Au temps des légendes

Au temps des légendes

Le Rendez-vous de Charlie, « petit frère » du festival estival Charlie jazz, selon son fondateur et directeur artistique, Aurélien Pitavy, offrait deux soirées voyageuses, la première nous conduisait auprès du légendaire compositeur et guitariste américain Pat Metheny puis, passant du côté italien le duo de Rita Marcotulli et Luciano Biondini et le quintet du saxophoniste Stefano di Battista.

Une légende de la guitare

Créait l’évènement le fantastique et fantasque musicien Pat Metheny dans un seul en scène savamment orchestré par un ballet de guitares préparées, apportées et emportées au fil du spectacle par une troupe invisible, rendant fluide le déroulé des morceaux. « Ceux qui ont vu mes précédents concerts peuvent être surpris, aujourd’hui, je pense que je parle autant que dans tous mes concerts précédents », souriait Pat Metheny. Enlaçant ses mots aux pièces interprétées, il évoqua son parcours, depuis son enfance entourée d’une famille de trompettistes confirmés. « Si tu joues encore un peu tu vas faire tomber tous les oiseaux du ciel ! » lui dit-on lorsqu’il tenta de suivre la tradition familiale en se mettant à la trompette. La guitare, il y vint presque par hasard, s’en achetant une avec l’argent de poche qu’il avait économisé. D’emblée, se noue entre lui et son instrument une complicité rare.
Depuis, le musicien collectionne les récompenses, 20 Grammy Awards, 53 disques, des compositions éblouissantes, des expérimentations toutes plus inventives les unes que les autres, des rencontres musicales qui l’ont fait jouer avec les plus grands musiciens du moment…

En presque cinquante ans de carrière, se dessine une nouveauté : une tournée internationale en solo. Des extraits de compositions qui ont marqué sa carrière ainsi que des pièces de ses deux derniers disques solo, Dream Box (Modern Recording 2023) et MoonDial (Modern Recording 2024) permettaient de découvrir une facette intime du génial compositeur. Tête baissée sur les cordes, un pied familièrement posé sur la tranche de l’autre, le guitariste se livre. Le jeu en épure sur les guitares sèches, conserve son élégance sur les guitares électriques. La technique, monstrueuse, n’est qu’un outil au service de la musique et se fait oublier tant on est saisis par les lectures inventives et raffinées de l’artiste. L’instrument se plie à toutes ses fantaisies, prend la forme de ses pensées, devient le vecteur d’une âme. Se laissent entendre les fragilités, les élans, les rêveries, par le biais d’un jeu dont la virtuosité se fait oublier avec grâce.

Pat Metheny, Rendez-vous de Charlie, Vitrolles 2024 © X-D.R.

Pat Metheny, Rendez-vous de Charlie, Vitrolles 2024 © X-D.R.

Le musicien nous convie au cœur de ses explorations, évoque les particularités des instruments sur lesquels il joue, décompose leur structure, explique la fonction de chaque couple de cordes, livrant par là même (ou nous laissant penser qu’il nous initie aux arcanes de sa puissance créatrice) ses modes de composition. Au fil des morceaux, une vie s’esquisse, sont convoqués les grands noms qui ont accompagné sa carrière. Une place particulière est réservée à l’immense contrebassiste Charlie Haden qui joua longtemps avec le compositeur saxophoniste ténor et alto, trompettiste, violoniste et l’un des grands précurseurs du free jazz, Ornette Coleman. Charlie Haden fut le mentor de Pat Metheny et son sideman sur deux disques dont le célébrissime Beyond the Missouri Sky, lauréat d’un Grammy Award en1997 (les deux musiciens souriaient de leurs origines communes dans l’État du Missouri et y voyaient une explication de leur accord esthétique et de leur évocation d’une Amérique rurale). On croise Barbara Streisand, les Beatles qui termineront le concert.

