Duos et miroirs

Duos et miroirs

Le Théâtre des Ateliers se définit comme « théâtre de création, de formation et de sensibilisation du public ». Lieu d’expérimentation par excellence, il sait avec sa compagnie d’entraînement, ses ateliers intitulés « Regard du spectateur » initiant les publics à exercer leur esprit critique, développer le goût et le sens du théâtre. L’expérimentation se pratique aussi dans le travail théâtral, la recherche de formes nouvelles, l’exploration des modes d’expressions. Au cours de la saison dernière Alain Simon, directeur du théâtre, interrogeait le croisement de genres qui se suffisent à eux-mêmes, le théâtre et la danse. Chacun est capable de tout exprimer, est-ce que leur rencontre peut produire une esthétique et un champ de significations nouveaux ?  

La première confrontation donna la création 2024, Un homme qui dort, avec le danseur Leonardo Centi seul en scène sur le texte de Georges Perec dit par Alain Simon sur une bande enregistrée (lire ici). Les mots deviennent alors musique et rythme sur lesquels le danseur se transforme en personnage.
Cette année, la danse était portée par Emmanuelle et Marie Simon, chères au cœur du metteur en scène Alain Simon.

Comment se retourner? © Cagliari

Comment se retourner? © Cagliari

Leur travail chorégraphique était conçu « dans la perspective d’une création dans un théâtre avec un metteur en scène de théâtre ».
Le silence, quelques bruitages discrets d’un espace qui semble se déplier, des extraits musicaux, et les mots en voix off ou prononcés sur scène, s’enroulent autour des évolutions des deux danseuses.
Dans un univers atone, les deux protagonistes, l’une contre la paroi latérale côté jardin, l’autre, côté cour, proche du mur de fond de scène, exercent leurs corps, tensions des jambes, des bras.

La rencontre se fera, plus tard, dessinant des séquences en miroir, des mouvements qui se développent en canon, se resserrent, s’écartent, s’harmonisent. On est séduit par la fluidité du discours, des enchaînements souples, du naturel des gestes, de la complicité espiègle des deux protagonistes. Les deux sœurs sur scène se meuvent avec une joie communicative dans le cocon d’ombres du théâtre, y apportent leur lumière, s’emparant du sens des mots (tous écrits au plateau) pour le déplacer comme un geste qui se déploie, un mouvement de bras qui accorde à la main une allure aérienne, une arabesque qui géométrise la jambe, un saut qui ouvre l’espace.

Comment se retourner? © Cagliari

Comment se retourner? © Cagliari

En final, assises toutes deux sur le même petit banc, elles atteignent une synchronisation parfaite tandis que leurs voix off énoncent à tour de rôle tout ce qui s’est passé sur scène, résumé qui donne au spectateur une double appréhension de ce qu’il perçoit : la remémoration des cinquante-cinq minutes passées et le présent se catapultent, concentrant les temps en un même souffle. Le temps est alors « retourné ». Prouesse ! 

Comment se retourner ?  a été joué du 19 au 23 mars 2025 au Théâtre des Ateliers, Aix-en-Provence

Comment se retourner? © Alain Simon

Comment se retourner? © Alain Simon

Des vies dans les cartons

Des vies dans les cartons

Le bâti certes, mais le patrimoine humain ?

Imaginez une ville, un quartier populaire, de ces barres d’immeubles construites dans l’urgence, provisoires, de ce provisoire qui dure des décennies, voit les populations circuler, celles des débuts, avec le « luxe » nouveau des installations sanitaires absentes des jusqu’alors de la conception même des habitations, puis, tandis que les premières ont trouvé d’autres lieux, les nouvelles, encore plus pauvres, se sont retrouvées dans un habitat dégradé, jamais entretenu par les services dont pourtant les bâtiments dépendent… Rénover ou démolir ? Souvent c’est la seconde solution qui est adoptée. Quid des habitants ? de leur relogement, de l’évolution des lieux, de leur destination ?  

