Transmettre l’amour d’un instrument

Transmettre l’amour d’un instrument

Les éditions andantino ont pour propos de « sensibiliser à l’art, la musique, la nature », et sont à la tête de deux collections, « En avant la musique ! » et « Les livres-concerts ». Ces deux séries destinées aux enfants à partir de six-sept ans, sont aussi capables de séduire les plus, même beaucoup plus grands ! Chacun y trouvera des pépites !

En avant la musique !

La collection « En avant la musique » a été créée en partenariat avec l’association Orchestre à l’École qui encourage la pratique instrumentale collective en transformant des classes d’écoles et de collèges en orchestre. « Pourquoi les enfants seraient-ils fins connaisseurs des navettes spatiales ou des baleines, mais ne sauraient presque rien sur le violon et la flûte ? » demande avec humour l’éditrice, Christine Auberger, fondatrice des Éditions andantino.

Le dernier volume paru de la collection « En avant la musique ! » est consacré à la harpe. Le titre suit la formulation des dix-huit ouvrages précédents, « En avant les harpes ! ». La structure en reste la même, une « carte d’identité » de l’instrument, origines, construction, famille, place dans l’orchestre, histoire, secrets de fabrication, première leçon, témoignages d’enfants qui ont choisi de le jouer, parole donnée à un musicien qui le pratique et partage ses recommandations, enfin, ses représentations dans l’art.
Chaque détail est superbement documenté, clair, accessible à tous par la simplicité du vocabulaire qui, s’il évite toute formulation pompeuse, n’en reste pas moins précis.

En avant les harpes! / éditions andantino

Un instrument majestueux au timbre cristallin

Ne pas se fier à la première de couverture qui met en scène une petite fille faisant du toboggan sur la console, « en forme de cygne » (ibid), la harpe n’est pas si simple !
On est initié à son architecture, chapiteau, console, fourchettes pivotantes, sillets, cordes, colonne, pédalier, table d’harmonie, crosse, caisse de résonance, socle, pieds… et aux fonctions de chaque élément. On situe l’instrument dans l’orchestre, on croise les ancêtres de la forme moderne, formes arquées, angulaires, triangulaire enfin… Le facteur de harpes, Jean-François nous reçoit dans les ateliers Camac, et nous décrit chaque étape de fabrication. Un QRCode nous permet même d’observer le fonctionnement de l’instrument !

Un volet pédagogique rassure sur la pratique de la harpe, et défait ceux qui hésiteraient de leurs appréhensions.
La parole est donnée à des enfants qui ont choisi de jouer cet instrument qui semble sorti d’un livre de contes.
Elle « a un son magique », selon Sana, « ressemble à un cœur » d’après Inès « fait penser à des rêves » raconte Enzo. Bref, « du bonheur » et on « l’adore » affirment Melissane, Teddy et Alexandre.

Anaïs Gaudemard © X-D.R.

Anaïs Gaudemard © X-D.R.

Une belle géométrie

Enfin, la musicienne (et quelle musicienne !), la harpiste internationale Anaïs Gaudemard, moult fois primée et qui a déjà joué avec les plus grands chefs d’orchestre actuels, livre son expérience. Avec une grande simplicité elle raconte sa découverte de la musique. « C’est par hasard que mes parents m’ont inscrite au Conservatoire de Marseille, la ville où j’ai grandi ; Nous avions la chance d’habiter juste en face alors il suffisait de traverser la rue pour apprendre la musique », sourit-elle. Étudiante en classe de piano, elle découvre la harpe en passant devant la salle des harpes. C’est un coup de foudre. Elle apprendra les deux instruments et après le bac choisira la belle carrière de concertiste et de soliste harpiste.

Elle évoque avec une passion érudite et beaucoup d’humour l’histoire de l’instrument et de son répertoire.
Elle raconte aussi comment elle a rencontré SA harpe : au concours International de harpe en Israël en 2012, peinte à la feuille d’or et née dans les ateliers du facteur de harpes Lyon & Healy, était la récompense du premier prix. « Si je devais donner un nom à ma harpe, je pense que je la nommerais « Miracle », car c’est en quelque sorte le travail de mes mains qui s’est transformé en or » explique la jeune musicienne.

