Et boum, voilà un boeuf!

Et boum, voilà un boeuf!

Quelle heureuse idée de reprendre le spectacle concocté en 2018 et créé en 2019, Boum mon bœuf ! On était séduits alors par la fraîcheur du jeu, l’inventivité du scénario, l’ingéniosité des enchaînements, des costumes, des décors, la beauté des musiques et de leurs interprétations.
Claire Luzi, mandoline, chant, conteuse et Cristiano Nascimento, guitare à sept cordes, trombone, percussions, jouent tous les rôles, occupent avec vivacité l’espace scénique, établissent d’emblée une complicité joyeuse avec le public quel que soit son âge. Il ne faut pas croire que cet opus soit destiné seulement aux enfants à partir de cinq ans, chacun y trouve son miel, son niveau de lecture : toutes les strates se mêlent et offrent à tous, par un langage commun, une multitude de signification, jonglant entre l’érudition savante et le « populaire », à l’instar du « Choro », forme musicale défendue par les fondateurs de La Roda, avec en point d’orgue le fantastique Festival international de Choro dont ils ont produit la deuxième édition cette année.

« Je ne comprends pas pourquoi, je ne comprends pas comment, un bœuf est sur le toit, sur le toit de ma maison ».
Après un dialogue « à table » où claquement d’un gobelet en plastique, de mains ou de bras, ont instauré une pulsation première, espiègle et bigrement complexe, les deux complices se livrent à une évocation du bœuf de celui, enchanté, d’un conte du Brésil, au célèbre «Bœuf sur le toit » où les musiciens allaient «faire le bœuf », c’est-à-dire, jouer ensemble après leurs concerts respectifs, juste pour le plaisir de se retrouver et de partager leurs musiques.
En trait d’union, il y a un compositeur, Darius Milhaud, représenté sur scène par une valise d’où sortiront des mots et des sons.

Festival international de Choro d'Aix/ Boum mon Boeuf! © M.C.

Festival international de Choro d’Aix/ Boum mon Boeuf! © M.C.

En effet le compositeur qui a passé son enfance à Aix-en-Provence n’avait pas été mobilisé lors de la Première Guerre mondiale en raison de problèmes de santé et il accepta avec joie en 1917 la proposition de Paul Claudel qui, nommé ministre plénipotentiaire au Brésil, lui demanda d’y être son secrétaire. Les deux artistes se connaissaient, Darius Milhaud avait mis en musique certains textes du poète et avait composé des musiques de scène sur la trilogie Orestie d’Eschyle traduite par Claudel. La découverte de la musique brésilienne marqua profondément le compositeur. On en perçoit l’empreinte dans le ballet L’Homme et son désir, Le Bœuf sur le toit ou la série de danses Saudades do Brasil.

Au Brésil, il y a deux légendes autour du bœuf, celle du « Bœuf Souverain » qui sauva un enfant et celle, tragique du bœuf sacrifié pour satisfaire les envies d’une femme enceinte. Elle et son époux, risquent la mort pour avoir tué le plus beau bœuf du troupeau de leur maître, mais l’animal ressuscite et tout finit en chansons. En ce qui concerne Darius Milhaud, émerveillé par la découverte des rythmes du Brésil, la maxixe, le tango brésilien, la samba, se passionna pour une chanson à la mode à l’époque, O Boi no Telhado, dont la traduction est Le bœuf sur le toit ! Titre dont s’empara le propriétaire d’un cabaret parisien où les musiciens se donnaient rendez-vous… scellant l’acte de naissance de la curieuse expression « faire le bœuf ».

Festival international de Choro d'Aix/ Boum mon Boeuf! © M.C.

Festival international de Choro d’Aix/ Boum mon Boeuf! © M.C.

Les époques se catapultent, les histoires entrecroisent leurs fils, une samba de carnaval, un écho de O Boi no Telhado, la joie d’un choro… des costumes resplendissants de l’esprit de la fête… les deux musiciens-comédiens-mimes sont les reflets des bonheurs de la foule, des moments heureux intimes, virtuoses sans en avoir l’air dans le jeu de la mandoline, de la guitare à sept cordes, du trombone, du pandeiro, du triangle, du mélodica, (de quel instrument ne savent-ils pas jouer ?).

La voix fraîche de Claire Luzi se glisse avec intelligence et humour dans les mélodies simples en apparence, mais aux subtils décalages et aux variations délicates. On rit, on sourit, on se prend à rêver, à s’embarquer dans la magie opérante de ce spectacle fou qui a pris le temps de mûrir, de se resserrer, a gagné en densité et en poésie. Le souffle qui anime l’ensemble ne se perd jamais.
Un petit bijou que l’on peut savourer à son aise grâce au livre-disque « C’est l’heure du bœuf », dont le récit est écrit par Dominique Dreyfus et illustré par Sylvain Barré (InOuïe distribution).

