’un chant qui vient de l’au-delà des mondes…

Arcadi Volodos / La Roque d'Anthéron 2025 © Valentine Chauvin

L’enchantement se poursuivit par quatre fois à la fin du concert, Länder III en la mineur de Schubert, Rhapsodie hongroise n°13 de Liszt, Intermezzo de Brahms, Pajaro : Oiseau Triste (Impressions intimes) de Mompou. Le livre se referme dans la nuit, tandis que son évanescence éthérée nous suit.

Concert donné le 3 août 2025 au parc de Florans dans le cadre du Festival de La Roque d’Anthéron

Arcadi Volodos / La Roque d'Anthéron 2025 © Jérémie Pontin

Arcadi Volodos / La Roque d’Anthéron 2025 © Jérémie Pontin

Château-Bas latino!

Château-Bas latino!

Le Festival de La Roque d’Anthéron ne se satisfait pas d’un lieu, mais essaime sur toute la région. Ainsi, la cour de Château-Bas à Mimet sert d’écrin à de nombreux concerts qui musent autour du classique et s’octroient de réjouissantes libertés.
Les deux premières soirées d’août donnaient rendez-vous à une Amérique Latine s’emparant joyeusement du répertoire classique.

Afro Bach

Le pianiste américain Joachim Horsley reprenait le titre de son dernier album pour un concert qui passait en revue des titres issus des différents disques de sa trilogie Via Havana débutée en 2019.

Avec ses trois complices, Damian Nueva Cortes (basse), Yonathan « Morocho » Gavidia (percussions) et Murphy Aucamp (batterie), il revisitait avec humour et érudition quelques grands classiques d’Europe, les passant à la moulinette de divers styles Sud-Américains. Le style merengue (République Dominicaine), le zouk (Martinique), le cubain, le nigérian, le vénézuélien, le cap-verdien, trouvaient des résonnances étonnantes et intimes avec les musiques de Copland, Chopin, Schubert, Mozart, Bach, Chostakovitch, Rimski-Korsakov, Debussy… Chaque morceau débute par un regard sur l’original, un rythme, une pulsation interne, un souffle particulier, naissent, le piano seul est rejoint par les percussions, la basse. Des improvisations fulgurantes se dessinent à la batterie.

Joachim Horsley/ Festival de la Roque d'Anthéron 2025 © Jérémie Pontin

Joachim Horsley/ Festival de la Roque d’Anthéron 2025 © Jérémie Pontin

Les classiques chaloupent, Schubert danse, Chopin n’est plus si mélancolique, Bach bien moins sérieux… les thèmes initiaux sont traités à la manière du jazz, s’emportent en séquences nouvelles avec une énergie jubilatoire. On en redemande et, malicieux, Joachim Horsley revient avec une danse macabre de Saint-Saëns revisitée en rumba virevoltante puis le « tube » qui l’a fait connaître par des millions d’auditeurs sur le web, un extrait de sa rumba sur la Septième de Beethoven. « La musique c’est la tête, mais aussi le corps » expliquait-il en préambule. Rarement la musique est aussi libre, impertinente et à la fois hommage aux modes d’expressions des continents de la planète Terre. Tout simplement génial !

Volver

Non, ce n’est pas une référence au titre du film d’Almodovar, mais bien le nom du dernier opus du pianiste Vittorio Forte, Volver, à paraître sous peu chez Mirare !  À Château-Bas, il avait choisi la brillance d’un Fazioli pour affronter le plein air. Son jeu velouté savait dompter les éclats faciles et entrer dans une intériorité dense pour son approche de quatre Mazurkas de Chopin et sa Polonaise en fa dièse mineur op.44.

Auparavant il avait eu la finesse de présenter le programme, placé sous les auspices des musiques populaires et leur influence sur les compositeurs : « il s’agit de la voix du peuple ou du chant du peuple. Les compositeurs sont inspirés par les chants, la voix dense des peuples des pays où ils sont nés ». L’impression d’improvisation subsiste ainsi dans les deux Rhapsodies hongroises de Liszt interprétées ce soir-là. Musique des peuples, musique de l’âme, ce qui revient à peu près au même ici. Le jeu délié du pianiste s’éclaircit au fil de la soirée, jusqu’à devenir une expression naturelle et profonde qui émeut et séduit.