Anaïs Gaudemard © X-D.R.

Anaïs Gaudemard © X-D.R.

La relation entre l’interprète et son instrument est organique : « chaque harpiste a son propre son ». Celui d’Anaïs Gaudemard est exceptionnel, net et velouté à la fois, nuancé, expressif, vivant et chatoyant. « La harpe fait partie de ma vie, je l’entoure de mes bras. Sa belle géométrie est devenue une partie de moi-même »… Quelle ambassadrice !!!

En avant les harpes !, éditions andantino, artiste invitée : Anaïs Gaudemard.

« Tel qu’en lui-même l’éternité le change »

« Tel qu’en lui-même l’éternité le change »

Le Festival de La Roque d’Anthéron a l’habitude d’inviter de tels artistes qu’en fin de festival on ne sait plus quel superlatif ajouter. Puis, il y a Nelson Goerner. Pas de recherche de prouesse, d’esbroufe de quelque sorte que ce soit, et pourtant, tout est là, condensé dans la durée du spectacle : des émotions, une technique qui a l’élégance suprême de se faire oublier, une palette aux nuances sans cesse retravaillées, une variation qui semble infinie d’atmosphères, de couleurs, de sens… Que ne sait-il jouer ! On l’a déjà entendu sous la conque dans l’exécution magistrale des concertos de Rachmaninov, celle de Ballades de Chopin, de pièces de Schumann, de Liszt et de tant d’autres ! Jamais l’approche des œuvres ni leur exécution ne déçoit : la finesse d’un jeu souverain, l’approche toujours intelligemment sensible des morceaux, font de chaque concert une bulle poétique. 

Le 9 août, il proposait un programme dense faisant se succéder chronologiquement Beethoven, Robert Schumann, Rachmaninov puis Schulz-Evler.  

 Maîtrise des formes

La Sonate pour piano n° 28 en la majeur opus 101 fait partie des monuments beethovéniens. Composée en 1816 alors que le père de la Lettre à Élise plonge peu à peu dans la surdité (elle sera totale en 1824), renonce à « l’immortelle bien-aimée » et entame une longue procédure judiciaire pour obtenir la garde de son neveu à la mort de son frère Kaspar. Pour la première fois Beethoven utilise le terme allemand de Hammerklavier pour se référer au piano à propos de cette création qu’il décrivait comme « une série d’impressions et de rêveries ». 

Les premières mesures évoquent un univers proche de ceux d’un Schubert, par le déploiement d’une mélodie rêveuse à la palette irisée. On a l’impression que le morceau se crée sous nos yeux, suivant la fantaisie onirique du pianiste dont le jeu est à la fois d’une ineffable douceur et d’une profondeur sertie de sonorités larges. Les enchaînements entre puissance et lyrisme intime sont scandés par un rythme pointé imperturbable tandis que textures, registres et timbres soulignent les émois polyphoniques d’un discours sans cesse en tension. Puis l’Adagio fait entendre ses notes nostalgiques et la liberté de sa cadence finale. Les conflits se résolvent dans l’écriture fuguée de l’Allegro ma non troppo empli d’échos des passages précédents. 

Nelson Goerner / La Roque d'Anthéron 2025 © Valentine Chauvin

Nelson Goerner / La Roque d’Anthéron 2025 © Valentine Chauvin

La série des vingt tableautins du Carnaval opus 9 de Robert Schumann dessine une galerie de personnages dansant sous leurs masques, ceux de la Commedia dell’arte, Pierrot, Arlequin, Pantalon et Colombine, du Davidsbündler (Confrérie de David, société de musiciens imaginée par R. Schumann, sur le modèle des sociétés littéraires. Suite ici).

