À l’ombre d’un cerisier

À l’ombre d’un cerisier

Le quatrième roman d’Aurélie Tramier, Bien-Aimée, s’attache à retracer l’histoire du Camp des Milles, un épisode de la Seconde Guerre mondiale méconnu.
Le roman confronte deux époques, les débuts de la Seconde Guerre mondiale puis les années 50, et celle, contemporaine, de 2022-2023. En trait d’union, un lieu, terrible, le Camp des Milles. La Première Guerre mondiale scelle les tragédies à venir : Élisa, infirmière de guerre née en Alsace, soigne un blessé allemand, Andreas. Les deux êtres se rapprochent et se marient. L’un des frères d’Andreas, l’hautboïste Hans, fascine la jeune femme, un amour interdit dévore les jeunes gens. Une seule « entorse » au devoir et la petite Greta naît.
Alors que le nazisme s’installe inexorable en Allemagne, Hans, puis le couple Andreas / Élisa, partent en France, terre d’accueil. Veuve bien trop tôt, Élisa se retrouve à Aix-en-Provence.

L’Alsace reprise, elle retrouve la nationalité française. Cela ne suffira pas. Hans sera interné au Camp des Milles, car allemand : entre 1939 et 1942, créé sous la Troisième République, ce camp était destiné à enfermer les ennemis étrangers au cours de la Drôle de Guerre (surnom donné au conflit sans presque aucun combat des premiers mois de la Seconde Guerre mondiale à l’ouest de l’Europe).

Camp des Milles © M.C.

Camp des Milles © M.C.

La nationalité suffit alors à interner des personnes paradoxalement considérées comme des « sujets ennemis », alors qu’elles avaient fui le nazisme et étaient condamnées à mort en Allemagne du fait de leur judéité ou/et de leurs opinions politiques antifascistes. 


Le travail d’Aurélie Tramier fortement documenté, s’appuie sur les archives du Camp des Milles, du livre de Lion Feuchtwanger qui fut interné aux Milles, Le Diable en France, entre autres ouvrages fondamentaux.
On vit les abandons volontaires des enfants, confiés à l’OSE afin de les sauver lorsque les parents étaient envoyés dans les camps d’extermination, les chantages, les exactions, les mauvaises conditions de vie, les suicides des désespérés, mais aussi on découvre la force d’êtres qui persévèrent à jouer de la musique, à créer, à agir pour sauver les autres, mettant leur vie en jeu…
La quête d’Esther en 2022 après avoir reconnu la montre que lui a léguée son père sur une photo au Camp des Milles la conduit à renouer les fils du passé de sa famille.
Le roman se voit doté d’une profondeur nouvelle : le regard contemporain se pose sur l’histoire, lui donne, par son recul, relief et sens.

Bien-Aimée, Aurélie Tramier

Mieux qu’un simple roman historique, Bien-Aimée ouvre la porte aux interprétations, soulève les questions de notre attitude par rapport à l’histoire et à notre contemporanéité. Le style précis, aisé et fluide de l’autrice sait rendre à chacun sa voix. Sa manière de conduire le récit, de ménager une tension qui nourrit tout le texte concourent à rendre cet ouvrage captivant. On ne le pose qu’à la dernière ligne, émus profondément.
Et le cerisier dans tout cela ? Il est à découvrir…

Le prix 2024-2025 de l’Association International InnerWheel a été décerné à Bien-Aimée d’Aurélie Tramier (éditions La Belle étoile) qui a déjà reçu le Grand Prix littéraire de Provence 2024.
(La cérémonie aura lieu le 26 avril 2025 au Camp des Milles, évènement réservé aux adhérents)

Entre les mondes

Entre les mondes

« Il était une fois/ Et il n’était pas »… C’est dans cet entre-deux que débute la nouvelle création d’Éloïse Mercier, Les Meutes.
La scénographie dresse le décor du conte : d’un côté, une forêt de troncs aux frondaisons perdues dans les cintres, de l’autre, l’ossature d’un salon, lampe et canapé. Le sauvage et le domestiqué, la liberté et l’enfermement dans les « normes » sociétales, tout est en jeu, dès le départ, matérialisé dans les lumières de Jean-Louis Barletta.