Festival international de Choro d'Aix/ Boum mon Boeuf! © M.C.

Festival international de Choro d’Aix/ Boum mon Boeuf! © M.C.

On repart avec la nostalgie des rodas, ces sortes de « rondes » informelles où les musiciens de toutes générations jouent, créent, arrangent, une musique vivante emplie d’histoires et de mythes, les inspirant autant qu’elle s’en nourrit.

Le concert a été donné le 17 avril à la Manufacture dans le cadre du deuxième Festival international de Choro d’Aix.

 

Festival international de Choro d'Aix/ Boum mon Boeuf! © M.C.

Tombé dans le Choro !

Tombé dans le Choro !

La deuxième édition du Festival international de Choro d’Aix-en-Provence réunissait des musiciens d’exception, certains venus depuis le Brésil pour cette formidable fête musicale concoctée par l’association La Roda et ses deux infatigables fondateurs et subtils musiciens, Claire Luzi et Cristiano Nascimento.
 Parmi les invités, Abel Luiz, joueur de cavaquinho, mandoline, violão tenor, se prêtait au jeu du concert-conférence, décrivant sa démarche totalement liée à son histoire personnelle. Enfant, il suivait son grand-père, « Seu Luis » dans les Rodas de Choro qui fleurissaient un peu partout dans les immenses banlieues de Rio de Janeiro.
Cristiano Nascimento, lors de la présentation de cet immense musicien sourit : « depuis des années, nous chantons et interprétons ses chansons. Le recevoir aujourd’hui revêt un sens particulier dans notre propre parcours. C’est une rencontre éblouie ! » 

Ce dernier évoque alors quarante ans de la relation entre le choro et les gens de la ville de Rio de Janeiro. « Il est possible de parler «histoire de la musique », explique Abel Luiz, traduit au fil des mots par Jean-José Mesguen, mais, la plupart du temps, on ne parle que de l’industrie musicale et il ne s’agit pas de cela maintenant. » Il pose le cadre de son propos : si dans les années soixante, on s’est mis à écouter la Bossa Nova, puis dans les années soixante-dix, le rock, il serait réducteur et faux de penser qu’il n’y a pas eu d’autre type de musique. À côté des formes qui ont inondé les radios et les télévisions, à grand renfort d’articles destinés au grand public et ont connu de flamboyantes carrières « commerciales », ont été occultées des pratiques qui ont toujours existé.  « Ici, nous allons parler des musiques qui se jouent chez les gens, dans les rues sur les places » insiste le musicien.

Festival international de Choro d'Aix/ Concert-conférence Abel Luiz © M.C.

Festival international de Choro d’Aix/ Concert-conférence Abel Luiz © M.C.

Ces musiques vivantes, éloignées des circuits commerciaux et donc des audimats, ont pourtant drainé pléthore de très grands interprètes et compositeurs.
« Pour ma part, j’ai connu la musique chez moi avec mon grand-père qui menait de front trois ou quatre boulots comme ses copains et qui faisait aussi de la musique. » Le moindre moment de liberté de ces vies laborieuses (multiplier les métiers permettait juste de s’en sortir !) était consacré à la musique, une musique « qui se partage », c’est sa caractéristique essentielle. Le choro émerge au Brésil à Rio de Janeiro au XIXème siècle et fleurit jusque dans les années 2005 à peu près. Il s’agit d’une musique urbaine, des banlieues de la ville, jouée par les personnes qui viennent de tout le Brésil. La légende voudrait que la première roda de choro ait été fondée par trois frères émigrés à Rio dans leur cour ou leur jardin, qui, ce qui est sûr, donnait sur la rue.

Les gens s’approchaient pour écouter, demandaient s’ils pouvaient jouer aussi avec eux … guitare, cavaquinho, mandoline ont été enrichis par l’apport des flûtes traversières, des clarinettes, trombones ou saxophones. Les gens allaient ainsi se voir les uns chez les autres pour le plaisir de jouer ensemble. Ils se retrouvaient aussi sur les places, à la fin du marché, les prix sont moins élevés à ce moment-là… Pas de partitions, rares sont ceux qui savent « lire », tout est « à l’oreille ». On écoute, puis, à l’invitation des plus anciens, on se lance, on « révise » chez l’un ou l’autre, puis on rejoint le cercle des musiciens. Certains sont de véritables bibliothèques vivantes, des conservatoires de musique à eux tout seuls.