Le collectif Bolnaudak (du nom de ses quatre fondateurs, Delphine Bole, Nicolas Bole, Camille Nauffray et Laetitia Sadak) se met en scène dans Cartons pleins. Aucune illusion de la part des acteurs ! Après la présentation du « vaste projet de redynamisation du secteur avec la destruction d’une partie des immeubles », la promesse de l’installation d’un centre médical (argument avancé pour convaincre les habitants des espaces voués à la démolition de signer leur acquiescement), promesse qui s’avère reléguée aux calendes grecques (mais « toujours dans les tuyaux » ! pour des étapes ultérieures à déterminer), les rêves des architectes et aménageurs pour un quartier renouvelé de haut standing, la ressource d’envoyer des acteurs pour apaiser les tensions possibles apparaît comme LA solution aux décideurs… 

Cartons Pleins © X-D.R.

Cartons Pleins © X-D.R.

La présence des artistes dans le Quartier prioritaire Alicante-Plantiers situé sans le pays manosquin fait partie des stratégies de la démolition, en tenant compte d’une certaine manière du côté humain.
Évoluant au milieu des cartons qui figurent les immeubles anciens, les constructions nouvelles, et se modulent comme les jeux de cubes dont on retourne les faces afin d’obtenir de nouveaux dessins, les trois acteurs, Delphine Bole, Nicolas Bole et Laetitia Sadak interprètent tous les rôles, depuis les politiques aux architectes qui, les uns et les autres enveloppent dans une terminologie alambiquée et des expressions ronflantes la cruauté de leurs décisions, la « redynamisation » se traduit dans les faits par des expulsions, des relogements hypothétiques, des déplacements de populations…

Leur texte, terrible, use de la rhétorique administrative et de la fameuse « langue de bois » qui orne de propos abscons ce qu’il n’est pas « politiquement correct » d’évoquer ou de constater. On rit beaucoup, avec un sentiment amer devant les inénarrables envolées fumeuses du responsable méprisant et sexiste face à sa secrétaire un peu perdue qui voit bien que rien ne va dans les directions sociales que l’on avait fait miroiter à tous. C’est là, dans cette débandade de promesses non tenues que sont amenés à intervenir les artistes, placés en « première ligne » dans une situation dont ils ne maîtrisent rien. Gênés, se sentant pris pour des alibis, ils tentent d’entrer en contact avec les habitants…

Cartons Pleins © X-D.R.

Cartons Pleins © X-D.R.

Au début, les portes se referment plus ou moins doucement. Des cartes postales, des présentations en tant que voisins, avec les mêmes soucis, les mêmes attentes, ouvrent finalement les cœurs. L’expérience transcrite dans la pièce est vécue, le collectif a effectivement recueilli les paroles des habitants, organisé des ateliers de pratique artistique avec les enfants, des veillées communes, de la médiation, des lectures aux pieds des immeubles, des projections de cinéma, des initiations à la photo argentique à la vidéo… tout un matériel documentaire a ainsi été collecté et alimente de son témoignage vivant la pièce. 

Les « renouvellements urbains » pilotés par l’ANRU (Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine) induisent des enjeux urbanistiques, politiques, humains. S’entrecroisent les récits de vie et les lieux. « Se raconter et agir sur sa propre trajectoire : tel est le pouvoir de l’écriture », affirme le collectif Bolnaudak.
Puissamment ancré dans le réel, son nouvel opus émeut, convoque nos propres expériences, rend la réalité plus tangible en posant sur elle des gestes, des intonations, des mots. La « parole documentaire » est restituée avec délicatesse, pudeur. Aucun voyeurisme dans cette « fiction documentaire théâtrale », mais une manière juste et fine de raconter, de faire vivre ce qui va disparaître, de lui accorder son histoire, le porter à la taille du témoignage de l’existence humaine, sans hiérarchie.

Cartons Pleins © X-D.R.

Cartons pleins © X-D.R.

« C’était pas parfait, mais c’était chez nous »

Les mots alors se bousculent entre une tasse de thé, un gâteau… « Le peu que mon père m’a légué, je l’ai mis sans cet appartement », « Donc pour améliorer, ils vont tout casser ? », « Pourquoi j’irais habiter ailleurs que chez moi ? » … La violence des déménagements non choisis prend corps ici. S’interroge notre relation aux lieux que nous habitons, à ce qui est vraiment important pour chacun, quel meuble, quel livre, quel bibelot ? Les objets s’avèrent être le refuge de nos mémoires, de même que la perspective que nous avons de nos fenêtres, même si elle donne sur des murs ou des terrains vagues, leur familiarité les a apprivoisés…

Les trois comédiens mis en scène par Margaux Borel apportent une respiration vraie à cet univers où semblent régner mauvaise foi et faux-semblants. Leur reprise toute simple de la chanson antimilitariste « Parachutiste » de Maxime Le Forestier glisse un écho troublant (on songe alors aussi à une autre chanson du même chanteur, « Comme un arbre dans la ville »). La mémoire se construit par le biais de l’art et les indignations aussi. 

