Inexpulsables spectres

Inexpulsables spectres

La compagnie des spectres de Lydie Salvayre (1997) a connu plusieurs adaptations théâtrales dont celle du théâtre du Maquis en 2008 dans une mise en scène de Pierre Béziers pour Florence Hautier costumée par Christian Burle. 

Le découpage des quelques deux-cents pages du roman de Lydie Salvayre est d’une époustouflante clarté. Le texte garde ici sa rugosité, sa désespérance, sa drôlerie, son flamboiement politique et poétique, servi par une actrice qui endosse tous les rôles avec un rare brio. La manière dont Lydie Salvayre conçoit son travail littéraire s’applique aussi à cette adaptation théâtrale : il s’agit d’une « résistance à l’aplatissement de la langue, résistance aux valeurs marchandes, résistance à la pensée unique ».

Florence Hautier © Théâtre du Maquis

Florence Hautier © Théâtre du Maquis

L’argument est très resserré : un huissier se présente chez Rose qui vit avec sa fille Louisiane dans une cité de banlieue. Il doit procéder à un inventaire avant expulsion. Silencieux le plus souvent, il ne répondra jamais à quelque question que ce soit, se contentant, mécanique, d’énumérer les maigres possessions des deux femmes. Si Louisiane tente de l’étourdir de mots et de combler les vides par un enthousiasme de façade, sa mère s’échappe régulièrement de sa chambre et voit dans l’huissier un envoyé de Darnand ou du Maréchal « Putain ».


Tous ses fantômes ressurgissent.

Pour elle, le temps s’est arrêté en 1943 lorsque des monstres fascistes ont assassiné ignominieusement son frère de dix-huit ans.
La description précise de sa fin, livrée au tout début de la pièce, bouleverse : aucun pathos cependant, seuls sont énoncés les faits avec une précision terrifiante.
La lucidité de la mère qui semble percevoir les mécanismes souterrains des êtres est aussi un élément de sa folie. On ne sait si sa fille qui tente sans cesse de l’excuser et de la renvoyer dans sa chambre ne laisse pas finalement à sa mère la charge de dire ce que son éducation lui interdit de formuler devant la violence de la prochaine expulsion alors que toutes deux sont démunies.
Le manque d’humanité de la mesure résonne autrement en regard des exactions passées, en apparaît comme un écho, un prolongement.

Florence Hautier © Théâtre du Maquis

Florence Hautier © Théâtre du Maquis

Ces deux femmes sont seules : la mère est enfermée dans un passé qui la hante, la fille âgée de dix-huit ans se sent désaimée occultée par cet autre jeune homme éternellement tué au même âge. Elle occupe par la parole le vide créé par la présence de l’huissier, esquisse des confidences qui jamais ne pourront émouvoir l’homme de loi déshumanisé par ses intonations aigrelettes et mécaniques.

« Nul n’est puissant, dit (la mère dans le roman), s’il n’empêche la parole de l’autre par quelque moyen que ce soit. » Le texte porté par la fille narratrice prend un tour plus véhément alors et audacieux : les mots sont dotés d’un pouvoir qui, face aux injustices, témoigne, dénonce, se dresse contre l’oubli, subversif et résistant. Se ployant à toutes les nuances, ils passent du trivial à la perle rare, naissent ainsi les « paralipomènes » qui désignent les informations omises dans un texte et mentionnées en contenu complémentaire d’un ouvrage.
Florence Hautier, seule en scène, dans un décor minimaliste, (une table, une chaise, une éponge qui peut aussi être un téléviseur, un tableau sur lequel les chapitres sont inscrits, une coiffeuse de théâtre dans un angle symbolisant les loges) incarne tous les personnages dans cet inquiétant huis clos. Un détail physique, un ventre rentré, une démarche particulière, une intonation, un débit, suffisent à l’apparition de chaque protagoniste. Le jeu, brillant d’intelligence et de sobriété, sait entrelacer avec une époustouflante fluidité les fils de l’intrigue.

Florence Hautier © Théâtre du Maquis

Florence Hautier © Théâtre du Maquis

On est saisi par cet exercice superbement mené de liberté et de folie qui dépasse la simple réflexion sur les tragédies du passé. Le présent en est éclaboussé et notre regard s’aiguise, établissant des parallèles… le mutisme zélé de l’officier ministériel qui « ne fait que son travail » a des échos sombres et convoque les fantômes de l’Occupation. Un moment éblouissant de vérité !

