
Universalité de la danse
Créé le 14 mars 2001, Naharin’Virus est une œuvre puissante qui dépasse toutes les frontières. Reprise cette saison, elle était jouée par la Batsheva Dance Company au Grand Théâtre de Provence. La scène est cernée de murs à mi-hauteur, dont l’ombre cerne l’espace. Alors que le public entre, une silhouette mouvante gonflée par l’air pulsé d’une soufflerie semble danser sur place, prémices de la « gaga danse », cette forme particulière où les gestes ne cessent de s’enchaîner, l’un entraînant l’autre, marque de fabrique du chorégraphe qui l’a inventée, Ohad Naharin.
Côté jardin, sur le mur disposé en fond de scène, un costume dressé devant un micro attend d’être habité par un locuteur qui énoncera de larges fragments de la pièce de Peter Handke, Outrage au public de 1966 (Publikumsbeschimpfung). Sur les premiers mots du récitant, l’une des danseuses, trace à la craie des lignes qui occuperont bientôt toute la longueur du mur de fond. Comme outils de mesure, elle utilise son corps, celui de ses complices, entourant les têtes, suivant les bras, les jambes. Se forme une première chorégraphie, double écriture des corps et des traces laissées de leurs lignes. Les danseurs entrent un à un sur le plateau, forment des paires puis des trios, qui se jaugent, se découvrent, tandis que le mur peu à peu voit des lettres apparaître jusqu’à ce que soit lisible l’anagramme « Plastelina ». La calligraphie donne lieu à une nouvelle forme expressive : l’une des protagonistes écrira avec passion des mots invisibles sur le tout aussi invisible quatrième mur.
Sous forme d’une litanie quasi monocorde, les mots de Peter Handke résonnent : « Nous ne voulons pas vous contaminer. Nous ne voulons pas vous communiquer le virus de l’un ou l’autre sentiment. Les sentiments ne nous intéressent pas. Nous n’incarnons pas de sentiments. Nous ne rions pas, nous ne pleurons pas. Nous ne cherchons pas à vous faire rire avec des grimaces, ni pleurer avec des pitreries, ni rire avec des larmes, ni pleurer avec des larmes. Bien que le rire soit plus contagieux que les larmes, nous ne cherchons pas à vous faire rire avec des grimaces. »
Naharin’Virus © M.C.
Le texte, contredisant ce qui se passe sur scène, nie le spectacle, annonçant au public qu’il va être déçu, voyant son horizon d’attente déçu. Se moquant de l’inadéquation familière du temps de la scène et du temps réel (en effet, peu d’œuvre peuvent se targuer de mener l’action théâtrale dans le même temps que celui des spectateurs), est revendiqué un principe de réel qui s’avère être un « non-jeu » et une « manipulation assumée du public » : « Le temps nous échappe. Le temps ne peut pas être joué. Le temps est réel. Il ne peut pas être joué comme une réalité. Puisque le temps ne peut être joué, la réalité ne peut être jouée. Cependant, si on joue en dehors du temps, il n’est pas nécessaire de jouer le temps. Cependant, si on joue en dehors du temps, le temps est sans signification. » (….) « Du fait que nous ne jouons pas et que nous n’agissons pas en jouant, cette pièce n’est ni franchement comique, ni franchement tragique.
Vous ne pensez rien. Vous ne pensez à rien. Nous pensons à votre place. Vous n’acceptez pas que nous pensions à votre place. Vous voulez rester objectifs. Vos pensées sont libres. Tout en le disant, nous nous glissons insidieusement dans vos pensées. »
« Nous pensons à votre place » prend des allures d’avertissement, réclame du public sa capacité à résister aux formes imposées, à garder ses distances vis-à-vis de toute œuvre afin de préserver son esprit critique et sa liberté de jugement. Le texte iconoclaste s’achève par un déversement d’injures plus ou moins éloquentes destinées aux publics, à tous les publics, englobant leurs diverses aversions souvent contradictoires. Cet « anti-théâtre » se nourrit d’ironie, et échappe à toute classification, se refusant à appartenir à quelque genre ou forme que ce soit.
Naharin’Virus © M.C.
Le non-théâtre entraîne une « non-danse » au sens traditionnel classique. Et pourtant, quels magnifiques mouvements d’ensemble sur lesquels se détache, tel un couplet entre deux refrains, un danseur ou une danseuse dont les mouvements exultent soudain.
Les pas empruntent ironiquement à la grammaire des exercices à la barre classique, esquissent une arabesque, les corps se jettent au sol, se précipitent contre l’infrangible mur, manifestent leur individualité au chœur des foules dont ils rejoignent les évolutions puis s’en écartent afin de mieux les reprendre, en une respiration fluide. Les figures s’alentissent, restent en suspens dans l’évanescence de l’indicible sur les variations poétiques de l’Adagio pour cordes de Samuel Barber, comme une prémonition tragique de ce qui allait advenir la même année de la création du spectacle, les attentats du 11 septembre 2001(cette musique fut jouée en hommage aux victimes).
La musique invite à la réconciliation avec les Palestiniens, lançant le spectacle sur une association entre les inspirations Klezmer et le groupe Al Majad du chanteur palestinien Habib Alla Jamal. Les vingt danseurs, revêtus d’académiques blancs et noirs, sont alors pris d’une énergie presque frénétique, jonglant entre les élans des danses traditionnelles, leurs flexions particulières, et des spasmes qui disloquent les membres, comme si une volonté inconnue tentait de tout détruire. L’ensemble mêle exultations et colères, douceurs et violences…
Le tout est d’une sauvage et poétique beauté.
Spectacle donné au Grand Théâtre de Provence le 1er et le 2 avril 2025