Danse des mots

Danse des mots

Spécialiste de la danse, des relations entre le corps, la conscience, le mouvement, les imaginaires, Alice Gervais-Ragu est aussi sensible au tissage des mélodies. Son travail poétique semble naître de la conjonction entre mythologies personnelles et universelles tout en s’ancrant puissamment dans un réel nourri de légendes. Dans La dernière forêt, paru aux éditions « sans crispation », elle aborde le quotidien dans sa simplicité lumineuse et le transporte dans un univers où le temps est à la fois universel et celui de l’instant.
L’essence des êtres et des choses se recueille dans leur mouvement, leur aptitude à esquisser des atmosphères : « Aujourd’hui est une journée à clavecin » affirme le premier vers du recueil. Plus tard, dans la lignée de son premier ouvrage, Reprendre trois fois de tout, présenté comme « danser une écriture du trop », elle s’interroge : « Contenons-nous le monde ? ». 

Le geste pour « la geste », le mouvement pour le devenir, l’allure de la course pour mieux dessiner les attentes…
le corps et ses incarnations devient signifiant. La maternité devient un acte universel et poétique… « Avant que d’être une femme, je suis un geste de femme ».
Ce qui est fascinant dans ce livre réside dans sa capacité de débuter par une simplicité familière pour en arriver au mythe.
Une sorte de double mouvement établit des ponts entre l’humus collectif des mythologies du monde mais aussi semble esquisser la formation de ces mêmes mythes à partir du quotidien.
La maternité est alors universel récit des origines. 

Alice Gervais-Ragu © X-D.R.

Il y a peu de ponctuations dans ce texte, pas de point qui referme les phrases, mais des points d’interrogation, des virgules, des points de suspension… en fait, seulement les ponctuations qui donnent un autre élan au texte le mettent en suspens, dans la fragilité d’un mouvement qui va déboucher sur un autre, fluide.

Les êtres sont emportés dans ce mécanisme des métamorphoses : « Désormais, selon les heures de la journée, et en fonction des saisons, il prend la forme d’un cerf, d’un chasseur ou d’un arbre ». Ces incarnations multiples s’accordent à une vision mythologique mais aussi écologique.
Le récit, lyrique, tellurique, mythologique, retrace une histoire d’amour qui passe par les mythes d’Artémis ou Diane, la légende d’Actéon, le jardin d’Eden, le Cantique des Cantiques du Roi Salomon, le rite celte de Samain… 
La naissance évoquée appelle des renaissances, une fusion entre les états Humain, Animal et Végétal, hymne somptueux à la vie…

La dernière forêt, Alice Gervais-Ragu, éditions sans crispation

Détail émouvant, c’est la mère d’Alice Gervais-Ragu, la poète et plasticienne Li Ragu qui a été chargée par l’autrice de concevoir la première de couverture….  

La dernière forêt, Alice Gervais-Ragu, collection Les Utopiques-Poésie, éditions sans crispation. (ce livre a été présenté lors de la fête des Eauditives, le 23 mai 2025 à la médiathèque de Brignoles)

Photographie Alice Gervais-Ragu, droits réservés (X-D.R.)

Chant du soir

Chant du soir

Les dernières notes du Festival international de piano de La Roque d’Anthéron se sont posées sur les deux Steinway choisis par François-Frédéric Guy et Adam Laloum. Rendez-vous est donné pour l’édition 2026. Il y a toujours un petit pincement au cœur à la fin de cette manifestation qui sait si bien apprivoiser les univers de la musique. Les bénévoles, les artisans de cette immense fête, directeur artistique en tête, René Martin, peuvent se congratuler tout en rêvant déjà à l’année prochaine. Entre temps, l’ultime concert de 2025 a ébloui l’auditoire rassemblé au parc de Florans.
Aux pianos s’ajoutait le Quatuor Hanson. Fondé à Paris en 2013, ce jeune quatuor a aussi fait partie des ensembles en résidence de La Roque d’Anthéron, souriait René Martin lors de leur présentation : « La boucle est bouclée ! les artistes viennent ici, approfondissent leur art auprès des meilleurs professeurs et reviennent pour la plus grande joie de tous en concert ! ».

 Concerto de chambre

Le Quintette pour piano et cordes en fa mineur opus 34 de Brahms est le résultat de nombreuses réflexions, hésitations et remaniements. Le compositeur avait d’abord écrit cette pièce pour quintette à cordes (2 violons, 1 alto et 2 violoncelles), mais n’en était pas très content. Heureusement, il ne jeta pas son travail, comme il le faisait d’ordinaire lorsqu’il n’en était pas satisfait et remodela le tout pour deux pianos, mais ce n’était pas encore ça. Clara Schumann, fine conseillère, lui suggéra la forme quintette avec piano et cordes. 