L’invention musicale se retrouve dans l’instrumentarium de ce génial poète du jazz. D’abord, il présentera et jouera son étonnante guitare-harpe « Pikasso », clin d’œil au tableau cubiste de Picasso sur une guitare. L’objet répond à un défi lancé par le musicien à la luthière Linda Manzer en 1984 : il s’agissait de concevoir et construire une guitare avec autant de cordes que possible. Il y en aura 42 ! avec quatre manches et deux ouïes, véritable prouesse technique pour entrecroiser tant de cordes et les rendre jouables sur les quatre sections de l’instrument qui sonne étonnamment passant des couleurs de la guitare à celles de la harpe, du qanoûn, du sitar, aériennes, rêveuses, hors du temps.

Pat Metheny © X-D.R.

Pat Metheny © X-D.R.

Aux rappels, on eut la sensation que le Père Noël passait avant l’heure. Le rideau noir de fond de scène s’ouvrit sur un assemblage rutilant, l’orchestrion conçu par Pat Metheny, assemblage hétéroclite de cymbales, éléments de batterie, vibraphone, bouteilles remplies inégalement afin de produire des sons différents selon le principe des grandes orgues à tuyaux, instruments anciens ou créés sur mesure, spécialement pour cet incroyable orchestre dirigé par la guitare de son chef, via des interrupteurs à solénoïde et des pneumatiques. Des guitares posées sur leurs trépieds seront jouées l’une après l’autre, poursuivant leur mélodie grâce à des loops, si bien que l’artiste joue avec un plateau complet. Le concert a duré deux heures vingt ? Seules les horloges le disent, pour le public le temps s’est arrêté. De la magie pure !

Soirée italienne

Le lendemain, autre registre, on quittait le nouveau continent pour revenir en Europe avec l’accordéon de Luciano Biondini et le piano de la compositrice Rita Marcotulli que l’on a pu découvrir par le disque publié en 2014 La Strada Invisibile. Leur jazz complice se peuple de références classiques, de chansons italiennes populaires, de thèmes nouveaux empreints d’un éloquent lyrisme.

Une certaine mélancolie liée au dialogue entre les sonorités du piano et de l’accordéon se pimente d’humour, les cordes du piano sont parfois utilisées sans les marteaux, passent du legato au rythmes plus détachés et percussifs tandis que l’accordéon se love dans l’espace d’une musique enjouée où se défont les codes du musette pour une création qui s’empare des modes contemporains. L’esprit d’une ballade, le tournoiement d’un thème ostinato, l’écho d’une mélodie indienne tournoient en contrechants inspirés.

Rita Marcotulli-Luciano Biondini @ Gerard Tissier

Rita Marcotulli et Luciano Biondini © Gerard Tissier

Suivant le duo intimiste de ces deux grands musiciens le quintet réuni autour du saxophoniste virtuose Stefano di Battista, déployait sa verve sur les pistes de leur dernier opus, La Dolce Vita, dans la plus pure tradition du cinéma et de la musique pop d’Italie. Les airs de Nino Rota, Renato Carosone, Paolo Conte, Andrea Bocelli, Lucio Dalla se voient ici revisités avec brio. Les mélodies archiconnues offrent un terrain de rêve à l’improvisation. 

Tour à tour Andrea Rea au piano, Daniele Sorrentino à la contrebasse, Matteo Cutello à la trompette, André Ceccarelli à la batterie (là encore un musicien de légende !) se livrent à l’exercice soliste. Le jazz se marie aux airs italiens dont parle avec gourmandise Stefano di Battista endossant alors le rôle de meneur de jeu. Un parfum de New Orleans plane sur les airs d’opéra. Les instruments naviguent avec une liberté rare entre Via con me de Paolo Conte, La vita è bella de Nicola Piovani ou Un lacrima sul viso, le « tube » de Bobby Solo.

