Lorsque les arts se répondent

Lorsque les arts se répondent

Le festival de Vauvenargues créé par le violoniste Bilal Alnemr a la particularité dans la constellation des manifestations de l’été de réunir non seulement des artistes d’exception, venus du monde entier, mais de relier la musique à l’art pictural et aux sites naturels de la Sainte-Victoire. Depuis sa création en 2022, le festival se love dans les murs du musée Granet aussi bien que dans les lieux que lui offre le village de Vauvenargues avec en arrière-plan les reliefs somptueux de la montagne.
La relation entre l’amour de la peinture et celui de la musique s’est exprimée en amont du festival, comme un premier clin d’œil à l’été à venir, lors du concert donné en l’église Saint-Jean-de-Malte à Aix-en-Provence. Le violon de Bilal Alnemr était accompagné de l’alto de Marie-Anne Hovasse et du violoncelle de Maciej Kulakowski dans une superbe interprétation des Variations Goldberg de Johann Sebastian Bach dans leur transcription pour trio à cordes de Dmitry Sitkovetsky. Le bénéfice de la manifestation était destiné à la réalisation de kits pédagogiques pour découvrir la peinture de Cézanne et à la restauration d’une œuvre d’art de l’Académie d’Aix-en-Provence. Le thème était donné : l’année Cézanne inspire l’élaboration du programme du festival qui se présente comme une invite au voyage entre les tableaux et les musiques de l’époque du peintre.

Des concerts…

La finesse du jeu de l’interprète se double de celle de l’organisateur qui concocte un programme où se croisent les œuvres de Ravel, César Franck, Clara Schumann, Charlotte Sohy, Amy Beach, Florence Price, Claude Debussy, Marina Dranishnikova. Il est à souligner l’attention particulière accordée aux compositrices dont les noms restent moins familiers que ceux de leurs homologues masculins.

Le jeune instrumentiste joindra les phrasés délicats de son violon aux accents du piano de Nadezda Pisareva, lauréate de nombreux concours en Europe, dans un répertoire qui passe du XIXème aux débuts du XXème siècle, allant des Trois romances de Clara Schumann à la Sonate pour violon et piano en la majeur de César Franck. On le retrouvera au Musée Granet aux côtés de l’hautboïste Gabriel Pidoux, du violoncelliste Luc Dedreuil et du pianiste Jorge Gonzalez Buajasan (que nous avons applaudi à Vauvenargues sur le parvis de la mairie l’an passé). Il est à noter que l’entrée au concert donne droit à la visite de l’exposition Cézanne au Jas de Bouffan à partir de 19h30 (après la fermeture du musée au public, ce qui permettra de profiter des lieux avec une foule réduite !). Ravel, Déodat de Séverac, seront à l’honneur ainsi que Debussy et Britten grâce à cette formation chambriste de haut vol.

Duo Bilal Alnemr Jorge Gonzalez Buajasan © Festival Vauvenargues

Bilal Alnemr et Jorge Gonzalez Buajasan au festival de Vauvenargues 2024 © X-D.R.


Face à la montagne, alors que le soir descend, la subtile découvreuse de talents et immense professeur, la magnifique soliste Claire Désert offrira la pureté sensible et nuancée de son piano à des pièces de Chopin, Robert Schumann, Brahms, Janáček, Debussy, Bartók.
Concert de prestige gratuit grâce à un partenariat entre la mairie de Vauvenargues et le Festival International d’Art Lyrique d’Aix-en-Provence, l’Orchestre des Jeunes de la Méditerranée, (l’OJM) qui a accueilli Bilal Alnemr alors qu’il avait juste treize ans, alignera ses 93 jeunes musiciens issus de formations de tout le bassin méditerranéen sur de grandes œuvres du répertoire classique (Wagner, Gounod, Mahler) mais aussi sur une composition collective de ce bel ensemble avec le Quintet et Amina Edris, jeune soprano née au Caire et élevée en Nouvelle-Zélande. (Attention ! ce concert donné durant le festival d’Art Lyrique, sera la seule représentation avec celle du GTP le 21 juillet à donner à écouter la création de l’OJM !). À la tête de l’orchestre on retrouvera le génial chef Evan Rogister. Bref, une clôture d’exception!