Trois représentations ont été données à L’Ouvre-Boîte les 30, 31 janvier et 1er février 2025 après 12 jours de résidence.

La compagnie des spectres © M.C.

La compagnie des spectres © M.C.

Une langue musique

Une langue musique

L’occitan n’est la langue maternelle d’aucun, mais tous le chantent, l’emploient comme outil de création, de poésie, de musique. Aux textes, il y a Lisà Langlois-Garrigue, touchée par la « beauté farouche » des sonorités de cette langue « qui nous permet de lier l’intime et le politique, le lien qui nous permet de dire et de chanter en chœur ».
Les textes de la musicienne et poète s’inspirent des thèmes universels et intemporels, la mort, les violences perpétrées contre les femmes, la vitalité de la langue occitane malgré son oubli programmé, la beauté du monde, les êtres dont la vie est un véritable poème épique.
Les cinq complices de l’ensemble Belugueta se qualifient de « groupe lent » : un seul disque en sept ans ! Et pourtant, quel talent ! Julen Achiary, Lucie Gibaux, Lolita Delmonteil Ayral, Julien Lameiras, suivent les « drailles poétiques » de Lisà Langlois-Garrigue. 

Le travail musical est d’une finesse extrême, les mélodies se déploient sur les rythmes livrés par les voix mêlées des différents interprètes, en un agencement superbement mené de variations de hauteur, d’accentuations sur les crêtes des syllabes, d’accompagnements en arpèges décalés, de notes parfois frottées, empruntant tantôt à la « blue note » du jazz tantôt à l’humus des chants occitans traditionnels, d’arrêts sur un temps suspendu, d’altérations, de changements d’intensité au cœur d’un même morceau, d’arrangements subtils entre impulsions simples et phrases enveloppantes, de cadences aux allures improvisées…  

Belugueta © M.C.

Belugueta © M.C.

On suit avec bonheur l’itinéraire de celle « bercée-née dans le roulis des voix » (« Nescuda dins lo borboth / Las voses per te berçar ») qui rend si bellement hommage à la Lenga d’òc, cette « langue morte, langue vive » (« Lenga mòrta o lenga vivà ») qui apporte l’ivresse. Voici la jeune fille abusée sur un air traditionnel par les Tres Cavalièrs, l’âme qui s’en va, ultime étincelle, sur la mer (« Sus la mar »),  une femme qui « marche sur la terre », « à sa propre mesure » et « tisse les fils de (sa) parure »…

Les langues régionales se conjuguent en écho de part et d’autre de la Méditerranée. L’une des chansons évoque Letizia Giuntini, Tizia, « Bergère d’au-delà de la mer » (« Pastra de delà l’aiga »), qui élève ses chèvres et compose, riant « de son rire de tonnerre », « Reine / des oliviers comme du vent » …
Le concert de Belugueta (l’étincelle) suivait une semaine de résidence au Chantier, cet espace si particulier dédié aux musiques du monde et de création. Le résultat: une nouveauté dédiée aux enfants avec lesquels le groupe a aussi travaillé durant ces journées, hymne à la vitalité qui rompt le fil du temps.

Belugueta © M.C.

Belugueta © M.C.

Le public se laisse emporter dans le tissage des chants, l’enthousiasme des musiciens, la virtuosité de leurs interprétations, les contre-chants incroyables de Julen Achiary, les percussions de Julien Lameiras, les voix entrecroisées de Lucie Gibaux, Lisà Langlois-Garrigue et Lolita Delmonteil Ayral. Un moment d’exception !

Concert donné le 31 janvier à La Fraternelle
CD Belugueta / espogots, Tradethik Productions

Un grand merci à Zoé Lemonnier et la superbe photo qui ouvre l’article!

Les mille et une facettes de Louise

Les mille et une facettes de Louise

« Toutes des Louise » semble être le maître mot du dernier spectacle de l’artiste pluridisciplinaire suisse Martin Zimmermann, Louise, donné au Grand Théâtre de Provence après une série de premières représentations à la Schauspielhaus de Zürich, ville où réside la compagnie du metteur en scène. 
Comment définir ce spectacle qui se moque des catégories ! « Un théâtre de personnages sans paroles » qui opère une fusion entre les formes du cirque, de la danse, du mime, du cabaret. La représentation débute par l’intrusion de quatre personnages fantomatiques enveloppés de tissus gris sombre. Avec leurs allures de manchots de Terre Adélie, ils installent les éléments du décor, les remanient, les déplacent, les retournent, rendent visible le travail de mise en place des techniciens, esquissent des bribes de chorégraphies, de gestes, d’attitudes clownesques avant l’arrivée des artistes.  

