Du classique viennois et autres gourmandises

Du classique viennois et autres gourmandises

Familiers du Grand Théâtre de Provence, François-Xavier Roth et son ensemble Les Siècles proposaient, pour leurs vingt ans, une soirée dédiée au classicisme viennois

En ouverture la Symphonie n° 35 en ré majeur de Mozart (il paraîtrait que le ré majeur était à la mode à Salzbourg et que le compositeur aurait été plus ou moins contraint de suivre cette injonction du temps avec un certain agacement) déployait sa vivacité : puissance du thème principal donné à l’unisson dans l’ Allegro con spirito, alternance de gammes ascendantes survoltées qui laissent place au calme de l’Andante dont l’élégance prépare au Menuetto et un Presto qui dissimule l’Air d’Osmin de L’Enlèvement au sérail, un personnage de « méchant » que Mozart associait dit-on au Prince de Salzbourg…La Symphonie Jupiter (n° 41 en ut majeur cette fois !) donnée en fin de programme apportait son équilibre majestueux et sa puissance digne d’un opéra, jouée par un orchestre aux couleurs et aux phrasés somptueux.

Bouleversant l’ordre donné par la feuille de salle, le Concerto pour violon en ré majeur (décidément !) opus 61 de Beethoven (le seul que le maître de Bonn écrivit pour cet instrument) s’insérait entre les deux symphonies mozartiennes. Œuvre tenue par les violonistes comme la plus parfaite du répertoire, ce concerto, reflet d’une des périodes les plus heureuses de la vie de Beethoven, résonnait comme un chant d’amour universel, (celui du compositeur s’était alors cristallisé sur Thérèse de Brunswick à qui il était secrètement fiancé), porté par la violoniste Chouchane Siranossian, étoile de la scène classique et baroque actuelle. Le dialogue entre l’orchestre et le violon se moirait de transparences. La partition soliste venait ourler les lignes mélodiques orchestrales en une complicité harmonieuse.

Orchestre Les Siècles © Monika Karczmarczyk

Orchestre Les Siècles © Monika Karczmarczyk

À cette poésie pure répondait en bis, écho à la situation terrifiante dans laquelle se trouve l’Arménie actuelle, l’interprétation bouleversante d’un air traditionnel arménien du XIème siècle, avec ses doubles notes, son bourdon continu et sa fluidité mélodique.

Le 17 octobre, Grand Théâtre de Provence, Aix-en-Provence

Il était une femme!

Il était une femme!

Enquête musicale à l’échelle de la planète sur les traces de Pablo Del Cerro par Mandy Lerouge : il était une femme !

Antoinette Pépin ? Pépin-Fitzpatrick ? Qui est-ce ? La question laisse perplexes les personnes interrogées. Et pourtant, celle que l’on surnommait « Nénette » a laissé nombre de musiques qui nous sont familières ! Une centaine d’œuvres du chanteur et guitariste argentin Atahualpa Yupanqui sont cosignées par elle, en fait par « Pablo Del Cerro », pseudonyme qu’elle utilisa, les temps n’étaient guère féministes. 

Le mystère d’un nom

Intriguée par cette signature de Pablo Del Cerro, attachée à une centaine d’œuvres d’Atahualpa Yupanqui, alors qu’elle faisait des recherches autour de l’œuvre musicale de ce dernier, la chanteuse Mandy Lerouge a mené une véritable enquête durant près de trois ans, a suivi les traces de ce « Pablo » à Paris, Buenos Aires, Cerro Colorado enfin, ce village de la province de Córdoba en Argentine où est située la maison (et désormais le musée) d’Atahualpa Yupanqui, « Agua Escondida » (l’eau cachée). Pablo Del Cerro, alias Antoinette Pépin-Fitzpatrick (1908-1990), née à Saint-Pierre et Miquelon d’un père français d’une mère terre-neuvienne, fut non seulement la muse mais l’épouse d’Atahualpa Yupanqui. Musicienne, pianiste, tombée amoureuse de l’Argentine, elle rencontrera Atahualpa, l’amitié artistique qui unira aussi le couple se transcrira dans les collaborations musicales.

Mandy Lerouge El Cerro© Petit Duc

Mandy Lerouge El Cerro© Petit Duc

Roberto Chavero, fils du chantre argentin, ému de l’intérêt passionné de Mandy Lerouge, lui a transmis une grande boîte fermée que sa mère avait laissée et qu’il n’avait jamais ouverte : « c’est pour vous, c’est votre quête » lui dit-il. Un trésor de partitions d’enregistrements, de lettres de livres, de carnets de compositions et de confidences est ainsi légué à la chanteuse. Elle s’imprègne des ouvrages de la bibliothèque d’Atahualpa, des paysages montagneux qui servent d’écrin au village Cerro Colorado, y trouve des correspondances avec sa vie, au point de commettre le délicieux lapsus de « la Cordillère des Alpes » (Mandy Lerouge est originaire des Hautes-Alpes).

