Un art qui dévore

Un art qui dévore

Guillaume Perilhou aborde dans son deuxième roman, La Couronne du serpent, les destins entremêlés du cinéaste Luchino Visconti et celui qu’il présenta comme « le plus beau garçon du monde », Björn Andrésen. Plus encore que ses personnages, êtres réels dont il invente lettres et journaux intimes, l’auteur explore la relation entre le créateur et son œuvre, le démiurge et ses Galatée, mais aussi l’ambivalence de la beauté et l’irréductible dualité d’Éros et Thanatos.  

Le fil conducteur principal semblerait d’après la quatrième de couverture la mise à l’épreuve de la beauté dans le regard de l’autre qui la juge, la désire, la transcende. La nouvelle de Thomas Mann qui inspira Visconti pour Mort à Venise met en scène Gustav von Aschenbach, écrivain munichois dans la cinquantaine, troublé par Tadzio, jeune adolescent polonais qu’il n’osera jamais aborder. Il mourra de l’épidémie de choléra qui sévit alors sur Venise en s’obstinant à rester dans cette ville juste pour continuer à avoir la possibilité de voir le jeune garçon qui le fascine. Son obsession pour la beauté angélique du jeune garçon, « blond aux yeux clairs » participera à la vision d’un monde qui se noie, mirage d’un absolu. La fulgurance de l’instant d’éblouissement est transcrite paradoxalement par l’immobilité d’un temps qui se cristallise, sublimé par l’Adagietto de Mahler. La dégradation, sujet de la fiction de Thomas Mann, tournée au sein d’une Venise mortifère, y prend des allures lyriques aux fragrances aussi sensuelles que spirituelles où désir et mort se conjuguent.

Les armoiries de la famille de Luchino Visconti, une guivre dévorant un enfant, prennent l’allure de présage tragique : le créateur est aussi dévoreur d’âmes, sacrifiant tout à son art. Morte a Venezia (Mort à Venise) est le deuxième volet de sa trilogie allemande, précédé des Damnés (1969) et suivi de Ludwig : Le Crépuscule des dieux. Le jeune roi de Bavière, Ludwig, y est interprété par Helmut Berger qui sera le dernier compagnon de Luchino Visconti.

Les lettres et des extraits de journaux intimes tissent la trame d’un texte qui se construit de leur juxtaposition. Il ne s’agit pas d’un roman épistolaire à proprement parler, les lettres n’exigent pas de réponses, et n’en reçoivent pas. Chacune donne la photographie d’un état d’esprit, datant l’évolution des personnages, 1970, 1971, 1972, 2020, et les insérant dans l’écrin d’un lieu, Venise, Stockholm, Cannes, Rome, Tokyo…
Les mots d’Helmut Berger, Luchino Visconti, Björn Andrésen, Robine, fille de ce dernier, s’entrelacent. La mort hante l’œuvre, depuis la mère suicidée de Björn, à celle de Visconti, ou de Dirk Bogarde qui interpréta Aschenbach. Comment redevenir soi-même après le réel traumatisme de Mort à Venise ? Le jeune acteur, utilisé comme une marionnette muette par le cinéaste qui lui donne juste des indications de jeu, n’a pas conscience du rôle trouble qu’il joue, incarnation de désirs interdits, qui le placeront dans le rôle d’une icône gay qui l’insupportera toute sa vie. Il sera même modèle pour des mangas lors de son voyage de promotion du film au Japon, influençant les shōjo (partie des mangas destinés aux filles) de Keiko Takemiya et Moto Hagio.

Il n’est pas question uniquement d’œuvre d’art dans ce livre, mais aussi de l’impact de la création sur les êtres qui y sont impliqués au point de perdre leur identité propre : « Pourquoi l’appeler encore Björn Andrésen ? Il est Tadzio, maintenant. Seulement Tadzio. Une créature réelle, splendide, autant qu’une idée abstraite, un produit de l’esprit, dit Visconti ». Björn adulte se remémore les mots du cinéaste lors du casting auquel sa grand-mère Nanna l’a traîné : « tu vas voir ce qu’on va faire ensemble, Björn, la vie en mieux».