Festival international de Choro d'Aix/ Concert-conférence Abel Luiz © M.C.

Festival international de Choro d’Aix/ Concert-conférence Abel Luiz © M.C.

Chaque roda avait son propre répertoire ses interprétations, ses compositions. « On avait quatre dimanches pour connaître la première partie d’un choro et comme la plupart des compositions sont bâties sur trois mouvements, il fallait trois mois pour en apprendre un en entier », raconte Abel Luiz, « il s’agissait de faire de la musique et de construire des relations autour de la musique. On va à la roda quel que soit le temps. La roda est un fantastique lieu d’apprentissage.»
Entrer dans la roda constitue un véritable engagement. S’y élabore un système de connaissance très complet, et se tisse une réelle culture où chacun cherche l’excellence, non par volonté de concourir à qui sera le plus virtuose, mais dans une quête permanente d’un dépassement perpétuel de soi. Il y a le désir de suivre ceux qui ont laissé une trace.

 La roda, une manière de vivre

La vraie roda n’est pas un évènement, un spectacle auquel on se rend comme on peut le faire lorsque l’on va assister à une représentation, c’est une vraie manière de vivre. D’abord, on écoute, on se demande si on va pouvoir être à la hauteur pour jouer, et comment on va jouer. « Je me suis assis, dit Abel Luiz, je ne savais que faire. Par chance, mon grand-père jouait de la guitare et je pouvais répéter avec lui tous les jours. »

Il ne faut pas oublier l’infinie variété des genres qui se retrouvent dans la choro, les musiques venues d’Europe, polka, scottish, mazurka, quadrille (…) mais aussi celles apportées par les musiciens émigrés des autres régions du Brésil et celles, plus anciennes qui ont traversé l’Atlantique avec les esclaves arrachés à leur Afrique natale. Le choro est une manière d’interpréter toutes ces musiques et elles en deviennent quelque chose de neuf. Il y a un récit de l’adaptation des gens au son de la ville. La puissance d’adaptation du choro est telle que chaque région du Brésil a désormais son propre choro !

Festival international de Choro d'Aix/ Concert-conférence Abel Luiz © M.C.

Festival international de Choro d’Aix/ Concert-conférence Abel Luiz © M.C.

Il est à noter que peu d’enregistrements sont effectués. Les meilleurs musiciens préfèrent aux concerts les cérémonies de mariage où ils vont jouer parfois huit heures d’affilée, interprétant à la demande (souvent assortie d’un billet glissé dans le corps de l’instrument) les morceaux réclamés par les membres du public.
« Nous sommes des artisans » reprend Abel Luiz et toutes les fêtes, tous les moments de la vie sont assortis de musique. Lorsque les interprètes sont trop vieux pour se déplacer, alors les musiciens de leur roda vont chez eux sous n’importe quel prétexte et perpétuent les rencontres. Cette façon de vivre la musique abolit les hiérarchies, les âges. On apprend de l’autre, on perpétue, on enrichit, on crée. Les relations dans la roda sont « horizontales » et c’est pour cela qu’elle est l’expression vive d’un peuple.
La musique du choro qui a donné naissance à toutes celles que l’on peut entendre aujourd’hui au Brésil ne s’est pas éteinte en s’inscrivant dans une sorte de vision linéaire de l’histoire, mais poursuit son évolution propre. Elle réussit le tour de force d’être à la fois savante et populaire, virtuose et accessible à tous.
Les pièces jouées en intermèdes par Abel Luiz au cavaquinho accompagné de Cristiano Nascimento à la guitare à sept cordes en furent une éloquente démonstration qui s’enrichit de la venue du pandeiriste Ikaro Kai Mello qui ouvrit « le cercle ».

Concert conférence donné à la Manufacture le 16 avril 2025 dans le cadre du Festival International de Choro d’Aix.

Un festival dans les étoiles

Un festival dans les étoiles

Dans ses derniers éclats, le Festival de Pâques 2025 proposait un concert exceptionnel qui suivait une architecture d’une cohérence et d’une justesse rare. Au programme, le magnifique pianiste Lucas Debargue rencontrait l’Orquestra Simfònica de Barcelona sous la houlette de son chef Ludovic Morlot. Si l’on excepte le Concerto pour piano et orchestre en fa majeur de Gershwin, les autres œuvres avaient en point commun d’être des transcriptions pour orchestre, que ce soit Alborada del gracioso (Aubade du Bouffon), la quatrième pièce des Miroirs pour piano de Maurice Ravel (1905) dont le compositeur fit l’orchestration en 1919, la création du compositeur Hèctor Parra à la demande de l’OBC dans la lignée de son ensemble Constellations de Miró, ou Tableaux d’une exposition de Modeste Moussorgski orchestré par Ravel. Était ainsi rendu hommage au compositeur né au Pays basque, à Ciboure, il y a cent-cinquante ans.

