Embouteillages, voitures qui reculent, cherchent désespérément une place, quel est cet attroupement nouveau autour de la bastide du Jas de Bouffan sous le soleil encore écrasant de la fin de l’après-midi ?
Le Festival Aix en Juin, cette géniale première partie gratuite du Festival d’Aix s’est glissé dans les temps forts de la ville qui l’a vu naître et s’inscrit à sa manière dans l’année Cézanne en occupant le parc de la Bastide du Jas de Bouffan, maison de campagne acquise par la famille Cézanne en 1859 et qui fut le point d’ancrage du peintre lors de ses allers et retours entre la Paris et Aix-en-Provence. C’est là qu’il créa son célébrissime tableau Les Joueurs de cartes. Cette année voit la transformation de ce lieu en un centre d’interprétation de l’œuvre de Paul Cézanne et espace muséal.
Au programme, s’entrelacent les époques, musiques issues du répertoire classique et de la création contemporaine par les deux quatuors, Quatuor Poiesis et Quatuor Ineo, qui ont été en résidence sous l’égide du Quatuor Diotima à travers concerts et master classes et par le G.U.I.D. Ballet Preljocaj, des danses extraites de pièces du chorégraphe Angelin Preljocaj, récemment académicien, reconnaissance d’un travail puissant, élégant et d’une infinie richesse.
Parc de la bastide du Jas de Bouffan © M.C.
Le spectacle s’orchestrait avec fluidité, les danseurs du Ballet Preljocaj instaurant une continuité souple entre les moments musicaux et dansés, installations et déplacements des pupitres des musiciens, accompagnant ces derniers dans leurs entrées et leurs sorties. Il n’est plus alors de cloisonnement entre les arts, mais d’une délicate rencontre.
Les deux quatuors proposaient chacun deux pièces, la première « classique », la seconde contemporaine.
Ouvrait le bal le Quatuor Ineo (Nadia Kalmykova et Liuba Kalmykova, violons, Sarah Maria Dragovic, alto et Constantin Siepermann, violoncelle) avec le Quatuor à cordes en mi mineur opus 44 n° 2 de Felix Mendelssohn Bartholdy. Les instruments s’accordaient au paysage sonore des cymbalisations des cigales (la sonorisation d’extérieur, si complexe, était impeccable !) pour offrir l’optimisme de la pièce écrite durant le voyage de noces du compositeur. Évitant l’écueil du pathos de l’Andante le quatuor n’en laisse percevoir que le recueillement, tandis qu’il sait s’emporter, virtuose, dans l’impétuosité des Allegro, Scherzo et Presto. Tout l’art du jeune compositeur se retrouve ici : il a 28 ans (on est en 1837), il vient d’épouser Cécile Jeanrenaud, fille d’un pasteur d’origine française, et il lui vient l’idée au cours de son voyage de noces de commencer un opus de trois quatuors à cordes (dont le n° 2 en mi mineur) « pour faire le point », ainsi qu’il l’écrit à sa mère. Le résultat en est brillant, rythmé, nourri de mélodies.
En diptyque, le Quatuor Ineo proposait Reflections on the Theme B-A-C-H pour quatuor à cordes (2002) de la compositrice contemporaine qui nous a quittés cette année, Sofia Goubaïdulina, (1931-2025). Cette œuvre fut composée à la demande du Quatuor à cordes Brentano qui avait invité en 2002 dix compositeurs et compositrices à écrire des pièces complémentaires à chaque mouvement de L’Art de la Fugue de Bach. Sofia Goubaïdoulina avait choisi la fugue finale, inachevée et dont le troisième et dernier sujet repose sur les notations allemandes correspondant aux lettres du nom de la famille de Bach (Si bémol, La, Do, Si bécarre), sorte de signature musicale de l’artiste qui apparaît ainsi au cœur de son œuvre.
Aix en Juin / spectacle Cézanne/ Quatuor Ineo/ Jas de Bouffan © M.C.
La facture impressionniste du travail de la compositrice se peuple d’apparitions tourmentées, s’exalte dans de fantastiques aigus, trouve des résolutions qui s’éteignent en fragiles suspens puis exultent dans l’air du soir. Le Quatuor Poiesis (Sarah Ying Ma et Max Ball, violons, Jasper de Boor, alto, Drew Dansby, violoncelle) s’attachait dans un premier temps à l’un des quatuors pour cordes que Joseph Haydn composa à son retour d’Angleterre où il avait rencontré de vifs succès à Vienne à la demande de son mécène le prince Anton Esterhazy. Son Quatuor n° 2 opus 71 a l’ampleur d’une symphonie et se mariait à merveille avec la tessiture large des instruments du Quatuor Poiesis, aux attaques sûres et aux empâtements sculptés. Violoncelle, violons, alto s’enchâssent à la manière de poupées gigognes, se tissent en contrepoints, s’élancent en octaves vertigineuses, jouent d’effets de surprise, dansent, alertes dans le Menuetto, et sont emplis d’humour dans un Finale subtilement puissant.
En œuvre contemporaine avait été choisi le Quatuor à cordes (2024) du jeune compositeur américain (il est né en 1991), Brian Raphael Nabors. Le Quatuor Poiesis l’avait joué à sa création en octobre 2024 à l’Université de Cincinnati (Collège-Conservatory of Music, Werner Recital Hall) de l’assistance était subjuguée par la vivacité et l’élégance de cette pièce à la palette colorée et vibrante. On y entend la voix originale du musicien, sa façon de mêler les techniques les plus diverses issues des mondes classique, contemporain, jazz, RnB, Gospel, pour une expression personnelle vécue telle une « mosaïque » selon les propres termes du compositeur, empreinte d’un lyrisme sensible. Le Finale du morceau était tout simplement ébouriffant !
Aix en Juin / spectacle Cézanne/ Quatuor Ineo/ Jas de Bouffan © M.C.
Aix en Juin / spectacle Cézanne/ Quatuor Ineo/ Jas de Bouffan © M.C.
Le G.U.I.D. reprenait pour sa part des fragments de Parade (1993) et du sublime Requiem (s) (2024) d’Angelin Preljocaj, architectures mouvantes, géométries précises… l’espace se redessine à l’aune des évolutions des danseurs et des danseuses qui sont toujours d’une justesse précise et envoûtante. Ces pièces ne se contentent pas de la perfection plastique mais nous parlent, habitent et structurent les imaginaires. Le final sur Toxicity de System of a Down (Serj Tankian) sonne en point d’orgue. L’art prend alors une allure d’urgente nécessité, indispensable respiration qui nous relie au monde.
Bouleversants seront les saluts où tous les artistes se retrouvent en un maul complice qui rappelle à quel point l’union entre les êtres est ce qui nous rend humains.
Spectacle donné le 1er juillet 2025 au Jas de Bouffan dans le cadre d’Aix en Juin et de l’Année Cézanne