Et la volonté de transmettre

Jouer, oui, mais transmettre le bonheur de pratiquer la musique, le rendre accessible au plus grand nombre, car l’art libère les esprits, les amène à élargir leurs perspectives en écoutant l’autre. Bilal Alnemr tient absolument à mettre en œuvre tout au long de son festival des moments de découverte et de perfectionnement.
Il y aura ainsi des master-classes avec Bilal Alnemr au violon et Agnès Huber-Evesque au piano et un matin consacré à un atelier enfant d’éveil musical. 
La musique relie les mondes et franchit les siècles.

Ce n’est pas par hasard que l’association qui gère le Festival de Vauvenargues se nomme Ugarit, du nom de l’antique cité syrienne que l’on orthographie aussi « Ougarit ». C’est là que dans les années 1950, des tablettes d’argile portant des signes d’écriture cunéiforme datant d’environ 1400 ans avant Jésus-Christ, furent découvertes par des archéologues français. Le texte ne correspondait pas aux graphies déjà connues. On se rendit compte qu’il s’agissait de la transcription d’un hymne en l’honneur d’une déesse de la mythologie mésopotamienne, Nikkal, « Grande Dame et fructueuse », déesse des vergers, fille du dieu de l’été, Khirkhibi, et épouse du dieu de la lune, Yarikh.

Sur-ces-tablettes-des-chants-dans-une-ecriture-cuneiforme-en-langue-hourrite-datant-denviron-1400-Mission-archeologique-syro-francaise-de-Ras-Shamra-Ougarit-cliche-Francoise-Ernst-Pradal.jpg

Sur-ces-tablettes-des-chants-dans-une-ecriture-cuneiforme-en-langue-hourrite-datant-denviron-1400-Mission-archeologique-syro-francaise-de-Ras-Shamra-Ougarit-©-Francoise-Ernst-Pradal.

Son hymne était probablement une invocation destinée à accorder la fertilité aux femmes. 
Bilal Alnemr aime évoquer ces tablettes, qui « sont en fait la plus ancienne trace de notation musicale retrouvée ». Excellence quand tu nous tiens !

 

Le festival aura lieu du 18 au 23 juillet à Vauvenargues et au Musée Granet d’Aix-en-Provence.

Du réalisme magique au théâtre

Du réalisme magique au théâtre

La metteuse en scène Nanouk Broche s’inspire de deux nouvelles tirées de Onze rêves de suie de Manuela Draeger, d’un extrait de Germinal de Zola et d’un travail d’improvisation au plateau mené avec talent par les deux comédiennes de sa compagnie Ma voisine s’appelle Cassandre, Lea Jean-Theodore et Sofy Jordan.
Le titre, « Et l’éléphante », est développé par un ajout aussi contradictoire que cocasse : « …ou Le bonheur universel dans un contexte mondial défavorable ».  
Au début de la pièce, debout derrière un pupitre, une comédienne fixe le public, souriante, dans ce premier lien qui nourrira la relation entre les spectateurs et ce qui se passera sur le plateau. Et le récit commence…  

Elle marche sans fin parcourant existences et reliefs tandis que le monde est quasiment dépeuplé d’animaux, êtres humains compris. On ignore par quelle catastrophe naturelle ou née des mains des hommes la terre s’est ainsi désertifiée. Quoi qu’il en soit, Marta Ashkarot, l’éléphante, marche et nous parle, décrivant ce qui l’entoure, les arbres, les accidents de terrain, les routes inégales, elle parle d’elle aussi, d’un univers perdu. Mais est-il à regretter ce monde totalitaire de réunions, de jugements, de guerres, d’affiliations plus ou moins contraintes au « parti » ? Cette éléphante évolue dans une fiction « post soviétique » et reste d’un optimisme et d’une empathie magnifiques.

Et l'éléphante:Cie Ma voisine s'appelle Cassandre / L'Ouvre-Boîte © M.C.

Et l’éléphante:Cie Ma voisine s’appelle Cassandre / L’Ouvre-Boîte © M.C.

Au fil de ses pérégrinations, elle va croiser des survivants, un couple militant épuisé, une soldate révolutionnaire qui rêve de reconstruire le monde et de le « réindustrialiser » en une frénésie qui laisse deviner de quelle manière le monde s’est éteint, même si elle est portée par l’utopie d’un « monde sans classes », un paléontologue, un symbole du capitalisme, Henri Ford… (entre la « confection manuelle » des objets et celle à échelle industrielle, le fossé est tel que la rencontre en est tordante!)