Vittorio Forte/ Festival de La Roque d'Anthéron 2025 © Pierre Morales

Vittorio Forte/ Festival de La Roque d’Anthéron 2025 © Pierre Morales

Après l’entracte, Vittorio Forte offrait la primeur de son nouveau CD en présentant cinq grands artistes d’Amérique latine : Heitor Villa-Lobos qui affirmait « mon traité d’harmonie, c’est mon pays, le Brésil », l’argentin Carlos Guastavino et son approche si romantique de l’écriture, le cubain Ernesto Lecuona qui fit l’admiration de Ravel ou de Gershwin, dont les pièces jouées ce soir-là étaient imprégnées d’influences africaines et d’une atmosphère nocturne annonciatrice de fête, Astor Piazzolla et son bouleversant Adios Noñino, une rhapsodie-tango écrite dans une chambre d’hôtel à New-York lorsque le musicien avait appris la mort de son père, Carlos Gardel enfin, et la transcription pour piano de Por una cabeza et Volver par Vittorio Forte himself. Comme cette musique lui va bien ! Le pianiste y trouve une liberté et une élégance rare, les traits sont clairs, éblouissants d’expressivité. Une pointe d’humour, une légère distanciation avec le trop plein de grandiloquence de certains passages, et la complexité des orchestrations vivantes de ces musiques prend un tour naturel qui transporte l’auditoire. Bonheurs d’été !

 

Concerts donnés les 1er et 2 août 2025 à Château-Bas, Mimet, dans le cadre du Festival de La Roque d’Anthéron

Entrée au Walhalla

Entrée au Walhalla

 « Depuis 1996, Lugansky fait partie de la programmation du Festival de La Roque d’Anthéron », rappelle René Martin, directeur artistique et fondateur de cet incontournable évènement musical de l’été. Le festival l’a vu grandir, trouver sa voix parmi tous les immenses musiciens invités chaque année. Chaque concert de Nikolaï Lugansky est une pépite nouvelle, riche de surprises, de lectures qui parfois surprennent mais séduisent toujours. Une technique si maîtrisée qu’on en oublie la virtuosité, une capacité à entrer dans les partitions avec une intelligence et une sensibilité qui se moque de tout pathos, une élégance sans faille… difficile de ne pas être hyperbolique lorsque l’on évoque ce pianiste ! 


Un piano orchestral

Le programme de la soirée suivait le fil d’une gradation animée d’une tension constante. 
Le titre La Tempête de la Sonate n°17 en ré mineur opus 31 n° 2 de Beethoven trompe l’auditeur qui s’attend aux orages. Le compositeur avait pourtant conseillé à son homologue Anton Felix Schindler, l’un de ses premiers biographes, de lire la pièce de Shakespeare afin d’en comprendre le nom. La Tempête shakespearienne est une fabuleuse étude des comportements et sentiments humains, et c’est ce qui transparaît dans l’œuvre de Beethoven. 

Pas de « tempête », donc, mais une approche d’une émouvante délicatesse. Le Largo initial, suivi d’un Allegro nous installe dans une certaine étrangeté. L’inquiétude manifestée par la main gauche sous-tend les élans de la main droite instaurant un questionnement désespéré. Ce conflit traduit sans doute les tourments du compositeur qui connaît alors les premières manifestations de sa surdité, et songea même à se suicider. Le sublime Adagio est d’une infinie douceur parcourue d’éclairs. La mélodie prend un tour onirique envoûtant, habitée de silences, en un tempo recueilli, comme si l’artiste en goûtait chaque note, célébrant le miracle des sons qui reflètent si bien les mouvements des âmes. 

Nikolaï Lugansky/ La Roque d'Anthéron 2025 © Pierre Morales

Nikolaï Lugansky/ La Roque d’Anthéron 2025 © Pierre Morales

L’Allegretto final, décrit par Carl Czerny qui fut élève de Beethoven avant sa propre carrière de concertiste et de professeur, comme « un galop de cheval ». La jonction des deux thèmes, celui de l’allegretto et le « perpetuum mobile », dessine une effervescence aux sonorités orchestrales et, par son tempo contenu, tient en haleine jusqu’à la dernière note.
Puis Nikolaï Lugansky offrait le Carnaval de Vienne opus 26 de Robert Schumann qui cite, comme autant de masques, des passages de La Marseillaise, de Beethoven, Haydn, Chopin. L’agitation intérieure du « narrateur », parfois isolé au milieu de la fête prend la tournure d’une composition pour orchestre. La complexité des sentiments contradictoires exprimés, tendresse, frustration, désespoir amoureux, rêverie, a été décrite par la musicologue Brigitte François-Sappey comme « un cri existentiel d’amour et de mort ». Le pianiste dépasse la formule en livrant une interprétation puissante et incarnée par un jeu qui va jusqu’au fond des touches puis s’emporte en volutes aériennes. La recherche de la vérité des êtres derrière la façade du paraître émeut. La conclusion emportée évoque une irrépressible joie que parerait une sourde inquiétude.