Les couleurs se disposèrent alors avec encore plus de pertinence et le musicien conserva cette dernière version. Elle fut jouée pour la première fois le 22 juin 1866, il a trente-trois ans et vient de signer l’une de ses œuvres les plus célèbres. Aux élans fastueux de l’Allegro, succèdent les mystères de l’Andante qui semble cristalliser les sons en une danse immobile. Le Scherzo reprend le schéma initial en emportements échevelés, n’hésite pas à user de ruptures de ton franches comme pour éclairer davantage les exacerbations martelées où s’enlacent les phrasés avec une vivacité diabolique. Le Finale déploie ses thèmes avec une ampleur orchestrale qui confine au sublime. 

François-Frédéric Guy / Quatuor Hanson © Valentine Chauvin

François-Frédéric Guy /Quatuor Hanson/ La Roque 2025 © Valentine Chauvin

Le velouté du piano de François-Frédéric Guy est d’une souple élégance dans son dialogue avec les cordes qui font écouter la musique de Brahms avec une acuité liée sans doute à leur pratique des musiques contemporaines : les articulations et les tissages tiennent autant de la lecture « classique » de l’œuvre que de celle « séquencée » de certaines créations actuelles. Les violons d’Anton Hanson et Jules Dussap, l’alto de Gabrielle Lafait et le violoncelle de Simon Dechambre se coulent finement dans les méandres poétiques de la pièce de Brahms, servant sa fièvre avec une vivacité enthousiaste.  

Piano et orchestre en quatre !

Robert Schumann passa des nuits blanches pour composer son Quintette pour piano et cordes en mi bémol majeur opus 44. Il était pressé et l’écrivit en septembre et octobre 1842. Il le dédia à son épouse, la merveilleuse concertiste Clara Schumann qui le créa en janvier 1843 avec les musiciens du Gewandhaus. Cette dernière trouva cependant que cette pièce était « pleine de vigueur et de fraîcheur » et l’une « des plus brillantes et impressionnantes ». Magie de la création qui efface les affres du compositeur !
 Wagner lui-même déclara : « Votre quintette, cher Schumann, m’a beaucoup plu. Je vois où vous voulez en venir et vous assure que c’est aussi ce à quoi j’aspire : c’est l’unique salut : la beauté ! ».

Ce modèle absolu de la musique romantique passe par tous les stades des émotions. La joie vive de l’Allegro se replie en une certaine gravité, s’épanche en échos où piano et cordes se répondent. Le piano d’Adam Laloum est royal dans cette partition qui conjugue énergie débordante et lyrisme chantant. Vertiges où la pensée se module, fièvre exigeante, délicatesse nostalgique, ambiguïté d’une dramaturgie mouvante… tantôt les pizzicati des cordes scandent la mélodie du piano, tantôt le piano offre une toile où les notes ruissèlent pour que se dessinent avec davantage de netteté les traits des cordes. Le dernier mouvement prend des allures de danse avec ses retours et ses alanguissements, multiplie les surprises dont l’enthousiasme parfois se teinte d’une légère mélancolie. 

Adam Laloum / Quatuor Hanson © Julien Benhamou

Adam Laloum / Quatuor Hanson © Julien Benhamou

Au sortir du concert les sept musiciens insisteront sur leur complicité et le bonheur qu’ils ont de jouer ensemble : les membres du Quatuor Hanson jouent depuis longtemps avec Adam Laloum dont la collaboration leur est infiniment précieuse. Leur découverte du travail avec François-Frédéric Guy fut également pour eux un enchantement. Les deux pianistes sourient et évoquent leur attachement au travail mené avec le quatuor, mais aussi leur rencontre. 

 Deux pianos pour faire danser La Roque

Pour la première fois François-Frédéric Guy et Adam Laloum jouaient ensemble : les deux pianos sans couvercle, disposés de façon que les instrumentistes soient au milieu de la scène, les claviers formant une ligne, si bien que le son était diffusé avec une égalité rare. Les deux fantastiques pianistes offraient une série des Danses hongroises de Brahms. « Nous les avons choisies ensemble, en prenant des « très connues » et d’autres un peu moins, en tout cas, chacune nous plaisait », nous expliquait Adam Laloum hors-champ. 