Stefano di Battista Quintet © Gérard Tissier

Stefano di Battista Quintet © Gérard Tissier

Les musiciens sont parfois invités à choisir entre deux morceaux, qui seront « choisis » tous les deux et Roma nun fa la stupida (Armando Trovajoli) sera interprété, « version courte » à la suite d’Un lacrima. Le public est convié au plaisir du partage et poursuit en chœur les paroles des chansons. Rita Marcotulli et Luciano Biondini seront invités en jam session auprès du quintet pour des impros d’une époustouflante fluidité. Bien sûr, l’ultime rappel sera consacré à la Dolce vita. Un art de vivre qui met du baume au cœur alors que le monde semble devenir fou.

Concerts donnés les 6 et 7 novembre, Salle Obino, Vitrolles

Poétiser le monde

Poétiser le monde

À l’occasion de l’Olympiade culturelle Paris 2024, la Philharmonie de Paris-Orchestres Démos et le Groupe Grenade-Josette Baïz ont construit un projet artistique original baptisé La Vie fantastique.
Les deux dispositifs, Démos et Grenade, répondent à la même ambition d’inclusion, d’excellence, de diversité culturelle et de démocratisation réelle des pratiques artistiques, valeurs partagées avec le sport et dans l’esprit des Jeux Olympiques. 

Si le spectacle donné à Paris comprenait en ouverture l’œuvre de Laurent Elbaz, L’incroyable épopée de Ferdinand le gabian, en présentation de Marseille, celui, « définitif » proposé au public du Grand Théâtre de Provence, s’ouvre sur un superbe « pas de deux » ou plutôt « duo », inspiré par la « Mystique » planète Neptune de Gustav Holst. Les jeunes danseurs, Lilith Orecchioni et Marius Iwasawa-Morlet évoluent sous une voûte céleste étoilée traversée par l’énorme planète bleue. 

La vie fantastique © Leo Ballani

La vie fantastique © Leo Ballani

On plonge dans un univers onirique que semblent vouloir déchiffrer ces deux êtres qui dessinent au fil de leurs danses la riche palette des émotions humaines.
Sur scène, il n’y a plus les deux-cents musiciens de Démos, mais leurs musiques enregistrées continuent d’accompagner les trente-cinq danseurs et danseuses du Groupe Grenade, sur des partitions de Holst, Ravel, Moussorgski, Grieg, Thoinot Arbeau, mais aussi des musiques traditionnelles d’Indonésie, d’Afrique du Sud et des Balkans, le tout tissé sur les compositions d’Alexandros Markeas. 

On plonge dans un univers onirique que semblent vouloir déchiffrer ces deux êtres qui dessinent au fil de leurs danses la riche palette des émotions humaines.
La présence d’une toute jeune danseuse vêtue d’or sur Belle qui tient ma vie de Thoinot Arbeau suffira seule à emplir la scène !
La maîtrise et l’élégance gestuelle de chaque interprète ont les qualités des troupes professionnelles avec un élan supplémentaire, un investissement total.
Les corps sont habités par la conviction d’accomplir une tâche vitale par laquelle ils se dépassent.

La vie fantastique, répétitions à la Philharmonie de Paris © Groupe Grenade

La vie fantastique, répétitions à la Philharmonie de Paris © Groupe Grenade

À la suite d’une petite fille, personnage central du conte imaginé par la directrice artistique et infatigable chorégraphe Josette Baïz, une assemblée d’enfants est invitée à parcourir le monde, visitant par le biais des danses et des musiques les contrées et les époques les plus lointaines, apprivoisant par leurs élans les remuements des peuples et des mondes.

Les masques (création Noëlle Quillet) reliant les humains et les animaux, les costumes (Claudine Ginestet) soulignent l’inventivité chorégraphique. Ici, rien n’est destiné à entrer dans des cases : les diverses techniques de danse, du classique au hip-hop, sont au service de l’expression.
On ne s’attardera pas sur les évolutions réglées au cordeau, si superbement interprétées qu’elles atteignent la fluidité des grandes œuvres, mais on soulignera la puissance expressive des danseurs, leur virtuosité habitée.