On découvre les hominidés dans leurs premières œuvres, séquences hilarantes où Sofy Jordan, vêtue de « peaux de bête », se met à taper sur des cailloux. Les mots dérivent, des passerelles entre les époques se façonnent, cultivant les échos et les analogies.
Dans les lumières de Thibault Gambari, les deux actrices passent d’un personnage à l’autre, humain ou animal, avec la même aisance, se prennent au jeu en un plaisir communicatif.
Pas de dialectique ici, juste le bonheur de jouer, de taquiner l’actualité, de pointer les dysfonctionnements des raisonnements des absolutismes.  Une infinie légèreté se glisse dans cette pièce dominée par la fantaisie, l’irrationnel et des voltes comiques dignes d’un Cinémastock de Gotlib et Alexis.
On y rejoint le caractère inclassable des écrits d’Antoine Volodine, autre alias de Manuela Draeger, qui se réclame du « post-exotisme » en donnant à lire « une littérature étrangère écrite en français (…), une littérature de l’ailleurs qui va vers l’ailleurs ».

Et l'éléphante:Cie Ma voisine s'appelle Cassandre / L'Ouvre-Boîte © M.C.

Et l’éléphante:Cie Ma voisine s’appelle Cassandre / L’Ouvre-Boîte © M.C.

Le livre lui-même est construit sur le modèle de L’Heptaméron de Marguerite de Navarre : des personnages réunis en un lieu à part à cause d’une catastrophe quelconque se racontent des histoires pour occuper le temps. Dans le recueil de Manuela Draeger, un groupe de jeunes gens se retrouvent piégés dans un bâtiment en flammes à la suite de l’opération qu’ils ont tentée de mener à l’occasion d’une manifestation interdite, la « bolcho pride ». Ils invoquent la figure de Mémé Holgolde, immortelle et qui les a formés à la révolution mondiale et au merveilleux. Leurs souvenirs se mêlent à des contes, comme celui de l’éléphante Marta Ashkarot. Ils deviennent à leur tour des créatures féériques, des sortes de cormorans qui maîtrisent l’écoulement du temps et vivent dans le feu. C’est à cette fin que la pièce fait allusion, emplissant ses personnages d’un indicible bonheur alors que le monde se consume. Le rêve s’érige alors comme seul remède à la folie du monde… Une étrange joie sourd de cette fin tragique qui aurait peut-être gagné à être plus orchestrée dans la trame même de la pièce. Ce qui n’enlève rien à ses indéniables qualités de jeu, de fantaisie, d’inventivité, de passion.

La pièce Et l’éléphante a été jouée au théâtre de L’Ouvre-Boîte le 16 mai 2025

Et l'éléphante:Cie Ma voisine s'appelle Cassandre / L'Ouvre-Boîte © M.C.

Et l’éléphante:Cie Ma voisine s’appelle Cassandre / L’Ouvre-Boîte © M.C.

« Le plus beau prénom du monde »

« Le plus beau prénom du monde »

Oui, il a « le plus beau prénom du monde », c’est ce qu’il affirme avec humour, le petit Émile… et son arrivée sur les planches apporte un volet supplémentaire aux raisons de l’engouement qu’il ne cesse de susciter.
 Pour les adeptes de la littérature jeunesse, la série « Émile » écrite par Vincent Cuvellier et illustrée par Ronan Badel chez Gallimard Jeunesse, fait partie des constellations incontournables. Il est vrai que le petit garçon, Émile, héros de ces courtes histoires est attachant par son caractère capricieux, entêté, drôle, adorable, mélange d’égoïsme insupportable et d’une délicate générosité. Il aime être à contre-courant, décide d’être de droite car il a remarqué qu’à la télé les gens de droite sont mieux habillés : « pour la politique, on met une cravate et on fait des choses » explique l’enfant. Il n’aime pas trop jouer avec les enfants au parc, mais trouve une mamie tricoteuse qu’il invitera même à la maison…Il affirme péremptoire que « c’est bien d’être atrabilaire » Depuis le premier album, Émile est invisible, le petit personnage s’est retrouvé dans une foule de situations que décrivent les trente-deux volumes suivants.

Nathalie Sandoz met en scène ce personnage universel de l’enfance avec la Compagnie De Facto. Un choix, difficile parfois, a dû s’effectuer entre toutes les tentations d’histoires afin de resserrer le récit en scène et lui donner une tension dramatique. Le résultat : une bulle de fraîcheur, de tendresse et d’humour !
Pour la première en France, au théâtre du Jeu de Paume, la pièce s’enrichissait de la langue des signes grâce à Vincent Bexiga, chargé de l’adaptation en LSF (Langue des signes française). Il devient le double, l’ami imaginaire vu du seul Émile, interprété avec brio par Guillaume Marquet, en une chorégraphie finement réglée qui épouse à la fois la vivacité du petit garçon et les « arrêts sur image » des albums.