En ouverture, l’Orquestra Simfònica de Barcelona abordait son Alborada del gracioso qui correspond à un chant espagnol du matin (l’aubade était destinée à être chantée sous les fenêtres de quelqu’un, vous imaginez qui vous voulez, mais en général une personne qui vous est très chère). Son caractère amoureux convoquerait les Pierrots et les Colombines, cependant « del gracioso » n’est pas malgré les apparences un être « gracieux », mais un homme d’âge mûr peu aimable cherchant, en vain, à conquérir le cœur d’une jeune femme. La guitare, reine de ce type d’exercice, est évoquée par l’introduction staccato de la pièce. En sept minutes l’orchestre dont toutes les ressources sont exploitées dans la transcription ravélienne, fait la démonstration de sa virtuosité, équilibre des pupitres, clarté des thèmes, époustouflants solistes…

Orquestra Simfònica de Barcelona. Ludovic Morlot, direction. Lucas Debargue, piano. Grand Théâtre de Provence. 26/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Orquestra Simfònica de Barcelona. Ludovic Morlot, direction. Lucas Debargue, piano. Grand Théâtre de Provence. 26/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Après la danse effrénée qui suit le motif initial porté par le hautbois puis le cor anglais et la clarinette, le basson esquisse une « tendre plainte » censée représenter le bouffon en butte aux moqueries de son aimée envers sa grotesque sérénade. Le tout se conclut en une agitation joyeuse au son des castagnettes et du xylophone qui colorent la pièce de fragrances d’Espagne.  

Cent deux touches pour rêver !


C’est sur son piano, désormais fétiche, l’Opus 102, déjà surnommé la « Bugatti Royale » des pianos, de Paulello que Lucas Debargue interprétait le Concerto pour piano et orchestre en fa majeur de George Gershwin. Le pianiste présentait l’instrument avant son bis, l’une de ses improvisations lumineuses autour de Summertime (extrait de Porgy and Bess de Gershwin) : exemplaire unique à ce jour du célèbre facteur de piano français qui cherche toujours à améliorer, peaufiner, retravailler sur les mécaniques et la structure du piano, fabriquant ses propres cordes, ne les croisant plus comme c’est d’usage dans les Steinway par exemple, et offrant avec son Opus 102 de trois mètres de long (cent-deux touches au lieu des quatre-vingt-huit traditionnelles, neuf touches supplémentaires pour les basses et cinq pour les aigus) la capacité de sonorités d’une pureté absolue quelle que soit leur provenance, dans le bas medium, les basses, les aigus.

La clarté est parfaite et laisse percevoir aux auditeurs toutes les articulations du discours, leur accordant un bel effet de perspective et de profondeur. Lucas Debargue en est un ambassadeur convaincu et a enregistré sous le label Sony Classical un CD consacré à l’intégrale des pièces pour piano seul de Fauré (sorti le 22 mars 2024).
 Quoi qu’il en soit, son interprétation vive de l’œuvre de Gershwin séduit son auditoire. Chose curieuse, ce concerto, à l’instar de l’instrument qui le servait ce jour-là, fait partie d’un ensemble «expérimental » qui ouvrait à son compositeur un cheminement vers la musique « sérieuse ». Gershwin disait à propos de son Concerto en fa ainsi que de sa Rhapsody in blue et son Blue Monday Opera qu’il s’agissait « d’expériences, de travaux de laboratoire en matière de musique américaine ».

Orquestra Simfònica de Barcelona. Ludovic Morlot, direction. Lucas Debargue, piano. Grand Théâtre de Provence. 26/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Orquestra Simfònica de Barcelona. Ludovic Morlot, direction. Lucas Debargue, piano. Grand Théâtre de Provence. 26/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Le Concerto en fa, lui, fut commandé par le chef d’orchestre et compositeur Walter Damrosch qui venait d’assister à la création de Rhapsody in blue sous la direction de Paul Whiteman. Il créa l’œuvre avec le New York Symphony Orchestra qu’il dirigeait (il fera de même pour An American in Paris). 
La complicité entre Ludovic Morlot et son orchestre, la finesse de Lucas Debargue se conjuguent alors pour une lecture nuancée, colorée, dont le classicisme flirte avec le jazz. La dynamique instaurée d’emblée par l’orchestre catalan rend l’exécution de l’œuvre naturelle et élégante.