La vie fantastique © Yvon Alain

La vie fantastique © Yvon Alain

Le jeu est ici dépassé pour une implication totale des êtres. Cette force est aussi sensible lorsque les enfants s’arrêtent devant un micro et livrent des poèmes où la beauté de la Terre, sa variété, ses mystères enchantent notre monde et demandent à être aimés et préservés. Les voix claires sont bouleversantes d’intensité et de naturel. 

Ajoutons les fantastiques mouvements d’ensemble, les vagues de bras sur un thème indien, les rythmes d’une époustouflante précision, marqués par les pieds bottés de rouge et les mains qui frappent en cadences qui s’accélèrent au-delà des possibles.

La vie est une joie qui se partage. L’aventure qu’elle nous offre, malgré les difficultés qui ne s’occultent pas, nous conduit à la découverte de soi et des autres, et c’est ainsi que le monde devient vivant.

La vie fantastique © X.D-R

La vie fantastique © X.D-R

La Vie fantastique a été en représentation au Grand Théâtre de Provence les 5 et 7 novembre 2024

Pour ceux qui ont raté le spectacle, séance de rattrapage  au théâtre des Salins de Martigues le  9 avril 2025

La vie fantastique © Leo Ballani

La vie fantastique © Leo Ballani

L’art comme acte de résistance

L’art comme acte de résistance

La compagnie théâtrale PADAM NEZI s’attache à garder vivants les lieux, les moments, les faits de société qui sont nos héritages afin de les faire échapper à l’oubli. Les éléments sont abordés avec une réelle exigence d’historien, (Yvain Corradi, auteur et metteur en scène, sort d’un cursus universitaire d’histoire), se refusent aux simplifications manichéennes et tentent de mettre en lumière la complexité des trames, soulignant les différents niveaux et l’épaisseur de ce qui constitue une époque. 

Certes, parfois le schéma narratif peut être plus dépouillé, lorsqu’il s’agit de suivre un personnage.

Le 7 mars dernier, à l’occasion de la Journée internationale de lutte pour les droits des femmes, la troupe avait accompagné avec finesse la conférence de l’historien Robert Mencherini par des lectures mises en espace et des interludes musicaux autour de son livre sur la résistante et féministe Berty Albrecht.

Au fond des ténèbres, l'étincelle © Yvain Corradi

Au fond des ténèbres, l’étincelle © Yvain Corradi

Un double enjeu

La pièce, Au fond des ténèbres, l’étincelle, présentée comme une « quête théâtrale », s’articule autour d’un double propos, celui de la fonction de l’art et celui de l’histoire des artistes aux temps de la dernière guerre mondiale, au camp des Milles et dans la région marseillaise. Le tout est mis en regard avec notre époque, suivant le travail érudit et terriblement inquiétant mené par Alain Chouraqui, directeur du mémorial du Camp des Milles et son équipe de chercheurs et spécialistes (à lire ou relire ne serait-ce que le « petit manuel de survie démocratique »,  extrait du passionnant « Pour résister… à l’engrenage des extrémismes, des racismes et de l’antisémitisme » publié sous la direction d’Alain Chouraqui).

,Un « meneur de jeu » émerge de l’ombre et expose à son auditoire l’ambition « en toute humilité et sans vouloir donner de leçon » du spectacle : l’art et la culture nous sont-ils essentiels ?
Après ce pied de nez à des considérations émises lors de la dernière crise pandémique, le questionnement prend tout son sens par sa contextualisation.
La pièce observe le sort des artistes durant la seconde Guerre mondiale et plus particulièrement ceux qui furent arrêtés dès les débuts de la guerre car allemands alors qu’ils avaient fui le nazisme qui les considérait comme « dégénérés » (il faut rappeler la campagne contre l’art dégénéré (« entartete Kunst ») menée par le régime nazi qui considérait comme nuisible tout ce qui ne le servait pas et qu’il considérait comme décadent.
Ainsi, fut bannie des bibliothèques et des concerts la musique écrite par des compositeurs juifs ou communistes.

