Des vertus du dédoublement

Des vertus du dédoublement

La Vague Classique de Six-Fours a le talent d’inviter dans des cadres intimes les musiciens que l’on voit d’habitude sur les grandes scènes nationales et internationales, établissant une proximité de choix entre les interprètes et leur public. À peine quelques mètres séparent la scène et les sièges des spectateurs, si bien qu’une familiarité nouvelle s’instaure. À la Maison du Cygne, le plein air ajoute au charme des soirées, telles des salons hantés d’oiseaux et des souffles du vent dans les frondaisons des arbres qui bordent les lieux.

La programmation concoctée par Gérard Lerda, directeur artistique de ce festival qui tient la ville balnéaire de la fin du printemps aux marges de l’automne, convoque les grands noms d’aujourd’hui. Dimanche 8 juin, le pianiste Lucas Debargue venait présenter un concert atypique au cours duquel il se confia souvent. Touchant, il commençait par une improvisation : « une manière de commencer avec quelque chose qui n’existe pas », expliqua-t-il. Sa manière impressionniste épousait la poésie des lieux et le jeu clair du pianiste séduisait d’emblée l’assistance avant la présentation de la première partie, « espagnole », passant d’Isaac Albéniz à Claude Debussy, Domenico Scarlatti et Maurice Ravel.

Lucas Debargue ©Six-Fours/ Vague Classique /8Juin2025

Lucas Debargue ©Six-Fours/ Vague Classique /8Juin2025

Tout débutait par une pièce d’Isaac Albéniz, Evocación, sans doute, le choix n’était pas innocent : fascinante fut la personnalité du compositeur catalan, enfant fugueur, épris de liberté, pas plus andalou que guitariste même si aujourd’hui on le connaît surtout pour cela ! Pianiste de génie, le jeune Albéniz donna son premier concert au Théâtre Romea à Barcelone. Les spectateurs étaient tellement admiratifs devant la prestation du jeune garçon que certains passèrent derrière le rideau de scène pour vérifier qu’aucun autre pianiste n’y était caché ! Admis au Conservatoire de Paris à sept ans, il en sera renvoyé assez vite car trop inattentif. Il préfèrera au Conservatoire de Madrid qui le reçut la carrière des concerts au cours desquels il adorait se livrer à des improvisations (sic !). De quoi plaire au concertiste du jour !


La première pièce de son Livre I d’Iberia, Evocación, dédiée à l’épouse d’Ernest Chausson et dont la première interprète fut la pianiste Blanche Selva (le compositeur étant alors très malade), s’inscrit dans l’esprit de l’improvisation initiale de Lucas Debargue, toute de nostalgie lyrique, de poésie délicate où les thèmes populaires du Jondo flamenco se mêlent à une esquisse plus intime et impressionniste. Estampes de Claude Debussy dessine une rêverie aux fragrances espagnoles, se refusant aux prouesses techniques au profit d’une expression personnelle. Suivaient trois Sonates de Scarlatti (K.206, K.208 et K.24), le compositeur préféré du pianiste. Scarlatti, né en Italie, vécut très longtemps à la cour d’Espagne, et ses pièces sont à la fois théâtrales et humoristiques comme un tableau de Vélasquez.

Lucas Debargue ©Six-Fours/ Vague Classique /8Juin2025

Lucas Debargue ©Six-Fours/ Vague Classique /8Juin2025

Enfin, Alborada del Gracioso de Maurice Ravel apportait ses accents percussifs, rapprochant l’œuvre de l’esprit d’un Prokofiev alors que le morceau narre une anecdote cocasse, montrant un personnage grotesque donnant l’aubade à une jeune fille…
Après l’entracte, l’atmosphère changeait. Les tableautins de genre laissaient la place à une suite de pièces de Gabriel Fauré, très peu jouées en concert. Mazurka opus 32, Barcarolle n° 9, Nocturne n° 12, Impromptu n° 5, Valse-caprice n° 4, déployaient leur vivacité élégante, leurs dissonances, leurs éclats virtuoses, leurs variations de gammes, leurs échos d’œuvres aimées, Chopin, Liszt, airs traditionnels… Cette manière de mêler les références et les genres était au cœur de la composition que proposait enfin Lucas Debargue, une Suite Française, dans laquelle il avoua avoir condensé la plus grande partie des souvenirs des auteurs aimés, allant du baroque au jazz.