Bérengère Bodin, Rosalba Torres Guerrero, Marianna de Sanctis et Methinee Wongtrakoon sont toutes les incarnations de Louise. Martin Zimmermann souhaitait dans un premier temps rendre hommage à Louise Bourgeois, cette immense artiste inclassable dont le travail s’attache à la sculpture, la peinture, le dessin, l’installation, l’édition, transcrivant par le médium de la pierre ou du métal les remuements les plus intimes de son âme, en une quête incessante de la vérité, allant de l’intérieur vers l’extérieur, évoluant entre l’abstrait et le concret afin de rendre palpable l’intime et ses oscillations. Cette liberté créatrice se retrouve dans la folie anarchique et géniale du jeu des quatre interprètes. Elles sont tour à tour excentriques, fragiles, écervelées, terrifiantes, drôles, endossant toutes les images d’Épinal liées à la femme, mais les bousculant et les déchirant avec un humour parfois féroce.

Louise, Martin Zimmermann © Basil Stucheli

Louise, Martin Zimmermann © Basil Stucheli

Leur capacité d’adaptation aux lieux est sans cesse mise à l’épreuve : l’escalier se dérobe et se transforme en toboggan, les chaises se retrouvent en improbables équilibres sur une échelle, le sol tourne (pas de mécanisme électrique, tout est géré à la main expliquera après le spectacle Martin Zimmermann qui souligne l’importance cruciale de la personne qui met en fonction le mécanisme et suit sur une véritable partition les évolutions des personnages et les accompagne). Quelle que soit la situation, les personnages se relèvent, luttent, se tordent, restent debout. 

La marche incessante qui accompagne chaque « numéro » si l’on veut garder la terminologie du cirque est un élément essentiel de la progression de la pièce. « Elles marchent envers et contre tout, car les femmes sont puissantes et arrivent à s’adapter quelles que soient les circonstances, c’est un hommage aux femmes que je tenais à écrire ici », sourit le metteur en scène. « Au début, j’ai voulu la référence à Louise Bourgeois, mais elle s’est élargie et d’autres Louise entrent en jeu, Louise Michel, Louise Brooks, Louise Labé… qui sont aussi toutes les femmes ».
L’hybridation des genres est sensible tout au long de la pièce, là, un mouchoir s’escamote, une balle surgit du néant, un dialogue de clowns s’esquisse, une pantomime déploie ses gestes expressifs…
la beauté des passages avec les cerceaux est saisissante, et le dernier moment où seule en scène la circassienne joue tout en marchant avec un seul cerceau qui semble animé d’une vie propre est tout simplement un indépassable point d’orgue.

Bérengère Bodin © Basil Stucheli

Bérengère Bodin © Basil Stucheli

Ces quatre femmes sur scène sont aussi les âges de la femme d’un Klimt. Peu importe si elles boitent ou ploient sous la lourdeur de paquets démesurés, apparaissent et disparaissent derrière des rideaux, telles des personnages d’un castelet de foire, elles restent souveraines et espiègles, repoussant les limites, jusqu’à s’emparer de ce qu’il y a derrière les miroirs, et jouer avec leur apparence. 

La séquence où, démultipliées par des jeux de miroir, les quatre complices, grimées et perruquées de gris prennent des allures de prophétesses des temps antiques, est particulièrement frappante.

Elles tournent en dérision tout ce qui réifie ou abaisse les femmes : les petits cris « féminins » des vieilles comédies musicales, le sexisme effarant des paroles de Ma Benz de NTM… La liberté et l’estime de soi se conquièrent !

On pouffe à la reprise parodique du célébrissime Con te partirò d’Andrea Boccelli accompagné par une simple guitare, air impossible à reprendre en chœur par le public tant il est faussé !