Parallèlement, Visconti prépare Ludwig avec Helmut Berger qui pourrait être Björn plus âgé. Il a quelque chose d’infiniment triste dans les lettres où le cinéaste se plaint des dépenses faites sur son compte par l’acteur qu’il chérit et qui lui est si souvent infidèle. Dans sa propre vie, semblent se développer les thèmes qui nourrissent ses films, déliquescence d’une société, d’une époque, avec ses sursauts, une fascination pour la beauté dans son absolu et les mœurs interdites alors. Les coulisses des âmes se dévoilent sous la plume fine et acérée de Guillaume Perilhou. Le biais des lettres et des journaux intimes permet une plongée directe dans les tréfonds des âmes qui se mettent en scène certes, mais se confient et cherchent à analyser profondément les remuements de leurs pensées. Le vocabulaire de chacun s’adapte avec une délicate précision à leurs univers particuliers. On retrouvera par exemple des échos de sa noblesse chez Visconti qui évoque les « porphyrogénètes » (surnom attribué aux princes et princesses nés alors que leur père était empereur, donc, « nés dans la pourpre », couleur des grands de ce monde).  

Affiche de Ludwig: Le crépuscule des dieux de Luchino Visconti  © XDR

Affiche de Ludwig: Le crépuscule des dieux de Luchino Visconti © XDR

On déchiffre dans le kaléidoscope dense des voix qui se croisent mais ne se rencontrent pas, les souffrances, les éblouissements, les attitudes face à la vie et à la création… Émergent les figures de La Callas, de Balthus, de Romy Schneider. La littérature est omniprésente, bien sûr, Thomas Mann, mais également Tennessee Williams et surtout Proust dont la Recherche hante Visconti.

L’ensemble est fascinant, érudit, pose la question des limites. Tout peut-il être admis au nom de l’art ? Björn, dans le post-scriptum d’une de ses lettres à sa fille rappelle les mots lus dans le journal Libération : « Quand Luchino Visconti s’attarde sur le petit cul potelé de son petit garçon d’amour, ça passe comme une lettre à la poste. Quand c’est d’époque, ça passe. Chez Visconti, ça passe. Il n’y a pas de détournement de mineur, juste un détournement de regard ».

Guillaume Perilhou, La couronne du serpent © Les éditions de l'Observatoire

Guillaume Perilhou © Les éditions de l’Observatoire

Dans Mort à Venise, Aschenbach déclare « l’artiste est un chasseur œuvrant dans l’obscurité »… Faut-il conserver cette vision si romantique soutenue par Visconti à la fin du roman avec des acceptions si terrifiantes si on prend les termes au pied de la lettre « l’art (…) était une divinité à qui l’on devait des sacrifices ». L’ombre du Booz endormi de Victor Hugo plane sur tout cela, lumineuse dans l’obscurité des étoiles.

La Couronne du Serpent, Guillaume Perilhou, Les éditions de l’Observatoire

Interview de Björn Andrésen en 2021 (source: DassCinemag, sur Youtube)

Présentation de son livre par l’auteur à la librairie Mollat (Bordeaux).

De la construction des mythes

De la construction des mythes

Le dernier texte de Miguel Bonnefoy, Le rêve du jaguar, paru aux éditions Rivages, nous offre une plongée vertigineuse dans une épopée qui englobe le destin d’une famille et de son siècle. 
À l’origine de l’ouvrage, il y a un mythe familial : le grand-père de l’auteur, Antonio Borja Romero, devenu, après une enfance de « ruffian » et de misère, cardiologue, fondateur de la première université de Maracaibo et directeur de nombreux hôpitaux. À ce personnage est indissolublement attaché celui de celle qui sera son épouse, Ana Maria Rodriguez, première femme médecin de l’État de Zulia. Cette filiation n’est rendue explicite qu’à la fin du roman, mais soulignée d’emblée par la quatrième de couverture. 

Le sujet du livre englobe bien plus qu’une histoire ou l’Histoire. En quatre vastes chapitres, correspondant au « couple fondateur » puis aux deux générations suivantes, Antonio, Ana Maria, Venezuela, Cristóbal, se construit un ensemble foisonnant, composé d’une myriade de micro-récits qui ne sont pas des digressions gratuites mais qui s’enchâssent avec justesse dans l’édifice protéiforme, contribuant à son équilibre en un tissage serré où miroitent sens et interprétations. Tel personnage éphémère au détour d’un paragraphe sera un élément crucial plus tard.

Copia de Ana Maria et Antonio, avant de se marier © X.D.R.

Copia de Ana Maria et Antonio, avant de se marier © X.D.R.

