Du théâtre pour la paix

Du théâtre pour la paix

Beethoven Wars au Grand Théâtre, ou la résistance à la guerre
Laurence Equilbey et ses ensembles, Insula Orchestra et Accentus, explorent l’univers du manga en collaboration avec Antonin Baudry sur des pièces peu jouées de Beethoven, König Stephan, Die Ruinen von Athen et Leonore Prohaska.

Et si l’on se laissait aller au charme des contes ? Il y aurait sur une planète fort fort lointaine deux peuples qui se font la guerre, une guerre si terrible qu’elle provoque la destruction de leur planète. Les deux chefs de guerre, le bon roi Stephan et Athéna l’impitoyable guerrière, ont été autrefois des amis, Stephan et Gisèle. Les clans rivaux réussissent à partir pour leur planète d’origine, la terre. Mais l’affrontement se poursuit dans l’espace. Est décidé un duel entre les chefs. Le souvenir de leur amitié l’emporte et l’amour triomphe. Cependant l’air de la planète bleue est totalement vicié en raison des conflits qui ont détruit l’humanité.

Gisèle part en exploration et met sa vie en danger, Stephan, parti à sa recherche, s’évanouit aussi. Leurs peuples les sauvent. À leur réveil, les deux héros découvrent la surprise que leurs peuples leur ont réservée : un immense théâtre, symbole de paix. S’y dévoilent alors les images de la cheffe, du chœur et de l’orchestre en miroir des protagonistes en chair et en os sur scène. Mise en abyme, rapprochement de situations dans un monde qui s’affole… la symbolique de l’amour et de la culture plus forts que la bêtise et la guerre, sans doute simpliste et manichéenne, prend une dimension forte dans le contexte actuel.

Beethoven Wars © X-D.R.

Beethoven Wars © X-D.R.

L’idéal d’une paix grâce aux arts et à l’empathie entre les êtres distille sa douceur et nous laisse un goût tendre et amer. On songe au cliché pris par Marc Riboud le 21 octobre 1967 lors d’une manifestation pacifiste contre la guerre du Vietnam à Washington D.C., « La jeune fille à la fleur » (ou « The Ultimate Confrontation : The Flower and the Bayonet»): on y voit une jeune fille vêtue d’une chemise à fleurs qui se détache de la foule des manifestants et tient une fleur face aux baïonnettes des soldats massés face à elle.

Musiques de scène

Accompagnant les images projetées sur le grand écran dans lequel les spectateurs sont immergés, trois musiques de scène de Beethoven s’enchaînent, suivant avec fluidité le propos du manga animé. Laurence Equilbey précise dans la feuille de salle combien « l’univers du manga dans lequel il y a beaucoup d’héroïsme, d’utopie et de valeurs humanistes » est proche de celui de Beethoven.

Profitant de l’engouement pour l’animation qui draine petits et grands dans les salles obscures, la cheffe s’empare d’œuvres qu’elle considère comme « de véritables perles oubliées, avec des moments de pure beauté » mais peu enregistrées et très peu interprétées. Le résultat est somptueux. Les partitions beethoveniennes sont servies avec une précision et une verve rares, laissant exploser la furie guerrière des premiers chœurs ou chanter une harpe ou un glass-harmonica avec une intense poésie. 

Beethoven Wars © X-D.R.

Beethoven Wars © X-D.R.

L’orchestre est brillant, nuancé, le chœur d’une cohérence et d’un jeu (sans partitions) proche de la mise en scène d’un opéra. Les solistes Ellen Giacone (soprano) et Matthieu Heim (basse) séduisent par la justesse de leur timbre et l’élégance de leur interprétation.
Le clin d’œil du titre à Star Wars, souligné par la graphie des premières images, fait sourire. Le classique s’invite avec un génial talent dans les modes contemporains.
Quel ciné-concert ! On a envie d’y croire « nous cultiverons les arts et les sciences pour préserver la paix »… le tout à l’ombre d’un grand arbre, à la fois mémoire du temps et signe d’un idéal pacifiste…

Beethoven Wars a été joué le 22 mars 2025 au Grand Théâtre de Provence

Laurence Equilbey, Insula orchestra © Julien Benhamou

Laurence Equilbey, Insula orchestra © Julien Benhamou

Duos et miroirs

Duos et miroirs

Le Théâtre des Ateliers se définit comme « théâtre de création, de formation et de sensibilisation du public ». Lieu d’expérimentation par excellence, il sait avec sa compagnie d’entraînement, ses ateliers intitulés « Regard du spectateur » initiant les publics à exercer leur esprit critique, développer le goût et le sens du théâtre. L’expérimentation se pratique aussi dans le travail théâtral, la recherche de formes nouvelles, l’exploration des modes d’expressions. Au cours de la saison dernière Alain Simon, directeur du théâtre, interrogeait le croisement de genres qui se suffisent à eux-mêmes, le théâtre et la danse. Chacun est capable de tout exprimer, est-ce que leur rencontre peut produire une esthétique et un champ de significations nouveaux ?  