Cette suite comprend cinq mouvements répondants aux noms traditionnels du genre, la « première grande forme » écrite par le pianiste qui sourit en la décrivant au public, « j’y ai inclus plein de musiques que j’aime, et j’ai tout mis dans le mixer ! La gigue qui referme cette Suite est impossible à jouer tant elle est difficile, priez pour moi !».  Le littéraire de formation qu’il est, semble ici multiplier les notes de bas de page, et on aimerait réécouter certains passages pour affiner nos intuitions, ici, une page en contrepoint pour Bach, là, des passages arpégés à la Debussy, un souvenir de Ravel, une verve proche de celle d’un Prokofiev. Le musicien s’amuse de cette compilation dont les pages choisies sont passées à la moulinette de sa sensibilité.

Lucas Debargue ©Six-Fours/ Vague Classique /8Juin2025

Lucas Debargue ©Six-Fours/ Vague Classique /8Juin2025

Certes, un petit cabotinage le poussait à évoquer le « dédoublement » entre son travail de composition et celui d’interprète, Mais comment lui en vouloir !
Les bis qui suivirent formaient une troisième partie, une transcription du pianiste d’Après un rêve de Gabriel Fauré, occasion de revenir sur les modalités du passage d’un instrument à l’autre ou d’un orchestre à un instrument seul, « il est impossible de calquer totalement les œuvres, mais il faut les adapter à l’instrument auquel on les destine, traduisant l’esprit des pièces, mais aussi en conservant celui du piano ! », le monument qu’est la Deuxième Ballade de Liszt, « avec lui, il y a toujours une histoire ! », enfin, refermant le concert comme il avait commencé, Lucas Debargue offrait une improvisation « allant vers le jazz », selon ses termes. Brillant !

Concert donné le 8 juin 2025 à la Maison du Cygne dans le cadre de La Vague Classique de Six-Fours.

Épeler le monde

Épeler le monde

« Je n’explique pas les mots. Je n’explique que les formes. Ce qu’elles contiennent m’échappe. Tu n’expliques pas que je parle non plus. » (à la surface, p. 49).
Dorothée Volut se livre au fur et à mesure de ses parutions, L’écriture m’a donné une enveloppe (Contre-Mur), Comme tous les enfants (éditions précipitées), Et quand tenu dans la lumière (Fidel Anthelme X), Scènes extérieures, (Contre-pied), Alphabet, À la surface, Poèmes premiers (éditions Éric Pesty). Une petite musique sourd de chacun de ses ouvrages, simple, évidente presque, et d’une pertinence rare qui sait allier les divers modes de perception de ce qui l’entoure en un mode parfois synesthésique. Parfois l’auteure pose de courtes notes sur la page, impressions délicates, esquisses vives qui donnent à imaginer une atmosphère, une respiration, l’âme des lieux.

Le titre de son nouvel opus, Contour des lacunes aux éditions Éric Pesty, pose de nombreuses questions. Il sous-entend une démarche particulière proche du geste d’un dessinateur qui partirait de l’enveloppe de ce qu’il veut représenter. Or ce qui est ici à montrer est le vide : il s’agit de « lacunes », dont l’auteure donne la définition du dictionnaire en quatrième de couverture. Mise en évidence du vide ? Manière de le cerner et le remplir ? Contrairement aux « usages », le titre ne se trouve pas sur la première de couverture.