Le mythe s’inscrit dans la pâte même du texte : le personnage principal de cette histoire, Lou, « commenc(e) à exister » « au moment où elle fut nommée ». La puissance du verbe, créateur et magique, capable de rendre tangible les invisibles, s’affirme là. Et les expressions imagées du langage courant prennent alors une tournure inquiétante : « connu comme le loup blanc, hurler avec les loups… ». La fiction joue avec le réel et le fantastique, laisse déraper les sens entre le concret et l’abstrait, rend les frontières poreuses. S’entrelacent en un mouvement de vagues entre sac et ressac, le prosaïque et l’onirique, le réel et le rêve, le dialogue des deux conteurs et les saynètes où se dessinent les personnages.

Les Meutes © X-D.R.

Les Meutes © X-D.R.

Lou est une petite fille née dans « la forêt noire des immeubles gris », un père absent et une mère qui guette les signes malgré ses distractions. Avec sa chambre désignée comme une « tanière », son prénom homophone du « loup », sa façon de mordiller tout ce qui passe dès qu’elle est en âge de marcher à quatre pattes, l’enfant grandit dans ces mots qui la situent dans une ambiguïté d’espèce. Sa mère la désigne « carnivore », son adolescence est présentée comme celle d’un animal : « à l’adolescence, ses poils commencèrent à pousser. Lou grandit, se fait les dents, le pelage, l’ouïe fine et l’odorat. Elle reconnaît les siens, commence à renifler l’odeur des autres ». Sa première rencontre amoureuse sera avec « un jeune loup de passage »…

Les ombres la suivent, ou plutôt une ombre, qui « s’épaissit » prend de l’importance, se met à diriger le personnage, image d’un inconscient qui passe les frontières, outrepasse les lois et exerce une liberté pleine.
Les forêts sont présentes, nimbées de brumes, immenses avec leurs secrets, leur vie propre, fascinantes de non-dits, de signes à décrypter. Un écran tout en longueur s’élève comme un monolithe vers le centre du plateau.

Les vidéos des bois, des montagnes (Vincent Bérenger) frémissent tandis que la voix de Lou les décrit, avec au sommet de la montagne le chalet, presque hors du monde, « solitaire et sauvage », lieu stendhalien par excellence, où les êtres vivent pleinement ce qui ne peut être décrit, cellule du Rouge et le noir où Julien et Madame de Rênal se découvrent enfin, tour Farnèse de la Chartreuse de Parme où Fabrice Del Dongo et Clélia découvrent le bonheur.
Le problème est bien là, lorsque Lou rencontre celui qui deviendra son mari, c’est l’amour fou, la promesse de l’instant, de l’aventure, de l’improvisation, de la folie heureuse…

Les Meutes @Guillaume Castelot

Les Meutes @Guillaume Castelot

Mais peu à peu, l’étau se resserre, la belle-famille, très catholique, entre dans la vie du couple, s’impose lorsque le mariage est annoncé. Le fiancé si libre et passionné se transforme en un animal social, conformiste, pousse la jeune femme vers une existence où les frontières bien tracées ignorent la fantaisie. Les bras amoureux deviennent des chaînes dont Lou ne sait plus se défaire.

La meute est-elle celle des loups ou celle des chasseurs qui partent en battue ?
La tragédie guette. Il n’est pas de sacrifice humain, ni animal, Lou ne se révèle pas louve, mais ce qui meurt est le rêve d’une union bienveillante, altruiste, respectueuse de l’autre et de ses désirs.
Le problème de l’union des êtres sans aliénation de l’un ou de l’autre se pose ici, crucial, violent.
Éloïse Mercier et Gautier Boxebeld forment un duo bouleversant. Tour à tour récitants et acteurs des scènes, ils donnent chair au conte, font percevoir avec finesse toutes les subtilités d’un texte qui joue sur l’ambivalence des termes, jongle avec les pronoms personnels, faisant passer le regard d’un récit extérieur à une intériorité qui se cherche.