La première confrontation donna la création 2024, Un homme qui dort, avec le danseur Leonardo Centi seul en scène sur le texte de Georges Perec dit par Alain Simon sur une bande enregistrée (lire ici). Les mots deviennent alors musique et rythme sur lesquels le danseur se transforme en personnage.
Cette année, la danse était portée par Emmanuelle et Marie Simon, chères au cœur du metteur en scène Alain Simon.

Comment se retourner? © Cagliari

Comment se retourner? © Cagliari

Leur travail chorégraphique était conçu « dans la perspective d’une création dans un théâtre avec un metteur en scène de théâtre ».
Le silence, quelques bruitages discrets d’un espace qui semble se déplier, des extraits musicaux, et les mots en voix off ou prononcés sur scène, s’enroulent autour des évolutions des deux danseuses.
Dans un univers atone, les deux protagonistes, l’une contre la paroi latérale côté jardin, l’autre, côté cour, proche du mur de fond de scène, exercent leurs corps, tensions des jambes, des bras.

La rencontre se fera, plus tard, dessinant des séquences en miroir, des mouvements qui se développent en canon, se resserrent, s’écartent, s’harmonisent. On est séduit par la fluidité du discours, des enchaînements souples, du naturel des gestes, de la complicité espiègle des deux protagonistes. Les deux sœurs sur scène se meuvent avec une joie communicative dans le cocon d’ombres du théâtre, y apportent leur lumière, s’emparant du sens des mots (tous écrits au plateau) pour le déplacer comme un geste qui se déploie, un mouvement de bras qui accorde à la main une allure aérienne, une arabesque qui géométrise la jambe, un saut qui ouvre l’espace.

Comment se retourner? © Cagliari

Comment se retourner? © Cagliari

En final, assises toutes deux sur le même petit banc, elles atteignent une synchronisation parfaite tandis que leurs voix off énoncent à tour de rôle tout ce qui s’est passé sur scène, résumé qui donne au spectateur une double appréhension de ce qu’il perçoit : la remémoration des cinquante-cinq minutes passées et le présent se catapultent, concentrant les temps en un même souffle. Le temps est alors « retourné ». Prouesse ! 

Comment se retourner ?  a été joué du 19 au 23 mars 2025 au Théâtre des Ateliers, Aix-en-Provence

Comment se retourner? © Alain Simon

Comment se retourner? © Alain Simon

Le temps du Choro

Le temps du Choro

Quelle belle entrée en matière pour la seizième édition du Festival Mus’iterranée, cet évènement qui annonce le printemps organisé avec une constante passion par Magali Villeret !
Mus’iterranée nous embraque en un long voyage autour de la planète à la découverte des musiques d’Amérique du Sud, des pourtours de la Méditerranée, des univers slaves, de l’Espagne, de Cuba, du Congo… aucune frontière ne peut arrêter la musique et les passions qu’elle suscite.
C’est par le choro, cette forme musicale populaire du Brésil, la « grand-mère de toutes les autres musiques brésiliennes » expliquait Cristiano Nascimento, que s’ouvrait le festival.

Trois complices virtuoses se retrouvent en scène, à la mandoline, Claire Luzi, à la guitare à sept cordes, Cristiano Nascimento et au pandeiro, Ikaro Kai Mello.  
« En scène » est une expression inadéquate pour évoquer ce grand moment de musique, évitons aussi le terme « concert » ! Cristiano Nascimento, lors de sa présentation des morceaux, insiste : « il ne s’agit pas ce soir d’un concert. C’est une forme qui convient à de nombreux spectacles, mais ici je préfère parler d’un bal. La musique n’a pas ici de hiérarchie entre les exécutants et les auditeurs. Il y a une circulation entre les musiciens et les danseurs ou ceux qui, certes assis, ont les yeux et les visages qui dansent. 

La Roda © M.C.

La Roda © M.C.

La musique est un réel partage, chacun est acteur de ce qui se passe. C’est une communion humaine qui me touche : elle accorde une immense liberté aux instrumentistes qui ne se sentent pas obligés à l’exploit. La virtuosité devient alors naturelle. »
Le premier opus est d’ailleurs un Chorinho de gafieira emprunté au répertoire traditionnel des bals de gafieira nés dans les années 1930-1940 à Rio (le terme « gafieira viendrait du mot français « gaffe » utilisé par la « bonne société » brésilienne pour qualifier les maladresses des danses populaires !). Les noms des grands compositeurs et interprètes qui jalonnent l’imposante histoire du Choro qui comprend aussi les Scottishs, les Mazurkas, les Polkas, les Valses, toutes les danses européennes fusionnées avec les percussions venues d’Afrique (conjugaison fascinante entre les traditions culturelles des colonisateurs et des esclaves déportés aux Amériques). Voici Marco César, maître génial qui a dirigé durant trente ans le département des cordes du Conservatoire de Recife et a élaboré une méthode unique de formation aux musiques populaires.