Le pont d'Aiguine en 1950, aujourd'hui englouti sous le lac de Sainte-Croix © X-D.R., collection Pierre Lambotin

Le pont d’Aiguine en 1950, aujourd’hui englouti sous le lac de Sainte-Croix © X-D.R., collection Pierre Lambotin

Il y a juste une ligne qui se referme sur elle-même, avec des allures de fractal. Dorothée Volut expliquera lors d’une rencontre qu’il s’agit du contour des terres inondées par le barrage de Fontaine-L’évêque, non loin du village où elle habite depuis 2008, après son départ de Marseille, à Artignosc-sur-Verdon. Puis le titre « contour des lacunes » se découvre seul, en lettres majuscules après la première page blanche, et enfin apparaît d’une façon « classique » en lettres italiques au centre d’une page qui dévoile le nom de l’auteure et celui de l’éditeur.

Les mots sont ainsi mis en scène.
L’écriture naît du paysage qui modèle les êtres même lorsque ceux-ci croient les avoir transformés. Les mots sont mis en scène au fil des textes répartis en huit parties dont un prologue qui donne la clé de la composition du livre : «Raconter. Recoudre les pièces d’un manteau éparpillé aux quatre vents du temps et de l’espace ». La matérialité de l’écriture est elle aussi évoquée, depuis le « crayon de bois » des premiers mots aux cahiers ou petits papiers.
Car l’écriture est aussi matière, laine que l’on étire, dessin particulier des lettres… « Incurve une seule lettre / pour faire saliver l’invisible ».


Contour des Lacunes, Dorothée Volut, Éric Pesty éditeur

La forme de l’expression varie, poèmes en vers, en prose, extraits de journal intime, photographies, reproduction de « textes trouvés » (Provençal), relation du « dernier atelier d’écriture de l’année », et l’inclassable « lut-lyr », hommage au photographe et écrivain Édouard Levé qui s’est suicidé le 17 octobre 2008 et au dictionnaire… 
Tout au long des pages émerge une narratrice, l’auteure elle-même qui se refuse à entériner la distanciation d’usage entre le « je » narratif et la personne qui écrit mais se dédouble parfois en un tu qui instaure une conversation, l’indispensable dialogue qui scelle l’existence des êtres.  
Une insistance particulière se pose sur l’incarnation des choses, la place du corps, sa relation aux éléments.

Dans le texte (page 18) « tu veux comprendre », s’exprime la volonté absolue d’être en adéquation avec le temps de la vie, « car nous vivons dans l’immensité de la chanson du corps ». La photographie est aussi un art très présent dans le recueil. Un chapitre lui est entièrement consacré, sans aucun commentaire, établissant une sorte d’équivalence entre le formulé et les photos. Les textes des autres chapitres sont nourris d’images, ajoutant aux formes et aux couleurs, les parfums, les mouvements du vent, les sons de la nature ou des manifestations humaines qui les traversent. Une relation puissante relie l’auteure à la nature. Se dessine entre elle et le monde une véritable osmose (« en hiver la neige enrobe mes muscles jusqu’à devenir la pulpe de ma chair »). Cette porosité est propice aux alchimies d’un texte qui prend des allures initiatiques, transmutation de la « bûche de chêne », la graphie du stylo devient laine qui s’étire, rappel des Parques (?), l’enfant de Dorothée Volut se nomme Hiram, le maître d’œuvre du Roi Salomon, l’initiateur et l’architecte par excellence…

Dorothée Volut © X-D.R.

Dorothée Volut © X-D.R.