Émile fait de la musique © Belleville/ Christophe Urbain

Émile fait de la musique © Belleville/ Christophe Urbain

Un saut, une jambe qui reste en suspens, un sourire qui soudain se fige, et la jonction entre les livres et la scène s’effectue nous donnant à voir les personnages sortant de leur support de papier ou y revenant, en un double mouvement qui souligne la porosité des genres.
La maman d’Émile jouée par Lucie Zelger est inénarrable de légèreté et de sérieux. Elle élève seule son fils et s’affole pour lui dont elle ne comprend pas les rêveries. Elle ira jusqu’à consulter un pédopsychiatre qui en arrivera à la conclusion que l’enfant est juste normal. C’est un enfant avec toute sa fantaisie et tant pis si elle ne se conforme pas aux schémas attendus ou plutôt, tant mieux ! Matthias Babey, le régisseur, sera tour à tout plombier, le monsieur de son immeuble, l’éducateur sportif…

La petite troupe incarne le foisonnement de la vie. Le décor minimaliste se déplace et se transforme selon les nécessités des saynètes, tout à tour chambre d’enfant, parc, salle à manger où se déroule l’anniversaire. Les lumières de Pascal Di Mito, la vidéo de Will Ouy-Lim DO, l’univers sonore de Félix Bergeron, tissent dans la scénographie de Nicole Grédy un écrin propice à l’éclosion de l’imaginaire. Dès son entrée en scène, Émile déclare fêter son anniversaire même si ce n’est pas le bon jour. C’est lui qui décide !

Émile fait le spectacle/ Jeu de Paume © D.R. Ronan Badel

Émile fait le spectacle/ Jeu de Paume © D.R. Ronan Badel

Si la réalité des choses se heurte au réel, la puissance de l’illusion enfantine dépasse cette opposition, rend naturels les animaux qui viennent lui rendre visite la nuit et son récit perturbé par le bruit familier de l’aspirateur sait reprendre son fil plus tard.
Son anniversaire, le « vrai » clora la pièce. Entre temps on l’aura suivi dans son repli sur soi, ses rêves, ses « amoureuses » dont « Julie », ses compagnonnages avec les amis imaginaires qui sortent du mur de sa chambre lorsqu’il fait nuit, une biche, un koala qu’il n’aime guère, une chauve-souris, un poulpe enfin, le préféré. Peu importe que qui se passe, de toute façon, « Émile a toujours raison » ! Il grandit au fil de la pièce en passant sous une toise imaginaire dont il esquisse les marques. Émile est libre, la scène est à lui. Il y invite des enfants de la salle, pour différents épisodes, les fait marcher au pas, courir, sauter. Rien n’échappe à son imagination fantasque. Son double en langue des signes ajoute à ce dépassement du réel par la fiction et enrichit ce ballet dans lequel petits et grands se laissent embarquer avec délectation.

Émile fait le spectacle en LSF a été joué au Jeu de Paume le 14 mai 2025

Secrets à cœurs dépliés

Secrets à cœurs dépliés

La compagnie Chabraque doit son nom à une expression venue de l’enfance poitevine de la dramaturge et metteuse en scène Cécile Brochoire, sa fondatrice : « être chabraque, explique-t-elle, c’est partir dans tous les sens ». Une apparence seulement ! mais qui résume bien la manière dont elle envisage la composition d’une pièce de théâtre : « un vaste métier à tisser qui permet à l’art et à l’artisanat, aux gestes techniques et aux gestes sensibles, d’œuvrer ensemble pour la création d’une pièce unique ».  

La définition s’applique à son dernier spectacle, In Petto/ Au secret des cœurs. Le projet trouve sa source durant le confinement. La mise à l’écart de tous a rendu la situation encore plus difficile pour « les personnes âgées, coupées de leurs proches ». S’emparant de ce constat, l’artiste va travailler dans des Ehpad, des écoles maternelles, des MJC, au CHBD (Centre Hospitalier Buëch Durance à Laragne-Montéglin), un foyer d’accueil médicalisé, des médiathèques du département des Hautes-Alpes. Il s’agissait alors de rencontrer les personnes dépendant de ces divers dispositifs et « de les impliquer en fabriquant un projet théâtral autour du secret, son origine et ses sinuosités ainsi que les conséquences qu’ils engendrent, tant au niveau de la parole que de sa transmission à travers les générations ».