Marianna de Sanctis © Basil Stucheli

Marianna de Sanctis © Basil Stucheli

L’imagination n’a plus de fin dans cet assemblage parfois déroutant de saynètes superbement travaillées où la fantaisie règne. L’absurde devient ici le signe même de l’humanité. Que des femmes sur scène ? Même pour endosser un rôle masculin ? Oui ! pour une fois, le théâtre entre de manière totale en rébellion. Quelle créativité !

Louise a été joué au Grand Théâtre de Provence les 30 et 31 janvier

En mai on pourra retrouver ce spectacle à Paris au théâtre du Rond-Point (du 13 au 24 mai 2025 au Théâtre du Rond-Point, Paris), il sera encore différent, encore plus abouti, n’est-ce pas la grâce du spectacle vivant !

De la valeur des mots

De la valeur des mots

Invitée par l’association Nouvelles Hybrides, Gaëlle Obiégly présentait ses deux derniers opus, Totalement inconnu, paru chez Christian Bourgeois Éditeur en 2022 et Sans valeur paru chez Bayard en 2023. 
Son parcours la mène de sa Beauce natale à Paris, aux études d’histoire de l’art à la Sorbonne et à l’apprentissage du russe à l’INALCO. L’écriture se plie aux dialogues de cinéma dans les films de Pierre Weiss dont elle est souvent une interprète, arpente les pages de douze livres dont l’un, Mon prochain (éditions Verticales) reçoit le Prix Pierre-Mac Orlan en 2014. Gaëlle Obliégly est aussi une performeuse et travaille avec de artistes, cinéastes, plasticiens, chorégraphes, (ainsi avec la chorégraphe Ivana Müller elle imagine le spectacle Entre-deux autour du verbe « broder »). Elle cofonde aussi le musée des valeurs sentimentales, c’est aussi le titre de l’un de ses romans, avec l’historienne de l’art Francesca Alberte et l’architecte Stéphanie Fabre. Ce musée est destiné à recueillir des objets fétichisés. Ce rapport aux objets est aussi une relation au langage thème que l’on retrouve dans les ouvrages de l’autrice (on gardera le terme même si son utilisatrice le trouve tout de même un peu « acide »). 

Orchestration livresque

Les deux derniers textes de Gaëlle Obiégly, Sans valeur et Totalement inconnu ont un point commun : ils sont tous les deux rédigés à la première personne. On pourra évoquer l’ambiguïté du « je » qui entretient l’énigme de l’identité du locuteur, est-ce l’auteur-trice qui parle, est-ce un double, un personnage totalement autre (pour jouer sur la formule rimbaldienne « je suis un autre »). Cette possible confusion convient très bien à son approche du monde et du langage : les mots sont comme une enveloppe posée sur le monde et en le cachant, le révèlent. C’est ce qui ressort de ce que l’autrice écrit à propos de l’emballement du pont neuf par Christo dans Totalement inconnu. Elle écrira aussi : « je vois à travers le mot. Le mot me fait traverser la réalité. »

On peut faire l’exercice d’ouvrir n’importe lequel de ces deux livres à n’importe quelle page, on sera instantanément happé, retenu par une réflexion, une image, une formule, un détail, comme dans ces tableaux de Jérôme Bosch sur lesquels on peut zoomer à l’infini ou presque et où toujours il y aura un objet qui attirera notre attention.

Le texte progresse avec une grande finesse, par des glissements, des mots en miroir, des situations réitérées, des images, des paysages, qui appellent d’autres conversations et expériences.

Il y a une manière à la Montaigne, « à sauts et à gambades » dans un agencement au cordeau, au rythme de « l’allure poétique » chère à l’auteur des Essais.

Par exemple, un inconnu masqué croisé à une table durant une période covidienne s’avère cinéaste et fort loquace après des débuts mutiques et assène à la narratrice « tu confondrais pas le savoir et la connaissance ? » (in Totalement inconnu).

Totalement inconnu, Gaëlle Obiégly

Ces mots trouvent de longues ramifications où ces deux termes se voient définis peu à peu en variantes qui ajoutent une parcelle de sens supplémentaire à chaque nouvelle étape. « Le savoir m’intimide, la connaissance m’émerveille. C’est la différence que je fais entre les deux » affirme la narratrice en point de départ à une réflexion qui va venir la hanter au même titre que le « soldat inconnu ». Des voix intérieures sont venues lui demander de composer une conférence à propos de ce soldat aussi particulier qu’universel. Plus tard, le personnage sera amené à confronter savoir-faire et connaissance dans un fablab : « à cette occasion, j’ai découvert qui la connaissance et le savoir-faire s’articulent ». Puis au chapitre suivant se développe un sentiment d’extase pour Kant et son approche de « la connaissance » et ramène de nouveau au soldat inconnu.