Un spectacle enquête

Le spectacle qui découle de cette recherche et de ces rencontres nous fait plonger à notre tour dans les bonheurs de la quête, part des voix enregistrées de personnes qui ignorent qui est cette fameuse Antoinette Pépin, mais aussi de celle, émouvante, de son fils qui évoque ses parents. Les chants souvent donnés en primeur, directement issus de la fameuse boîte d’Antoinette, sont entremêlés aux bribes du récit, prennent une épaisseur nouvelle, habités d’un parfum de légende. La voix souple de Mandy Lerouge se glisse avec aisance dans les méandres des textes et des mélodies, accompagnée par le violoncelle augmenté d’Olivier Koundouno, la guitare de Diego Trosman, les percussions et la batterie de Javier Estrella. « Il ne s’agit pas de mimer la musique argentine, sourit l’interprète, je ne m’en sens pas la légitimité, et n’en vois pas non plus l’intérêt, les musiciens argentins le font bien mieux que moi, mais plutôt de donner une lecture personnelle, un hommage à une femme dont le nom a été tu comme si souvent et à sa puissance créatrice ». Les musiciens offrent des contre-points subtils aux airs, transcrivent atmosphères, esprit, variant les esthétiques avec intelligence.

Concert El Cerro au Petit Duc

Concert au Petit Duc © Petit Duc

Olivier Koundouno, concert au Petit Duc © Petit Duc

Olivier Koundouno, concert au Petit Duc © Petit Duc

Les musiques populaires, leurs rythmes, la teneur des chants, de l’Argentine sont intiment liés aux reliefs, aux climats, non par une fantaisie folklorique prise dans un sens réducteur, mais en sont l’émanation profonde. Une enquête musicale passionnante au cours de laquelle Mandy Lerouge prend un essor nouveau, habitée, puissante, sensible.

Mandy Lerouge / Del Cerro a été joué le 7 octobre au Petit Duc, Aix-en-Provence

Bientôt un CD et une émission radiophonique en huit épisodes pour suivre au plus près cette enquête musicale !

Lewis Caroll à l’heure du jazz !

Lewis Caroll à l’heure du jazz !

Ils nous en avaient donné un avant-goût lors du festival de Pâques à la fin de la représentation de Pierre et le loup au Jeu de Paume, les dix-sept musiciens de The Amazing Keystone Big Band revenaient au Grand Théâtre de Provence cette fois pour livrer à une salle comble leur version originale d’Alice au pays des Merveilles, composition qui permet d’arpenter les différents styles de jazz, chacun se trouvant associé à l’un des personnages du roman de Lewis Caroll adapté pour la scène par Sandra Nelson 

À la jubilation d’entendre une formation de big band, avec son armada de trompettes, trombones et saxophones sans compter batterie, piano, contrebasse et guitare, se greffait le plaisir des mots portés par une Alice (Yasmine Nadifi) qui ne supporte pas de s’ennuyer dans le jardin aux côtés d’une grande sœur qui lit un livre « sans images ni dialogues ». Heureusement, vient la distraire l’apparition d’un Lapin Blanc très pressé (Sébastien Denigues qui endossera tous les rôles ainsi que celui du récitant). Nul besoin de décor ni de déguisements complexes, une écharpe autour de la tête, une veste de costume et le Lapin est en piste, un nuage de fumée, et la chenille apparaît, un boa en plumes blanches et le sourire du Chat du Cheshire s’étire ; un effet de lumière, des bras qui battent le vide et la petite fille entame sa chute dans l’étrange terrier dans lequel elle s’est engagée… Bien sûr le récit n’est pas exhaustif, combien d’heures de spectacle pour toutes les péripéties di livre original Les Aventures d’Alice au pays des merveilles ! 

The Amazing Keystone Big Band au GTP, Aix-en-Provence

Keystone Big Band © Maxime de Bollivier

 Le propos n’est pas là, il s’agit de transcrire la magie, le goût de l’absurde qui prend sens, de se glisser dans les délices de l’imagination et surtout d’arpenter les territoires du jazz. La composition due à Bastien Ballaz, Jon Boutellier, Fred Nardin et Davis Enhco, mêle son inextinguible verve aux différentes étapes du récit, donnant à entendre un panorama de l’histoire du jazz, Duke Ellington accompagne le Lapin Blanc toujours en retard, James Brown et ses élans funky la chute d’Alice, un air de reggae pose son empreinte sur le jazz de la Chenille qui fume, le mambo suit les délires du Chapelier fou, la Reine de Cœur sera annoncée par une fanfare… Count Basie rejoindra Alice dans son retour à la réalité.