Le poème est le lieu des temps de légendes, « seul lieu habitable » finalement lorsque se pose la question des impermanences humaines qui engloutissent les terres par la construction de barrages qui se voient ensuite abandonnés et laissent les pierres disparues ressurgir des eaux. « Est-ce que les cercles d’onde peuvent tenir lieu de racines » ? Le texte finement structuré par une ponctuation précise donne son rythme au lecteur lui rendant sensible sa propre respiration. Les remuements du monde passé et présent affleurent, telle l’horreur de la guerre de Gaza, d’une telle indécence face aux « roses sur le mur de béton », « ramassis de conneries » (page 54) dixit le grand-père, personnage fondateur… Difficile d’être au monde ? La poésie est-elle le seul endroit où l’on puisse condenser la mémoire ? 
Les pierres veillent dans leur « solitude calcaire ». Une jonction s’effectue entre le minéral et le vivant, avec la « pierre greffée » d’un rêve. Sans doute, par leur apparente pérennité les pierres mettent en évidence le vide que nous laissons/laisserons : « le vide laissé par moi dans ce lieu où je vivais » … 
On se plaît à arpenter le livre au gré aléatoire des pages, il n’en est pas une où l’on ne s’attarde, happé par finesse des traits, la sensible approche du monde, la capacité à saisir les moindres frémissements des jeux de la lumière et de l’ombre, la palette d’aquarelliste, la douceur qui n’édulcore rien des violences mais permet de conclure sur « le dessin délicat d’une rose »…

Contour des Lacunes, Dorothée Volut, éditions Éric Pesty
Contour des lacunes de Dorothée VOlut a été présneté à la médiathèque de Brignoles le 23 mai 2025 dans le cadre des Eauditives  organisées par les éditions Plaine Page.

Pour l’amour du spectacle mais pas que !

Pour l’amour du spectacle mais pas que !

 Nous sommes déjà dans la période des présentations de saison, des premiers abonnements, de l’effervescence de l’anticipation des merveilles à découvrir l’an prochain. Et chaque lieu se plie au délicat exercice du dévoilement des propositions futures.

L’amoureux du spectacle vivant qu’est Dominique Bluzet, directeur des Théâtres et du théâtre d’Arles mais aussi, acteur, metteur en scène, producteur, transforme ce passage rituel en un véritable seul-en-scène théâtral de haute voltige.

Cabotin espiègle, porteur de projets d’envergure, fin connaisseur des êtres et du monde du spectacle vivant, il tient son public en haleine, s’adresse aux acteurs présents, rappelle leurs souvenirs communs, les taquine tout en leur témoignant son admiration.
 Sa présentation, quasiment sans notes (juste quelques pages sur un pupitre disposé non loin de lui), ne se contente pas d’une énumération des spectacles à venir, mais passe par une véritable réflexion sur ce qui rend le théâtre indispensable, et sur la place de l’art dans nos sociétés.

Dominique Bluzet © Caroline Doutre

Dominique Bluzet © Caroline Doutre

Il fait un détour historique, passe par une analyse des architectures de pouvoir et souligne les spécificités d’Aix-en-Provence et de Marseille : si les places principales de la plupart des villes mettent en scène les pouvoirs, alignant les bâtiments représentant les pouvoirs politique, judiciaire, religieux et artistique, la construction des deux grandes villes des Bouches-du Rhône n’a pas suivi ce schéma pour de multiples raisons.
Intégrer les lieux de spectacle dans les villes, donner du sens aux quartiers dans lesquels ils se trouvent, devient un enjeu : « un théâtre est aussi un projet politique », souligne Dominique Bluzet.

La construction politique du spectacle, les enjeux de la diffusion, du partage et de la création artistique poussent le directeur de théâtre et artiste à réfléchir son travail : pas de programmation « hors-sol » donc, mais une saison en lien étroit avec un territoire, une volonté de rendre l’art accessible à tous par des dispositifs divers, que ce soit grâce à l’ASSAMI et la retransmission en direct des spectacles dans les lieux où résident ceux qui ne peuvent se déplacer, le remarquable effort de médiation destiné à accueillir vraiment tous les publics dans les théâtres,

La saga de Molière, CIe Les Estivants © Les Théâtres

La Saga de Molière/ Cie Les Estivants © Les Théâtres

(accompagnement proposé aux personnes fragiles ou présentant un handicap, séances en audiodescription ou en langue des signes, dispositifs adressés aux mal-voyants avec des maquettes tactiles rendant plus évidents les lieux, encadrement musical grâce à l’ensemble Café Zimmermann pour les enfants sourds, les concerts Heko, les « artiste à la Maison », l’action senior…).