Au fond des ténèbres, l'étincelle © Joran Tabeaud

Au fond des ténèbres, l’étincelle © Joran Tabeaud

On vit même la statue en bronze de Mendelssohn (1809-1847) déboulonnée à Leipzig !). L’absurde de leur situation les fit enfermer avec ceux-là mêmes qu’ils avaient fuis !

Enfermements et attentes

Grâce au brio des acteurs, Jacques Maury, Cécile Petit, Julien Pastorello, Marie-Pierre Rodrigue, les personnages émergent du passé, les artistes Max Ernst, Hans Bellmer, Leonora Carrington, mais aussi ceux qui ont lutté pour les sauver, le journaliste américain Varian Fry qui parvint à arracher à la déportation plus de 2500 intellectuels, la comtesse Lily Pastré, amoureuse des arts qui mit sa fortune au service des artistes réfugiés chez elle, mais à qui on reprocha d’avoir « choisi » les êtres à sauver, uniquement des artistes et aucune autre personne dans le besoin.

Trois lieux principaux se partagent le plateau, le Camp des Milles et son cabaret, « die Katakombe » (que l’on peut visiter encore aujourd’hui), où se retrouvaient les artistes internés, la Villa Air-Bel qui accueillit des artistes surréalistes en attente de leur départ pour les Amériques sous la protection de Varian Fry, la demeure de Lily Pastré… Des fils tendus et entrecroisés rythment l’espace scénique, inspirés d’après la feuille de salle par Sixteen Miles of String (installation « First Papers of Surrealism » de 1942 à New-York) de Marcel Duchamp. Une bobine de cordelette blanche passera d’un personnage à l’autre, tendant le fil de destinées qui se désorientent au gré des évènements subis.

Crédits "Gift of Jacqueline, Paul and Peter Matisse in memory of their mother Alexina" Duchamp<br />
Sixteen Miles of String installation at "First Papers of Surrealism" exhibition en 1942<br />
(Artiste Duchamp Marcel , Photographe Schiff John)

Crédits « Gift of Jacqueline, Paul and Peter Matisse in memory of their mother Alexina » « Sixteen Miles of String » installation at « First Papers of Surrealism » exhibition en 1942 (Artiste Duchamp Marcel , Photographe Schiff John)

Les voix racontent, s’indignent, passent au discours direct, abolissant les frontières du temps. Les visages d’une expressivité rare donnent vie aux êtres, bouleversants dans leur fine exploration de l’intime, sublimés par les éclairages de Marie-Jo Dupré. Le grotesque sert de contre-point à la tragédie, inquiétant dans sa représentation d’Hitler ou de membres actuels de l’extrême droite dont les discours aussi vides qu’ineptes condamnent toute prise de conscience humaine en niant l’art et les artistes.

Les comédiens travaillent avec un véritable de troupe théâtrale, s’épaulent, se complètent. Un changement d’accessoire, une attitude plus marquée, une ébauche symbolique de costume (de Sara Bartesaghi Gallo), et voici Lily Pastré drapée dans son châle, un tablier, et le peintre s’éveille avec ses doutes et l’urgente nécessité de continuer à créer…
 La musique y est un véritable personnage, distillée par le violon de Christian Fromentin, rempart sensible contre la déshumanisation.

Au fond des ténèbres, l'étincelle © Joran Tabeaud

Au fond des ténèbres, l’étincelle © Joran Tabeaud

Les pages de l’autobiographie de Lion Feuchtwanger (Le diable en France) alternent avec les dialogues pris sur le vif, la très belle lettre de Paul Éluard qui permit le départ de Max Ernst émeut.
Il n’est pas de conclusion nécessaire, le regard est mis en éveil, un sens est recherché jusque dans ce qui nous révolte. Les origines de l’art se dessinent dès la Préhistoire… alors essentiel ? En tout cas, signe de notre humanité à laquelle ce spectacle dense rend hommage : l’art comme ultime et nécessaire étincelle ?