On découvre Chiquinha Gonzaga (1847-1935), compositrice, pianiste, première femme chef d’orchestre du Brésil, première pianiste de choro et autrice de la première Marchinha de carnaval (Ó Abre Alas,  1899 pour le cordon de carnaval (type d’associations récréatives qui ont précédé les écoles de Samba) Rosa de Ouro). Avant de le rencontrer lors de la prochaine deuxième édition du Festival international de Choro d’Aix-en-Provence qui se tiendra du 14 au 20 avril, on écoute des morceaux d’Abel Luiz, joueur de cavaquinho, mandoline, violão tenor, qui, après avoir baigné dans l’univers du choro avec son grand-père, est une figure incontournable de la scène musicale, (compositeur, arrangeur, directeur musical), puis de Pedro Aragão, fantastique guitariste et membre du Quatuor Maogani de Violões.

Chiquinha Gonzaga © X-D.R.

Chiquinha Gonzaga © X-D.R.

Se disent les amours, les rencontres, les conditions de travail, les rêves, les difficultés d’une vie gagnée chichement, les exodes imposés par les guerres et les famines… Les régions du Brésil accordent leurs couleurs et leurs rythmes aux diverses pièces, choro, matchiche (tango brésilien), ici, ce sera le nord-est, là, les zones côtières. Quel que soit le thème, la musique emporte tout dans son flux inventif aux ornementations délicates (sublime mandoline de Claire Luzi !), aux accords d’une folle complexité et énoncés avec l’évidence de la simplicité par les sept cordes de la guitare et aux rythmes impossibles du pandeiro qui sonne comme un ensemble percussif aux multiples nuances.
La mandoliniste quittera parfois son instrument pour un mélodica ou un triangle, afin d’interpréter ses propres compositions, chants lumineux jusque dans les désespoirs, conjuguant les « petits riens » qui composent le bonheur.
Après les rappels, la fête n’est pas encore terminée, deux musiciens se joignent au trio qui s’est installé au milieu de la pièce en demi-cercle : les flûtes traversières glissent leurs mélodies. Enchantements sous les merveilleuses photographies en noir et blanc de l’exposition Choromaton d’Olivier Lob qui a su saisir les expressions de la palette de musiciens de choro rencontrés au Brésil et tous les musiciens de la première édition du Festival de Choro d’Aix.

Concert donné le 20 mars à la Bastide Granet

Festival Mus’iterranée du 20 mars au 6 avril

Choromaton à la Bastide Granet dans le cadre du Festival Mus’iterranée du 20 mars au 6 avril puis au Bistrot La Manufacture du 14 au 19 avril / Vernissage le 14 avril à 19h

Choromaton, portrait d'Abel Luiz © Olivier Lob

Choromaton, portrait d’Abel Luiz © Olivier Lob

En PLS!

En PLS!

Cathy Heiting en concert, c’est toujours un évènement, même sur des répertoires que l’on a entendus par elle. La scène lui va, le chant dans tous ses états, aussi. La voix s’égare dans les hauteurs, plonge, murmure, module, part en trilles, en scats maîtrisés, s’élargit en amples phrasés, se concentre sur un fil ténu, vibre… il semble que toutes les techniques de chant soient mises en œuvre, du lyrique au jazz à la chanson populaire, parfois dans un même morceau avec une liberté folle sur l’échelle des trois octaves naturelles de l’interprète. 

À la Manufacture, elle proposait sa dernière création Unconditional, dont elle avait donné la primeur début 2024 au Petit Duc.
Le projet a encore mûri, les accompagnements sont encore plus fluides et inventifs, le concert 2024 déjà si lumineux (lire ici) est habité d’une véritable grâce.
Difficile d’oublier le temps suspendu où le duo Cathy Heiting / Sylvain Terminiello (contrebasse) semble recomposer le monde, la connivence évidente entre les instrumentistes, Samuel Bobin (batterie), Renaud Matchoulian (guitare électrique), Ugo Lemarchand (piano et saxophone ténor), leurs solos inspirés, leurs dialogues avec le chant ou leurs apartés qui tissent des conversations invisibles.