D’autre part, une large place est donnée aux présentations de spectacles, que ce soit avec « parlons musique avec l’ensemble Café Zimmermann, les avant-scènes musique une heure avant le concert avec Jean Nico, les bords de plateau, les représentations scolaires, l’élaboration d’un « quartier des arts » à Marseille autour du théâtre du Gymnase.
Le travail effectué en direction des publics (« sans le public, nous ne sommes rien » se plaît à rappeler Dominique Bluzet) ne fait pas oublier les artistes ! Une aide intelligente est apportée aux compagnies, grâce au label issu du plan ministériel « mieux produire, mieux diffuser » (trois spectacles en seront bénéficiaires cette année).

Café Zimmermann © Les Théâtres

Café Zimmermann © Les Théâtres

Les compagnies locales sont soutenues, parmi elles, à noter, la Cie des Estivants dont les deux spectacles, La Saga de Molière (lire ici) et C’est pas parce qu’on n’a rien à dire qu’il faut fermer sa gueule (lire ici) sont en train de faire le tour de France, de même que Mozart et nous, fantaisie radiophonique, créé par Célimène Daudet et Anna Sigalevitch lors du Festival de Pâques 2024. Une aide forte à la création par le biais de coproduction a été mise en place, neuf seront présentées cette année, dont le superbe Le Lac des Cygnes d’Angelin Preljocaj, un compagnon de route au long cours, Le roi et l’oiseau par la Cie (1)Promptu (Émilie Lalande), Thélonius & Lola de Kribus mis en scène par Agnès Régolo, Cinq versions de Don Juan, dernière création de la Compagnie Grenade de Josette Baïz, mais aussi, en création mondiale dans le cadre du Festival international d’art lyrique d’Aix-en-Provence, The story of Billy Budd, Sailor d’Olivier Leith et Ted Huffman. Soutenant la création, le Grand Théâtre de Provence accueillera la jeune et talentueuse compositrice Camille Pépin à la suite d’une commande croisée avec l’Orchestre Philharmonique Royal de Liège.

La connivence avec les autres théâtres ira jusqu’à l’accueil du Théâtre National de Strasbourg, le TNS. 

Bien sûr, les pièces destinées au théâtre du Gymnase, toujours en travaux, essaimeront dans les salles amies.
Les grands noms, Fanny Ardant, Ariane Ascaride, Anne Brochet entre autres constellations émailleront la saison sans occulter les artistes peu ou pas encore connus ou reconnus. Théâtre, musique, cirque, danse, seront au rendez-vous avec leur puissance d’émotion, de réflexion, de créativité. 
Impossible de citer la belle centaine de spectacles programmés ! Leur éclectisme n’a qu’un point commun, une indéniable qualité qui se situe toujours dans une interrogation du monde et nous donne à l’aborder avec plus de pertinence.

Camille Pépin © capucine de Chocqueuse

Camille Pépin © Capucine de Chocqueuse

La pertinence sait aussi être impertinente et provocatrice, parfois avec un irrésistible esprit potache! En pied de nez par-delà les années au directeur de l’École de dessin et conservateur du musée d’Aix dans les années 1900, Henri Pontier, qui se serait exclamé, « moi vivant, aucun Cézanne n’entrera au musée ! », Dominique Bluzet propose « seize ânes » ! D’abord parce que Cézanne en avait un et que ces animaux doux seront employés pour des balades familiales autour des sites qui ont inspiré le peintre et seront l’occasion pour le compositeur Marc-Olivier Dupin de lui rendre hommage grâce à un conte musical (autre commande des Théâtres) dans lequel il est question d’un marchand voleur, de seize ânes et d’une transformation inattendue… « En cette année hommage à Cézanne, il entrera au musée Granet par un jeu de mots » s’amuse Dominique Bluzet.