Sortie de résidence à L’Ouvre-Boîte le 31 octobre.
Le 9 novembre 2024 « Au fond des ténèbres, l’étincelle », sera donné à l’auditorium Maurice Ripert de l’Idéethèque des Pennes-Mirabeau

Au fond des ténèbres, l'étincelle © Joran Tabeaud

Au fond des ténèbres, l’étincelle © Joran Tabeaud

Au fond des ténèbres, l'étincelle © Joran Tabeaud

Au fond des ténèbres, l’étincelle © Joran Tabeaud

Du chant de l’imzad

Du chant de l’imzad

Chaque année, le théâtre des Ateliers propose une programmation particulière destinée aux enfants, dont les plus grands profitent avec délectation. La formule en est simple : « lecture plus ». « Qu’est-ce ? » demande avec un sourire espiègle Noëlie Giraud à l’assistance enfantine. Les doigts se lèvent, impatients, nombreux sont les habitués ! Un conte est choisi, et en une semaine, sa lecture « plus » une scénographie minimaliste, une découpe, des costumes, une mise en scène, sont mis en œuvre. Il suffit de trois bouts de cartons, quelques vieux tissus, deux marionnettes pour une mise en abîme théâtrale, et la magie opère !

Le résultat est toujours étonnant d’inventivité, de finesse, d’humour et de tendresse humaine.

Cette année, les deux comédiens, Noëlie Giraud et Bruno Deleu en complicité avec Alain Simon à la direction artistique, ont porté leur verve sur un conte berbère inspiré du Chant de l’imzad de Malika Halbaoui (éditions Cipango) qu’ils ont baptisé « Le petit homme né en colère ».

Le conte est adapté, remanié pour les besoins de la scène.

Le petit homme né en colère © théâtre des Ateliers

Le petit homme né en colère © théâtre des Ateliers

 La jeune femme du conte, Tarzag conquise par l’éloquence de Baly, devient Ayyur, nom d’une divinité lunaire ou même « la lune », adorée par les Berbères dans les temps anciens et son époux, Idir le sage et pourtant si timide (hommage détourné au regretté chanteur Idir ?). Leur enfant ne sera pas Hassen mais Amayas sans doute aussi pour sa signification, « le guépard » en berbère.

Reste l’essentiel, la beauté de la mère et son talent musical qu’elle exerce sur l’imzad en chantant légendes et poèmes, et la colère inexplicable de son enfant pourtant bercé de douceur : il est bien « Le petit homme né en colère » du titre du spectacle. Comment faire cesser les pleurs du nourrisson, des accès de colère de l’enfant, la folie sauvage qui s’empare du jeune homme ? Adulte, il mène razzias, combats, pillages, au désespoir de ses parents. Une rencontre le ramènera à la paix. Sont-ce les mots de son oncle marabout ou ceux d’une femme étrange croisée dans le désert qui disparaîtra comme par magie ? Le chemin pour recouvrer la paix de l’âme ne sera pas simple…

Imzad © COLLECTIE TROPENMUSEUM Langhalsluit (source Wikipédia)

Imzad © COLLECTIE TROPENMUSEUM Langhalsluit (source Wikipédia)

Les remuements de l’âme des personnages sont rendus avec une sensible intelligence. Les deux acteurs se glissent dans les rôles mêlant vivacité et humour. L’imzad est mimé, chantonné. Les visages mobiles rendent chaque expression avec éloquence. On sourit, on rit, on se laisse porter par l’histoire. Les commentaires « off » des deux conteurs, leur spontanéité, accordent au jeu une distanciation qui rend perceptible l’art du théâtre, ce miroir aux alouettes dont les mensonges disent tant de vérités. Quelle école pour les jeunes enfants qui viennent là !

Les remuements de l’âme des personnages sont rendus avec une sensible intelligence. Les deux acteurs se glissent dans les rôles mêlant vivacité et humour. L’imzad est mimé, chantonné. Les visages mobiles rendent chaque expression avec éloquence. On sourit, on rit, on se laisse porter par l’histoire. Les commentaires « off » des deux conteurs, leur spontanéité, accordent au jeu une distanciation qui rend perceptible l’art du théâtre, ce miroir aux alouettes dont les mensonges disent tant de vérités. Quelle école pour les jeunes enfants qui viennent là !