Six parmi les vingt-et-unes compositions de Brahms réarrangées pour deux pianos (en général elles sont jouées à quatre mains) faisaient danser les spectateurs sur leurs sièges.
Les airs populaires de danses hongroises traditionnelles et folkloriques d’origine tzigane ou slaves gardent dans leur expression « savante » leur saveur et leur vivacité.
Les alternances entre parties lentes et rapides, l’émulation entre les instruments, familière aux morceaux traditionnels, qui les pousse aux limites de leurs véloce virtuosité.
La facture évidente des mélodies que chacun peut retenir, donnent leur couleur pittoresque à ces danses, sans ignorer pour autant une orchestration d’un subtil raffinement.
Les deux pianistes prennent un plaisir sensible à jouer ensemble, les regards échangés tiennent autant des nécessités de la partition que de la connivence espiègle tissée entre eux. 

Guy / Quatuor Hanson © Valentine Chauvin

François-Frédéric Guy / Quatuor Hanson © Valentine Chauvin

En bis, les deux artistes duettisaient encore dans le fragile et pourtant empli d’une espérance joyeuse Abendlied de Brahms. Pour l’anecdote, une photographie de François-Frédéric Guy lorsqu’il avait l’âge d’Adam Laloum sera montrée après le concert : la ressemblance entre les deux pianistes n’est pas que celle d’un jeu subtil, velouté, d’une époustouflante technique et d’une indicible poésie!

 Le concert a été donné dimanche 17 août 2025 au parc de Florans dans le cadre du Festival de La Roque d’Anthéron.

Le bilan en quelques chiffres
·      93 représentations artistiques (76 concerts payants, 14 concerts gratuits, 5 rencontres et répétitions)
·      650 artistes invités (60 pianistes, 6 clavecinistes, 2 organistes de 25 nationalités différentes)
·      16 scènes
·      Les Ensembles en Résidence (42 master-classes (18 jeunes musiciens et 7 professeurs) qui ont drainé 481 spectateurs gratuits, sans compter les concerts gratuits)
·      61 200 entrées (dont 7,5% de billets moins de trente ans).
·      435 articles de presse (sur différents supports)
D’autres informations (dont toutes les nouveautés de cette année) sont disponibles sur le site du festival : https://www.festival-piano.com/

François-Frédéric Guy © X-D.R.

François-Frédéric Guy © X-D.R.

Adam Laloum © Carole Bellaïch

Adam Laloum © Carole Bellaïch

Quelle ressemblance frappante! Sans indication, la confusion est possible entre les deux musiciens!

Les récitals du clavier à marteaux

Les récitals du clavier à marteaux

On l’avait entendu en 2021 au Festival de La Roque d’Anthéron au Centre sportif et culturel Marcel Pagnol (ici) et c’est avec bonheur qu’on retrouvait Vadym Kholodenko sous la conque du parc de Florans pour l’édition 2025 lors de l’avant-dernier concert de cette manifestation qui sait si bien célébrer le piano.
Certains appréhendaient la première partie du spectacle : la célèbre Sonate n°29 en si bémol majeur opus 106 dite Hammerklavier et dédiée par Beethoven à l’archiduc Rodolphe sous le nom de « Große Sonate für das Hammerklavier » (grande sonate pour piano-forte) est un Everest pianistique et rares sont les virtuoses à pouvoir espérer la jouer d’une façon convaincante !

L’exceptionnel pianiste qu’était Beethoven n’en était pas dupe. Lorsqu’il en confia le manuscrit à son éditeur, il aurait affirmé : « voilà une sonate qui donnera du fil à retordre aux pianistes, quand on la jouera dans cinquante ans ! ». Ce en quoi il se trompait : Liszt la joua lors de ses concerts. Vous direz « oui, mais c’était Liszt ! ».
Est-ce en souvenir de cet épisode que Vadym Kholodenko unit les deux compositeurs dans son programme ?

Vadym Kholodenko/ La Roque 2025 © Valentine Chauvin

Le « jeune » instrument, inventé par le facteur italien Bartolomeo Cristofori vers 1700 est en train de détrôner ses prédécesseurs, dont le clavicorde, et Beethoven a enfin trouvé un instrument à sa démesure. Dans sa Sonate Hammerklavier, il semble vouloir expérimenter tout ce que l’on peut faire avec ce merveilleux instrument qui déploie une palette inaccessible auparavant, jusqu’à reprendre parfois les accents du clavecin !