« Au troisième jour de sa vie, Antonio Borjas Romero fut abandonné sur les marches d’une église dans une rue qui porte aujourd’hui son nom ». Les premiers mots du roman, et qui en seront les derniers, nous donnent sa clé de lecture. Il n’est pas nécessaire de chercher à sauter des pages pour se rassurer quant au sort des personnages : on sait d’emblée que le bébé de trois jours, quoi qu’il arrive, gagnera une reconnaissance de ses pairs suffisante pour voir son nom accolé à une rue. 

À l’instar de l’écriture de la tragédie grecque antique, l’important est la manière dont les évènements vont s’enchaîner et surtout comment ils vont être racontés.
Étrangement, Antonio est recueilli par une femme muette, ce qui le conduit à une autre forme de langage, par signes, mais aussi à une autre perception du monde : il saura écouter, observer, percevoir les significations des non-dits…
Un cri poussé ici aura des répercussions jusqu’au-delà des océans, des forêts, du temps…
Les légendes nourrissent l’imaginaire d’Antonio comme elles le feront pour le petit Cristóbal, cosmogonies disparates de tous les continents, où se croisent les éléphants du Népal, le Libertador Simón Bolivar, le « pays de la cannelle de Pizzarro », la vierge en or massif de Benito Bonito, les carapaces en diamant des tortues, les fragrances envoûtantes des mangroves aux caïmans insolites et aux singes criards…

Ana Maria et Antonio, fête à Maracaibo © X.D.R.

Copia de Ana Maria et Antonio. Fete à Maracaibo © X.D.R.

Tout est matière à récit et à conte. C’est un pingouin échoué on ne sait pourquoi sur la grève de Maracaibo, au milieu des Caraïbes qui sera à l’origine d’un bijou que se transmettront les membres de la famille d’Ana Maria… Aucun détail n’est dépourvu de dimension romanesque, chaque objet, chaque lieu, chaque être, est le dépositaire d’une histoire extraordinaire. Le cahier qu’Antonio remplira d’histoires d’amour collectées à la gare en est un exemple : les gens feront la queue pour lui raconter une anecdote, une page vécue, lue, entendue.

On vit à travers cette saga flamboyante les remuements du pays : découverte de puits de pétrole et ses conséquences, dictature, soulèvements, démocratie… Émergent des personnages attachants, qu’ils soient bandits, escrocs, ivrognes, sages, êtres habités par leurs démons ou hantés de souvenirs et de visions prémonitoires… Une fresque multiforme se dessine, agencée au cordeau, en une écriture fluide de conteur qui emmène le lecteur où elle veut, puissante, chargée de poésie, de narrations rocambolesques, qui rendent au monde son poids de magie, vivante, luxuriante.

Miguel Bonnefoy

Miguel Bonnefoy © Aurélie Lamachère

Miguel Bonnefoy s’inscrit dans la fantastique lignée des écrivains d’Amérique du Sud comme Gabriel García Márquez avec une aisance éblouissante. « Lire c’est voyager » dira sa mère à Cristóbal, qui est aussi un avatar de l’auteur, « lire c’est rester », pensera-t-il, car les livres offrent une permanence au sein des métamorphoses du monde : « les romans sont un île entourée de terre ». Et cette île est peuplée d’échos, de jeux de miroir, de rencontres, de lieux aussi étonnants que leurs habitants ou les voyageurs qui les traversent. Et le jaguar du titre dans tout cela ? c’est encore une histoire…

Le rêve du jaguar, Miguel Bonnefoy, éditions Rivages

Tous mes remerciements au prêt des photographies de ses grands-parents par Miguel Bonnefoy. 

En bonus le poème de Leconte de Lisle

Le rêve du jaguar

Sous les noirs acajous, les lianes en fleur,
Dans l’air lourd, immobile et saturé de mouches,
Pendent, et, s’enroulant en bas parmi les souches,
Bercent le perroquet splendide et querelleur,
L’araignée au dos jaune et les singes farouches.
C’est là que le tueur de boeufs et de chevaux,
Le long des vieux troncs morts à l’écorce moussue,
Sinistre et fatigué, revient à pas égaux.
Il va, frottant ses reins musculeux qu’il bossue;
Et, du mufle béant par la soif alourdi,
Un souffle rauque et bref, d’une brusque secousse,
Trouble les grands lézards, chauds des feux de midi,
Dont la fuite étincelle à travers l’herbe rousse.
En un creux du bois sombre interdit au soleil
Il s’affaisse, allongé sur quelque roche plate ;
D’un large coup de langue il se lustre la patte ;
Il cligne ses yeux d’or hébétés de sommeil ;
Et, dans l’illusion de ses forces inertes,
Faisant mouvoir sa queue et frissonner ses flancs,
Il rêve qu’au milieu des plantations vertes,
Il enfonce d’un bond ses ongles ruisselants
Dans la chair des taureaux effarés et beuglants.

