On les avait découverts au Festival de la Roque d’Anthéron 2024 au Château-Bas de Mimet le 6 août (ici). Les trois musiciens du Trio Pantoum, Hugo Meder (violon), Bo-Geun Park (violoncelle) et Kojiro Okada (piano), rendent hommage dans leur premier enregistrement à celui à qui ils doivent leur nom, Ravel, qui écrivit en 1914, juste avant de partir à la guerre son Trio pour piano en la mineur 67M dont le deuxième mouvement est baptisé « Pantoum », référence à la forme de vers malaisienne qui séduisit les poètes du XIXème (ainsi le célèbre Harmonie du soir baudelairien). La curiosité du jeune trio le pousse à explorer des univers différents, celui du compositeur romantique russe peu joué, Anton Stepanovich Arenski (1861-1906) et celui du contemporain Miroslav Srnka (né en 1975).

Le trio fondateur

Le Trio pour piano de Ravel est celui d’un homme pressé par le temps : c’est l’été 1914, l’Europe s’est engagée dans la Première Guerre mondiale et le compositeur, « travaillant avec la sûreté et la lucidité d’un fou », selon ses propres termes dans une lettre à un ami, achève « cinq mois de travail en cinq semaines ». Alors âgé de quarante ans, Ravel cherche à s’engager, mais il sera repoussé comme en 1895, année qui le vit exempté du service militaire en raison de sa faible constitution (1,61 m et 48 kg, donc « trop léger de deux kilos » !). Il rêve d’être incorporé dans l’aviation, mais parviendra à force d’insistance à se retrouver conducteur d’un camion militaire qu’il surnomma Adélaïde et fut ainsi envoyé à Verdun en 1916. Il se refusa à prendre part à la Ligue nationale pour la défense de la musique française, sa prédominance en France, sa propagation à l’étranger, fondée par Charles Tenroc (anagramme du nom de naissance Cornet), compositeur, critique musical et journaliste, autour, entre autres, de musiciens comme Camille Saint-Saëns ou Alfred Cortot. Cette ligue tendait à vouloir faire de la musique française un outil de propagande et à interdire les œuvres allemandes et austro-hongroises, démarche emplie d’étroitesse qui, faisant « ignorer systématiquement les productions (de ses) confrères étrangers » à la musique française « si riche à l’heure actuelle » (on est en 1916), la conduirait à « s’enfermer en des formules poncives ».

L’apport des musiques du monde est sensible dans le premier mouvement, Modéré, de son Trio avec piano, le rythme asymétrique (3+2+3) du zortziko basque, touche discrète des sonorités du gamelan balinais, une pincée de jazz, une dose de mystère avec son passage du la mineur au do majeur… Les premières mesures se dessinent en écho. Ombres moirées d’un paysage onirique, les mélodies tissent les fils d’une indicible nostalgie. La clarté du piano se mêle aux cordes profondes s’emporte en tempête avant un retour apaisé. L’enlacement des phrases se calque sur le principe de la forme de vers malaisienne (deuxième et quatrième vers du premier quatrain se répètent dans les premier et troisième vers du deuxième) dans le deuxième mouvement, le fameux Pantoum, un scherzo vif aux volutes luxuriantes.

Trio Pantoum, Modern Times, Dolce Volta

Les attaques pures des instruments soulignent les contrastes entre une sécheresse alerte et un lyrisme délicat. Clin d’œil baroque avec le troisième mouvement dont le nom rappelle une danse, Passacaille : la ligne basse du piano sert de socle aux cordes qui peu à peu s’élèvent déchirantes, et finissent par dialoguer mélancoliquement seules avant la conclusion du piano en miroir de ses premières mesures. Les ombres seront dissipées par le dernier mouvement, Finale, qui s’anime de couleurs exubérantes où les instruments exultent.

Vingt ans plus tôt, en1894, le compositeur russe Anton Arensky écrivait son Trio avec piano n° 1 en ré mineur dédicacé in memoriam à son ami Tchaïkovski mort l’année précédente et au violoncelliste Karl Davidov (1838-1889), « le tsar des violoncellistes » selon Tchaïkovski. Le premier mouvement très élégiaque sonne sous les accords des Pantoum comme une pièce symphonique avec sa coda en Adagio. Le deuxième mouvement, Scherzo, pourrait être une pièce de ballet, avec ses pas soulignés par une partition alerte. L’écriture très narrative multiplie les rebondissements, offrant des passages enlevés aux instruments. Une certaine espièglerie semble sous-tendre les évolutions rêvées, tandis que l’Adagio du troisième mouvement est empli de nostalgie et par moment fait penser à l’univers d’India Song de Marguerite Duras et sa musique de Carlos d’Alessio.

Puis, les mesures s’accélèrent dans le Finale parcourues de courants telluriques, s’alanguissent, frôlent le silence et concluent en un ultime emportement.  Le jeu des trois musiciens s’empare de ce répertoire avec une grande finesse, lui apportant une lecture nuancée et une virtuosité qui se moque des effets.

Changement de siècle

Le CD s’achève par une pièce du XXIème siècle avec Emojis, Likes and Ringtones d’une étoile montante de la musique contemporaine, le compositeur tchèque Miroslav Srnka. Cette œuvre de commande est une pièce imposée lors de la demi-finale du Concours de musique ARD 2018 financé par la Fondation Ernst von Siemens pour la musique. Cinq temps se dessinent : 1) List of Emojis, 2) Post, 3) Mixed Feelings, 4) Posts and Tapbacks, 5) Ringtones. Le musicien s’inspire de notre quotidien connecté, fait des signaux des smartphones matière musicale, métamorphose les jingles, les inclut dans la pâte de sa composition. La construction rigoureuse est empreinte d’humour, établissant une distance ironique entre le familier et le regard posé sur lui. Les trois musiciens s’en donnent à cœur joie, font sonner les instruments, les détournent. On a l’impression de les entendre rire malgré une partition complexe mais si ludique. Le CD se referme sur cette sorte de pied de nez aux technologies qui nous envahissent et qui peuvent être sujet de création malgré les apparences.
Un petit bijou !

Modern Times, Trio Pantoum, La Dolce Volta (sortie le 11 avril 2025)