Alain Simon, directeur du théâtre des Ateliers, poursuit ses investigations autour de l’art théâtral et de ses relations avec d’autres formes artistiques qui se suffisent, elles aussi, à elles-mêmes. On a ainsi suivi ses explorations entre texte et danse que ce soit avec le danseur Leonardo Centi dans Un homme qui dort de Pérec (ici) ou avec Emmanuelle et Marie Simon et leur travail chorégraphique conçu « dans la perspective d’une création dans un théâtre avec un metteur en scène de théâtre », Comment se retourner ? (ici).
Par le biais de ce qu’Alain Simon a baptisé « lecture augmentée », c’est au tour de larges extraits du volume La vie est courbe de Jacques Rebotier de passer à la moulinette du troisième volet de Fêtons la littérature, manifestation initiée par Mon Montaigne et la chaîne de lecteurs autour de Bambi une vie dans la forêt de Felix Salten. « Il s’agissait de renouer avec les lectures coutumières de la Fête du livre aixoise, les Écritures croisées fondées par Annie Terrier. Ces moments nous manquent cruellement, et c’était un moyen de leur rendre hommage par des marathons ou semi-marathons de lecture », sourit Alain Simon.
Avec son complice, le musicien, vibraphoniste, compositeur et improvisateur, Alex Grillo qui intervient depuis trois ans dans la formation de la Compagnie d’Entraînement sur le thème de la poésie sonore et le son des mots, le comédien et metteur en scène s’attache ici à un phénomène de la littérature. Jacques Rebotier se présente lui-même sur son site « Rebotier.net », comme appartenant « à la folle famille de dislocateurs de mots, de sons et de cerveaux ».
Alain Simon et Alex Grillo/ Le dos de la langue (Poésie courbe)/ Théâtre des Ateliers © M.C.
En amont, Alex Grillo et Alain Simon ont partagé leurs réflexions en mails croisés (technique déjà brillamment utilisée dans Conversations à Bilbao, de Jean-Marie Broucaret et Alain Simon) dans l’amorce d’un peut-être futur ouvrage, Les SenSon(s), composés entre le 27 septembre et le 5 octobre 2023. Le sujet en est la relation à la diction, aux sons signifiants par leur agencement en mots ou simplement par leurs intonations, leur mise en espace par les corps.
Alex Grillo se plaît à disséquer les sons émis, leurs émissions, palatales, dentales, labiales, dont la matière première est vite occultée au profit de leur signification : « ils finissent par glisser du son au sens et se faire oublier en tant qu’entités ».
Alain Simon replace les éléments de l’élocution dans une perspective historique, évoque les enregistrements de Sarah Bernard dont les intonations ne sont plus de mise aujourd’hui, mais insiste aussi sur tout ce qui accompagne la parole : « c’est vrai que dans la parole, le sens est apparemment l’enjeu ! Pourtant tout compte, le grain de la voix, la diction, les signes du fonctionnement de l’instrument, le corps ! (…) Grotowski dans son livre Vers un théâtre pauvre, écrit : « l’orateur parle, il parle, il parle, il tousse, ouf ! il vit ! » Les sémiologues dans le travail vocal d’un comédien distinguent le locutoire et le perlocutoire. Si l’auditeur n’a pas conscience de cette dimension qui semble autonome du sens ; c’est qu’elle influence à son insu la perception. »
Pour Alex Grillo, « si nous utilisons les mots comme un matériau sonore, il faudra essayer, bien que je sache que c’est une quasi-mission impossible, de leur retirer tout le locutoire pour ne garder que le chant des phonèmes ». Alain Simon souligne alors le paradoxe du résultat inversé pour l’auditeur lorsque le comédien met « trop » le ton : « si l’acteur (..) mâche le travail du spectateur, il l’empêche de construire un sens plus personnel, il rend passif ».
Ceci étant posé, les deux complices offrent une lecture à deux voix de ce qu’ils nomment « Le dos de la langue (Poésie courbe) de Jacques Rebotier ». La lecture tient alors de la performance poétique. Les voix des deux comédiens trouvent un unisson, esquissent d’infimes décalages, se font écho, dessinent une forme de chanson « en canon ». Les espaces créés ainsi entre les sons identiques semblent matérialiser l’espace qui sépare les deux lecteurs debout, face à leur pupitre. Combien de temps un mot met pour atteindre l’autre ? Cette distance se fait linguistique, l’un énonçant en français, l’autre en italien en un effet stéréophonique qui joue sur la musicalité des deux langues. Le sens du texte s’en trouve multiplié, les sonorités apportant leur propre puissance d’émotion et de signification.
