Interpréter Chopin

Interpréter Chopin

Les gradins du parc de Florans étaient combles pour assister au retour de Bruce Liu qui avait conquis La Roque d’Anthéron le 25 juillet 2022 avec le même piano, un Fazioli de concert, sur lequel il avait remporté le 18ème concours international Frédéric Chopin de Varsovie en 2021. 

L’Orchestre Philharmonique de Marseille, créé en 1981 par Janos Furst, offrait avec ses quatre-vingt-huit musiciens un écrin particulièrement heureux aux traits pianistiques du jeune artiste. Sous la houlette de Lawrence Foster qui a propulsé cette belle formation à un niveau international, l’orchestre s’attachait d’abord à l’Ouverture de Guillaume Tell de Rossini, démonstration de l’étendue de sa palette au fil des quatre parties de la célèbre partition : incipit par les premières notes veloutées du violoncelle solo, calme alpin des montagnes suisses en un quintette arpégé empli de lyrisme, tempête orageuse peinte par les trémolos des violons, le crescendo de l’orchestre, le déchaînement des cuivres, le retour à un paisible tableau pastoral où le cor anglais réitère un « ranz des vaches » que la flûte vient bercer avant le brillant et brusque fortissimo d’une cavalerie (sans doute le passage le plus connu !), les galops s’éloignent puis éclatent en une étourdissante coda avant l’exultation finale et victorieuse.

Bruce Liu et l'Orchestre Philharmonique de Marseille dirigé par Lawrence Foster au Festival international de piano de la Roque d'Anthéron 2023

Bruce Liu & Lawrence Foster @ Valentine Cauvin

 Double défi

À la demande du directeur artistique du festival, René Martin, Bruce Liu avait accepté le pari impossible d’enchaîner les Concertos n° 1 et n° 2 de Chopin, une véritable prouesse physique (un marathon musical aux infinies exigences !).  Le pianiste retrouvait un Fazioli pour l’occasion (pas « le » Fazioli du concours cependant) dont les sonorités moelleuses se marièrent à la finesse du jeu tout à la fois, élégant, virtuose, dépouillé, de l’interprète qui, s’il prit quelques libertés avec le texte, rendit avec justesse l’esprit du compositeur, tel que la légende nous l’a transmis.

Après une introduction orchestrale de quelques trois minutes, le piano entre en scène sur le Maestoso du Concerto n° 2 en fa mineur opus 21 (oui, foin des élucubrations mathématiques, le deux a été chronologiquement composé avant le un, et la soirée redonnait sa place temporelle aux deux œuvres !).  La solennité du début cède vite le pas à un chant intime. « Il faut chanter avec les doigts » disait le maître polonais à ses élèves. Bruce Liu en apporte l’éblouissante démonstration : pas de recherche de virtuosité tonitruante, le jeu est tout de simplicité, d’évidence.

Bruce Liu et l'Orchestre Philharmonique de Marseille dirigé par Lawrence Foster au Festival international de piano de la Roque d'Anthéron 2023

Bruce Liu & Lawrence Foster @ Valentine Cauvin

Le chant du piano a le ton d’une conversation semée d’orages passionnés… la légende veut qu’à l’époque de la composition de ce concerto, Frédéric Chopin était amoureux de Constance Gladkowska, chanteuse rencontrée au Conservatoire de Varsovie (même si la dédicace est au nom de la comtesse Delphine Potocka). Peu importent les potins ! Le deuxième mouvement, Larghetto, a les couleurs d’un nocturne aux variations lyriques dont les phrasés s’achèvent en murmures. 

 

Le piano chuchote, habité des frémissements mouvementés d’une âme, le fil musical tutoie l’infime et l’universel tout à la fois, se lie au chant des cigales. L’allegro vivace retrouve une respiration échevelée emportée par un rythme de mazurka dans le ruisseau fougueux des notes.
Le deuxième Concerto, le n° 1 en mi mineur opus 11, plus ample que le précédent est teinté d’un climat pensif où le piano love ses modulations comme de délicates improvisations. Le cor occupe une place toute particulière sans doute pour sa sonorité pastorale qui renvoie au paradis perdu d’une utopie joyeuse de la campagne. La romance du deuxième mouvement prend des allures de rêverie onirique. Le jeune interprète apporte sa lecture fine à l’œuvre, inclut l’assistance dans sa rêverie, dans le filet arachnéen des inflexions de son jeu. La complicité entre l’artiste et le chef d’orchestre est sensible, l’un séduit par l’autre. Lawrence Foster au pas duquel le jeune homme adaptera le sien lors de leur départ, adressera un clin d’œil espiègle au pianiste lors d’un passage particulièrement réussi.