Lorsque la peinture et la musique se rencontrent


La deuxième partie de la soirée trouvait une unité dans la facture des pièces jouées : toutes deux sont inspirées de tableaux. 
Venait en premier lieu présenter son œuvre, commande de l’OBC, Deux constellations pour orchestre d’après Joan Miró, Hèctor Parra (né en 1976) pour sa création française.

D’abord écrites pour piano et un récitant, elles trouvent une nouvelle ampleur dans leur version orchestrale.
L’artiste rappelle combien le cheminement artistique de Joan Miró est inspirant. Ses 23 constellations peintes entre janvier 1940 et septembre 1941 sont un « modèle de ténacité» : l’agencement des formes et des couleurs qui se retrouvent dans les courtes compositions (environ trois et quatre minutes) résonnent comme un manifeste. Les couleurs subsistent malgré la barbarie et la vainquent. On est convié à un voyage intérieur qui jongle entre les sonorités de l’orchestre, use des percussions avec une subtile intelligence.

Orquestra Simfònica de Barcelona. Ludovic Morlot, direction. Lucas Debargue, piano. Grand Théâtre de Provence. 26/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Orquestra Simfònica de Barcelona. Ludovic Morlot, direction. Lucas Debargue, piano. Grand Théâtre de Provence. 26/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Le désordre initial se fond dans les vibrations de la flûte (exceptionnelle Mireia Farré) et la chaleur des violons qui semblent sceller une réconciliation du monde dans le premier chapitre, « Femmes au bord du lac à la surface irisée par le passage d’un cygne (constellation XVIII) », puis les percussions, marimbas en tête semblent constituer la colonne vertébrale du second passage, « L’oiseau migrateur (constellation XIX) », frémissantes, pailletées, soulignées par le trait sombre du tuba : deux tableautins ciselés et délicatement équilibrés. 
Enfin, on revenait à la fantastique orchestration de Ravel (l’une des rares à savoir faire oublier le piano originel) des Tableaux d’une exposition de Modeste Moussorgski. Et l’on se laisse emporter avec délices dans le parcours du musicien et ses « Promenades » où l’on croise des lieux sublimes, ou pétillants de vie, comme le marché de Limoges, (tant pis pour les Catacombes romaines !), les contes de Baba Yaga et sa cabane sur des pattes de poule, tandis que des poussins dansent dans leurs coques et que la Grande porte de Kiev s’ouvre en majesté, beauté à laquelle on aimerait qu’elle soit toujours attachée aujourd’hui. Les musiques n’ont pas besoin de forcer le trait pour être signifiantes.
En bis, le concert revient à Gershwin avec un extrait de Shall we dance, Promenade Walking the dog. (Promenade en référence à Moussorgski ?). La séquence évoque la promenade des chiens sur le pont d’un paquebot de luxe, façon de faire se rencontrer le fabuleux couple Fred Astaire/ Ginger Rogers.

Concert donné le 20 avril 2025 au Grand Théâtre de Provence dans le cadre du Festival de Pâques qui a compté encore davantage de spectateurs cette édition avec plus de 30 000 personnes que les années précédentes.

Voyage russe

Voyage russe

Parmi les nombreux sommets du Festival de Pâques, on peut compter sans conteste le concert de l’Orchestre Philharmonique de Radio France, baptisé « Le Philar » tant il est devenu génialement familier dans la constellation des plus grands orchestres mondiaux actuels, dirigé par son chef titulaire, Mikko Franck, depuis 2015 (contrat prolongé deux fois, jusqu’en 2022 puis en 2025). Le programme en était entièrement russe, allant d’une version d’anthologie du célébrissime Concerto n° 1 pour piano en si bémol majeur de Piotr Ilitch Tchaïkovski à l’inquiétante et bouleversante Symphonie n° 10 en mi mineur de Dmitri Chostakovitch.

Une plongée au cœur des émotions

Certes, on le connaît par cœur ce Concerto n° 1 de Tchaïkovski, et pourtant, ce soir-là, dès les premières mesures, une houle ample s’emparait de vous. L’orchestre, bouleversant, d’une unité pailletée, offrait un écrin juste sublime au piano de Beatrice Rana, éblouissante dans sa lecture d’une partition qu’elle fréquente depuis longtemps (elle en a enregistré une version chez Warner Classics en 2015). Elle subjuguait par son jeu nuancé et puissant qui n’est pas sans rappeler celui d’un Boris Berezovski ou d’un Daniil Trifonov.