Les couples s’opposent et se complètent, Pierrot et Arlequin, Valse noble et Valse allemande, Eusebius et Florestan, Coquette et sa Réplique, Chiarina et Estrella, Chopin et Paganini… les échos se multiplient entre les paires et les personnages sortent du cadre avec une réalité folle. 
Voici Pierrot, le tendre rêveur et la mélancolie des nuances pianissimo qui l’accompagnent, sans cesse rappelé à la réalité par un motif de trois notes aussi fortes que soudaines, ponctuant le morceau. À l’inverse, Arlequin sautille en petites notes vives et facétieuses aux aigus sonnant comme les pirouettes du valet comique et bouffon. On peut encore citer l’atmosphère « nocturne » du portrait de Chopin tandis que la verve démoniaque de l’écriture évoque Paganini…

Nelson Goerner / La Roque d'Anthéron 2025 © Valentine Chauvin

Nelson Goerner / La Roque d’Anthéron 2025 © Valentine Chauvin


L’œuvre est sous-titrée « Scènes mignonnes sur quatre notes ». Ces quatre notes sont A (« la » en allemand), S (contraction de Es, mi bémol), C (do) et H (si), ce qui donne Asch, ville natale d’Ernestine von Fricke, fiancée à l’époque de Robert Schumann. Cette formule, la, mi bémol, do, si, est insérée dans chaque pièce, excepté le préambule. 

 À l’école de la concision

La deuxième partie du concert s’attachait aux Dix Préludes opus 23 de Rachmaninov. La beauté et la variété des formes répondent au grand modèle que fut pour le compositeur russe le recueil des Préludes de Chopin. La virtuosité de ces miniatures ne se contente pas d’un brillant de façade, mais sait toucher l’auditeur par sa profondeur et sa puissance expressive. 

Chaque pièce est ciselée avec une délicatesse extrême, dense et originale.
Leur architecture enferme les élans d’une partition inventive dans l’orbe d’un tissage à la précision arachnéenne.
Tous les sentiments se voient transcrits ici et rendus avec une verve d’une infinie subtilité. L’âme hésite, s’affirme, s’épanche, soupire, rit, pleure, s’emporte, s’apaise…
Une ample respiration sous-tend l’œuvre et le silence qui suit la dernière note est plus parlant encore que l’ovation réservée au pianiste par le public de la conque.
Les Arabesques de concert sur des thèmes du Beau Danube bleu de J.Strauss est une pièce des plus célèbres du genre.
Cette série de valses fut retranscrite par le virtuose Adolf Schulz-Evler qui joue dans ses arrangements avec le mythe du « An der schönen blauen Donau ». 

Nelson Goerner / La Roque d'Anthéron 2025 © Valentine Chauvin

Nelson Goerner / La Roque d’Anthéron 2025 © Valentine Chauvin

Le concert semble alors transposé dans la Vienne de la fin du XIXème siècle, brillante, romantique et ouverte à la danse comme jamais, dans l’élégance du tourbillon des valses. Leur tournoiement pourrait presque gommer la difficulté acrobatique d’une partition qui allie à la légèreté du thème une prodigieuse technique.
Après ce feu d’artifice, Nelson Goerner offrait encore trois bis, le délicat Intermezzo op. 118 n° 6 en mi bémol mineur de Brahms, le sublime Nocturne n° 20 (posthume) de Chopin et Les Lilas, extraits des 12 Romances opus 21 de Rachmaninov.  
Bonheurs !

Concert donné le 9 août 2025 au parc de Florans, dans le cadre du Festival de La Roque d’Anthéron.    

Nelson Goerner / La Roque d'Anthéron 2025 © Valentine Chauvin

Nelson Goerner / La Roque d’Anthéron 2025 © Valentine Chauvin

Règle de trois !

Règle de trois !