Bien sûr, le rendez-vous désormais rituel du Festival de Pâques concocté avec le grand violoniste Renaud Capuçon réserve son lot d’enchantements. Les artistes en résidence, comme Jérémie Rhorer et son Cercle de l’Harmonie ou Café Zimmermann s’investiront encore dans de nombreuses actions pédagogiques sur le territoire.
Et si vous n’allez pas au théâtre le théâtre viendra à vous grâce à l’opération « Aller vers » que les artistes et les théâtres reprennent avec enthousiasme : des formes courtes, facilement transposables seront données dans des cafés, des petites places, des bas d’immeubles…

Cinq Don Juan / Cie Grenade © Cécile Martini

Cinq Don Juan / Cie Grenade © Cécile Martini

Provocateur, Dominique Bluzet lance « honneur à nos élus ». Se référant aux totems portant l’inscription « honneur à nos élus », vus dans certains villages d’Auvergne devant la maison des édiles locaux pour les remercier de leur travail, il remercie les élus des différentes strates de l’organisation politique de leur soutien et de leur aide constante et attentive. « On ne leur adresse la parole que pour se plaindre ! Sans les aides accordées aux théâtres, on devrait fermer boutique ! ».
Enfin, pour la première fois la saison est dédiée à une personnalité : Pierre Audi, directeur du Festival international d’Art lyrique d’Aix, disparu bien trop tôt le 3 mai 2025, véritable tsunami qui a bouleversé le monde de la musique.

Toute la programmation de la saison 2025-2026 est déjà consultable sur le site des Théâtres : lestheatres.net   

 

Busy beaver

Busy beaver

Le nouveau livre de Dorothée Xainte (autrice de Ceux que nous sommes), Castor affairé, regroupe sept histoires autour du castor. Le sujet ainsi présenté pourrait apparaître simple voire enfantin. Il n’en est rien même si la limpidité du style accorde un ton d’évidence aux récits. Le titre déjà est polysémique. Certes, le « castor affairé », traduction littérale de l’expression anglaise « busy beaver » désigne une personne travailleuse, il correspond aussi, en théorie de la calculabilité, à une machine de Turing. On ne s’étalera pas sur les vertus mathématiques de la « fonction du castor affairé», mais on retiendra juste que ce type de fonction n’est pas calculable et qu’à partir d’un certain point elle croît même plus rapidement que n’importe quelle fonction calculable, ce qui poétiquement est tout juste fascinant.

L’enchaînement des sept nouvelles du recueil nous fait voyager dans l’espace et dans le temps entre le XVème et le XXIème siècles passant de la France aux Amériques et à l’Angleterre. Tout commence en 1488 dans l’Aveyron à Pont-de-Camarès, par une histoire de sorcière, « La femme aux bièvres ». Dafné Castanet, consultée, sollicitée par tous lorsqu’un moment de la vie les embarrasse, est aussi mise au ban de la petite société villageoise dont elle connaît sans doute trop d’inavouables secrets. Elle a établi des liens particuliers avec la faune sauvage et les bièvres (autre nom du castor) dont elle se sert pour certaines potions censées revigorer les uns, apaiser les autres, guérir, aider…
Au-delà de l’anecdote rapportée, c’est tout un monde qui renaît. Aux côtés de la grande histoire qu’une date situe en exergue de chaque récit, adossée aux lieux géographiques de l’action, se tisse celle des petites gens, familière et lointaine, qui rassemble les éléments du quotidien, évoque les manières d’être, les croyances, les superstitions, souligne la part d’influence des remuements du monde sur les sociétés humaines et animales.

Castor affairé, Dorothée Xainte, ETT

Aucun jugement ne se pose, seulement un regard attentif et empathique. On comprend la réaction de Jolan, l’indien d’Amérique, qui fait tout pour éviter le mariage avec l’un des colons blancs que l’on veut imposer à sa fille. Le titre initial de la nouvelle Le grand castor/ Port Royal, Nouvelle France, 1608, est « L’homme qui dit non ». Un véritable parcours initiatique se dessine, faisant se rejoindre jusqu’à se confondre l’être humain et la nature sauvage, en une entente mystique qui mène à une ataraxie bienheureuse. Le castor se transforme alors en être psychopompe qui permet aux âmes d’accéder à l’au-delà.