Douanier Rousseau Jungle équatoriale

Le Douanier Rousseau, Jungle équatoriale

Placa conmemorativa de la instalación de la Universidad del Zulia en el templo de San Francisco, por el Rector Antonio Borjas Romero © X.D.R.

Placa conmemorativa de la instalación de la Universidad del Zulia en el templo de San Francisco, por el Rector Antonio Borjas Romero © X.D.R.

Photographie trouvée lors de mes errances sur le web.

Porter les rêves du monde

Porter les rêves du monde

Le festival Durance Luberon a le talent d’inviter au cours de l’été une programmation aussi éclectique que de grande qualité dans une ambiance chaleureuse et au cœur de lieux magiques.
Le 17 août, sa dernière manifestation aurait dû se dérouler sous les frondaisons du chêne blanc du village de Grambois, arbre imposant d’environ quatre-cents ans qui abrite à lui seul plus de la moitié de la place. La menace des intempéries avait fait refluer spectateurs et musiciens dans la salle attenante pour un concert particulièrement original et riche du Fadorebetiko Project, ensemble fondé par Kalliroï Raouzeou il y a plus de dix ans. 

Du bleu, du blues

L’originalité de cet ensemble qui réunit des musiciens venus de tous les horizons, jazz, musiques du monde, musique classique, repose sur le croisement des répertoires. Kalliroï Raouzeou a perçu de nombreuses similitudes entre le fado portugais et le rébétiko grec (plus récent historiquement que le fado). Ces deux formes musicales sont nées dans des quartiers pauvres de villes portuaires. Le rébétiko s’accompagne du bouzouki, instrument de la famille des cistres, comme le fado avec la guitare portugaise. 

Fadorebetikoproject au Festival Durance Luberon, Grambois

Fadorebetikoproject © M.C.

De nombreux thèmes de chansons se rejoignent, évoquent les exils, les amours déçues, les difficultés de la vie quotidienne, les attentes parfois désespérées des femmes de marins partis en mer. Les intraduisibles termes de « Kaïmos » et de « Saudade » qui recouvrent tristesse, mélancolie, nostalgie, spleen et une certaine forme d’espérance, sont attachés au fado et au rébétiko.
Entre les deux extrêmes, l’un tourné vers la Méditerranée, l’autre vers l’Océan Atlantique, l’ensemble Fadorebetiko explore les « classiques » et les créations contemporaines, car, loin d’être figées dans un passé chargé d’histoire, ces deux univers ne cessent d’évoluer et de s’enrichir.

Seule en scène, Kalliroï Raouzeou débute le concert par un chant qu’elle a composé et créé avec sa formation Zoppa en duo avec Sylvie Paz, sur un poème de Fernando Pessoa, Nâo sou nada. « Je ne suis rien, je ne serai jamais rien, je ne puis vouloir être rien/À part ça je porte en moi tous les rêves du monde » … La voix fluide et nuancée épouse les mots, tisse les fragrances d’une mélodie où ils trouvent la plénitude de leur sens. Vite rejointe par Jérémie Schacre à la guitare et Nicolas Koedinger à la contrebasse, elle entonne le rébétiko traditionnel des années 1920, Misirlou, que la bande son du film Pulp Fiction de Quentin Tarantino a rendu célébrissime. À la chanson d’amour populaire dédiée à « L’Égyptienne » (Misirlou) répond une autre référence cinématographique, Barco negro qu’interpréta l’icône du fado Amália Rodrigues dans le film d’Alain Verneuil Les Amants du Tage, d’après le roman de Joseph Kessel.

Fadorebetikoproject au Festival Durance Luberon, Grambois

Fadorebetikoproject © M.C.

Le cinéma sera encore à l’honneur au fil du programme, dans ses évocations des grandes chanteuses de Fado et de Rébétiko : on croisera les destinées de Maria Severa Onofriana, morte à 26 ans et considérée comme la créatrice du genre fado, par la chanson Rua do Capelâo (premier film parlant de l’histoire du cinéma portugais, A Severa de José Leitão de Barros) et celle de Maríka Nínou avec To praktorio (extrait de Rebétiko de Cóstas Férris). Cette dernière naquit sur le bateau Evangelistria qui conduisit sa mère, ses deux sœurs et son frère, de Smyrne au Pirée en 1922.