Le festival des Nuits pianistiques (28 juillet au 10 août 2025) imaginé et finement concocté par le grand concertiste Michel Bourdoncle fête sa trente-troisième édition cette année ainsi que le vingtième anniversaire de l’académie Les Nuits pianistiques d’Aix-en-Provence, volet d’éducation et de perfectionnement dont l’existence a paru rapidement évidente dans l’esprit de partage du festival.
Était invitée le 6 août dernier la grande concertiste Marta Zabaleta, multi primée et qui mène une carrière internationale auprès d’orchestres tels l’English Chamber Orchestra, et dans des salles aussi prestigieuses que le Carnegie Hall de New York. Sa curiosité la conduit dans des enregistrements consacrés à César Franck, Rachmaninov, Alicia de Larrocha, Pompey, J.Rodrigo ou encore Granados. Parallèlement à sa carrière de soliste elle est l’actuelle directrice de l’Académie Marshall de Barcelone, enseigne le piano à Musikene (Académie supérieure de musique du Pays Basque) et a récemment reçu la médaille Albéniz décernée par la Fondation publique Isaac Albéniz.

Le 6 août, native du Pays basque espagnol, la disciple de Dominique Merlet rendait hommage à ses racines dans un programme qui convoquait Scarlatti, Soler, Albéniz, Donostia et Granados. Sans doute en hommage malicieux aux trente-trois ans du festival, la pianiste offrait un programme où chaque compositeur était abordé par le biais de trois pièces, (trois sonates pour Scarlatti et Soler, trois extraits des Goyescas de Granados, trois préludes de Donostia, trois passages d’Iberia d’Albéniz et finira par trois bis !)

Marta Zabaleta / août 2025/ Nuits pianistiques d'Aix © X-D.R.

Marta Zabaleta / août 2025/ Nuits pianistiques d’Aix © X-D.R.

Inspiration espagnole 

« Scarlatti est le plus espagnol des italiens ! Il signait même Domingo au lieu du « Domenico » de sa naissance, signifiant à quel point il se sentait espagnol », sourit Marta Zabaleta. En effet, le compositeur napolitain quitta une première fois son pays natal pour le Portugal où il enseigna le clavecin à Marie-Barbara de Bragance, fille aînée du roi Jean V de Portugal. Il suivit son élève en Espagne lorsqu’elle épousa l’héritier de la couronne, le futur Ferdinand VI. Après une courte éclipse au royaume de Naples, il s’installa définitivement à Madrid en 1733 (il y mourut en 1757). 

Ses Trois Sonates, K32 en ré mineur, K 492 en ré majeur, K27 en si mineur sonnent comme une mise en doigts aux exercices variés dont la finesse et la musicalité rappellent combien les « études » peuvent être subtiles, déjà bien avant Chopin !
Scarlatti en présentait ainsi les partitions : « Lecteur, que tu sois Dilettante ou professeur, ne t’attends pas à trouver dans ces Compositions une intention profonde, mais le jeu ingénieux de l’Art afin de t’exercer à la pratique du clavecin. Je n’ai recherché dans leur publication, ni l’intérêt, ni l’ambition, mais l’obéissance. Peut-être te seront-elles agréables, dans ce cas j’exécuterai d’autres commandes dans un style plus facile et varié pour te plaire : montre-toi donc plus humain que critique ; et ainsi tes plaisirs en seront plus grands. Pour t’indiquer la position des mains, je t’avise que par le D j’indique la droite et que par le M la gauche : sois heureux. »
Dès les premières notes, on goûte la perfection du jeu de l’interprète, un travail qui va au fond des touches, une maîtrise simple, intelligente et comme évidente. 

Marta Zabaleta / août 2025/ Nuits pianistiques d'Aix © X-D.R.

Marta Zabaleta / août 2025/ Nuits pianistiques d’Aix © X-D.R.

On a l’impression de voir un artisan devant son établi qui s’empare du clavier comme un outil docile et fait à sa main. Suivaient les Trois Sonates en do mineur, do dièse mineur et fa dièse mineur de l’un des élèves de Scarlatti, Soler, que l’on nomme parfois « Padre Soler » (il se consacra à la vie monastique à partir de 1752 au monastère de l’Escurial où il occupa les fonctions d’organiste et de maître de chapelle). Est-ce par l’approche tout en rondeur de Marta Zabaleta, en un mouvement ample et précis des bras, que la musique s’incarne aussi puissamment ? L’artiste laisse les cordes vibrer pour repartir sur leur dernier frémissement, accordant une poésie particulière à ces compositions qui en deviennent intemporelles, jonglant entre la verticalité des accords et l’irrépressible allant de leur tissage mélodique. 