Le castor n’est pas seulement un animal dans ce recueil, mais un intermédiaire, source de magie, de communion avec la Terre, ensorceleur, symbole d’un combat écologiste, occupant étrange et parfois inquiétant des lieux arrachés par l’homme à la nature. Il sera capable de rendre fou le chapelier de Londres, sera utilisé pour fixer les parfums les plus envoûtants de Paris dans Fragrance, sera objet d’observation éthologique dans Jaune d’Arles sur fond de lutte syndicale et de trahison, occupe les lieux abandonnés, tend à remplacer l’espèce humaine, son corps étant bien mieux adapté… Le fantastique se glisse ça et là. On entre avec délices dans l’atmosphère des contes, des histoires transmises à la veillée.

Castor © X-D.R. (source Wikipédia)

Castor © X-D.R. (source Wikipédia)

Chaque texte suit son propre mouvement, adopte le style et l’allure de l’époque concernée, prend des airs de journal intime, d’échange épistolaire. Les récits s’appuient sur un croisement fin entre narration et dialogues. Le sous-titre « histoires d’envoûtements » donnait le ton… le lecteur est captivé : on ne lâche pas le livre avant de l’avoir fini et son épilogue est d’une délicate fraîcheur qui s’achève par une pirouette espiègle.

Castor affairé, Dorothée Xainte, Éditions Territoires Témoins

Le suicide en best friend

Le suicide en best friend

Curieux titre que celui du premier livre de Khalid Jawed découvert par les éditions Banyan et traduit de l’ourdou par Rosine-Alice Vuille : Le livre de la mort. Notre horizon d’attente se ploie vers un monde mystique où initiation et formules cabalistiques se mêlent. Ce n’est pas exactement ça malgré la dédicace en exergue « à la syllabe mystérieuse de la langue sanskrite, ऋ.(ri) et à la dernière page de ce roman ». Cette dernière page du « chapitre » (chaque chapitre est désigné par son numéro d’ordre et nommé « page ») intitulé « dernière page » ouvrant sur une page blanche puis une page sur laquelle seule la dernière ligne présente quelques mots : « Jusqu’à l’infini et au-delà des temps… ». Fin ouverte s’il en est ! Quant à la fameuse syllabe « ri », elle serait associée selon le « mot de l’auteur » qui ouvre le texte, à l’acte d’écrire « écrire » mis en parallèle avec celui de « graver », ऋ.  étant « le son du feu ardent qui brûle toutes les impuretés de l’acte d’écrire et les transforme en cendres »…

Après ce préambule, on est prêt à entrer dans l’ésotérisme. Mais, l’ouvrage comporte une mise en scène aux multiples levers de rideau : suivant le « mot de l’auteur », on découvre une « préface » puis « quelques mots sur la traduction » nous donnant quelques clés sur la langue ourdou si peu connue, (« traduire a été à la fois un plaisir et un défi » explique Rosine-Alice Vuille), enfin une « introduction » par le premier personnage du roman un certain Professeur Walter Schiller du département d’archéologie de l’Université de Syokarig Fort qui relate la découverte d’un manuscrit étonnamment intact dans une fissure de la pierre des ruines de la « Sésameraie aux lézards », vestiges d’un ancien asile d’aliéné englouti depuis deux-cents ans sous un barrage hydro-électrique devenu obsolète en raison des changements climatiques et donc détruit. La découverte, rédigée en une « langue étrange » intrigue suffisamment le professeur pour qu’il expédie le document à l’un de ses amis, spécialiste des langues orientales. Un an plus tard, le texte traduit mécaniquement par d’anciens programmes informatiques miraculeusement préservés, revient à son découvreur qui a « l’audace » de le présenter tel quel aux lecteurs en en soulignant par avance tous les défauts de style et d’orthographe ! Une date est accolée à cette introduction : 1er avril 2211. Projection dans un hypothétique futur ou blague de potache, l’ambiguïté subsiste.