Aucun appesantissement, le piège du pathos est évité avec brio ! La composition suffit à nous toucher. La justesse de l’interprétation, sa vivacité, son intelligence servent un propos qui unit subtilement mélodies et percussions à l’orchestre et au piano, dans une ivresse sonore qui transporte. 
Et pourtant, c’est l’œuvre d’un musicien qui doute. Tchaïkovski a alors trente-quatre ans, c’est son premier concerto, et il est à la peine, ça n’avance pas, il trime, confie dans une lettre à son frère Modest : « j’essaie d’écrire un concerto pour piano, mais ça ne marche guère ». Mais après une amorce difficile, il va réussir à boucler en quelques semaines une œuvre qu’il dédicace d’abord à son ami Nikolaï Rubinstein.

Orchestre Philharmonique de Radio France. Mikko Franck, direction. Grand Théâtre de Provence. 24/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Orchestre Philharmonique de Radio France. Mikko Franck, direction. Grand Théâtre de Provence. 24/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Ce dernier, fondateur du Conservatoire de Moscou avait confié la classe de composition à Tchaïkovski. Mais il reste impassible à l’écoute de la pièce que lui joue Tchaïkovski, puis se déchaîne tel un « Jupiter tonnant », racontera plus tard le compositeur à sa mécène Nadejda von Meck, le concerto « ne vaut rien », il « est injouable, les passages sont plats, maladroits et tellement malcommodes qu’il est impossible de les améliorer, l’œuvre elle-même est mauvaise »… Bref, il faudrait tout reprendre, ce à quoi Tchaïkovski répond « je ne réécrirai pas une note, et le ferai imprimer tel qu’il est » (en fait il reprendra son œuvre dans une version arrangée pour deux pianos durant l’été 1879 et en décembre 1888) . Le pianiste allemand, Hans von Bülow qui, lui, est en admiration devant la partition, le créera le 13 octobre 1875 à Boston aux États-Unis. Il écrira à Tchaïkovski « dans les idées c’est si original -sans jamais être recherché- si noble, si vigoureux (…). Dans la forme, c’est si mûr, si plein de style, intention et exécution correspondant si harmonieusement que je vous fatiguerais en énumérant toutes les qualités qui engagent à féliciter également l’auteur et tous ceux appelés à en jouir activement.»
Que rajouter en effet, une pianiste au sommet de son art, époustouflante de lyrisme et de puissance, un orchestre brillant, aux pupitres sculptés dans le flux miroitant de la musique… Pour la petite histoire Rubinstein reviendra sur sa détestation et deviendra un grand interprète de cette œuvre ! Certains y voient les influences de Liszt, Chopin, Grieg… L’introduction monumentale est suivie d’un tempo vif qui renouerait avec une mélodie populaire ukrainienne, mais aussi une chanson française, « il faut s’amuser, danser et rire » qu’aimait, dit-on, fredonner Modest, le frère de Piotr Ilitch.

Sous les fantaisies joyeuses, une tension se glisse, plus délicate et teintée d’une certaine nostalgie, voire d’une sourde inquiétude balayée d’un revers de main par un éclat enjoué, une ascension vertigineuse où piano et orchestre se mesurent, un phrasé dans les aigus du clavier qui se fait harpe… On se plaît à reconnaître dans le Finale des bribes du futur ballet La Belle au bois dormant. La pensée muse. La pianiste accorde un bis dédié à Tchaïkovski : la Fée dragée de Casse-Noisette. Il faut bien un entracte pour se remettre et se préparer aux ombres terribles de la suite composée en pleine Guerre froide. Clin d’œil volontaire de la composition du programme ?

Orchestre Philharmonique de Radio France. Mikko Franck, direction. Grand Théâtre de Provence. 24/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Orchestre Philharmonique de Radio France. Mikko Franck, direction. Grand Théâtre de Provence. 24/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Ce concerto est utilisé depuis 2020 comme hymne pour les remises de médailles aux athlètes russes sous bannière neutre (ROC), le tribunal arbitral du sport ayant décidé d’exclure la Russie de toutes les compétitions internationales et aussi de bannir l’hymne national de la Fédération de Russie le remplaçant par le concerto de Tchaïkovski, car faisant partie de la « culture mondiale ».

Un tableau de la peur

« Je ne conçois pas, en ce qui me concerne d’évolution musicale hors de notre « évolution socialiste ». Et l’objectif que j’assigne à mon œuvre est de contribuer de toutes les manières à l’édification de notre grand et merveilleux pays. Il ne saurait y avoir de meilleure satisfaction, pour un compositeur, que d’avoir aidé, par son activité créatrice, à l’essor de la culture musicale soviétique, appelée à jouer un rôle primordial dans la refonte de la conscience humaine », déclarait Dmitri Chostakovitch en 1936.