Vadym Kholodenko rend sensibles ces couleurs et ces variations nouvelles grâce à son jeu d’une élégance déliée et une approche qui peut être aussi puissante que délicate. Les quatre mouvements de la sonate voient passer tous les états d’une âme par tous les moyens techniques possibles. Beethoven est alors totalement sourd et pourtant a lieu le miracle d’une musique qui nous transcende. La matière même du son architecture le morceau, jonglant entre polyphonies somptueuses et simple mélodie. Les contrastes et les métamorphoses de l’étoffe sonore apprivoisent les limites. Le pianiste laisse aux silences leur poids dramatique et la musique semble alors éclore comme la création d’un premier jour, effluves d’une douceur infinie ou orages démoniaques font pressentir les tensions qui animent le compositeur. On est subjugué par l’immense Adagio sostenuto, porté par une forme d’exaltation qui sourd de l’indicible poésie de ce mouvement lent qui joue sur l’infime, dentelle d’éternité que vient habiter le mystérieux Largo conclu par un Allegro risoluto aux pyrotechnies ébouriffantes. Cinquante minutes ce Hammerklavier ? Impossible ! Les montres ne s’accordent pas au temps réellement suspendu qui a emporté l’auditoire dans un univers aux ineffables nuances !

Vadym Kholodenko/ La Roque 2025 © Valentine Chauvin

Sans interruption, la seconde partie enchaînait Trois études de concert S.144, Quatre valses oubliées S.215, Valse-Impromptu en la bémol majeur S.213 et Scherzo et Marche de Liszt, comme si l’interprète se refusait à quitter ne serait-ce qu’un instant le haut degré de concentration dans lequel il plonge pour transmettre le sel des œuvres présentées. La fougue virtuose de Liszt brille grâce à Vadym Kholodenko tout au long de cette partie qui ne cesse de réinventer l’art pianistique. La feuille de salle (je n’ai pas encore dit à quel point ces fiches sont intéressantes et éclairantes, et ce pour chaque concert du festival, un travail plus que remarquable !) évoque Liszt comme l’initiateur du récital d’aujourd’hui.

Le terme lui-même se trouve pour la première fois écrit en français, sans accent et entre guillemets, sous la plume de Mallarmé.
Le mot fut utilisé par les publicités placardées sur les murs des Hanover Square Rooms (salles de concerts) de Londres en 1840 pour annoncer un concert donné par Liszt : « Mr. Liszt will give, at Two o’ clock on Tuesday morning, June 9, RECITALS on the PIANOFORTE on the following works : Scherzo and finale from Beethoven’s Pastorale Symphony, Serenade by Schubert, Ave Maria by Schubert, Hexameron, Neapolitan Tarentelles, Grand Galop chromatique. » « How can one recite on the piano ? » s’interrogea la presse.

Vadym Kholodenko/ La Roque 2025 © Valentine Chauvin

Franz Liszt s’était demandé comment nommer ses spectacles au cours desquels il jouait par cœur tout son programme devant un public d’anonymes payants (le concert privé devant un cercle d’amis et de connaissances était en vogue, même si, en 1725, Philodor avait fondé le Concert spirituel, institution qui permettait à tous d’aller écouter, en payant sa place, de la musique). Le piano était ouvert vers la salle pour que le son y soit renvoyé. Il avait songé à d’autres formulations mais peu « vendeuses », « monologue » ou « soliloque » musical ou pianistique… ce serait le musicien anglais Frederick Beale qui lui aurait suggéré « recital », autrement dit, une déclamation publique, par cœur.

Pleinement conscient de la nouveauté de ce qu’il proposait, Liszt, dans sa légendaire modestie, et sans doute beaucoup d’humour, affirma : « J’ai osé donner une série de concerts à moi tout seul, tranchant du Louis XIV, et disant cavalièrement au public : le concert, c’est moi ». Il semblerait même que souvent Liszt avait deux pianos sur scène avançant la raison de la casse fréquente des cordes, ce qui donne une certaine idée de son jeu, mais surtout dit-on, pour faire admirer ses deux profils…

Vadym Kholodenko/ La Roque 2025 © Valentine Chauvin

Beethoven s’était hissé au même niveau que son successeur en s’imposant comme un égal des aristocrates qui prenaient les compositeurs pour des valets, et se serait exclamé : « Des princes, il y en a et il y en aura encore des milliers. Il n’y a qu’un seul Beethoven ».
Le génie de Kholodenko est d’avoir réuni ces deux géants en un même « récital », et d’avoir accordé sa verve et sa sensibilité à leur mesure.
À l’ovation qui accueillit les dernières notes du concert, le pianiste répondit avec espièglerie : « ce sera très court ». En effet, il joua l’œuvre musicale la plus brève, les onze mesures que Beethoven avait nommées Onze bagatelle opus 119 : Allegramento n° 10 en la majeur. On ne peut lui comparer que le monostiche d’Apollinaire, le poème le plus bref de la langue française, paru dans Alcools sous le titre Chantre : Et l’unique cordeau des trompettes marines.