Le livre de la mort, Khalid Jawed, éditions Banyan

Au titre connu du « Livre des morts » égyptien, répond celui définitif et générique, « Le livre de la mort ». Et en effet, la mort est présente aux côtés du protagoniste, le narrateur à la première personne du journal miraculeusement retrouvé, telle le « compagnon de voyage » des contes. Ici, la mort est symbolisée par le suicide, ombre du locuteur : « le suicide me hante. Il est avec moi depuis toujours. (…) J’aurais dû dire qu’il est né en même temps que moi. Mon alter ego, mon ami originel ». Mis en scène physiquement, doté d’un sourire empli de bonté la plupart du temps, le suicide suit de près le personnage qui ne se sent pas à sa place dans un monde identifié au néant. « On m’a versé sur cette terre comme l’eau d’une cruche en argile terne.  Or, à présent, je me sens de plus en plus bourbeux ». Mettant en doute la réalité du monde, il en souligne la terrifiante vacuité. Lucide quant aux moindres manifestations de son corps et à celles de ce qui l’entoure, le personnage décrit avec précision ce qui lui arrive. Anti-héros, il semble ne pas décider des choses mais les subir dans un monde qui « ramasse sur le sol ses innombrables masques ». 
Il raconte le tambour de sa mère, les violences du père qui éloignent définitivement cette dernière, laissant derrière elle son instrument, raconte ses bêtises d’enfant, les punitions terribles qui lui sont infligées en retour, le mariage imposé par un père qui ne le comprend pas et le voit comme une charge inutile, ses amours extra-conjugales, assez piteuses.

Le rêve et le sommeil occupent une grande place, le récit oscille entre le réel vécu et une réalité fantasmée, ne les départageant pas toujours dans un univers dominé par l’illusion. Il y a une tentation d’ascèse bouddhique dans la progression de la narration et des moments de démesure orgiaque où sa « furie ne connaît pas de bornes ». Dans une crise de folie dionysiaque, il revient « une montagne dans la paume de la main, tapant la terre du pied, tel un nouveau Rostam, un héros pour notre temps ». Sa force alors est aussi celle des mots qui lui arrivent tel « un immense trésor verbeux (jaillissant) comme des flammes de (sa)gorge».

Banyan © X-D.R.

Banyan © X-D.R.

On ne sait si la chronologie est linéaire ou se déploie en efflorescences, on voit le narrateur proie de médecins qui le bourrent de médicaments, puis, dégoûté de lui-même, plonger dans la crasse, se retrouve, après le meurtre rêvé du père, enfermé dans une cage et dans une institution où sont expérimentées sur lui des thérapies comportant des décharges électriques. Lorsqu’il en sort, c’est sous une pluie diluvienne, il « baisse la tête et (s’accroupit) à nouveau dans l’eau boueuse de la fosse ». 
Le livre est d’une densité rare, mettant en scène un « théâtre de l’absurde » qui convoque les références les plus variées : Ionesco et son En attendant Godot, Antonin Artaud dans Le Théâtre et son double, Brecht et sa notion de l’effet de distanciation, on pourrait même remonter à Kafka ! Mais il y a aussi une manière d’explorer ce qu’est l’être humain et sa relation aux autres et monde, à l’indicible et au sensible, dans sa vaine quête de sens. Le dépouillement de tout, même de l’esprit, ne mène pas forcément à l’illumination ! D’ailleurs, Dieu se servirait-il de « la plume du Diable » ? Qu’est-ce qu’écrire alors ?
Quoi qu’il en soit, le texte dense laisse sourdre une puissante poésie, traduisant par des images concrètes les notions abstraites et pourtant le narrateur semble se défier de la matérialisation des choses qui, inévitablement, les corrode. Entre la boue et le souffle, à l’ombre d’un banyan, se crée le livre…

 

Le livre de la mort, Khalid Jawed, éditions Banyan