Les Meutes © Vincent Berenger

Les Meutes © Vincent Berenger

Le final renvoie la pièce dans l’univers du poème symphonique: la description de la montagne qui va être quittée par Lou ouvre le texte et se voit reprise à la fin (l’incipit prémonitoire indiquait « Le départ/ou l’arrivée »). Le début était affirmé à la première personne, « je sentais que c’était la dernière fois que je venais ici »… la conclusion met ce « je » à distance : « elle avait dit silencieusement au revoir à tout cela », mais permet par une volte de retourner au théâtre par l’incision d’une réplique directe : « Car si je ne peux pas être chez moi ici, alors où ? ».
La question de toute notre humanité !

Les Meutes d’Éloïse Mercier a été joué au théâtre du Bois de l’Aune, les 3 & 4 avril 2025

Dites-le en trio!

Dites-le en trio!

On les avait découverts au Festival de la Roque d’Anthéron 2024 au Château-Bas de Mimet le 6 août (ici). Les trois musiciens du Trio Pantoum, Hugo Meder (violon), Bo-Geun Park (violoncelle) et Kojiro Okada (piano), rendent hommage dans leur premier enregistrement à celui à qui ils doivent leur nom, Ravel, qui écrivit en 1914, juste avant de partir à la guerre son Trio pour piano en la mineur 67M dont le deuxième mouvement est baptisé « Pantoum », référence à la forme de vers malaisienne qui séduisit les poètes du XIXème (ainsi le célèbre Harmonie du soir baudelairien). La curiosité du jeune trio le pousse à explorer des univers différents, celui du compositeur romantique russe peu joué, Anton Stepanovich Arenski (1861-1906) et celui du contemporain Miroslav Srnka (né en 1975).

Le trio fondateur

Le Trio pour piano de Ravel est celui d’un homme pressé par le temps : c’est l’été 1914, l’Europe s’est engagée dans la Première Guerre mondiale et le compositeur, « travaillant avec la sûreté et la lucidité d’un fou », selon ses propres termes dans une lettre à un ami, achève « cinq mois de travail en cinq semaines ». Alors âgé de quarante ans, Ravel cherche à s’engager, mais il sera repoussé comme en 1895, année qui le vit exempté du service militaire en raison de sa faible constitution (1,61 m et 48 kg, donc « trop léger de deux kilos » !). Il rêve d’être incorporé dans l’aviation, mais parviendra à force d’insistance à se retrouver conducteur d’un camion militaire qu’il surnomma Adélaïde et fut ainsi envoyé à Verdun en 1916. Il se refusa à prendre part à la Ligue nationale pour la défense de la musique française, sa prédominance en France, sa propagation à l’étranger, fondée par Charles Tenroc (anagramme du nom de naissance Cornet), compositeur, critique musical et journaliste, autour, entre autres, de musiciens comme Camille Saint-Saëns ou Alfred Cortot. Cette ligue tendait à vouloir faire de la musique française un outil de propagande et à interdire les œuvres allemandes et austro-hongroises, démarche emplie d’étroitesse qui, faisant « ignorer systématiquement les productions (de ses) confrères étrangers » à la musique française « si riche à l’heure actuelle » (on est en 1916), la conduirait à « s’enfermer en des formules poncives ».

L’apport des musiques du monde est sensible dans le premier mouvement, Modéré, de son Trio avec piano, le rythme asymétrique (3+2+3) du zortziko basque, touche discrète des sonorités du gamelan balinais, une pincée de jazz, une dose de mystère avec son passage du la mineur au do majeur… Les premières mesures se dessinent en écho. Ombres moirées d’un paysage onirique, les mélodies tissent les fils d’une indicible nostalgie. La clarté du piano se mêle aux cordes profondes s’emporte en tempête avant un retour apaisé. L’enlacement des phrases se calque sur le principe de la forme de vers malaisienne (deuxième et quatrième vers du premier quatrain se répètent dans les premier et troisième vers du deuxième) dans le deuxième mouvement, le fameux Pantoum, un scherzo vif aux volutes luxuriantes.

Trio Pantoum, Modern Times, Dolce Volta

Les attaques pures des instruments soulignent les contrastes entre une sécheresse alerte et un lyrisme délicat. Clin d’œil baroque avec le troisième mouvement dont le nom rappelle une danse, Passacaille : la ligne basse du piano sert de socle aux cordes qui peu à peu s’élèvent déchirantes, et finissent par dialoguer mélancoliquement seules avant la conclusion du piano en miroir de ses premières mesures. Les ombres seront dissipées par le dernier mouvement, Finale, qui s’anime de couleurs exubérantes où les instruments exultent.