Malgré cette belle déclaration de principe, le compositeur sera toujours dans l’intranquillité : en 1936 justement, alors que les représentations de son opéra Lady Macbeth du district de Mtsensk remportent un vif succès, paraît un article incendiaire à son propos dans la Pravda : « Le chaos remplace la musique ». En effet, Staline, le « petit père des peuples » avait assisté à l’une des représentations de l’opéra au Bolchoï et avait détesté. Est-ce parce qu’il était accompagné d’Andreï Jdanov qui taxait facilement de « petit bourgeois » tout ce qu’il considérait comme non conforme au style soviétique, simple et réaliste. On (l’article n’est pas signé) accuse l’opéra n’être constitué que de « tintamarre, grincements, glapissements», et à « l’hermétisme » et au « naturalisme grossier » qui ne sont que «formalisme petit-bourgeois ».

Orchestre Philharmonique de Radio France. Mikko Franck, direction. Grand Théâtre de Provence. 24/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Orchestre Philharmonique de Radio France. Mikko Franck, direction. Grand Théâtre de Provence. 24/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

C’est l’époque des purges staliniennes, le 6 février de la même année, c’est son ballet Le Clair Ruisseau qui est voué à la vindicte. Chostakovitch fait alors l’objet d’une condamnation officielle de l’Union des compositeurs soviétiques. Il devient ainsi un « ennemi du peuple », ce qui peut présager d’une déportation prochaine. En 1937, il sera convoqué par le NKVD. L’officier chargé de son dossier est exécuté est c’est à cela qu’il doit sa survie ! Les grandes purges staliniennes de 1937 ne faisaient guère dans le détail. Toute sa vie le musicien aura à craindre pour son existence. Aussi ses œuvres sont toutes empreintes d’une inquiétude ontologique : au nom du « réalisme socialiste » la vitalité des arts des débuts de l’URSS subit un long écrasement.

La dixième symphonie est créée le 17 décembre 1953, l’année même où Staline meurt (le 5 mars). Le musicien n’avait plus écrit de symphonie depuis huit ans. Plus tard, Chostakovitch avouera qu’il pensait à Staline dans l’allegro si paradoxalement oppressant en brossant un portrait sans concession du dictateur. Il intègre son acronyme musical DSCH (ré-mi bémol-do-si) qui se répète avec force, comme une affirmation triomphante de vie face au tyran mort. L’art survit à la barbarie et rétablit les principes d’une humanité libre. Les bourdonnements des contrebasses étayent les tierces des violons et des autres cordes, les instruments à vent accordent une dimension angoissante, sachant respirer sotto voce ou lancer des finals tonitruants.

Orchestre Philharmonique de Radio France. Mikko Franck, direction. Grand Théâtre de Provence. 24/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Orchestre Philharmonique de Radio France. Mikko Franck, direction. Grand Théâtre de Provence. 24/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Il est dit parfois qu’un autre personnage est tissé en filigrane, la pianiste Elmira Nazirova qui étudia la composition avec Chostakovitch : le thème mi (E ), la (L), mi (MI) ré (r ), la (A) entre au cœur d’un tempo qui s’accélère en valse folle, mais les deux thèmes, même rapprochés ne se toucheront jamais…  
Les ombres s’amassent, murmurent en clair-obscur, puisent dans le tréfonds des âmes, s’éclairent parfois de fulgurances, se colorent d’un humour grinçant, implacables, martelées par les cymbales, ondes saisissantes.

La lecture de Mikko Franck est d’une maîtrise absolue, dessine des perspectives, fait se côtoyer les divers niveaux de la partition en une tension qui jamais ne se relâche. Les détails sont finement ciselés, les soli ébouriffants de sens. Ce sont des voix qui nous parlent, se lamentent, menacent, appellent. Le cauchemar de l’Allegro où apparaît le portrait de Staline est rendu par les ostinatos de ses rythmes, ses attaques franches. Tout prend vie sous la houlette de Mikko Franck dont la complicité de longue date avec l’orchestre est sensible et accorde à l’œuvre une cohérence et une narration d’une rare éloquence. La virtuosité de l’interprétation sidère jusqu’aux dernières notes d’un final prodigieux, où jouxtent les sentiments les plus discordants, désespoir et exaltation, ironie et joie…
À un public qui l’ovationne, malicieux, Mikko Franck lance « quand c’est fini, il y en a encore » et dirige alors, petit sourire à son pays d’origine (le compositeur est lui aussi finlandais), La Valse triste de Sibelius, une manière de se réconcilier avec la douceur du monde… 

Concert donné le 24 avril 2025 au Grand Théâtre de Provence dans le cadre du Festival de Pâques.