La première partie du concert se refermait sur des extraits de la suite Goyescas de Granados. Le compositeur né à Llieda (Catalogne) expliquait à propos de ses Goyescas (1911) : « Je suis amoureux de la psychologie de Goya, de sa palette, de sa personne, de sa muse la duchesse d’Alba, des disputes qu’il avait avec ses modèles, de ses amours et liaisons. Ce rose blanchâtre des joues qui contraste avec le velours noir ; ces créatures souterraines, les mains perle et jasmin reposant sur des chapelets m’ont possédé ».
Marta Zabaleta présentait d’abord deux pièces de la première partie de l’œuvre : Los requiebros (les compliments, ou flatteries), sur le tempo d’une danse aragonaise du nord de l’Espagne, une jota aux variations brusques de rythmes, où d’invisibles personnages semblent rire, danser, s’interpeler ; puis, « complainte ou la jeune fille et le rossignol », Quejas o la maja y el ruiseñor, au lyrisme délicat. Granados dédia cette pièce à son épouse, Amparo. 

Marta Zabaleta / août 2025/ Nuits pianistiques d'Aix © X-D.R.

Marta Zabaleta / août 2025/ Nuits pianistiques d’Aix © X-D.R.

Une jeune fille chante des airs à son rossignol qui lui répond. Les trilles se multiplient avec souplesse dans ce tableautin à la délectable fraîcheur. Une discrète nostalgie sourd du dialogue où naissent des bouquets d’arpèges. El Pelele (le mannequin) qui a été ajouté plus tard au volume de Goyescas est la seule pièce correspondant réellement à un tableau, les autres transcrivant davantage les atmosphères sublimées par le peintre. 

Un voyage par les provinces ibériques

Après l’entracte, Marta Zabaleta nous invitait à découvrir le musicien, Aita Donostia (ou José Gonzalo Zulaika Agirre), prêtre, moine capucin et musicologue, organiste, académicien et compositeur basque, né en janvier 1886 à Saint-Sébastien (c’est au conservatoire de cette ville de la côte basque que Marta Zabaleta a suivi ses premières classes). 

Le premier Prélude, Improvisation sur un thème basque, a des allures de comptine et semble renouer avec la simplicité de l’enfance en une évidence qui peu à peu s’emplit de gravité. Dans la forêt brosse un paysage lumineux où l’imaginaire prend corps. Enfin, on sourit à la Danse des garçons, et ses joutes traditionnelles que l’on retrouve dans le zortziko soulignées par les échos ménagés entre main gauche et main droite sur le clavier. 
Le jeu lumineux et incarné de Marta Zabaleta s’épanouit encore dans les trois passages d’Iberia d’Albeniz, Evocación, El puerto et Corpus Christi en Sevilla. Le pittoresque des mélodies et des rythmes devient prétexte à variations, élans, recompositions. 

Marta Zabaleta / août 2025/ Nuits pianistiques d’Aix © X-D.R.

Les « cartes postales » se fondent dans une musique puissamment structurée aux falaises orageuses, aux modulations d’une douceur infinie et aux sublimes enchevêtrements polyphoniques. Debussy et Messiaen considéraient Iberia comme le chef d’œuvre pianistique du XXème siècle. Debussy écrivait : « les yeux se ferment comme éblouis d’avoir contemplé trop d’images». La pianiste sait rendre avec une justesse et une éloquence sans afféterie ces éblouissements. 

Généreuse, elle jouera en bis La danse rituelle du feu de L’amour sorcier de Manuel de Falla, transformant le piano en orchestre complet, puis L’arabesque n° 1 de Claude Debussy, rêve fluide de finesse poétique avant de mettre un point d’orgue au concert par une danse de Granados. Ravissements !