Le concert clairement dédié aux familles et aux enfants à partir de sept ans enthousiasme la salle. En cadeau pour les plus grands, l’ensemble offre un extrait de West Side Story, le Mambo, et le Troublant Boléro de Django Reinhardt avant de présenter avec humour les diverses familles d’instruments du big band tandis que les instrumentistes livrent des exemples de solos, échos des passages virtuoses offerts tout au long du spectacle. Un petit bijou coloré qui amorce la période des festivités de fin d’année.

Le spectacle Alice au pays des Merveilles a été joué les 20 et 21 octobre au Grand Théâtre de Provence, Aix-en-Provence

Le corps, un récit vivant

Le corps, un récit vivant

Le Pavillon Noir accueillait le 30 septembre dernier Arthur Perole, artiste associé pour la période 2022-2023. Le danseur et chorégraphe proposait lors de cette soirée festive et participative (le spectacle était suivi par la Boum Boom Bum où chacun, muni d’un casque de Silent Party, déambulait entre food truck, stands improbables, karaoké, tubes de boums et DJ set final) Nos corps vivants aux côtés de Marcos Vivaldi (musicien), Benoit Martin (son) et Nicolas Galland (lumière). Alors que le public s’installe autour du module carré sur lequel le danseur va évoluer, des bonbons sont distribués, ceux de nos fêtes d’anniversaires petits, retour à une innocence où l’on ne se pose pas de questions sur le sucre et ses effets nocifs, juste un instant de partage !

« C’est bon ? tout le monde est servi ? » le danseur quitte alors sa doudoune poilue pour dévoiler un marcel pailleté tandis que des bribes de conversations se diffusent, « les drogues mettent en contact avec les fantasmes… j’ai toujours eu peur des autres, depuis que je suis né… les hommes on leur impose pas trop de choses, les femmes si… » des ondes sonores viennent habiter l’ombre, le corps du danseur se tord, fluide, les bras se tendent, se courbent, essaient l’épaisseur de l’air. Le visage traduit toute une palette d’émotions, se fige dans les attitudes convenues des cartoons. Les mimiques stéréotypées deviennent vocabulaire de danse, la gestuelle normée des conversations est dessinée avec espièglerie et un certain sens du tragique. Derrière la banalité des poncifs où se placent individualité, personnalité, pensée ?
La voix de Marguerite Duras apporte sa gravité suave « On ne voyagera plus, ça ne sera plus la peine… quand on peut faire le tour du monde en huit jours… pourquoi le faire ? ».

Arthur Perole Noscorpsvivants@Nina-FloreHERNANDEZ<br />
Pavillon Noir

Nos corps vivants@Nina-FloreHERNANDEZ

Le corps du danseur, statue vivante, compose une mélodie où les rythmes se heurtent, cherchent l’arrêt sur image, se saccadent, sont emportés dans une écriture qui les dépasse. Puis le performeur jongle, à l’instar d’un Charlie Chaplin, avec les sources de lumière, déploie un clavier de piano pour une chanson de Françoise Hardy. La performance enserrée dans un espace minimaliste ouvre les frontières de nos habitudes, de nos inconscients, l’humour empreint d’un indéniable lyrisme épouse avec tendresse la multiplicité de l’humain.

Pavillon Noir et Bois de l’Aune, le 30 septembre 

Nouvelles Mythologies

Nouvelles Mythologies

L’arbre à sang du dramaturge australien Angus Cerini impose sa puissance tragique sur la scène du théâtre de l’Archevêché

Elles sont trois, face au public, simplement assises sur leurs chaises, avec leur langage rugueux, aux aspérités sauvages, trois femmes, une mère et ses deux filles, trois Parques dressées au-dessus du cadavre d’un homme, père, mari, atroce de violences et de colères. « Avec une balle dans le cou, ta tête de crétin a l’air bien mieux qu’avant » déclare en préambule la mère, Dominique Hollier, traductrice du texte.

S’orchestre la célébration de la vengeance, enivrante, revanche sur les horreurs vécues. La trivialité des mots renvoie par sa crudité à la cruauté subie, expression enfin libérée d’une haine ressassée. Si l’une des sœurs (interprétées respectivement par Lena Garrel et Aude Rouanet) s’affole lorsqu’elle prend conscience du caractère irrémédiable de leur acte, elle est vite ramenée à un sentiment de fierté espiègle par les deux autres personnages. À la fête des mots qui se fichent dans la chair du cadavre comme autant de poignards supplémentaires, succède le souci du corps. Qu’en faire ? Les voisins arrivent, voient, malgré les tentatives infructueuses du trio de dissimuler la « bête », mais se taisent, et conseillent les méthodes propres à se débarrasser de l’encombrant macchabée « en trois jours »… pendu à l’arbre à sang qui sert d’ordinaire aux cochons, mangé de l’intérieur par les rats, piqueté par les oiseaux, puis dépecé par les poules, enfin débité par la chienne du facteur-gendarme qui se souvient de ses chiots tués à coup de botte par l’ivrogne. 