Récital donné le 16 août 2025 au parc de Florans dans le cadre du Festival de La Roque d’Anthéron

Toutes les photographies de l’article sont signées Valentine Chauvin

Article paru dans Zibeline à propos du premier concert de Vadym Kholodenko à La Roque :
Le piano, nouvelle discipline olympique ?
Vadym Kholodenko : un poète à la Roque

Se réfugiant à l’abri du Centre sportif et culturel Marcel Pagnol, le récital de Vadym Kholodenko ne se plaçait pas sous les meilleurs auspices : au délicieux ombrage des grands platanes du parc de Florans qui enveloppent les concerts de leur frémissement aquatique, était substituée une grande salle de sport, ornée de ses paniers de basket, dans la lumière crue de ses spots… Rien de bien intime dans cet espace nu face à des gradins de supporters.
Et pourtant, la magie opère, on se trouve englobé dans la bulle poétique créée par la subtile interprétation que nous livre Vadym Kholodenko. La clarté du jeu se conjugue au moelleux des notes avec une délicate intelligence dans les quatre Duettos pour clavier BWV 802 de Jean-Sébastien Bach, puis dans la Sonate 28 en la majeur opus 101 de Beethoven qui l’évoquait comme « une série d’impressions et de rêveries ». Et l’on a la sensation d’entendre le compositeur rêver sur le clavier, échos entre les phrases, revirements, murmures, éclats, comme une pensée en train de se construire. L’allégresse des syncopes dans le Vivace alla marcia rééquilibre les passages d’une gravité recueillie. Le Polichinelle de Rachmaninov, extrait de Cinq morceaux de fantaisie opus 3, nous fait entrer dans la musique de caractère, véritable danse où l’aisance et la mélancolie se mêlent. Sans pause, s’enchaîne la Sonate n° 2 en si bémol mineur de Rachmaninov. Ramifications souterraines, éclosions, élans brillants auxquels succèdent des lignes d’une pure sobriété… Le pianiste enchante la partition, laissant de larges envolées romantiques embrasser le monde de leur respiration, ou éclater des déluges de notes en somptueux feux d’artifice. Lors du bis, en accord avec la douceur de la pluie du dehors, la Polka de W.R. de Rachmaninov fait perler ses notes liquides et les nimbe de silence, puis, le Prélude d’Alexey Kurbatov conjugue sa légèreté enjouée à la virtuosité de l’exécution.
MARYVONNE COLOMBANI
août 2021

Concert donné le 4 août 2021, après-midi au Centre sportif et culturel Marcel Pagnol de La Roque d’Anthéron, dans le cadre du Festival international de piano de la Roque d’Anthéron

 

 

 

 

Poétiques d’Outre-Atlantique

Poétiques d’Outre-Atlantique

Après le concert très classique donné par le Sinfonia Varsovia avec Marie-Ange Nguci sous la conque du parc de Florans, était mise en lumière la capacité d’adaptation des musiciens de l’orchestre qui, en l’espace de quelques heures, plongèrent avec bonheur dans les univers les plus contrastés, Beethoven un soir, Nuit américaine, le lendemain.

Le roman musical américain


Gershwin écrivait quelques mois avant sa mort (le 11 juillet 1937 à 38 ans) : « j’ai la modeste prétention de contribuer à l’élaboration du grand roman musical américain ». Le 11 février de la même année, il jouait pour la dernière fois son Concerto en fa pour piano et orchestre sous la direction du chef français Pierre Monteux. 
Cette œuvre lui fut commandée par le chef de l’Orchestre Philharmonique de New York, Walter Damrosch qui avait été impressionné par la création de Rhapsody in Blue. Un contrat est signé avec le jeune musicien (il a alors 26 ans) pour le New York Concerto qui deviendra le Concerto en fa