 Tout un orchestre dans un piano !

L’an dernier, le pianiste donnait à La Roque des extraits de son nouvel album intégralement dédié à Wagner, paru au début de 2024. S’appuyant sur des transcriptions souvent de sa main, Nikolaï Lugansky relève le défi de jouer ces œuvres d’une complexité folle. Se succédaient l’Entrée des dieux au Walhalla (L’Or du Rhin) dans un arrangement de Louis Brassin et Lugansky, L’incantation du feu (La Walkyrie, arr. Louis Brassin) et la Musique de transformation et Finale (Parsifal) dans un arrangement de Lugansky et Zoltán Kocsis. 

Tout y est, frémissements des cordes, éclats des cuivres, percussions, perspectives opératiques… l’orchestre entier se retrouve dans les quatre-vingt-huit touches du Steinway, murmure, gronde, explose, chante, raconte, met en scène. Loin sont les « réductions d’orchestre pour piano » qui appauvrissent et parfois dénaturent les intentions de la composition ! On a l’impression d’entendre les œuvres pour la première fois dans ces transcriptions qui donnent à les entendre et à les comprendre avec encore plus d’acuité.
La dernière pièce au programme, Saint François de Paule marchant sur les eaux, seconde légende du volume des Légendes « franciscaines » de 1863 de Franz Liszt est coulée dans la veine des Années de Pèlerinage

Nikolaï Lugansky/ La Roque d'Anthéron 2025 © Pierre Morales

Nikolaï Lugansky/ La Roque d’Anthéron 2025 © Pierre Morales

Poème des eaux déchaînées, cette légende évoque le saint franchissant le détroit de Messine. La foi du personnage lui octroie une assurance tranquille face aux octaves et tierces virtuoses des houles chromatiques des flots qui vrillent les aigus du clavier. Le chaos s’apaise grâce à la marche sereine du saint sur la mer. La face mystique de la fable se résout en une jubilation épanouie.
Généreux, Nikolaï Lugansky revenait pour trois bis, un extrait de Romance sans paroles de Mendelssohn, l’Étude opus 10  n° 8 en fa majeur de Chopin et, renouant avec son compositeur fétiche, le Prélude opus 23 n° 7 en do mineur de Rachmaninov.  Enchantements !

Concert donné le 31 juillet 2025 au parc de Florans dans le cadre du Festival de La Roque d’Anthéron.

À venir
Ce soir, 3 août, Arcadi Volodos au Parc de Florans
4 août: Yunchan Lim, la nouvelle coqueluche du piano
5 août, Mikhaïl Pletnev 

Un orchestre, deux pianos à la porte de Kiev

Un orchestre, deux pianos à la porte de Kiev

Le Festival international de piano de La Roque d’Anthéron affirme son ancrage dans la région en faisant de plus en plus appel aux orchestres qui y résident.
Ainsi, l’Orchestre Philharmonique de Nice sous la houlette de son directeur Lionel Bringuier était invité pour deux soirées d’exception auprès de Bruce Liu le 29 puis de Bertrand Chamayou le 30 juillet. Deux répertoires, deux univers, deux approches particulières, tout aussi virtuoses l’une que l’autre et pourtant déclinées par deux personnalités aux sensibilités différentes.

Une poétique de la fulgurance

Le 25 juillet 2022, le Festival de La Roque d’Anthéron accueillait pour la première fois le jeune récipiendaire du premier prix du 18ème Concours international de piano Frédéric Chopin à Varsovie (2021). Ce soir-là sous la conque du parc de Florans, il joua sur le piano même sur lequel il avait remporté son prix à Varsovie. L’accordeur en titre du festival, Denijs de Winter, avait, pour ce faire, appelé la maison mère des pianos Fazioli en Italie, muni du numéro de l’instrument qui fut ainsi acheminé à La Roque pour le concert du jeune impétrant.