Bruce Liu et l'Orchestre Philharmonique de Marseille dirigé par Lawrence Foster au Festival international de piano de la Roque d'Anthéron 2023

Bruce Liu & Lawrence Foster @ Valentine Cauvin

La légèreté de cette musique s’accorde aux souffles du vent dans les grands arbres du parc, tout n’est plus que vibration, échos, ondes spirituelles où affleure parfois un discret amusement. En bis, avant de mimer son besoin de repos, Bruce Liu offrira le Prélude en si mineur BWV 855 de Bach et la Valse en ré bémol majeur (« valse minute ») de Chopin. Nuit enchantée !

Concert donné le 30 juillet au Parc de Florans dans le cadre du Festival international de piano de La Roque d’Anthéron

 

Échos romantiques

Échos romantiques

Deux noms du répertoire romantique sont à l’honneur dans le CD intitulé Romances, concocté par le flutiste Emmanuel Pahud et le pianiste Éric Le Sage, complices de longue date qui fêtent cette année les trente ans du Festival international de Musique de chambre de Provence qu’ils ont fondé avec le clarinettiste Paul Meyer. Schumann et Mendelssohn, Robert et son épouse Clara pour le premier nom, Felix et sa sœur Fanny pour le second, sont abordés par le biais de courtes pièces, originellement non écrites pour la flûte.

Les compositeurs ne la privilégiaient pas en soliste, tant elle présentait de difficultés techniques.  L’instrument n’ayant trouvé sa forme moderne qu’en 1847 et comme prototype alors, grâce au fabricant allemand d’instruments à vent, Theobald Boehm ! Ainsi, les trois Romances opus 94 de Robert Schumann écrites pour hautbois (et offertes en cadeau de Noël à Clara) ont été transcrites pour flûte par Jean-Pierre Rampal, tandis que ses trois Fantasie-Stücke opus 73 étaient pensée pour clarinette, les trois Romances op. 22 de Clara Schumann pour le violon (elle les dédia au violoniste virtuose Joseph Joachim) de même que les six Lieder de Fanny Mendelssohn et la Sonate en fa de Felix Mendelssohn. Tant pis pour les acharnés de la distinction entre féminin et masculin, la pâte musicale est d’une singulière homogénéité. 

Romances, Emmanuel Pahud et Eric Le Sage

La flûte épouse les lignes mélodiques avec un subtil velouté qui se love dans l’écrin d’un piano qui ourle les phrasés de sa rivière miroitante de notes. On se laisse porter par l’éblouissante palette des deux musiciens, le souffle quasi sans limites de la flûte qui muse et virevolte sur les partitions les plus acrobatiques, rejoint les élans du piano, danse, rêve, pirouette, s’exalte, s’alanguit, redessine l’orbe des émotions, les enveloppe de sa toile sonore. Frémissements nuancés, délices…

Romances, Emmanuel Pahud & Eric Le Sage, (livret en allemand, anglais et français) Warner

Romances

Romances

Si Marina Viotti revient régulièrement au Festival international de Musique de Chambre de Provence, ce n’est pas parce qu’elle a remporté les Victoires de la Musique en chant lyrique cette année, mais bien parce que ses qualités vocales lui permettent d’aborder tous les territoires avec la même intelligence et la même justesse.
Son dernier CD, concocté avec la complicité de Gabriel Bianco à la guitare, Porque existe otro querer, dessine un parcours au cœur de mélodies françaises et hispaniques, de Gabriel Fauré à Jacques Brel.

Les transcriptions pour guitare des accompagnements pianistiques ou orchestraux, sont d’une richesse rare, faisant écho aux pièces composées pour la guitare, comme Madroños (Les arbousiers) de Federico Moreno Torroba (un solo instrumental superbement enlevé) ou semblent évidentes pour cet instrument, comme le sublime Dos gardenias d’Isolina Carrillo, délicieusement souligné par des scansions dues au saxophone de Gerry Lopez, lorsque la voix de la mezzo-soprano ne mue pas la légèreté en emphase dramatique aussi espiègle que prenante. Se jouant de la polysémie du verbe espagnol « querer », « vouloir, désirer, aimer, quérir, chérir… » la chanteuse qui rappelle que le titre de l’album est une référence au texte de la mélodie Quiero d’Inès Halimi (passage tiré du roman de Pierre Louÿs, La femme et le pantin, récit articulé autour d’une femme sulfureuse à l’instar d’une Carmen), explore le thème de l’amour, de la jalousie, de la déception, de la séduction, de la quête, du souvenir nostalgique.