Concert donné le 6 août 2025 dans la salle Campra du Conservatoire Darius Milhaud dans le cadre du Festival Les Nuits pianistiques d’Aix.

Marta Zabaleta / août 2025/ Nuits pianistiques d’Aix © X-D.R.

Cateen révolutionne La Roque !

Cateen révolutionne La Roque !

Connu par le biais des réseaux sociaux, ce qui est peu commun dans le domaine de la musique classique, Cateen, pseudo d’Hayato Sumino, jouait le marathon d’une nuit du piano à La Roque d’Anthéron : deux concerts complets séparés par un simple entracte.  
On est d’abord un peu méfiant devant le phénomène du net : le parcours est pour le moins atypique ! Et pourtant, le jeune pianiste né un 14 juillet 1992 est actuellement l’élève de Jean-Marc Luisada qui a enchanté le Théâtre des Terrasses de Gordes cette année dans le cadre du Festival. Le maître a d’ailleurs poussé le jeune prodige à s’inscrire au 18ème concours Chopin à Varsovie (il ira jusqu’en demi-finale, ce qui est déjà un exploit). Par ailleurs, il a également remporté le troisième prix du concours de piano de Lyon, le grand prix du concours de piano PTNA au Japon et la médaille d’or au concours international de piano Chopin en Asie.

Pour son unique concert en France, Hayato Sumino venait pour cette nuit du piano mémorable sous la conque du parc de Florans avant de plier bagages pour jouer le lendemain à Londres.
Le jeu tout en légèreté du jeune pianiste s’attachait lors de la première partie à un programme fort classique allant de la Sonate n° 11 de Mozart à la Polonaise en la bémol majeur « Héroïque » de Chopin en passant par le Concerto italien en fa majeur de Bach et la Ballade n° 2 de Chopin.
L’originalité de l’artiste se dessinait déjà ici par son approche des morceaux, composant pour chacun une courte introduction, s’inscrivant dans une esthétique baroque qui se plaisait à l’exercice de l’improvisation.

Hayato Sumino/ Cateen /La Roque © Valentine Chauvin 2025

Le jeune musicien reprend cette tradition laissée de côté au XXème siècle alors qu’elle était pratique courante durant les siècles précédents, que ce soit dans les cadences concertantes, les tissages à partir de thèmes connus, ou les joutes musicales réunissant en une émulation malicieuse les musiciens. On vit Jean-Sébastien Bach traverser l’Allemagne pour rencontrer l’organiste Dietrich Buxtehude aux improvisations renommées, et s’affronter Mozart et Clementi, Beethoven et Steibelt, Liszt et Thalberg ou Haendel et Scarlatti !

Mais le meilleur était à venir ! Le deuxième concert d’Hayato Sumino recomposait, brodait, emportait dans les styles et les formes les plus divers les pièces des compositeurs aimés et offrait l’écoute de ses propres créations.
On se souviendra longtemps de la jubilation de ses Variations sur la Marche turque mozartienne, en 24 tonalités.
Tous les styles y passent, de la « version originale » à celle jazzée, celle qui s’emporte en gammes fluides proches d’un impressionnisme à la Debussy, celle de la pop ou encore celle qui pourrait accompagner une œuvre de Miyazaki.
La musique est alors un jeu mathématique, une source d’émerveillements, d’échos, de références, d’originalité, d’inépuisable verve, telle une discussion sans fin et passionnée.

Hayato Sumino/ Cateen /La Roque © Valentine Chauvin 2025

On croisera avec délices Prélude et fugue de Friedrich Gulda avec ses ruptures, ses mélodies incantatoires ses syncopes, ses couleurs jazzy qui arpentent les claviers d’un piano droit préparé et du Steinway de concert, les Huit études de concert opus 40, n° 1, 2 & 3 de Kapustin et leurs phrasés méditatifs, leurs élans inventifs et spirituels. Les Two Pieces of Chopin’s Recompositions : “New Birth” et “Recollection” d’Hayato Sumino lui-même sont tout simplement éblouissantes, les cordes du piano droit ont les sonorités d’une harpe, le début sotto voce s’enfle, prend de l’ampleur qui s’envole en explosions exaltées, le souffle sonore des cordes que le pianiste laisse résonner longtemps après leur accord, ouvre des espaces sur lesquels naissent de nouvelles pulsations.