Cette année, c’est encore sur un Fazioli que le pianiste abordait le Concerto pour piano et orchestre n°2 en sol majeur opus 44 de Tchaïkovski. Il confiait après le concert en souriant au souvenir que le piano du concours devait se trouver peut-être à Shangaï. Quoi qu’il en soit, c’est sans doute pour son caractère brillant qu’il avait choisi l’instrument de la soirée, la sûreté de son jeu étant capable d’en dompter les éclats.
Le jeu percussif à l’extrême des premières phrases du piano surprenaient d’abord, puis enveloppaient dans leur irrépressible élan l’Allegro brillante, donnant un air d’évidence aux tempi hallucinants.

Bruce Liu / Orchestre Philharmonique de Nice/ Lionel Bringuier 2025© Pierre Morales

Bruce Liu / Orchestre Philharmonique de Nice/ Lionel Bringuier 2025© Pierre Morales

Les traits virtuoses semblent aller jusqu’aux limites des capacités du clavier, semant leurs éclairs. On est au-delà de la technique, il y a quelque chose de miraculeux dans l’exécution de l’œuvre qui prend des allures d’un romantisme exacerbé avec une cadence inoubliable. L’Andante non troppo séduit lui par son caractère plus intime, habité d’une palpitation dense alors que la pièce prend des allures de concerto pour violon, violoncelle et piano.

Le thème du piano se dessine alors sur des ostinatos discrets, en un temps suspendu où tout respire à l’unisson. L’agilité du pianiste retrouvait dans l’Allegro con fuoco la célérité du premier mouvement. Les séquences arpégées s’exaltent, passionnées, bouleversantes de puissance et d’impétuosité.
C’est dans les bis, toujours de Tchaïkovski, que le pianiste devient passeur de rêve avec l’arrangement malicieux d’Earl Wild de la Danse des petits cygnes (in Le Lac des cygnes,) et celui de Breiner de la Barcarolle du mois de Juin des Saisons, un bijou onirique qui laisse la salle en apesanteur.

Bruce Liu / Orchestre Philharmonique de Nice/ Lionel Bringuier 2025© Pierre Morales

Passion Ravel

La seconde soirée était consacrée à Ravel dont on célèbre cette année les 150 ans de la naissance, avec Bertrand Chamayou qui nous avait déjà enchantés par son intégrale des musiques pour piano du compositeur basque au Festival de Pâques 2025 (ici). La familiarité du pianiste et de l’œuvre du compositeur ne cesse de s’approfondir que ce soit par l’intégrale parue en 2016 ou la direction artistique depuis 2020 du Festival Ravel de Saint-Jean-de-Luz.

Il offrait une interprétation habitée du Concerto pour piano et orchestre en sol majeur puis de l’Everest pianistique qu’est le Concerto pour la main gauche et orchestre en ré majeur du compositeur qui l’accompagne depuis l’enfance. Une intelligence fine de l’œuvre se traduit avec une indicible fluidité, un sens aigu des nuances, un phrasé poétique qui rappelle combien Maurice Ravel aimait les poètes de son temps, et s’intéressait plus à Mallarmé, Baudelaire ou Edgar Poe qu’aux leçons académiques ! Si les deux concertos sont contemporains, tous deux écrits entre 1929 et 1931, le premier est décrit comme « solaire et turbulent », le second, « sombre et désespéré » d’après le musicologue Nicolas Southon.

B Chamayou L Bringuier Orchestre Philharmonique de Nice 23 © Valentine Chauvin 2025

B Chamayou L Bringuier Orchestre Philharmonique de Nice 23 © Valentine Chauvin 2025

Une pointe d’Espagne sourd du Concerto en sol majeur, mâtinée d’effluves jazziques. La partie du piano est si difficile que Ravel lui-même, malgré son désir d’interpréter la première de son œuvre, dut renoncer et octroyer ce privilège à sa dédicataire, la merveilleuse pianiste Marguerite Long.

L’introduction de l’orchestre, précédée d’un clap de fouet, en est colorée, sculptée, offrant son écrin au piano et son « grésillement de petits arpèges superposés ».
On navigue entre couleur basque, murmures perlés, rythmes syncopés, rêveries nonchalantes, éveils mutins, danses traditionnelles*, alanguissements champêtres, perspectives lointaines sur lesquelles se découpent des silhouettes délicatement « trillées », fragments aux allures improvisées…
La musique est d’une liberté folle, passe d’une fantaisie endiablée à une vision intime saisissante de beauté. Enfin, le piano donne le tempo à l’orchestre en une course effrénée qui pourrait se tenir dans les rues animées d’une partition de Gershwin, éblouissante d’inventivité. 
En deuxième partie de soirée, le pianiste, posant la main droite sur le cadre du piano, l’agrippant même, s’attaquait au monument du Concerto pour la main gauche en ré majeur, composé à la demande de Paul Wittgenstein qui avait perdu le bras droit au cours de la Première Guerre mondiale.