Spectacle donné au théâtre des Ateliers le 13 décembre 2024

Lorsque le danseur devient personnage de théâtre

Lorsque le danseur devient personnage de théâtre

« La difficulté, c’est de faire exister ensemble deux arts complets », expliquait le metteur en scène et directeur du théâtre des Ateliers, Alain Simon en présentant sa nouvelle création, Un homme qui dort.

Le texte de Perec, Un homme qui dort, n’est pas écrit pour la scène, mais la présence d’un « tu » qui s’adresse au personnage, apporte cependant une certaine théâtralité, une oralité particulière qui dédouble l’être, permettant l’apparition d’une voix off. Construisant le spectacle sur la dualité entre l’art du théâtre et celui de la danse, Alain Simon immerge le spectateur dans un clair-obscur où évolue le danseur Leonardo Centi.

L’artiste épouse le flux du texte, mêlant les lignes de son écriture dansée à celles prononcées par le lecteur Alain Simon. L’enregistrement des extraits du livre, finement découpé au point de ne pas en distinguer les coutures, sert de « bande-son » à la performance de l’interprète. L’étudiant de Georges Perec se laisse envahir par une sorte de torpeur, expérimente le néant, s’enferme dans sa chambre sous les toits, ne va pas à ses examens, n’ouvre plus la porte à ses amis qui s’inquiètent pour lui, s’aventure dans l’exploration de la vacuité, ne lit plus, se détermine par la réitération hypnotique de la négation.

Un homme qui dort © Théâtre des Ateliers

Un homme qui dort © Théâtre des Ateliers

Prenant à rebrousse-mots les vers d’Apollinaire dans Le pont Mirabeau, « Vienne la nuit sonne l’heure / Les jours s’en vont je demeure », Perec écrit : « que vienne la nuit, que sonnent les heures, que les jours s’en aillent, que les souvenirs s’estompent ». Leonardo Centi campe avec une infinie justesse ce personnage qui plonge vers le vide, « (se) laisse glisser » … Le corps s’anime, s’affaisse, se tord, se tend jusqu’au bout des orteils, effleure les murs, s’affole, est en proie à des saccades affolées, se fige dans l’immobilité, se recroqueville sur un banc trop étroit, existe puissamment tout autant qu’il se nie. Époustouflant de force théâtrale et de beauté.

Le spectacle avait été donné du 13 au 17 mars 2024 au Théâtre des Ateliers d’Aix-en-Provence. Il a été rejoué dans le même lieu en novembre 2024, conjuguant avec une acuité décuplée le corps et les mots.

Un homme qui dort © Théâtre des Ateliers

Un homme qui dort © Théâtre des Ateliers

Du chant de l’imzad

Du chant de l’imzad

Chaque année, le théâtre des Ateliers propose une programmation particulière destinée aux enfants, dont les plus grands profitent avec délectation. La formule en est simple : « lecture plus ». « Qu’est-ce ? » demande avec un sourire espiègle Noëlie Giraud à l’assistance enfantine. Les doigts se lèvent, impatients, nombreux sont les habitués ! Un conte est choisi, et en une semaine, sa lecture « plus » une scénographie minimaliste, une découpe, des costumes, une mise en scène, sont mis en œuvre. Il suffit de trois bouts de cartons, quelques vieux tissus, deux marionnettes pour une mise en abîme théâtrale, et la magie opère !

Le résultat est toujours étonnant d’inventivité, de finesse, d’humour et de tendresse humaine.

Cette année, les deux comédiens, Noëlie Giraud et Bruno Deleu en complicité avec Alain Simon à la direction artistique, ont porté leur verve sur un conte berbère inspiré du Chant de l’imzad de Malika Halbaoui (éditions Cipango) qu’ils ont baptisé « Le petit homme né en colère ».