Vingt ans plus tôt, en1894, le compositeur russe Anton Arensky écrivait son Trio avec piano n° 1 en ré mineur dédicacé in memoriam à son ami Tchaïkovski mort l’année précédente et au violoncelliste Karl Davidov (1838-1889), « le tsar des violoncellistes » selon Tchaïkovski. Le premier mouvement très élégiaque sonne sous les accords des Pantoum comme une pièce symphonique avec sa coda en Adagio. Le deuxième mouvement, Scherzo, pourrait être une pièce de ballet, avec ses pas soulignés par une partition alerte. L’écriture très narrative multiplie les rebondissements, offrant des passages enlevés aux instruments. Une certaine espièglerie semble sous-tendre les évolutions rêvées, tandis que l’Adagio du troisième mouvement est empli de nostalgie et par moment fait penser à l’univers d’India Song de Marguerite Duras et sa musique de Carlos d’Alessio.

Puis, les mesures s’accélèrent dans le Finale parcourues de courants telluriques, s’alanguissent, frôlent le silence et concluent en un ultime emportement.  Le jeu des trois musiciens s’empare de ce répertoire avec une grande finesse, lui apportant une lecture nuancée et une virtuosité qui se moque des effets.

Changement de siècle

Le CD s’achève par une pièce du XXIème siècle avec Emojis, Likes and Ringtones d’une étoile montante de la musique contemporaine, le compositeur tchèque Miroslav Srnka. Cette œuvre de commande est une pièce imposée lors de la demi-finale du Concours de musique ARD 2018 financé par la Fondation Ernst von Siemens pour la musique. Cinq temps se dessinent : 1) List of Emojis, 2) Post, 3) Mixed Feelings, 4) Posts and Tapbacks, 5) Ringtones. Le musicien s’inspire de notre quotidien connecté, fait des signaux des smartphones matière musicale, métamorphose les jingles, les inclut dans la pâte de sa composition. La construction rigoureuse est empreinte d’humour, établissant une distance ironique entre le familier et le regard posé sur lui. Les trois musiciens s’en donnent à cœur joie, font sonner les instruments, les détournent. On a l’impression de les entendre rire malgré une partition complexe mais si ludique. Le CD se referme sur cette sorte de pied de nez aux technologies qui nous envahissent et qui peuvent être sujet de création malgré les apparences.
Un petit bijou !

Modern Times, Trio Pantoum, La Dolce Volta (sortie le 11 avril 2025)

David Lafore à l’Opéra

David Lafore à l’Opéra

Parmi les inclassables géniaux, le chanteur, compositeur, parolier, David Lafore occupe une place de choix, un verbe en verve, des musiques qui prennent le contre-pied des mots, tissage écorché, douleurs inavouées sous le masque d’un humour parfois grinçant et des images poétiques qui émergent dans la course des phrases où les remuements du monde sont épinglés avec une lucide fantaisie.
Son nouvel opus, Opéra, gambade entre les bonheurs amoureux et la critique forcément « acerbe » des travers actuels des classes dominantes. En cinq titres, l’artiste nous donne à découvrir si on avait raté ses précédentes parutions (à découvrir absolument !) la riche palette de son univers. Les chansons se succèdent sur le fil d’une pensée qui peu à peu s’orchestre, déclaration amoureuse, corruption internationale, mémoire de la légèreté comme ultime refuge, transfiguration des êtres grâce au sentiment amoureux, douceur de l’aurevoir lorsque l’amour sait préserver d’infrangibles liens…