B Chamayou L Bringuier Orchestre Philharmonique de Nice 23 © Valentine Chauvin 2025

B Chamayou L Bringuier Orchestre Philharmonique de Nice 23 © Valentine Chauvin 2025

Ce dernier fit entendre pour la première fois l’œuvre arrangée pour deux pianos en effectuant certaines modifications, simplifiant une partition sans doute trop virtuose pour lui. « Je suis un vieux pianiste et cela ne sonne pas » aurait-il affirmé à Ravel pour se justifier. « Je suis un vieil orchestrateur et cela sonne » aurait rétorqué Ravel. Fin d’une amitié !

Ce concerto réclame une acrobatique virtuosité à son interprète, le faisant rivaliser avec un orchestre complet, et cultivant l’illusion auditive jusqu’à faire « entendre » à l’auditeur deux mains !
Prouesse accessible à peu d’artistes (on gardera dans les annales la performance de Boris Berezovsky à la Folle Journée de Nantes 2013), et que Bertrand Chamayou accomplit avec une aisance folle, dans un jeu aussi puissant que raffiné.
L’ineffable ici s’incarne, peuple les ombres, les approfondit, les éclaire. D’amples respirations irriguent le phrasé qui fait naître la lumière de l’obscur comme dans un tableau de Pierre Soulages. On est tenu de bout en bout par une tension dramatique aux reflets tragiques et ardents traversés d’ondes mélancoliques.
En bis, Bertrand Chamayou offrira sa transcription d’un chœur a cappella de Maurice Ravel, Trois beaux oiseaux du Paradis et le sublime Jeux d’eau que Ravel dédia à son maître Gabriel Fauré. L’intense poésie de l’interprétation ne fait pas oublier l’épigraphe de la pièce, une citation d’Henri de Régnier, « Dieu fluvial riant de l’eau qui le chatouille ».

B Chamayou L Bringuier Orchestre Philharmonique de Nice 23 © Valentine Chauvin 2025

B Chamayou L Bringuier Orchestre Philharmonique de Nice 23 © Valentine Chauvin 2025

Un chef investi

Lionel Bringuier dirigeait avec un enthousiasme communicatif l’Orchestre philharmonique de Nice, donnant le premier soir une belle version des Tableaux d’une exposition de Modeste Moussorgski dans son orchestration par Ravel, qui rivalise de puissance avec la partition originale pour piano seul, démontrant s’il était encore nécessaire les géniales qualités d’orchestrateur du compositeur basque. Puis à la suite des deux concertos de Ravel, il s’attachait à reprendre le célébrissime Boléro dont certains accents étaient annoncés dans le Concerto pour la main gauche. Sans doute le succès de cette œuvre surprit celui qui était avec quelques-uns de ses proches surnommé « l’Apache** », lui qui déclara lors de la première audition : « Ce n’est pas une œuvre pour les concerts du dimanche ? »

Le dernier bis scellait les deux soirées en un même ensemble par la reprise de La Grande Porte de Kiev des Tableaux d’une exposition. Une manière pour l’orchestre de rappeler que la musique se moque des frontières et peut prendre des allures de manifeste !

Concerts donnés les 29 & 30 juillet 2025 au Parc de Florans dans le cadre du Festival de la Roque d’Anthéron

*« Pour nous les Basques, la chanson et la danse sont des éléments de nécessité comme le pain et le sommeil » disait Ravel qui écrivait aussi « ma mère, quand j’étais encore bébé, m’endormait avec des chansons basques et espagnoles », « l’Espagne est ma seconde patrie musicale ».

**L’origine de cette appellation serait liée à l’apostrophe d’un cycliste de journal qui, un jour, rue de Rome, à Paris, fit écarter de sa route ces passants qui le gênaient (Ravel et ses amis) en les apostrophant par « ôtez-vous de là les Apaches ! ». (Dans le Paris de la Belle époque, le terme « Apaches » désignait les voyous)

À venir

le 3 août au parc de Florans Arcadi Volodos, une pépite à ne pas manquer, dans un programme Schubert/Liszt