À côté des chants traditionnels naissent des compositions originales sur les textes de grands poètes, Miguel Torga sur une musique de Kalliroï Raouzeou, Viagem, Manuel Alegre, Balada de Lisboa sur un air de Jean-Marc Gibert, le bouzoukiste du groupe, malheureusement retenu loin de la scène par un virus inopportun. Le programme inchangé malgré l’absence involontaire de dernière minute, demandait d’acrobatiques substitutions à la partition du bouzouki : contrebasse, guitare portugaise, clavier (Kalliroï Raouzeou est aussi une fantastique pianiste) prirent le relais, recomposant les morceaux, réorchestrant les répartitions sonores entre les instruments avec un talent fou. Leurs improvisations s’entrelacent avec élégance et finesse. Le jazz de la contrebasse fait écho aux fantaisies inspirées de la guitare, les modulations du clavier donnent leurs couleurs aux thèmes… On est séduits par la magie des textes et des musiques.

Fadorebetikoproject au Festival Durance Luberon, Grambois

Fadorebetikoproject © M.C.

Les paysages sonores nous convient aux bords des mers qui drainent peuples et cultures, séparent et unissent, ourlant de leurs ondes les imaginaires des poètes. Ulysse ne cesse de nourrir les rêves. S’ancrera-t-on dans les ports de la Grèce avec Ta Limania ou dans ceux de Lisboa ? L’universalité des musiques rassemble les êtres. Tous pleurent l’école qui brûle (Kaike ena skolio) et luttent pour la reconstruire, la terre de chacun devient celle du monde tandis que « la nuit tombe » sur Akrogialies Deilina du grand Tzitzanis laissant ouvertes toutes les questions.
Subtile fin d’été et de festival !

Concert donné le 17 août à Grambois

 

Fadorebetikoproject au Festival Durance Luberon, Grambois

Fadorebetikoproject © M.C.

Un petit moment encore que j’adore: Proïno Tsigaro

 

Parce que le Festival de la Roque c’est « Schu »

Parce que le Festival de la Roque c’est « Schu »

Quelle manière délicate de refermer un festival d’un mois qui a arpenté les multiples variations du piano et des cordes au fil des siècles que de proposer un concert d’Adam Laloum ! 
Sans aucun doute, l’art subtil de ce pianiste est capable de résumer en une soirée l’esprit de l’ensemble de cette fantastique fête musicale. 

Une musique en miroir

Le programme jouait sur la mise en miroir de Schubert et de Schuman. Les premières et deuxièmes parties du concert présentaient une sonate de Schubert puis une œuvre de Schumann, laissant entendre ici et là les échos de sensibilités exacerbées qui se rejoignent par le biais de la musique.

La Sonate pour piano en la bémol majeur D.557 de Franz Schubert ouvrait la soirée par sa simple gaité, flirtant quelque peu avec un esprit baroque ou mozartien, toute d’élégance et de  distanciation. Lui succédaient les Kreisleriana opus 16 de Schumann.  « Encore ! » maugréait le spectateur qui en avait déjà écouté quelques versions lors du festival. Bien vite cependant l’agacement de la réitération s’effaçait devant l’interprétation du pianiste qui, même s’il avoue une éternelle insatisfaction après les concerts tant il est exigeant avec lui-même, en offrait une lecture rendant compte de son caractère halluciné : le thème fantastique de l’ouvrage d’E.T.A. Hoffmann fait apparaître un vieux et inquiétant kapellmeister, Kreisler, dont le génie n’a d’égal que la folie. Ses deux penchants représentés pour Schumann par Eusebius et Florestan incarnent exaltation et dépression dont les alternances évoquent l’amour ressenti par le compositeur pour Clara qui deviendra sa femme. Le caractère fantasque de la partition avec ses orages et ses accalmies est rendu avec subtilité par Adam Laloum : on rêve, on s’emporte, on se plonge dans l’opalescence des harmonies ou le tourbillon des triolets. Schumann affirma toute sa vie que son « œuvre préférée ce sont les Kreisleriana ».