Soleil bombé ouvre le recueil par ses percussions espiègles et son introduction « encore un soleil couchant » avant d’entrer dans le premier couplet, véritable invite à l’auditeur par un « tu » qui est aussi celui de la personne aimée. Le « je » additionné au « tu » devient un « nous » qui se transforme en un « on » sans doute plus distant. Peu importe dans le slam des mots qui se catapultent, se multiplient en un flux ininterrompu, le paradis s’esquisse, se moquant de lui-même dans les refrains très électro, mimant les musiques des extases tropicales des pubs. Le morceau éponyme, Opéra, quitte l’image en guimauve pour des rythmes ostinatos emplis d’une sorte de rage dénonçant les luxes obscènes d’une société enrichie par des industries nauséabondes qui se moquent de l’éthique, manipulent le vivant et déclinent la mort par leur « beau char d’assaut serti / 2000 carats sanglants sans permis ». Le rire reste le seul lieu où cette apocalypse binaire, « soit tu marches bah / soit tu marches pas » peut être détruite. Le terme « opéra » garde ici son sens tragique, soulevant les dessous obscurs des clinquants et des strass.

David Lafore, Opéra

On sourit au « gros mot » échappé de cavalcades. Au mouvement d’un galop le narrateur est arbre, vache, panda, oiseau, surtout pas un humain : l’harmonie des couleurs de la cavalcade ne se satisferait pas de l’étroitesse d’une seule espèce, mais se joue, entre glaces, ballons et « insectes fous fous ». Il fallait bien cette folie pour nourrir la mémoire, cet endroit où la beauté perdure et le monde reste léger…
La guitare folk célèbre la transfiguration évoquée dans Passeroto : « tu changes ma vie en fleur ». Et le poète s’interroge : « j’ai jamais bien compris pourquoi/ le monde était la guerre/ quand on peut s’aimer comme ça ». Il y a quelque chose de Daft Punk dans les métamorphoses de la voix, qui est dédoublée en voix synthétique et voix naturelle, non pour un dialogue, mais qui, par leur entrelacement, semblent dessiner les deux pendants d’un même récit. Ascension d’une route à la fois matérielle et spirituelle « dans le soir clémentine ». Une tristesse diffuse, imprègne jusqu’aux airs de joie et le dernier morceau, départ, rattache celle qui s’en va au souvenir de « la petite colline là-bas ». L’injonction réitérée « n’oublie pas que tu m’aimes plus que tout / pense à moi », résonne comme un mantra. Il ne faut rien oublier, « guitare », laquelle, les vinyles, mais aussi la brosse à dents… le prosaïque jouxte le sublime, un sourire doux-amer point sous les inflexions pop rock tandis que s’inversent les rôles entre celui qui part (le chanteur) et celle qui reste. Connivence bouleversante qui fait se confondre les « je » et les « tu ». Pirouette qui nous renvoie au début du CD. Attachante pépite !

Opéra, David Lafore, CHOLBIZ

 

À venir dans la région : le 17 mai 2025 à La Mesòn, Marseille

Universalité de la danse

Universalité de la danse

Créé le 14 mars 2001, Naharin’Virus est une œuvre puissante qui dépasse toutes les frontières. Reprise cette saison, elle était jouée par la Batsheva Dance Company au Grand Théâtre de Provence. La scène est cernée de murs à mi-hauteur, dont l’ombre cerne l’espace. Alors que le public entre, une silhouette mouvante gonflée par l’air pulsé d’une soufflerie semble danser sur place, prémices de la « gaga danse », cette forme particulière où les gestes ne cessent de s’enchaîner, l’un entraînant l’autre, marque de fabrique du chorégraphe qui l’a inventée, Ohad Naharin.
Côté jardin, sur le mur disposé en fond de scène, un costume dressé devant un micro attend d’être habité par un locuteur qui énoncera de larges fragments de la pièce de Peter Handke, Outrage au public de 1966 (Publikumsbeschimpfung). Sur les premiers mots du récitant, l’une des danseuses, trace à la craie des lignes qui occuperont bientôt toute la longueur du mur de fond. Comme outils de mesure, elle utilise son corps, celui de ses complices, entourant les têtes, suivant les bras, les jambes. Se forme une première chorégraphie, double écriture des corps et des traces laissées de leurs lignes. Les danseurs entrent un à un sur le plateau, forment des paires puis des trios, qui se jaugent, se découvrent, tandis que le mur peu à peu voit des lettres apparaître jusqu’à ce que soit lisible l’anagramme « Plastelina ». La calligraphie donne lieu à une nouvelle forme expressive : l’une des protagonistes écrira avec passion des mots invisibles sur le tout aussi invisible quatrième mur.