Envolées vers les étoiles

Envolées vers les étoiles

On avait entendu Bruce Liu pour la première fois à La Roque en 2022 sur les deux concertos de Chopin, après son premier prix au Concours Chopin de Varsovie en 2021 (ici), puis, le jeune pianiste était revenu en 2023, en récital, suscitant le même engouement. Il était bien naturel qu’il fasse son entrée au Festival de Pâques aixois qui sait lui aussi convier les plus grands musiciens actuels.
Seul dans l’écrin du Conservatoire Darius Milhaud, il conjugua l’acoustique précise du lieu au velouté de son piano dans un programme entièrement russe.

Un calendrier poétique

La composition des Saisons avait été commandée à Tchaïkovski par l’éditeur d’un magazine musical mensuel de Saint-Pétersbourg, Nikolaï Matveïevitch Bernard qui publiait dans son supplément des partitions. Il s’agissait de composer un tableau poétique de chaque mois de l’année dont les titres et les épigraphes étaient choisies par l’éditeur. Pour le compositeur, ce travail était perçu comme assez alimentaire, et l’on raconte que c’est à l’injonction de son domestique qu’il s’asseyait à sa table de travail et écrivait rapidement une pièce qui était envoyée dans la foulée ! Mais lorsque c’est Tchaïkovski qui est nonchalant, le résultat est malgré tout brillant, imagé, ciselé dans une concision élégante.

L’aisance technique de Bruce Liu fait oublier toutes les difficultés de la partition et traduit ces douze miniatures avec une poétique vivacité, déclinant chaque atmosphère, mélancolie, tristesse, nostalgie, tendresse, joie débridée, en séduisant totalement son auditoire. On n’est plus dans une salle de concert, mais dans le salon d’une grande maison où le pianiste nous raconte, spirituel et sensible les anecdotes et les caractéristiques de chaque mois, appuyant sur un trait, laissant supposer un autre. Nous sommes dans une conversation vive au cours de laquelle un peintre nous livre ses esquisses, détaillant au fur et à mesure telle ou telle partie, attirant notre attention sur un sourire, un soupir, un léger vague à l’âme, un pas de danse ensoleillé…

Bruce Liu, piano. Conservatoire Darius Milhaud. 23/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Bruce Liu, piano. Conservatoire Darius Milhaud. 23/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Après la Barcarolle de Juin se glisse Le Lac des cygnes de Tchaïkovski dans la transcription d’Earl Wild. Les oiseaux s’envolent sous les doigts du pianiste, qui jamais n’insiste, mais nous offre un tableau tout de délicatesse auquel succède la Sonate pour piano n° 4 en fa dièse majeur d’Alexandre Scriabine, lumineuse dans la fluide interprétation de Bruce Liu qui en enchaîne les deux mouvements. Scriabine décrivait cette pièce comme « le vol de l’homme vers l’étoile, symbole du bonheur ».

Après l’entracte et le « second semestre » de Tchaïkovski, le jeune pianiste achevait son programme par la pièce maîtresse qu’est la Sonate n° 7 opus 83 de Prokofiev. Le jeu délié de l’instrumentiste atteint une densité profonde, remodèle les contrastes, accentue les lignes comme dans les tableaux de Rouault, tranche dans le vif, sculpte avec force, semble être à la source même d’une énergie indomptable. On est pris par la fièvre du premier mouvement Allegro inquieto, l’étonnante expressivité mélodique du deuxième, le martèlement mécanique du finale qui sonne comme une conjuration cathartique.

Bruce Liu, piano. Conservatoire Darius Milhaud. 23/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Bruce Liu, piano. Conservatoire Darius Milhaud. 23/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

On est fasciné, suspendu, transporté dans un autre espace-temps où tout devient signifiant. La violence musicale renvoie au qualificatif souvent attribué à cette sonate ainsi qu’aux n° 6 et 8, « sonates de guerre », car, composées en Russie durant la Seconde Guerre mondiale. La n° 7, publiée en 1943 reçut cette année-là le prix Staline !
Généreux, le jeune artiste offrit quatre bis où il avait le plaisir de retrouver le Chopin de son concours, Les Sauvages de Rameau, et la première Gnossienne d’Éric Satie qui prit des volumes fantastiques et inédits. Quelle musique !!!

 

Concert donné au Conservatoire Darius Milhaud le 23 avril 2025 dans le cadre du Festival de Pâques.