Le conte est adapté, remanié pour les besoins de la scène.

Le petit homme né en colère © théâtre des Ateliers

Le petit homme né en colère © théâtre des Ateliers

 La jeune femme du conte, Tarzag conquise par l’éloquence de Baly, devient Ayyur, nom d’une divinité lunaire ou même « la lune », adorée par les Berbères dans les temps anciens et son époux, Idir le sage et pourtant si timide (hommage détourné au regretté chanteur Idir ?). Leur enfant ne sera pas Hassen mais Amayas sans doute aussi pour sa signification, « le guépard » en berbère.

Reste l’essentiel, la beauté de la mère et son talent musical qu’elle exerce sur l’imzad en chantant légendes et poèmes, et la colère inexplicable de son enfant pourtant bercé de douceur : il est bien « Le petit homme né en colère » du titre du spectacle. Comment faire cesser les pleurs du nourrisson, des accès de colère de l’enfant, la folie sauvage qui s’empare du jeune homme ? Adulte, il mène razzias, combats, pillages, au désespoir de ses parents. Une rencontre le ramènera à la paix. Sont-ce les mots de son oncle marabout ou ceux d’une femme étrange croisée dans le désert qui disparaîtra comme par magie ? Le chemin pour recouvrer la paix de l’âme ne sera pas simple…

Imzad © COLLECTIE TROPENMUSEUM Langhalsluit (source Wikipédia)

Imzad © COLLECTIE TROPENMUSEUM Langhalsluit (source Wikipédia)

Les remuements de l’âme des personnages sont rendus avec une sensible intelligence. Les deux acteurs se glissent dans les rôles mêlant vivacité et humour. L’imzad est mimé, chantonné. Les visages mobiles rendent chaque expression avec éloquence. On sourit, on rit, on se laisse porter par l’histoire. Les commentaires « off » des deux conteurs, leur spontanéité, accordent au jeu une distanciation qui rend perceptible l’art du théâtre, ce miroir aux alouettes dont les mensonges disent tant de vérités. Quelle école pour les jeunes enfants qui viennent là !

Les remuements de l’âme des personnages sont rendus avec une sensible intelligence. Les deux acteurs se glissent dans les rôles mêlant vivacité et humour. L’imzad est mimé, chantonné. Les visages mobiles rendent chaque expression avec éloquence. On sourit, on rit, on se laisse porter par l’histoire. Les commentaires « off » des deux conteurs, leur spontanéité, accordent au jeu une distanciation qui rend perceptible l’art du théâtre, ce miroir aux alouettes dont les mensonges disent tant de vérités. Quelle école pour les jeunes enfants qui viennent là !

On apprend, on ressent, on s’enrichit de l’autre. Le théâtre donne à penser la vie. La petite madeleine donnée en goûter à la fin du spectacle fait un clin d’œil à une célèbre tasse de thé. Le souvenir s’ancre dans la dégustation du petit gâteau rebondi, et la leçon de l’histoire est alors toute de douceur.
Fabuleux !

Spectacle donné du 16 au 24 octobre puis les 6 et 13 novembre au théâtre des Ateliers, Aix-en-Provence

Le petit homme né en colère © théâtre des Ateliers

Théâtre des Ateliers © théâtre des Ateliers

Papillotes et didascalies

Papillotes et didascalies

Chaque année, un auteur est associé au travail de la Compagnie d’entraînement du théâtre des Ateliers. Les élèves comédiens se livrent à une auscultation de l’œuvre, rencontrent l’auteur, travaillent avec lui au cours d’un séminaire de trois jours en vue de la création en juin de l’une de ses œuvres et ce pour sept représentations, ce qui leur permet d’approfondir leur jeu, d’expérimenter, d’explorer. 

Cette année l’auteur de référence était la dramaturge Mariette Navarro dont le premier roman Ultramarins publié en 2021 a reçu le prix Frontières au printemps et le prix Léopold Sedar Senghor en septembre 2022. 