L’enjeu est immense. « Beaucoup de gens pensaient que ma Rhapsody n’était qu’un coup de chance. J’ai donc décidé de leur montrer ce que je savais faire et de composer une œuvre de musique « pure ». La rapsodie, comme son titre l’indique, était une expression du blues. Le concerto, lui, ne se rattacherait à aucun programme ». (cité par David Ewen, George Gershwinn His journey to Greatness, in George Gershwin de Franck Médioni). Le jeune homme travaille d’arrache-pied, et parfait sa culture musicale en s’attaquant à la composition de l’œuvre : « J’ai commencé à l’écrire à Londres, après avoir acheté quatre ou cinq livres sur la structure musicale pour apprendre de qu’était exactement la forme « concerto », confie-t-il au New York Times. Et, croyez-moi, il fallait assurer… j’avais déjà signé le contrat ! » (ibid). 

Franck Braley / Sinfonia Varsovia/ La Roque 2025 © Valentine Chauvin

Franck Braley / Sinfonia Varsovia/ La Roque 2025 © Valentine Chauvin

Simplicité, ouverture de grands espaces sonores, un piano qui passe « sous l’orchestre », puis émerge avec une désinvolture de dandy et la fraîcheur d’une improvisation riche, profonde et facétieuse à la fois… cette spontanéité est parfaitement servie par le pianiste Franck Braley.  Il semble s’amuser jusque dans les traits les plus complexes qui prennent alors une tournure d’évidence. Le compositeur lui est familier : déjà en 2005, il a enregistré un CD George Gershwin, L’œuvre pour piano (Harmonia Mundi). La décontraction du pianiste va bien à l’œuvre de Gershwin, à son esprit.

La beauté mélodique subtilement pulsée ouvre des paysages d’une poésie qui convoque les visages urbains de la Rhapsody et se coule dans la structure concertante avec aisance. Cette facilité qui fait oublier le travail préparatoire à toute composition et toute interprétation accorde un caractère spontané à l’œuvre et c’est du « sur-mesure » pour le magnifique pianiste « classique » qu’est Franck Braley (il n’hésite pas lors de concerts dédiés à Debussy ou Liszt de terminer sur une pièce de Gershwin !).
On est séduit par le Sinfonia Varsovia dirigé avec une intelligente fougue par Jean-François Verdier. Visiblement, l’orchestre s’amuse dans ce répertoire et y trouve une vie dense, les vents forment une véritable banda. 
Il terminera la première partie du concert avec un irrésistible allant par Danzón n° 2 que le compositeur mexicain Arturo Márquez dédia à sa fille, Lily. Cette œuvre qualifiée d’«hymne officieux du Mexique » est une ode aux musiques populaires (le compositeur est issu d’une lignée de Mariachis) et leur donne une vie nouvelle grâce au détour de leur reconstruction par un orchestre classique. 

Franck Braley / Sinfonia Varsovia/ La Roque 2025 © Valentine Chauvin

Ici encore, on peut se poser la question de la pertinence de l’opposition entre musiques dites savantes et musiques dites populaires. Si l’inspiration d’un Gershwin passe par les « songs », formes dans lesquelles il a excellé, il est aussi un grand symphoniste et transcrit dans ses œuvres la faculté de brassage des peuples dans le « melting pot » de la « pomme » en mêlant jazz, courants modernes et néo-classiques.

Jazzer le Classique!


Le deuxième concert de la « Nuit américaine », réclamait un nouveau changement de plateau : légèrement en avant de l’orchestre, s’installait le trio du fantastique pianiste Paul Lay. Dans une disposition peu fréquente, le piano tournait le dos à la contrebasse de Clemens van des Feen et à la batterie de Donald Kontomanou. « Cette combinaison n’est pas neuve pour autant, confiait Paul Lay après le concert, elle était familière à Oscar Peterson. Elle permet aux corps des instrumentistes d’être plus proches les uns des autres, et renforce leur cohésion. Ici, le contrebassiste ou le batteur voient les mains du pianiste, et cela leur apporte davantage de liberté. On “sent” les vibrations des autres avec davantage d’intensité, et tout y gagne ! ».


Une sorte de magie s’opérait alors, entre le Sinfonia Varsovia, Jean-François Verdier et le trio de jazz dans l’interprétation de Rhapsody in Blue de Gershwin dans sa version de 1942 pour trio de jazz et orchestre. Le spectacle en est parfaitement rodé : il a été donné en première mondiale dans le cadre du Festival Jazzdor 2024 avec l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg sous la houlette de Wayne Marshall, puis à La Scala Provence avec l’Orchestre national Avignon-Provence, et enfin joué deux fois à La Folle Journée de Nantes cette année avec le Sinfonia Varsovia dirigé par Jean-François Verdier. Sans doute pour cela, la connivence entre l’orchestre et le trio est immédiate, la complicité évidente, la liberté tangible.