Compagnie Chabraque : In Petto: Théâtre de Pertuis © M.C.

Compagnie Chabraque : In Petto: Théâtre de Pertuis © M.C.

Le résultat : un seul en scène d’une infinie tendresse, bouleversant de simplicité, grâce à l’actrice Anne Naudon. Sa manière d’entrer en scène, de présenter les mouvements du récit, de mettre en scène les personnages qu’elle évoque. Elle est si convaincante dans l’interprétation de son propre personnage, « Pauline, aide-soignante de profession » qui a « décidé de faire une pause », que des spectateurs lui demandent à la fin du spectacle comment elle est passée de son métier médical à celui d’actrice.

D’emblée, son sourire qui semble se poser sur chacun avec la même empathie crée des liens. « La mort de Nadia » a tout provoqué, raconte la narratrice qui, au fil de la pièce dépliera des cubes renfermant chacun des photos, des objets emplis de souvenirs liés à telle ou telle personne évoquée. Quatre récits se « déplient », Barocco, du nom de ces perles irrégulières qui ont désigné toute une période artistique, La vie c’est guinguette, De peau, Le Chineur de l’estran. Chaque histoire est accompagnée de capsules sonores où les voix sortent de l’oubli, apportent leur chair au propos, nostalgiques parfois, espiègles souvent, attachantes toujours.

Compagnie Chabraque : In Petto: Théâtre de Pertuis © M.C.

Compagnie Chabraque : In Petto: Théâtre de Pertuis © M.C.

Il est de ces histoires qui ont été tues, secrets de famille enfouis, souvenirs d’enfance qui ressurgissent lorsque l’on ne s’y attend plus et qui ont marqué profondément les âmes sans que l’on s’en soit rendu compte. Il y a la bibliothèque improbable du « chineur de l’estran » qui, taiseux, ne communique plus que par citations poétiques et romanesques, un objet transmis, de vieilles photos, un vêtement oublié, et le souvenir s’ouvre comme dans la description proustienne du jeu japonais où « de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui , à peine (sont-ils trempés dans un bol de porcelaine rempli d’eau) s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables ».

Les madeleines offrent leurs fragrances, ont la capacité de se multiplier à l’infini. 
Certaines cases des cubes ne seront pas ouvertes, même après le lancement d’un dé par des spectateurs qui laisse au hasard la décision d’évoquer tel ou tel moment ou personnage supplémentaire. Le spectacle n’est jamais exactement le même, piochant dans le foisonnement des récits recueillis (plus de cinquante heures d’interviews, quarante-quatre voix off et quelque trente photographies offrent une infinité de combinaisons possibles), ajoutant sa propre fantaisie, sa manière tendre d’aborder les vies, les détails infimes qui les composent, les anecdotes, les abandons, les rencontres… 


Compagnie Chabraque : In Petto: Théâtre de Pertuis © M.C.

Compagnie Chabraque : In Petto: Théâtre de Pertuis © M.C.

En se construisant, le spectacle semble redonner aux êtres les strates de ce qui les compose, leur accorde une épaisseur nouvelle ou oubliée. C’est profondément humain et les spectateurs sont pris comme des « spect’acteurs » qui, lors du rituel « bord de plateau », livrent parfois aussi des fragments de vie. 
Une autre manière de poétiser l’existence ?

Spectacle vu au théâtre de Pertuis le 7 mai 2025.

Compagnie Chabraque : In Petto: Théâtre de Pertuis © M.C.

Compagnie Chabraque : In Petto: Théâtre de Pertuis © M.C.

Le Verbe ce n’est pas qu’au début !

Le Verbe ce n’est pas qu’au début !

Quelle étrange gageure que de vouloir porter à la scène le roman fleuve de Cervantès ! L’entreprise en est démesurée, comme le héros éponyme du texte espagnol, L’ingénieux Don Quichotte de la Manche (El ingenioso hidalgo don Quijote de la Mancha). Le pari est relevé avec panache par Gwenaël Morin qui met en scène et scénographie le tout, faisant confiance à la capacité d’entrer dans la fiction des spectateurs. Rarement une salle a été aussi divisée : des gens partent au milieu de la pièce, d’autres s’agitent car trop loin des travées salvatrices, d’autres encore restent happés par la magie théâtrale et l’incroyable performance qui se déroule devant eux.