Adam Laloum à La Roque d'Anthéron 2024

Adam Laloum © Valentine Chauvin 2024

Une seconde partie enivrante

La Sonate n° 7 en mineur D.566 de Schubert déclina sa singulière beauté entre expression du bonheur et appréhension du désespoir, conjuguées en une écriture infiniment poétique dont la fragilité chante jusqu’aux frontières de la brisure et s’achève par un sourire.

Le cycle de huit pièces pour piano, les Novellettes, de Schumann est très rarement donné en intégralité. Le plus souvent les artistes en réservent un fragment pour les bis, sans doute en raison de la virtuosité et de la difficulté de l’ensemble. Si le compositeur confiait qu’il s’agit « de longues histoires excentriques, mais d’un seul tenant, (…) des badinages, des histoires d’Egmont, des scènes de famille, un mariage, bref rien que les choses les plus chères et les plus aimables », l’organisation des saynètes de ce cycle ne sont présentées sur la feuille de salle que par les intentions des registres à mettre en valeur : « marqué et vigoureux », « extrêmement vite et avec bravoure », « léger et très vif », « bruyant et solennel »… L’abstraction naît ici, le sens se déploie à travers la cohérence interne du cycle qui dessine ses propres reflets, joue avec les œuvres antérieures du musicien, donne à entendre des passages des Kreisleriana, se grise d’effets de lumières en d’énigmatiques réverbérations.

Adam Laloum à La Roque d'Anthéron 2024

Adam Laloum © Valentine Chauvin 2024

Pyrotechnie vibrante où le pianiste ne cherche pas à briller mais accorde aux pages qu’il interprète leur pulsation interne et leur sens… Délicat prolongement de la magie, le Moment musical n° 6 en la bémol majeur de Schubert venait clore de sa bulle poétique un festival d’enchantements qui, malgré les manifestations mondiales organisées sur le territoire a su maintenir une qualité sans concessions, une variété programmatique époustouflante portée par les plus grands interprètes de la planète.

Concert donné le 20 août 2024 au parc de Florans, La Roque d’Anthéron

Adam Laloum à La Roque d'Anthéron 2024

Adam Laloum  © Valentine Chauvin 2024

Mise à nu

Mise à nu

Rare sur le continent européen, le fantastique pianiste américain Jonathan Biss revenait à La Roque d’Anthéron avec des interprétations bouleversantes d’humanité.
Au programme, le musicien présentait les deux dernières sonates de Franz Schubert. Il est difficile de parler d’œuvres de la maturité quand il s’agit de Schubert, quelle que soit leur puissance.

 Le compositeur est parti bien trop tôt, à trente et un ans. Son art est nourri à la fois de la douleur de se savoir condamné par la maladie et une pulsation inextinguible de vie : les réunions entre amis, ses schubertiades, les rires, les conversations, le bonheur de partager la joie avec les autres transparaissent.
C’est ce qui s’entend dans l’interprétation de Jonathan Biss qui se refuse à toute fioriture, laisse parler les silences dans une mise à nu des œuvres qui envoûte. Sa lecture rend sensible la transparence de cristal de la composition.
La Sonate n° 22 en la majeur D.959 a des accents de joie printanière, dans les éclats d’une liberté primesautière même si une sorte de résignation se dessine dans une sérénité qui s’abîme dans les ténèbres. Sous les élans vifs s’ouvrent des gouffres. Les variations infinies d’une pensée qui se poétise sont livrées avec vision rigoureuse et intellectualisée. Un ensemble froid diriez-vous ? C’est tout le contraire. Cette approche en épure, surprenante au premier abord, séduit. On a l’impression de découvrir ces pièces pour la première fois, troublantes, profondes, dans leur lumineuse simplicité.

Jonathan Biss à La Roque d'Anthéron 2024

Jonathan BISS  ©Valentine CHAUVIN 2024

La Sonate n° 23 D 960, souvent décrite comme le chant du cygne de l’auteur du Winterreise (Le Voyage d’hiver), est un condensé de l’ambivalence schubertienne, sensibilité qui va jusqu’aux bords du silence, interroge de ses trilles une transcendance où se déchire l’âme. On touche au sublime, à l’indicible. L’humanité se fond à la création dans sa fragilité et sa force.
Le troisième Impromptu de Schubert viendra en bis. Bulle enchantée.

Concert donné au Parc de Florans, La Roque d’Anthéron, le 19 août 2024

Jonathan Biss à La Roque d'Anthéron 2024

Jonathan BISS  ©Valentine CHAUVIN 2024