 Son Human Universe (extrait de son dernier CD) transporte dans son orbe onirique.
Une musique d’une liberté infinie se déploie ici, originale, dense, lyrique et pétrie de références qui abolissent les siècles et les genres.
Et c’est ce qui rend ce musicien exceptionnel, cette faculté à arpenter les univers et les atmosphères avec une grande maîtrise technique qui devient accessoire tant le jeu dans tous les sens du terme prime.
On se sent conviés dans les mystères de la création, ludique, érudite, imprévisible, changeante, et pourtant superbement construite dans ses cheminements.
En point d’orgue, Hayato Sumino, qui a si bien su faire parler les silences, débute sur le piano droit préparé avant d’en combiner les effets avec le Steinway pour un Boléro de Ravel improbable et génialement prenant, joué dans une pénombre propice aux surgissements.

Hayato Sumino/ Cateen /La Roque © Valentine Chauvin 2025

Aux ovations réitérées d’un public conquis, répondront des bis, les propres variations du musicien sur Ah vous dirais-je maman de Mozart, une petite merveille d’intelligence et d’espièglerie, puis un arrangement, toujours d’Hayato Sumino de Songbook de George Gershwin. « Ah ! on peut faire ça aussi avec un piano ? » peut-on entendre dire… Sans doute ont été suscitées des vocations à l’écoute de cette musique de la joie !

Concert donné au parc de Florans dans le cadre du Festival de La Roque d’Anthéron le 7 août 2025

Toutes les photographies de l’article sont dues à Valentine Chauvin.

Hayato Sumino/ Cateen /La Roque © Valentine Chauvin 2025

Hayato Sumino/ Cateen /La Roque © Valentine Chauvin 2025

De la musique pour croire encore en l’humanité !

De la musique pour croire encore en l’humanité !

Le Festival de La Roque d’Anthéron trouve d’autres écrins aux musiques qu’il défend que la grande scène du parc de Florans. C’est dans l’intimité de la cour du musée Granet à Aix-en-Provence que le subtil poète du piano, Jonas Vitaud, consacrait la première partie de la soirée à des œuvres d’Antonín Dvořák avant de plonger dans le charme du Languedoc à la suite de Déodat de Séverac.  

Contes d’Outre-Atlantique

Alors qu’il était directeur du Conservatoire de New-York, de 1892 à 1895, Dvořák rassembla, tel un peintre, de nombreux thèmes musicaux comme il avait pu récolter les mélodies populaires de sa Bohême natale, lui qui avait refusé de suivre, fier de ses origines tchèques, les conseils de son éditeur Simrock et de transformer son prénom en « Anton » afin de faciliter sa carrière internationale. Fasciné par la musique afro-américaine et amérindienne, il affirmait que l’avenir de la musique américaine résidait dans ces traditions. Certes, on connaît la célébrissime Symphonie du Nouveau Monde, mais, sans doute, beaucoup moins, ses Humoresques, inspirées par son séjour, même si elles furent écrites à l’été 1894 en Bohême où le musicien faisait une pause. Ce cycle de huit courtes pièces pour piano, destiné à être nommé d’abord Nouvelles danses écossaises, prit le nom d’Humoresques, le terme évoquant une miniature d’humeur ou d’humour, inspirées de ses recherches américaines.

Jonas Vitaud a récemment enregistré chez Mirare Dvořák, Vers un monde nouveau, où se trouvent trois de ces « humoresques ».
La virtuosité du pianiste n’a pas besoin de s’exercer sur une partition demandant l’exploit qui fera hurler les foules, la musique n’est pas un cirque, mais sait se fondre dans l’harmonie délicate de ces œuvres courtes dont le charme séduit. Les sonorités du piano se mêlent à la douceur du soir, les notes pleines apprivoisent les souffles de l’air, semblent donner vie aux murs ocres de la cour où grandissent les ombres. Les thèmes populaires des Amériques rejoignent le vieux continent, dansent avec vivacité, rêvent, et l’auditoire est embarqué dans les fragrances de ces mélodies finement ouvragées. Des saynètes s’imaginent dans ces morceaux d’une élégante théâtralité. 