 

Porque existe otro querer, album de Marina Viotti et Gabriel Bianco

Les mélodies puissantes, élégantes, subtiles de Fauré, Massenet Manuel de Falla, Pauline Viardot (sublime sur un poème de l’écrivain russe Afanassi Fet, Die Sterne, « Les feuilles se taisaient, les étoiles brillaient »), croisent celles de La chanson des vieux amants de Jacques Brel, ou La vie d’artiste de Léo Ferré sur laquelle la voix récitante magnifie le texte et insuffle toute sa conviction aux paroles « moi je conserve le piano, / Je continue ma vie d’artiste ». La voix lyrique épouse avec aisance et simplicité chaque univers. L’Espagne des Siete Canciones populares de Falla répond aux quatre mélodies de Fauré, traverse l’Atlantique pour la merveilleuse Historia de un amor de Carlos Aleta Almarán (Panama). Un petit clin d’œil à l’Italie avec La danza de Rossini ajoute sa verve malicieuse sur un rythme de tarentelle et l’on regarde les étoiles aux côtés de Pauline Viardot… Un petit bijou de finesse composé de 22 tableautins ciselés !

Porque existe otro querer, Marina Viotti, Gabriel Bianco, aparte

Célébration de Stravinski en musique et en images

Célébration de Stravinski en musique et en images

Quittant la cité aixoise, le Festival d’Art lyrique d’Aix aime depuis l’an dernier à donner rendez-vous au Stadium de Vitrolles, ce Cube d’encre noire posé sur les rejets rouges de bauxite, si longtemps abandonné. Les propositions y effectuent un pas sur le côté, ouvrant à d’autres formes, controversées, critiquées, mais éminemment intéressantes. 

Au programme de cette édition, les trois grands ballets d’Igor Stravinski, L’oiseau de feu, Petrouchka et Le Sacre du printemps étaient joués, « accompagnés », c’est le terme choisi pour évoquer ce travail, par des créations cinématographiques inédites de Rebecca Zlotowski, Bertrand Mandico et Evangelista Kranioti. Pas de danseurs donc, ni d’évocation des chorégraphies chères à Diaghilev, la pellicule projetée sur écran géant transportait dans de nouveaux imaginaires.
Peu importe de savoir s’il était judicieux de vouloir accoler aux musiques des images, certes, l’œuvre de Stravinski se suffit à elle-même, surtout interprétée comme elle le fut ce soir-là, puissante, nuancée, éclatante, menée par le jeune chef Klaus Mäkelä qui dirigea avec une intelligence passionnée un Orchestre de Paris flamboyant. Mais la vision d’artistes, poétique, politique et mystique selon leurs différentes propositions, soulignait par ses écarts, son originalité, ses inattendus, la force évocatrice des pièces et leur éternelle contemporanéité. On peut par ailleurs se rappeler que Stravinsky écrivit pour les ballets, donc ne conçut pas la musique seule au départ : pour L’oiseau de feu, Michel Fokine, chorégraphe des Ballets russes, réglait la chorégraphie au fur et à mesure que le musicien rédigeait sa partition.

Ballets russes - Festival d'Aix-en-Provence © Jean-Louis Fernandez_12

Ballets russes/Festival d’Aix-en-Provence © Jean-Louis Fernandez

Ballets russes - Festival d'Aix-en-Provence

Ballets russes/Festival d’Aix-en-Provence © Jean-Louis Fernandez

L’architecture intérieure brute du bâtiment, murs sombres, gradins vertigineux, vue sur la fosse d’orchestre en plongée abrupte, offrait malgré les apriori possibles une acoustique idéale à la grande formation orchestrale qui se livra à un véritable marathon, enchaînant (avec entracte quand même) les trois ballets.

Équilibre des pupitres, soli d’une bouleversante clarté (ah ! le cor de L’Oiseau de feu !), épousent avec une justesse et un allant irrésistibles arabesques chromatiques orientalisantes, trémolo des cordes, sonorité pure de la flûte ou du hautbois, danses rapides, scandées par les trompettes, réminiscences de mélodies du folklore russe, accords violents et ruptures brutales de L’oiseau de feu, stylisation des motifs, esthétique du collage avec des thèmes courts organisés selon une logique qui réitère, alterne, superpose, rythmiques distordues, couleurs tranchées de Petrouchka, puissance rythmique d’une partition quasi paroxystique qui explore toutes les possibilités d’un grand orchestre en le colorant d’instruments rares, flûte en sol, petite clarinette, trompette piccolo, multiplie les tessitures délicates et aligne une armada percussive qui souligne l’exacerbation des cordes du Sacre du printemps

Ballets russes - Festival d'Aix-en-Provence

Ballets russes/ Festival d’Aix © Jean-Louis Fernandez

Klaus Mäkelä au Festival international d'Art lyrique d'Aix

Klaus Mäkelä au Festival international d’Art lyrique d’Aix © Jean-Louis Fernandez