Sous forme d’une litanie quasi monocorde, les mots de Peter Handke résonnent : « Nous ne voulons pas vous contaminer. Nous ne voulons pas vous communiquer le virus de l’un ou l’autre sentiment. Les sentiments ne nous intéressent pas. Nous n’incarnons pas de sentiments. Nous ne rions pas, nous ne pleurons pas. Nous ne cherchons pas à vous faire rire avec des grimaces, ni pleurer avec des pitreries, ni rire avec des larmes, ni pleurer avec des larmes. Bien que le rire soit plus contagieux que les larmes, nous ne cherchons pas à vous faire rire avec des grimaces. »

Naharin'Virus © M.C.

Naharin’Virus © M.C.

Le texte, contredisant ce qui se passe sur scène, nie le spectacle, annonçant au public qu’il va être déçu, voyant son horizon d’attente déçu. Se moquant de l’inadéquation familière du temps de la scène et du temps réel (en effet, peu d’œuvre peuvent se targuer de mener l’action théâtrale dans le même temps que celui des spectateurs), est revendiqué un principe de réel qui s’avère être un « non-jeu » et une « manipulation assumée du public » :  « Le temps nous échappe. Le temps ne peut pas être joué. Le temps est réel. Il ne peut pas être joué comme une réalité. Puisque le temps ne peut être joué, la réalité ne peut être jouée. Cependant, si on joue en dehors du temps, il n’est pas nécessaire de jouer le temps. Cependant, si on joue en dehors du temps, le temps est sans signification. »  (….) « Du fait que nous ne jouons pas et que nous n’agissons pas en jouant, cette pièce n’est ni franchement comique, ni franchement tragique.
Vous ne pensez rien. Vous ne pensez à rien. Nous pensons à votre place. Vous n’acceptez pas que nous pensions à votre place. Vous voulez rester objectifs. Vos pensées sont libres. Tout en le disant, nous nous glissons insidieusement dans vos pensées. »

« Nous pensons à votre place » prend des allures d’avertissement, réclame du public sa capacité à résister aux formes imposées, à garder ses distances vis-à-vis de toute œuvre afin de préserver son esprit critique et sa liberté de jugement. Le texte iconoclaste s’achève par un déversement d’injures plus ou moins éloquentes destinées aux publics, à tous les publics, englobant leurs diverses aversions souvent contradictoires. Cet « anti-théâtre » se nourrit d’ironie, et échappe à toute classification, se refusant à appartenir à quelque genre ou forme que ce soit.

Naharin'Virus © M.C.

Naharin’Virus © M.C.

Le non-théâtre entraîne une « non-danse » au sens traditionnel classique. Et pourtant, quels magnifiques mouvements d’ensemble sur lesquels se détache, tel un couplet entre deux refrains, un danseur ou une danseuse dont les mouvements exultent soudain.
Les pas empruntent ironiquement à la grammaire des exercices à la barre classique, esquissent une arabesque, les corps se jettent au sol, se précipitent contre l’infrangible mur, manifestent leur individualité au chœur des foules dont ils rejoignent les évolutions puis s’en écartent afin de mieux les reprendre, en une respiration fluide. Les figures s’alentissent, restent en suspens dans l’évanescence de l’indicible sur les variations poétiques de l’Adagio pour cordes de Samuel Barber, comme une prémonition tragique de ce qui allait advenir la même année de la création du spectacle, les attentats du 11 septembre 2001(cette musique fut jouée en hommage aux victimes).
La musique invite à la réconciliation avec les Palestiniens, lançant le spectacle sur une association entre les inspirations Klezmer et le groupe Al Majad du chanteur palestinien Habib Alla Jamal. Les vingt danseurs, revêtus d’académiques blancs et noirs, sont alors pris d’une énergie presque frénétique, jonglant entre les élans des danses traditionnelles, leurs flexions particulières, et des spasmes qui disloquent les membres, comme si une volonté inconnue tentait de tout détruire. L’ensemble mêle exultations et colères, douceurs et violences…
Le tout est d’une sauvage et poétique beauté.

Spectacle donné au Grand Théâtre de Provence le 1er et le 2 avril 2025