Les comédiennes avaient choisi dans le corpus proposé, Les Célébrations ou le brouhaha des retrouvailles, texte dont la forme première n’est pas celle, « classique », d’une pièce de théâtre. Le texte s’orchestre en courts paragraphes, chacun destiné à décrire à la troisième personne ce que le personnage fait ou ressent. Sont en scène « Le Premier », « La Seconde », « Le Troisième », « L’une », « L’autre », « Celle-Ci », « Celle-Là ». La distanciation, établie d’emblée, permet une approche espiègle souvent ironique de ces personnages rassemblés à l’instigation du Premier, pour une fête de retrouvailles. Ce dernier « remet en marche comme une mécanique ancienne l’association ancienne » …

 On cherche un appareil photo, on se laisse aller à des gestes potaches, on fouille dans ses souvenirs, on est paralysé par une paire de chaussures trop étroites, un gargouillement intempestif, on guette un clin d’œil on tente de l’interpréter, on rit un peu trop fort, on raconte des anecdotes, on cherche à se reconnaître… Ce qui les unit, c’est leur année de naissance, est-ce une réunion de promo autour d’un buffet campagnard, on ne le saura jamais vraiment (le terme « scolarité » seul nous indique l’origine probable de cette scène de retrouvailles), l’important n’est pas là, il réside plutôt dans l’approche fine des mécanismes de la sociabilité. Les pantins s’animent, courent, sont en retard ou en avance, boitent, se raclent la gorge, s’approchent de groupes qui s’ouvrent ou se referment. L’un arbore un nez rouge de clown, l’autre grimpe désespérément à une échelle… Il faut faire attention à ses lèvres, à sa voiture, à sa tenue. Les vêtements portés sont les costumes de scène que réclament les conventions de la société dans ce théâtre qu’est le monde.

Compagnie d'entraînement, théâtre des Ateliers juin 2023

Les Célébrations par la Compagnie d’entraînement © Cécile Rattet

Pas une réplique ne sera prononcée, si ce n’est inaudible chaque fois que sera mis en scène le « brouhaha » : les mots de la communication importent peu. Les corps sont en scène. C’est par eux que seront rendus sensibles les mouvements de l’âme, les incertitudes, les interrogations, les malaises, les peurs et les disputes anciennes. Magistrales, Pauline Augier, Lucie Bondoux, Sarah Brunel, Siham Gharnit, Margaux Maignan, Léa Mainier, Noémie Sarcey, interprètent avec justesse et passion cette œuvre délicate dans la mise en scène réglée au cordeau d’Alain Simon. Tout est chorégraphie, modulé, vocalisé en un rythme sans faille. Est-ce que ces jeunes artistes conviendront d’un «brouhaha de retrouvailles » dans quelques années ?  Bravo !

Les sept représentations ont été données au Théâtre des Ateliers, Aix-en-Provence du 8 au 16 juin

Pas d’ennui au Théâtre des Ateliers!

Pas d’ennui au Théâtre des Ateliers!

Peter Brook est parti pour son dernier voyage le 2 juillet 2022. Sans doute la période estivale n’a pas été propice aux hommages que le théâtre doit au metteur en scène qui concevait la scénographie comme « espace vide » pour l’« art autodestructeur » qu’est le théâtre.

Alain Simon, directeur du théâtre des Ateliers, a consacré trois soirées à la lecture des textes de l’artiste sous le titre générique de Peter Brook, l’influence. Ont déjà été données les lectures L’espace Vide (novembre 2022) et Entre deux silences (février 2023). Le troisième volet réunissait sur scène Jean-Marie Broucaret, comédien, metteur en scène, formateur, directeur artistique du Théâtre des Chimères à Biarritz entre autres activités et Alain Simon en un duo de haute volée sur une lecture augmentée du texte publié chez Actes Sud, Le diable c’est l’ennui. Il s’agit de la transcription des « leçons de théâtre » dispensées par Peter Brook lors des journées des 9 et 10 mars 1991 à l’Atelier du Chaudron à la Cartoucherie de Vincennes lors de sa rencontre avec les enseignants et artistes responsables des classes Théâtre et Expression dramatique des sections A3 de plusieurs lycées de France, sous l’égide de la Direction du Théâtre et des Spectacles au Ministère de la Culture. L’objet de ces journées s’organisait sur une réflexion autour du livre L’Espace vide (éditions du Seuil) inscrit alors au programme du baccalauréat. Le caractère vivant, le flux des mots, des détours de la pensée, leur spontanéité, sont remarquablement préservés dans cet ouvrage ponctué de courts exercices et de questions des participants.