C’est le sourire éclatant de Natalie Portman (incognito dans la salle lors de la représentation du samedi) qui éclaire le travail de Rebecca Zlotowski qui, pour rendre ce que lui inspire L’Oiseau de feu, effectue un montage des rushes et passages coupés du film Planétarium qu’elle a réalisé en 2016, dans lequel elle racontait l’histoire de deux sœurs américaines médium, Nathalie Portman et Lili-Rose Deep, dans le Paris d’entre-deux guerres). La silhouette récurrente d’un oiseau crée le lien avec le ballet ainsi que la répétition des « pas de deux » des actrices avec les divers protagonistes qu’elles fréquentent.

Ballets russes - Festival d'Aix-en-Provence

Ballets russes/Festival d’Aix-en-Provence © Jean-Louis Fernandez

Bertrand Mandico propose la création sans doute la plus originale mêlant images dystopiques et dessins animés d’une autre époque. Le rôle de Petrouchka est endossé par une jeune fille gavée de pilules, véritable marionnette d’une réalité incompréhensible, et perdue dans le monde de la mode dirigé par une créatrice borgne et autoritaire qui organise des défilés dans des sous-sols underground.

Enfin, Evangelia Kranioti s’empare du sujet du Sacre un peu comme Cocteau dans l’Orfeo Negro, jonglant entre la nature sauvage de l’Arctique, une séance de chamanisme, le carnaval qui brouille les pistes, entrant dans un mysticisme lyrique où le sacrifice est lié aux rites initiatiques d’adolescents qui voient leur jeunesse déchoir dans les favelas de Rio.

Ballets russes - Festival d'Aix-en-Provence © Jean-Louis Fernandez_12

Ballets russes – Festival d’Aix-en-Provence © Jean-Louis Fernandez

L’humour, la finesse, l’empathie, la justesse précise des phrasés, viennent rejoindre les forces telluriques et les grands mystères. La musique de Stravinsky, magnifiée par l’Orchestre national de Paris à la fois aérien et d’une solidité de rocher, dirigé avec panache par Klaus Mäkelä était le vainqueur incontesté de cette supposée joute artistique.

Spectacle vu le 8 juillet, Stadium de Vitrolles dans le cadre du Festival international d’Art Lyrique d’Aix-en-Provence

Jouez jeunesse!

Jouez jeunesse!

Quelle émotion au GTP dimanche soir ! L’Orchestre des Jeunes de la Méditerranée (OJM) offrait toute la diversité de son talent sous la houlette attentive et fougueuse de Duncan Ward

Moment attendu du Festival International d’art lyrique d’Aix-en-Provence, le concert de l’OJM, cette formation qui réunit de jeunes musiciens talentueux de la Région Sud Provence-Alpes-Côte d’Azur et du bassin méditerranéen, offrait un programme qui permettait d’appréhender la richesse de la palette de cet ensemble. Le froissement d’un bâton de pluie ouvrait la partition de Betsy Jolas, A Little Summer Suite, en six brefs mouvements enchaînés tels une série de tableautins ciselés. Les étapes du voyage proposé par Escales de Jacques Ibert donnaient les couleurs de ce concert, passant de Rome à Tunis et Valencia. Les écheveaux des motifs servis par un orchestre aux pupitres parfaitement équilibrés, tissèrent une fresque somptueuse, pailletée de nuances avant la plongée harmonique de la Création de l’OJM – Medinea, par cinq musiciens compositeurs (sous le regard bienveillant de Fabrizio Cassol, directeur musical de la session) dont les voix et les instruments livraient des airs soutenus ostinato par l’orchestre en une approche musicale sans partition.

Orchestre des Jeunes de la Méditerranée - - Festival d'Aix-en-Provence © Vincent Beaume.13

Orchestre des Jeunes de la Méditerranée / Festival d’Aix-en-Provence © Vincent Beaume.

Orchestre des Jeunes de la Méditerranée - - Festival d'Aix-en-Provence © Vincent Beaume.13

Camille Thomas / Festival d’Aix-en-Provence © Vincent Beaume.

Instants uniques et bouleve rsants que prolongea la superbe prestation de la violoncelliste soliste Camille Thomas qui offrit un bis en hommage à l’Ukraine et pour la paix, dans le Concerto pour violoncelle n° 1 en la mineur de Saint-Saëns après les Variations on an Egyptian Folktune de Gamal Abdel-Rahim, une fantastique rêverie filmique digne d’un péplum en technicolor. La Valse de Maurice Ravel acheva de subjuguer un public debout.

Concert donné le  23 juillet au GTP dans le cadre du Festival international d’art lyrique d’Aix