Jonas Vitaud/ 2025 © Valentine Chauvin

Puis, autre œuvre issue du séjour américain, la Suite en la majeur opus 98, d’abord écrite pour piano avant de devenir une suite orchestrale, venait rappeler le séjour outre-Atlantique du compositeur tchèque. Habitée de contrastes, cette Suite marie inspiration populaire slave et folklore américain. Légatos délicats, palette riche de nuances et de couleurs… La pureté du jeu qui sert et jamais ne s’impose ajoute à la clarté de l’œuvre.

Contre l’establishment parisien !

Le pianiste prenait la parole pour présenter la seconde partie du concert et le compositeur Déodat de Séverac (1872-1921) qui s’insurgea contre la centralisation parisienne qui avait établi une sorte de dictature esthétique en récusant tout ce qui pouvait venir des provinces. Aussi, sa suite pour piano, En Languedoc, « particulièrement riche avec des jeux de miroirs dans la forme » (J.Vitaud) a été composée à partir des musiques traditionnelles du Languedoc. « Bon voyage en Languedoc, concluait J.Vitaud en souriant, avec sens éveillés et disponibles ».

Se succèdent alors en tableautins ciselés, « Dans le mas en fête », « Sur l’étang, le soir », « À cheval dans la prairie », « Coin de cimetière, au printemps », « Le jour de foire, au mas ».
La vivacité des images, la pertinence des évocations trouve une résonance particulière au musée Granet où l’on a découvert avant le concert la belle exposition consacrée à Cézanne.
Aux toiles de maître répondent les accents sensibles de la musique de Déodat de Séverac, on voit le cheval galoper, on se recueille dans l’enclos du cimetière où paradoxalement fleurit le printemps, on assiste aux scènes colorées de la foire, on rêvasse devant les eaux calmes de l’étang…

Jonas Vitaud / 2025 © Valentine Chauvin

On arpente les sentes hersées par un piano qui allie profondeur et légèreté en un langage qui doit encore à la fermeté de la « Scola Cantorum » de ses débuts mais aussi aux phrasés sensibles de Debussy : « la rigueur de la Scola et la fantaisie des Apaches », sourit Jonas Vitaud. En exergue de la partition, le compositeur avait transcrit un vers de Frédéric Mistral « cantan que pèr vautre, o pastre e gènt di mas » (nous ne chantons que pour vous, bergers et gens des mas).

En bis, il offrira deux pièces de Déodat de Séverac, sa Valse romantique (in En vacances) et Les muletiers devant le Christ de Llivia, (extrait des cinq pièces de Cerdaña), dont le poète François-Paul Alibert disait : « La prière des Muletiers devant le Christ de Llivia est peut-être le sommet spirituel de l’œuvre de Déodat de Séverac. Il est impossible, me semble-t-il, d’aller plus loin et plus haut dans l’expression du sentiment religieux et dans cette sorte de résignation héroïque qui prosterne l’homme aux pieds du rédempteur ». Il s’agit du pèlerinage des muletiers dans à Llivia, cette enclave espagnole en France.

Jonas Vitaud / 2025 © Valentine Chauvin

La pièce empreinte de mysticisme s’appuie sur des images d’Épinal qui montrent la foi des muletiers, et s’envole en extase éthérée. Le temps s’arrête, et le silence qui suit souligne combien l’assistance est captivée. Jonas Vitaud s’inscrit assurément dans la grande lignée de ceux qui, dans le creuset de leurs interprétations, laissent percevoir la fragilité des âmes.

Concert donné le 5 août 2025 au Musée Granet, dans le cadre du Festival de la Roque d’Anthéron.

Les photographies de l’article sont toutes de Valentine Chauvin.