Pour résumer, le personnage principal, épris de ses lectures, va confondre fiction et réalité au point de se prendre pour un chevalier errant, prêt à pourfendre les oppresseurs et se mettre au service de la veuve et de l’orphelin et surtout d’une belle aimée. Ce sera Dulcinée du Toboso, sans aucun doute réduite par un enchantement au statut de servante. Peu à peu la réalité se transforme, trouvant sa seule justification et sa seule existence dans la littérature : la fiction prouve le réel. Ainsi, à l’hypothèse d’une situation ou d’un enchaînement de faits, Don Quichotte opposera sa culture livresque : si les livres ne corroborent pas l’énoncé du réel, ce dernier sera réduit à néant, oblitéré par sa confrontation aux textes.

Quichotte/ Bois de l'Aune © M.C.

Quichotte/ Bois de l’Aune © M.C.

D’ailleurs tout commence par le papier. Marie-Noëlle, face au public, débute la lecture, non pas du roman, mais d’une forme de prologue (pas celui de Cervantès non plus) qui évoque le protagoniste : « Notre hidalgo approchait de la cinquantaine. Il était de constitution robuste, sec de corps, maigre de visage, très lève-tôt et il aimait la chasse. (…) » Au cours de cette présentation du propos, Jeanne Balibar en robe d’été et tongs entre en furie munie d’un marteau sur scène afin de s’acharner sur une planche de bois. Le bruit fait d’abord monter la voix de Marie-Noëlle, puis absorbe toute l’attention, comme si, devenue le «chevalier à la triste figure », elle était décidée à modeler le récit à sa fantaisie et le faire échapper à sa gangue de papier.

On retrouve au fil des pérégrinations des acteurs sur scène, Jeanne Balibar, Thierry Dupont interprète de la Compagnie de l’Oiseau-Mouche, Marie-Noëlle et Léo Martin, les épisodes familiers de l’histoire, les moulins-à-vent, pris pour des géants, les confusions du personnage, le sauvetage raté d’un jeune serviteur battu par son maître, Sancho Panza et sa mule, Rossinante, monture fatiguée du chevalier (une simple table, tandis qu’un morceau de bois sera une lance de tournoi !), l’aubergiste peu scrupuleux, les nobles et le curé qui se jouent de Don Quichotte, allant jusqu’à modifier son environnement pour le perdre davantage.

Quichotte/ Bois de l'Aune © Lise Agopian

Quichotte/ Bois de l’Aune © Lise Agopian

Dans une vertigineuse mise en abîme, la deuxième partie du roman fait se rencontrer le malheureux chevalier avec lui-même devenu l’objet d’un livre. De quoi s’égarer totalement !

La voix de Jeanne Balibar rend compte par son placement des passages entre fiction et illusion du réel, servant avec talent la folie de son personnage.
« Je sais qui je suis, et je sais que je puis être, non seulement ceux que j’ai dit, mais encore les douze pairs de France, et les neuf chevaliers de la Renommée, puisque les exploits qu’ils ont faits, tous ensemble et chacun en particulier, n’approcheront jamais les miens. »

Quichotte/ Bois de l'Aune © M.C.

Quichotte/ Bois de l’Aune © M.C.

Lors de la destruction de la bibliothèque fabuleuse du chevalier, on verra Marie-Noëlle énumérer les titres les assortissant d’un avis, d’un résumé, décidant de conserver ou d’abandonner tel ou tel ouvrage. Ce catalogue touffu a des airs incantatoires, semblant appeler à la rescousse les écrits pour faire face au réel, l’apprivoiser, le rendre viable. 
Lorsque notre anti-héros de cette épopée inversée revient à la conscience, il meurt…
Entre-temps on aura été fasciné par la verve des acteurs qui avec rien nous donnent tout, suscitent des châteaux, des forteresses, des routes tortueuses, des agapes, des luttes, des rêves, des silences, des désillusions, des espoirs, et surtout une foi chevillée à l’âme en la littérature et au pouvoir du théâtre.

Spectacle Quichotte vu le 30 avril 2025 au Théâtre du Bois de l’Aune

Quichotte / Bois de l'Aune © Lise Agopian

Quichotte / Bois de l’Aune © Lise Agopian