L'arbre à sang © Bois de l'Aune

L’arbre à sang © Bois de l’aune

S’orchestre la célébration de la vengeance, enivrante, revanche sur les horreurs vécues. La trivialité des mots renvoie par sa crudité à la cruauté subie, expression enfin libérée d’une haine ressassée. Si l’une des sœurs (interprétées respectivement par Lena Garrel et Aude Rouanet) s’affole lorsqu’elle prend conscience du caractère irrémédiable de leur acte, elle est vite ramenée à un sentiment de fierté espiègle par les deux autres personnages. À la fête des mots qui se fichent dans la chair du cadavre comme autant de poignards supplémentaires, succède le souci du corps. Qu’en faire ? Les voisins arrivent, voient, malgré les tentatives infructueuses du trio de dissimuler la « bête », mais se taisent, et conseillent les méthodes propres à se débarrasser de l’encombrant macchabée « en trois jours »… pendu à l’arbre à sang qui sert d’ordinaire aux cochons, mangé de l’intérieur par les rats, piqueté par les oiseaux, puis dépecé par les poules, enfin débité par la chienne du facteur-gendarme qui se souvient de ses chiots tués à coup de botte par l’ivrogne. La conspiration collective de tous ceux qui savaient mais n’ont jamais rien dit soutient les femmes dans leur secret, collectent une cagnotte solidaire destinée à les aider… La rusticité des personnages se frotte à ce conte cruel et lui accorde la dimension mythique d’une nouvelle fondation, sacrifice rituel qui transmute le mal en ferment nourricier pour la faune et la flore (les os cuits seront un excellent engrais pour les roses !). Du patriarcat délétère on passe à un matriarcat fertile… et une invitation à partager une soupe de poireaux pommes de terre à la fin du spectacle. Une nouvelle claque théâtrale à cet Automne à l’archevêché !

Le 7 octobre, théâtre de l’Archevêché dans le cadre d’Un automne à l’Archevêché, Aix-en-Provence 

Jouez jeunesse!

Jouez jeunesse!

Quelle émotion au GTP dimanche soir ! L’Orchestre des Jeunes de la Méditerranée (OJM) offrait toute la diversité de son talent sous la houlette attentive et fougueuse de Duncan Ward

Moment attendu du Festival International d’art lyrique d’Aix-en-Provence, le concert de l’OJM, cette formation qui réunit de jeunes musiciens talentueux de la Région Sud Provence-Alpes-Côte d’Azur et du bassin méditerranéen, offrait un programme qui permettait d’appréhender la richesse de la palette de cet ensemble. Le froissement d’un bâton de pluie ouvrait la partition de Betsy Jolas, A Little Summer Suite, en six brefs mouvements enchaînés tels une série de tableautins ciselés. Les étapes du voyage proposé par Escales de Jacques Ibert donnaient les couleurs de ce concert, passant de Rome à Tunis et Valencia. Les écheveaux des motifs servis par un orchestre aux pupitres parfaitement équilibrés, tissèrent une fresque somptueuse, pailletée de nuances avant la plongée harmonique de la Création de l’OJM – Medinea, par cinq musiciens compositeurs (sous le regard bienveillant de Fabrizio Cassol, directeur musical de la session) dont les voix et les instruments livraient des airs soutenus ostinato par l’orchestre en une approche musicale sans partition.

Orchestre des Jeunes de la Méditerranée - - Festival d'Aix-en-Provence © Vincent Beaume.13

Orchestre des Jeunes de la Méditerranée / Festival d’Aix-en-Provence © Vincent Beaume.

Orchestre des Jeunes de la Méditerranée - - Festival d'Aix-en-Provence © Vincent Beaume.13

Camille Thomas / Festival d’Aix-en-Provence © Vincent Beaume.

Instants uniques et bouleve rsants que prolongea la superbe prestation de la violoncelliste soliste Camille Thomas qui offrit un bis en hommage à l’Ukraine et pour la paix, dans le Concerto pour violoncelle n° 1 en la mineur de Saint-Saëns après les Variations on an Egyptian Folktune de Gamal Abdel-Rahim, une fantastique rêverie filmique digne d’un péplum en technicolor. La Valse de Maurice Ravel acheva de subjuguer un public debout.

Concert donné le  23 juillet au GTP dans le cadre du Festival international d’art lyrique d’Aix