Alain Simon et Alex Grillo/ Le dos de la langue (Poésie courbe)/ Théâtre des Ateliers © M.C.
Les mots se posent sur une véritable partition qui se plaît à les réduire parfois en simples fragments dont l’agencement ne prend sens que par les intonations et les modulations de ceux qui les profèrent. La langue s’éloigne alors de toute construction, s’efface derrière les syllabes désorganisées, et pourtant orchestre un tissage qui nous parle, nous fait sourire, nous embarque dans sa musicalité. Les sons articulés deviennent notes sur une portée et prennent une fonction mélodique, bousculée, discordante, harmonieuse, se pliant aux intentions des « comédiens-musiciens ».
Les mots de Jacques Rebotier ne sont pas « hors-sol » mais s’ancrent puissamment dans le réel, que ce soit dans leur fantaisie érotique, leur diatribe politique, dans leur « écriture carrée » qui sait si bien jouer avec les strates de sens d’un vocabulaire polysémique. « La musique adoucit les sens/ La musique marchande le sable » tandis que « l’écrivain, bête à plume » dialogue avec le « peintre, bête à poils ». Pour un poète et musicien qui « très tôt (a manifesté une) aptitude à l’inexistence » adepte de la « néganthropie » et qui « vise l’anti-moi », quelle personnalité !
Le spectacle concocté par Alain Simon et Alex Grillo est une petite merveille, inclassable, amoureuse des mots, des sons, des rythmes, des fantastiques métamorphoses des textes et de leurs infinies capacités musicales.
Spectacle vu au Théâtre des Ateliers le 25 avril 2025
Alex Grillo/ Le dos de la langue (Poésie courbe)/ Théâtre des Ateliers © M.C.
Cet obscur objet qu’est le théâtre
Conversations à Bilbao de Jean-Marie Broucaret et Alain Simon aborde en cinq temps l’univers du théâtre
C’est leur éditeur, Bernard Duperrein qui, après la lecture de ce qui deviendra le premier chapitre du livre, Conversations à Bilbao, demandera aux deux hommes de théâtre que sont Jean-Marie Broucaret et Alain Simon de compléter ce dialogue d’une bonne quarantaine de pages par d’autres essais composés sur le même mode à propos de leur expérience de théâtre et de transmission, tous les deux sont acteurs, metteurs en scène, directeur de théâtre et formateurs. Suivant la méthode inspirée d’un travail mené avec deux actrices au Théâtre des Ateliers, Dialogue : il s’agit d’échanger des mails dans un délai de 24 heures après le moment où l’on reçoit le texte de l’autre, « quelle que soit notre disponibilité, ou de notre inspiration », explique Alain Simon en introduction « les dates de début et de fin du dialogue sont fixées à l’avance » une lecture à haute voix hors de leurs lieux d’exercice détermine l’intérêt de ce qui est produit. Comme le lieu de rencontre fut un hôtel de Bilbao, le titre était tout trouvé ! La réflexion porte sur la manière de mener « l’option théâtre », le lieu de la représentation, la problématique de la scène et de ses « murs », le moment où le jeu commence, où l’acteur « entre en jeu ». C’est brillant, profond, illustré de références. Le langage technique n’est pas occulté, mais éclairé de façon que tout type de lecteur puisse saisir les enjeux du propos. Le théâtre « porte un espoir dans l’humanité. Plus qu’un art vivant, c’est un art des vivants ». Un ouvrage qui se lit comme un roman. Une pépite !
Conversations à Bilbao, Jean-Marie Broucaret et Alain Simon, éditions La ligne d’encre, 12€ (article paru dans les pages de Zébuline 2024)
Perlocutoire : l’effet perlocutoire d’un discours c’est l’action qu’il exerce sur son auditeur. Ainsi, si quelqu’un dit « il fait froid », la personne qui l’a écouté se lève pour fermer la fenêtre.
Locutoire : dire quelque chose qui a un « sens »
La vie est courbe est le deuxième volet d’une trilogie composée par Jacques Rebotier, à la suite à une commande du Théâtre National de Strasbourg, comprenant Réponse à la question suivante et Vengeance tardive.