Cathy Heiting Quintet © Petit Duc

Cathy Heiting Quintet © Petit Duc

On aimerait trouver l’enregistrement de cette pépite… « les enregistrements sont faits, mais nous n’avons pas les fonds nécessaires pour presser les disques, soupire Cathy Heiting. Certes, l’album existe sur toutes les plateformes, mais tenir l’objet dans les mains c’est tout de même autre chose!!!
Appel à contribution est lancé !
Quoi qu’il en soit, restons en PLS aux côtés de cette fabuleuse artiste ! Attention, le PLS de Cathy Heiting c’est le « Positive Love Song » !

Découverte !

Généreuse, Cathy Heiting offrait en première partie de son concert, en partenariat avec le Conservatoire d’Aix-en-Provence, la découverte éblouie du tout jeune Victor Steil (répertoire et compositions) dont l’accordéon prend des sonorités d’orgue, retourne à des accompagnements populaires, nous entraîne du côté de Yann Tiersen, sait déjà mêler humour et gravité. Accompagné d’Ulysse Delhaye, Gustave Corruble (guitares) et Elodie Jacquens (basse), il passe de pièces instrumentales à des chants superbement écrits. Le « Nougaro de Marseille » effleure le monde et les êtres avec une tendresse teinté de nostalgie et d’une certaine espièglerie et laisse deviner « derrière tes yeux la ville »… Une étoile à suivre !

Concert donné le 13 mars à la Manufacture, Aix-en-Provence

Pour les « inconditionnels », le quintet  jouera le 6 juillet aux Soirs d’été de Silvacane.

Les archets du Fado

Les archets du Fado

Le nouvel album de l’ensemble Des Équilibres, Fado em movimento, réunit la voix de la chanteuse de fado Cristina Branco, sans doute l’une des plus belles d’aujourd’hui, et la formation Des Équilibres, ces inlassables arpenteurs des musiques « classiques » et contemporaines qui savent aborder avec un même talent les œuvres de Jean Cras, Villa-Lobos, Mozart, César Franck, Brahms ou Tímea Dragony (née en 1976). 

« Le fado, c’est la vie », explique souvent Cristina Branco. Cette forme musicale devenue symbole du Portugal doit son nom au latin « fatum » (destin) qui vient lui-même de « fari », verbe « dire ». En portugais, « fadar » implique la prédestination. Héritage étymologique que la chanteuse dépasse, de même que les clichés attachés à ce genre nostalgique qui parle des femmes restées seules au port et pleurant les hommes partis en mer. Le fado est la vie, celle d’aujourd’hui et de ses préoccupations actuelles… 

Cristina Branco © X-D.R.

Cristina Branco © X-D.R.

Accompagnée de son guitariste, Bernardo Couto, elle conjugue le velouté de sa voix aux mélodies souples des trois archets Des Équilibres, Agnès Pyka (fondatrice de l’ensemble) et son violon Stefano Scarampella de 1900, l’altiste Sebastien Levy et le violoncelliste Thibaut Reznicek.
Les textes des chansons de l’album ont été confiés au polygraphe Gonçalo M. Tavares qui retrouve dans leurs inspirations les thèmes universels d’une humanité qui se heurte aux frontières infrangibles de ses limites, le temps, la mort, la violence infligée aux poétes et aux oiseaux… Trois grandes plumes de la musique contemporaine ont été invitées à poser le tissage de leurs notes sur le fil des mots : Florentine Mulsant qui dédie son Trio à cordes n° 2 opus 112 à Agnès Pyka. Chacun des trois mouvements de l’œuvre correspond à un poème, désarroi d’un homme au chômage et père de famille face à ceux qui lui proposent un travail mais en contrepartie veulent lui couper un membre, chant d’un oiseau qui poursuit ses trilles (subtils pizzicati) malgré les blessures infligées par un chasseur, désespoir d’un condamné à la guillotine…

La puissante intensité du trio souligne les ombres tragiques qui habitent les poèmes. Fatima Fonte s’inspire de la légende des origines arabisantes du fado pour laisser des temps où la voix a la place d’ornementations libres que l’on retrouve dans Voar na diagonal, exprimant la complainte d’un oiseau, puis reprend la ligne vocale de Zanguei-me com o meu amor d’Amália Rodrigues pour Tabaco sur le poème Duas mulheres de Gonçalo M. Tavares, où deux amis se rencontrent dans un café.  Anne Victorino d’Almeida s’attache quant à elle à deux chansons qui, à l’instar d’un Brassens évoquent les gens « pas comme il faut »,

Fado em movimento © X-D.R.

Fado em movimento © X-D.R.

O homen mal-educato et O desempregado com filhos. « Porque o tempo lhe fugia, entre os últimos dedos lhe fugia, a mão, o temp, a mão » (« parce que le temps lui échappait, entre ses derniers doigts, la main, le temps, la main »).
La musique instrumentale et les mélodies vocales se croisent, se complètent, se répondent, se fondent, dialoguent, en une théâtralité délicate. Et c’est très beau.

Fado em movimento, Ensemble des Équilibres, Label Klarthe