Autour du chapitre choisi par l’autrice en lecture (début page 171) les autres semblent s’orchestrer en étoile, reflétant les sujets qui y sont condensés, la mort, la formation intellectuelle, l’articulation savoir/connaissance, l’approche des œuvres d’art, ce qu’elles nous disent, le soldat inconnu, notre appartenance commune à ces étranges animaux qu’est l’espèce humaine, l’amour pour les auteurs (ici Apollinaire, ailleurs il y aura Tolstoï, Kant, et tant d’autres), Yvette sa grand-mère, la peinture, la nécessité des émotions, le tri mais le thème sera traité plus amplement dans Sans valeur

Le soldat inconnu © X-D.R.

Le soldat inconnu © X-D.R.

Une forme en vers libre naît d’elle-même au fil des mots, mélisme opportun qui laisse la pensée s’aventurer dans une poétisation du monde.
Les références littéraires affleurent un peu partout, ainsi l’égotisme stendhalien, cette plongée dans l’intime qui donne à l’égotiste une perception aiguë de soi. Défaut ? c’est selon le type d’attitude décrit, volonté d’être au premier plan ou plutôt se réfugier en soi-même pour mieux comprendre les mouvements de son âme. 

En ce sens l’égotisme ne serait-il pas l’une des qualités de l’écrivain ? En lui semble se résumer toute l’histoire de l’humanité, en lui tout a été déjà vécu : « je les ai toutes vécues, toutes les périodes historiques et préhistoriques ».
Une attention particulière est posée sur les outils de l’écriture, les déterminants définis ou indéfinis qui universalisent ou objectivisent ce qu’ils introduisent, ou les pronoms, le «je», distant et proche de celui ou celle qui l’utilise, le « tu » adressé aux morts et qui par ricochet parle aux vivants, déniant la réalité de la mort et poétisant ainsi le monde.
L’écriture fluide adopte le mouvement d’une pensée en mouvement, s’égare en anecdotes savoureuses, joue avec le langage, avec un humour délicieux.

Pont Neuf emballé par Christo © X-D.R.

Pont Neuf emballé par Christo © X-D.R.

La saga du petit tas d’ordures

Sans valeur, paru un an après totalement inconnu, semble en être un prolongement, une application concrète des rêveries (le mot serait à prendre au sens des rêveries du promeneur solitaire que fut Rousseau) autour de ce « totalement inconnu ». On renoue avec une forme plus classique.

Tout un récit se développe autour de ce qui fait la valeur des choses. Valeur marchande, valeur sentimentale, valeur documentaire… Le point de départ est « un petit tas d’ordures» croisé par hasard, illustration facétieuse du principe de sérendipité ? Le personnage, encore un « je » mais ici totalement autobiographique, est en train de déménager, de trier, de jeter, de faire le vide : « L’encombrement est un frein ». Or, tandis que la narratrice s’échine à déterminer ce qui est à jeter et ce qui pourrait être destiné aux archives, voici qu’elle rencontre ce petit tas de papiers qui semble vraiment lui faire de l’œil. C’est infiniment drôle et profond.

Sans valeur, Gaëlle Obiégly

Est composé un véritable hymne aux biffins, c’est-à-dire aux chiffonniers, ces personnes qui refusent tout simplement la mort puisqu’ils extraient des rejets ce qui a été abandonné. Les archives sont définies par leur étymologie, et le « sauvetage » du petit tas d’ordures se voit inclus dans l’archivage des affaires de l’autrice ! Est-ce la présence d’un ticket de PMU qui tremble au-dessus du tas et l’hypothétique promesse d’un argent bien utile lors d’un déménagement, (la difficulté à se loger est évoquée aussi !!!) ou le livre réunissant les textes d’Etty Hillesum, jeune femme juive déportée et morte à Auschwitz.
Les historiettes se multiplient, telles le musée des objets récoltés par un chiffonnier collectionneur, l’épisode du « croûton » gardé, offert en cadeau de mariage, le « tableau du singe gris »…
L’autrice insiste sur le fait qu’elle se refuse à laisser journaux intimes ou lettres et qu’elle les voue à la destruction. « Je n’ai pas d’égo ni d’envie de me penser comme objet d’étude », sourit-elle. Sans doute, à l’instar de René Char, elle pense qu’« un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver. »

La rencontre a eu lieu à la bibliothèque d’Ansouis le 24 janvier 2025

Nota bene!