Trio Paul Lay/ Sinfonia Varsovia/ Jean-François Verdier/ La Roque 2025 © Valentine Chauvin

Trio Paul Lay/ Sinfonia Varsovia/ Jean-François Verdier/ La Roque 2025 © Valentine Chauvin

Quelle jubilation rare d’entendre le grand orchestre et le trio de jazz se répondre, retracer les chemins si connus de la Rhapsody de Greshwin, et lui donner un lustre neuf. « Il a semblé intéressant de donner un nouvel éclairage à cette œuvre en revenant aux conditions de sa création : Gershwin jongle entre l’écrit et l’improvisation, qui est la première veine de sa création, sourit Paul Lay en s’adressant au public. Nous-mêmes, cent ans après sa composition, nous tentons de renouveler cette expérience de l’improvisation, nous trois, mais pas seulement ! ».

Et en effet, l’œuvre initiale de Gershwin se voit complétée de ces « farcissures » chères à Montaigne dans ses Essais… autre langage, mais le procédé est le même, nourri de digressions passionnantes, de variations sur les thèmes, de broderies géniales, de voix qui apportent l’originalité de leur tessiture soliste, pépites charriées dans le flux irrépressible de l’ensemble.
La partition de l’orchestre est enrichie des “improvisations” écrites par Paul Lay, et une même vague d’inspiration emporte les instruments en épanchements fous.
Trois saxophones solistes issus du Big Band de l’Université Frédéric Chopin (structure fidèle depuis des années aux Folles Journées organisées par René Martin) se joignent à l’orchestre, émergent de leur pupitre et ajoutent leur blue note à la fête de cette musique qui trouva d’emblée son public et établit la notoriété de Gershwin comme un compositeur et non plus seulement comme « faiseur de chansons » (à succès certes, mais…). 


Trio Paul Lay/ Sinfonia Varsovia/ Jean-François Verdier/ La Roque 2025 © Valentine Chauvin

En fait, quatre pièces de Gershwin furent enchaînées, Nice work if you can get it, It ain’t necessarily so, Rhapsody in Blue, Summertime. Une cohérence se dessine, le piano virtuose raconte la vie, la ville, les passions, les rêves, la contrebasse s’envole en impensables variations, et la batterie éblouissante, impulse une tension dramatique qui relie trio et orchestre. Le tout respire en une réinvention permanente. 
Au public debout, le trio offrait en bis l’Allegro de The Bach Suite d’Oscar Peterson, soulignant s’il était nécessaire la porosité entre les genres, et l’universalité de la musique qui se moque des époques, des styles et des frontières avant de reprendre avec l’orchestre Nice work if you can get it. Yeah !!!!

Concert donné le 14 août 2025 au parc de Florans dans le cadre du Festival de La Roque d’Anthéron.  

Toutes les photographies de l’article sont signées Valentine Chauvin

Trois saxophones solistes issus du Big Band de l’Université Frédéric Chopin/ La Roque 2025 © Valentine Chauvin
Trois saxophones solistes issus du Big Band de l’Université Frédéric Chopin/ La Roque 2025 © Valentine Chauvin
Trois saxophones solistes issus du Big Band de l’Université Frédéric Chopin/ La Roque 2025 © Valentine Chauvin

Trois saxophones solistes issus du Big Band de l’Université Frédéric Chopin/ La Roque 2025 © Valentine Chauvin

Trois géants à La Roque

Trois géants à La Roque

Trois monuments du classique attendaient le public du parc de Florans grâce au Sinfonia Varsovia sous la houlette de la jeune et talentueuse Marie-Ange Nguci.

Constructions puissantes


Le 13 août, très attendue depuis le concert sous la conque de l’an dernier qui a consacré son talent de chef d’orchestre, la pianiste Marie-Ange Nguci, revenait avec un programme d’une extrême densité, réunissant Beethoven, Mozart et Stravinsky. Les trois monuments de la soirée semblent vouloir chacun, renouer avec une harmonie que des tensions contraires renient. 