On apprend, on ressent, on s’enrichit de l’autre. Le théâtre donne à penser la vie. La petite madeleine donnée en goûter à la fin du spectacle fait un clin d’œil à une célèbre tasse de thé. Le souvenir s’ancre dans la dégustation du petit gâteau rebondi, et la leçon de l’histoire est alors toute de douceur.
Fabuleux !

Spectacle donné du 16 au 24 octobre puis les 6 et 13 novembre au théâtre des Ateliers, Aix-en-Provence

Le petit homme né en colère © théâtre des Ateliers

Théâtre des Ateliers © théâtre des Ateliers

Mise à l’épreuve des récits

Mise à l’épreuve des récits

Frapper l’épopée, le nouvel opus d’Alice Zeniter pourrait sembler texte de circonstance puisqu’il évoque la Nouvelle-Calédonie. Il a pourtant été pensé bien avant les évènements récents qui ont bousculé le « Caillou ». Déjà, lors d’un entretien organisé par l’association Nouvelles Hybrides, l’auteure offrait une lecture des premières pages avant relecture éditoriale et correction à un auditoire subjugué. 

Depuis son génial Je suis une fille sans histoire (éditions de L’Arche, Des écrits pour la parole), je lis et relis (la relecture quelle merveille !) ses textes en regard à ses théories du récit. Sémiologie, narratologie ou linguistique, loin d’être des objets d’études universitaires menées par des chercheurs perdus dans les effluves capiteux des terminologies abscondes, « devraient être considérées comme des outils de première nécessité pour analyser les énoncés qui nous entourent », plus encore ! l’auteure « en vient à penser que la sémiologie et la narratologie ne sont pas juste des outils, ce sont carrément des sports de combat ». Et si « nous sommes pétris des mises en récit que nous ne détectons même plus », le travail de la littérature va obéir à un double mouvement, celui de mettre en œuvre un récit, mais aussi d’en éprouver la distance face au réel.

Je suis une fille sans histoire, Alice Zeniter, éditions de l'Arche

S’ancrer dans l’Histoire

C’est avec subtilité que l’auteure aborde en un kaléidoscope de récits enchâssés l’histoire de la Nouvelle-Calédonie et son propre itinéraire.
Grâce au personnage de Tass, qui retourne définitivement en Nouvelle-Calédonie après des années de tentative de conciliation de vie entre la métropole où habite l’orléanais Thomas et le « Caillou », « une distance qui ne s’avale pas », le lecteur découvre l’ancienne colonie française, d’abord par ce qu’elle n’est pas, non, pas de perroquet, pas de cacao, pas de vahinés : « c’est à peu près ce que Tass a vu dans le regard de ses interlocuteurs pendant les années métropolitaines : sa terre n’est encore qu’obscurité ». En une succession de dévoilements, se dessinent géographie, flore, faune, histoire enfin, surtout, celle des étapes de la colonisation portée par des chefs incapables d’analyser les choses autrement que par leurs aprioris, et un pouvoir métropolitain tout aussi aveugle et incapable.

La poignée de main échangée entre Jacques Lafleur, chef de file des partisans du maintien de la Nouvelle-Calédonie dans la République française et Jean-Marie Tjibaou, leader des indépendantistes kanaks le 26 juin 1988 le jour de la signature des accords de Matignon, devenue objet d’une statue suscite des commentaires politiques sur une « réconciliation » qui gomme le passé, et une action aussi spirituelle que symbolique de la part du mouvement indépendantiste « Empathie violente » dont trois membres jouent un rôle important dans le roman.