Nota bene!

La nouvelle pièce de la dramaturge Audrey Schebat, La Note, réunit sur scène François Berléand et Sophie Marceau pour un duo drôle, profond, superbement écrit et interprété. 
La scénographie est signifiante : attachée au pied d’un piano à queue de salon une grosse corde terminée par un nœud coulant occupe le devant de la scène. Sous le nœud coulant, un tabouret de piano attend. Julien, (François Berléand), seul sur scène, griffonne sur une petite table un mot qu’il froisse, jette, recommence… cela ne lui convient jamais. Il renonce, se lève, monte sur le tabouret, se passe la corde au cou, tergiverse, un appel téléphonique interrompt son geste. On rit. 
L’arrivée de Maud, (Sophie Marceau), l’épouse de Julien, vient faire échouer les intentions lugubres de son mari. Il est un psychanalyste de renom, elle est une pianiste internationale. Elle revient d’un triomphe à Berlin. Ses valises juste posées, elle découvre la scène hallucinante de son époux prêt à se pendre.

S’ensuivent des enchaînements de dialogues vifs où la colère, une certaine lassitude et une ironie parfois espiègle abordent les interrogations sur soi, sur l’autre, sur le couple, avec une pertinence fine. Les spectateurs retrouvent tous quelque chose d’eux-mêmes dans des répliques qui peuvent devenir « culte » : « on n’a pas réussi, dit Julien, à faire de nous autre chose que ce qu’on est » ou l’énigmatique « pour être vainqueur, il faut être vaincu » qui s’inspire de façon lointaine des propos du pilote automobile Mika Häkkinen, « pour faire un bon vainqueur, il faut être un bon perdant ».

La note © Bernard Richebé

La note © Bernard Richebé

Quelle insidieuse fêlure a amené à un tel point de rupture ce couple harmonieux? Ils ont la cinquantaine et offrent l’image d’une réussite sociale et personnelle : ils ont deux grands enfants qui leur sont très attachés et ont « réussi » leur vie, et chacun dans son domaine est une image de l’excellence. Et pourtant Julien a décidé de mettre fin à ses jours, enfin, les termes ne sont peut-être pas exacts. Le personnage joue sur les mots, modalisant les faits par une pirouette qui fait sourire d’abord mais donne à réfléchir : « j’ai voulu me donner la mort, mais pas me prendre la vie ». La réplique suit la remarque désabusée de Maud : « Tout le monde attend que sa vie commence avant qu’elle se termine ».

Le déclencheur de la discussion des deux époux est non pas la tentative de suicide du mari, mais le fait qu’il n’ait pas laissé de « note », c’est-à-dire de mot ultime destiné à ceux qui restent. Ne pas avoir pris la peine de formuler un adieu sous quelque forme que ce soit, suscite l’indignation de Maud et la mise à plat des vies des protagonistes.
Au passage il y aura une superbe déclaration d’amour, la tentation de définir ce qu’est un couple, ce qui le soude réellement.

La note © Bernard Richebé

La note © Bernard Richebé

Le tour de force de cette pièce est de nous faire rire avec les sujets les plus difficiles, la mort, la déliquescence du couple, l’irrémédiable passage du temps, la perte, les renoncements, les choix de vie…
Sophie Marceau revient sur les planches après douze ans d’absence et démontre plus que jamais qu’elle est une grande dame du théâtre. Souveraine, elle habite la scène avec une aisance élégante et naturelle, face à un François Berléand tout aussi juste dans son jeu et la fine distanciation opérée avec son rôle.
Dans la mise en scène très sobre d’Audrey Schebat, aucune de ces deux puissances théâtrales ne cherche à écraser l’autre et c’est un duo virtuose qui s’empare de la pièce d’une profondeur et d’une lucidité insoupçonnées malgré ses airs de théâtre de boulevard, et sa construction classique selon la règle des trois unités, temps, lieu, objet. Un régal !!!

La note a été jouée du 23 au 25 janvier 2025 au Jeu de Paume