C’est de son piano, placé au centre du plateau, découvert, que la jeune et brillante artiste (outre ses prouesses musicales, elle parle aussi sept langues !) dirigeait le Sinfonia Varsovia. Le choix du Concerto pour piano et orchestre n° 4 en sol majeur opus 58 beethovénien lui permettait de donner le ton dès les premières mesures, car, rareté dans le monde concertant, c’est l’instrument soliste qui ouvre le bal, non pas dans une démonstration préliminaire de sa virtuosité, mais par une phrase toute simple, presque discrète. 

Marie-Ange Nguci/ Sinfonia Varsovia/ La Roque 2025 © Valentine Chauvin

Le premier mouvement, Allegro moderato, s’installe dans une sorte de légèreté au lyrisme qui s’assombrit peu à peu tandis que les hardiesses du piano entraînent l’orchestre à sa suite. La direction de la jeune musicienne relève de l’exercice de haute voltige. Lorsque les mains sont sur le clavier, la tête, les mimiques, le corps entier prennent le relais des indications précises données à l’orchestre.

Les deux entités, piano/orchestre, deviennent deux personnages qui luttent, s’affrontent dans l’Andante con moto. Il y a quelque chose de troublant dans ce dialogue aux accents d’une gravité nouvelle. Enfin, le Rondo Vivace réconcilie l’instrument-roi et l’ensemble en une écriture vive et syncopée. On sent dans le jeu de Marie-Ange Nguci, vélocité des traits, effleurements tout en clarté des touches, profonds empâtements, l’influence de son regretté mentor Nicolas Angelich qui joua de nombreuses fois ce concerto. 
Au concerto de Beethoven succédait le N° 20 en ré mineur K466 de Mozart. Peu chronologique direz-vous ! 

Marie-Ange Nguci/ Sinfonia Varsovia/ La Roque 2025 © Valentine Chauvin

Marie-Ange Nguci/ Sinfonia Varsovia/ La Roque 2025 © Valentine Chauvin

Cependant, la pâte beethovénienne se retrouve dans l’œuvre de Mozart : les cadences ne furent pas notées par Mozart et ce sont celles que Beethoven, grand admirateur de cette pièce, composa qui sont jouées !
Il faut bien dire que Mozart, alors au sommet de sa carrière, vit depuis trois ans à Vienne avec son épouse Constance, il a vingt-neuf ans. Il est pressé. Il finit d’écrire son concerto le 10 février 1785. L’œuvre doit être jouée le lendemain, le 11 février, à l’occasion d’un concert de souscription au Mehlgrube de Vienne ! Le copiste n’arrive pas à livrer la partition pour la répétition, et l’orchestre déchiffrera le troisième mouvement à vue lors de la représentation.

Mozart improvise les cadences qu’il n’a pas pu travailler en dirigeant l’orchestre du piano.
Et c’est brillant, démesuré ! Le père du compositeur est venu spécialement de Salzbourg pour assister à la représentation.
Il écrira à Nannerl, sa fille : « le concert a été incomparable, l’orchestre remarquable ».
La tonalité mineure rapproche l’œuvre du romantisme, sublime et expressive, animée de contrastes qui se résolvent dans le rêve et l’indicible avant le triomphe d’un équilibre lumineux.

Les méandres des contes

Toute d’énergie, Marie-Ange Nguci qui sera artiste en résidence à la Maison de la Radio et de la Musique pour la saison 2025-2026, dirigeait à la baguette trois extraits de la Suite de 1919 de L’oiseau de feu de Stravinsky. Le compositeur russe s’était attaché au conte pour la première commande que lui avait passé le directeur des Ballets Russes, Serge de Diaghilev. Et même si la grande Anna Pavlova, danseuse étoile des Ballets refusa de danser sur de « telles inepties » et fut remplacée dans le rôle de l’Oiseau par Tamara Karsavina qui deviendra à son tour l’étoile de la compagnie. 

Marie-Ange Nguci/ Sinfonia Varsovia/ La Roque 2025 © Valentine Chauvin

Surgit dans les fastes de l’orchestre le terrible magicien Kastcheï qui retient prisonnières treize princesses dont le sommeil est transcrit dans une berceuse que vient bousculer un Finale éclatant. La puissance exacerbée de l’orchestre correspond bien à la jeunesse fougueuse de l’artiste qu’ovationne le public. 
Il n’y aura pas de rappel, tout a été dit !

Concert donné le 13 août 2025 au parc de Florans, dans le cadre du Festival de la Roque d’Anthéron.    

Toutes les photographies de l’article sont signées Valentine Chauvin

Marie-Ange Nguci/ Sinfonia Varsovia/ La Roque 2025 © Valentine Chauvin