Statue poignée de  mains Jacques Lafleur et Jean-Marie Tjibaoude © X-D-R

Statue poignée de mains Jacques Lafleur et Jean-Marie Tjibaoude © X-D-R (source journal La Coix)

Par le biais du rêve, les informations circulent, des pans entiers de l’histoire se révèlent. On peut « attraper » un rêve en dormant dans le lit d’un autre (« le rêve était resté sur l’oreiller et il lui est rentré par l’oreille », page 137). Le rêve est le ferment qui permet aux êtres de grandir, de se projeter, de donner du sens. Il y a aussi les visions hallucinées qui autorisent des plongées dans l’histoire. Tass, après une demi-bouteille de gin, se retrouve dans un lieu sacré, un trou d’eau sera le support des visions du passé de ses ancêtres. À travers eux, est abordée la colonisation du Caillou, la venue des prisonniers du bagne, les droit commun, les politiques dont Louise Michel. On voit aussi les colonisés d’une portion du monde qui deviennent les instruments de la colonisation d’autres terres. Le roman prend alors une dimension universelle. L’art de la fantastique conteuse qu’est Alice Zeniter se coule dans les diffractions du temps, tisse les fils entre les continents, les époques. Le bagne installé en Nouvelle-Calédonie est perçu par les Kanaks comme un lieu d’emprisonnement en France… les strates de réalité se catapultent, se rencontrent, se heurtent. La dépossession de soi pour les Kanaks est considérée comme un apport salvateur de civilisation pour les colons qui ne perçoivent pas la richesse qu’ils piétinent, imbus de leur ignorance et de leur incapacité à l’empathie.

Ces mots qui nous construisent

Politique aussi est la langue utilisée, qu’elle soit vernaculaire ou véhiculaire, elle dit ce qu’est l’autre, ce que le locuteur en attend, ce qu’il veut bien laisser percevoir de lui.

Différents modes sont utilisés selon l’effet recherché, celui du cinéma lors d’une inénarrable scène de « séduction », de la relation de voyage, du théâtre avec des dialogues au cordeau, du monologue intérieur accompagné de variations de point de vue, de la poésie enfin, sans doute le seul mode qui puisse rendre compte de ce qui échappe aux autres. Les mots projettent leurs mondes et le lecteur les cueille avec bonheur. Le rêve d’Un Ruisseau (oui c’est le nom de l’un des personnages) après la séance hallucinée devant le trou d’eau où le passé des ancêtres de Tass s’est révélé (à elle et aux trois personnages se trouvant alors auprès d’elle) prend forme au cœur du texte : « ce serait génial de pouvoir créer quelque chose comme ça, des autres envers nous. Les obliger à se mêler à notre passé. Ce serait the ultimate experience ! ».

Frapper l'épopée d'Alice Zeniter, éditions Flammarion

On sourit, on s’attache aux différents protagonistes, Tass, bien sûr qui enseigne le français au lycée de Nouméa, les jumeaux kanak, Pénélope et Célestin, le trio de l’Empathie violente. L’oxymore fait sourire tandis que la violence crue s’exerce.
Le viol des femmes est une métaphore de la colonisation. La parole se transforme alors en réquisitoire : non ! « une femme ne se fait pas violer », « une femme est violée ». Seul le passif est possible pour formuler l’horreur subie.
Le titre Frapper l’épopée nous dit peut-être que chaque destin, si minuscule soit-il, devient épique lorsque le récit s’en empare. Chaque vie est alors exemplaire, trace d’une histoire à la fois grande et petite. Le roman en est le creuset alchimique.
Alice Zeniter noue sa propre histoire familiale en écho à la narration principale. Son ancêtre algérien, à l’instar de celui de Tass, aurait pu lui aussi été déporté en Nouvelle-Calédonie à la fin du XIXème siècle. Les possibles s’ouvrent sur des généalogies qui auraient pu être « dans un univers parallèle ». La quête romanesque est une autre manière de se retrouver, de mettre à distance le récit pour mieux comprendre. L’auteure joue sur les degrés de la distanciation avec brio, déconstruit les récits officiels par leur confrontation à des points de vue différents, se découvre elle-même dans le faisceau des narrations, et nous offre une vision profondément humaine d’un monde à déconstruire et retisser. Tout simplement magnifique !

Frapper l’épopée, Alice Zeniter, édition Flammarion