Au théâtre des Ateliers, ces questions transcrites sur de petits feuillets sont distribuées par les deux acteurs à quelques spectateurs afin d’être formulées au moment opportun, mimant les échanges des séances de travail de la rencontre de mars 1991. Les interventions de Peter Brook se voient réparties entre les comédiens. La complexité de la pensée du metteur en scène anglais se voit ainsi soulignée, développée. Le terme de réflexion prend alors tout son sens : dialogue intérieur qui s’organise en une quasi dialectique profonde et argumentée. De longues assertions sont alors exposées, démontrées, puis infirmées pour trouver dans de nouveaux rebondissements, parfois opposés, des conclusions provisoires et neuves.

Le diable c'est l'ennui, pièce à partir d'un texte de Peter Brook a été jouée par Alain Simon et Jean-Marie Broucaret au théâtre des Ateliers

Photographie (© THéâtre des Ateliers) : démonstration des « coussins » lors de la conférence de Peter Brook, reprise avec jubilation par Alain Simon et Jean-Marie Broucaret

Les intonations, les rythmes varient selon les porteurs de paroles, lecteurs qui parfois se détachent du texte imprimé pour lever les yeux vers les spectateurs et s’adresser à eux, accordant une vie et une présence troublantes aux propos qui dessinent une poétique passionnante. 

On suit Peter Brook, seul devant un public dans l’ombre amphithéâtre, exigeant l’inconfort d’une petite salle où les gens se pressent, mais se voient, établissant une proximité qui rend le discours proche, l’ancre dans une réalité concrète, oblitérant tout type de relation surplombante. Dans l’amphithéâtre, Peter Brook raconte : « je me suis trouvé́ sur une plate-forme devant un grand trou et, quelque part tout au fond, des gens dans le noir. Alors que je commençais à parler, je sentais que tout ce que je disais, les mots qui se formaient dans ma bouche étaient absolument sans intérêt (…) J’ai découvert par expérience combien la relation que nous vivons actuellement, entre une personne qui parle et un groupe qui écoute, est importante. » Il montre alors sa transformation dans la relation autre qui s’instaure avec les autres personnes, « les questions comme les réponses venant beaucoup plus naturellement ». Nous le voyons jouer hors des théâtres, dans des cafés, des ruines, des places de village et constater combien est révélatrice l’expérience de jouer en voyant la tête des spectateurs. Cette « relation directe » transforme le jeu.

L'espace vide, Peter Brook

Au début, il insiste, « pour que quelque chose de qualité puisse advenir, il faut qu’un espace vide se crée. Un espace vide permet à un nouveau phénomène de prendre vie. (…) Tout ce qui touche au contenu, au sens, à l’expression même, à la parole, à la musique, aux gestes, à la relation, à l’impact, au souvenir qu’on puisse garder soi-même… tout cela n’existe que si cette possibilité d’expérience fraîche et neuve existe également. Or aucune expérience fraîche et neuve n’est possible s’il n’existe pas préalablement un espace nu, vierge, pur, pour la recevoir. » On aimerait tout citer, renouer le fil des phrases, dans leur légèreté d’expression, avec leurs mots simples et clairs, et leur profondeur. Reprendre la lecture, revenir au livre, le ressasser, tenter d’en préserver l’essence, s’en servir comme pierre de touche pour voir, écouter… le « spectacle » s’achève par un échange, une conversation au cours de laquelle Alain Simon et Jean-Marie Broucaret racontent, témoignent, combien le travail de Peter Brook a influé sur leur approche du théâtre, leur manière d’en faire, et de le transmettre. Il ne s’agit pas d’édicter des règles du théâtre, de proposer un cours magistral et dogmatique, mais de faire bouger les lignes, « d’ébranler les notions », de fuir « l’ennui (qui), tel le diable, peut surgir à chaque moment »…

« La seule justification de la forme théâtrale est la vie ». Une définition que ne peut renier le théâtre des Ateliers !

Le diable c’est l’ennui par Jean-Marie Broucaret et Alain Simon a été donné au Théâtre des Ateliers à Aix-en-Provence le 10 mai.