Tournoiements tragiques 

Tournoiements tragiques 

Aix avait déjà applaudi sa mise en scène pour La flûte enchantée de Mozart, son originalité, sa poésie, sa pertinence. Simon McBurney revient en signant un nouveau chef d’œuvre avec la mise en scène de l’opéra d’Alban Berg, Wozzeck, sublimée par une distribution vocale luxuriante et un London Symphony Orchestra ébouriffant sous la houlette de Sir Simon Rattle

Dans une lumière grise, on entend des chiens aboyer, on voit des soldats au garde-à-vous, plantés sur un dispositif scénique aux trois cercles concentriques dont le tournoiement lent entraîne les personnages, parfois à l’envers des aiguilles d’une montre, dans un temps qui se distord, parfois le cercle le plus excentré tournera en sens inverse des deux autres, (le corps de Marie assassinée sera ainsi symboliquement extrait du mouvement « naturel » de la vie, les deux premiers cercles effectuant alors leur rotation dans le sens traditionnel des aiguilles). 

Wozzeck - Festival d'Aix-en-Provence 2023 © Monika Rittershaus

Wozzeck – Festival d’Aix-en-Provence 2023 © Monika Rittershaus

De ces cercles dantesques, il est impossible de s’échapper, le mouvement ne signifie pas ici la liberté. Se refusant à la scène naturaliste de l’incipit de l’opéra au cours de laquelle le soldat Wozzeck (Christian Gerhaher, autant acteur que génial chanteur) rase le Capitaine qui s’acharne sur lui, Simon McBurney campe le malheureux debout, interrogé cruellement à propos du fils illégitime qu’il a eu avec Marie (Malin Byström, bouleversante), par le Capitaine sanglé dans son uniforme blanc et accompagné d’un enfant, son double en miniature, tandis que les autres personnages, tels un chœur antique muet assistent sans intervenir à cet acharnement. 

À l’aliénation morale s’ajoute celle des inégalités de classe :  Wozzeck répond qu’il est difficile d’être vertueux quand on est pauvre. La mécanique impitoyable de l’intrigue qui accable le personnage central, injustice sociale, cruauté mentale (il est le cobaye d’un docteur qui examine sans émotion les rouages de l’esprit humain), trahison amoureuse (Marie le trompe avec le beau Tambour-Major), le conduit inéluctablement à la folie et l’irréparable. Une porte dressée comme une guillotine, seule sur la scène nue, ouvre vers l’appartement de Marie et laisse voir son enfant, ou vers le bar où la foule danse et boit, brossée en un tableau naturaliste. 

Wozzeck - Festival d'Aix-en-Provence 2023 © Monika Rittershaus

Wozzeck – Festival d’Aix-en-Provence 2023 © Monika Rittershaus

Les leitmotive permettent de tisser une trame unie et cohérente qui unit les quinze tableautins de l’intrigue, le jeu subtil et velouté de l’orchestre apporte une harmonie onirique aux dissonances de Berg, tandis que la mise en scène permet de passer d’une scène à l’autre avec une fluidité rare, dans une variation des nuances de la lumière et des ombres qui convoquent tout un arrière-plan pictural et cinématographique (les images des visages projetées aux murs ne sont pas sans rappeler l’esthétique d’un Eisenstein). Un diamant noir !

Wozzeck - Festival d'Aix-en-Provence 2023 © Monika Rittershaus

Wozzeck – Festival d’Aix-en-Provence 2023 © Monika Rittershaus

Wozzeck a été donné au Grand Théâtre de Provence du 4 au 24 juillet,

Poésie complice

Poésie complice

Deux musiciens hors pair pour trois chefs-d’œuvre ! L’album concocté par le violoniste Aylen Pritchin et le pianiste Lukas Geniušas nous embarque dans un voyage qui suit trois compositeurs majeurs des débuts du XXème siècle par le biais de trois œuvres qui marquent aussi l’itinéraire qui a façonné la complicité du duo des deux interprètes. La troisième Sonate pour violon et piano de Debussy les a réunis lors de la demi-finale du concours Tchaïkovski 2019 et le Duo concertant de Stravinsky accompagna leur premier récital, il y a dix ans. 

Quant à la Sonate en ut majeur pour violon et piano de Reynaldo Hahn, elle est « au cœur de (leur) duo » ainsi que le précise Lukas Geniušas : la poésie du Colloque sentimental de Verlaine (« Dans le vieux parc solitaire et glacé / Deux ombres ont tout à l’heure passé (…) / Tels ils marchaient dans les avoines folles, / Et la nuit seule entendit leurs paroles ») y croise une expression élégante et resserrée qui semble charmer l’essence même du temps, l’enveloppant dans l’orbe de ses phrasés. C’est ainsi que l’on entend ce diamant taillé après la fluidité foisonnante de la Sonate de Debussy qui convoque pour les deux artistes les vers d’Anna Akhmatova, (« Si vous saviez de quels débris se nourrit / Et pousse la poésie, sans la moindre honte, / Comme les pissenlits jaunes, comme l’arroche / ou la bardane au pied des palissades »). 

Debussy // Hahn // Stravinsky, Aylen Pritchen & Lukas Geniušas, Mirare

Les désordres de l’âme sont ici coulés dans une sculpture moirée où se dessinent les impatiences, les étonnements, les élans, les exacerbations d’un esprit qui semble chercher à tout appréhender. Le duo devient alors le support unique d’une pensée qui se déverse sur le monde, l’effleurant, le recomposant, unissant dans un même regard la réalité et l’image que l’on s’en fait. Le Duo concertant de Stravinsky éclot ensuite dans la netteté de ses orchestrations, de sa rigueur quasi mathématique et pourtant (ou sans doute en raison de), d’une émotion complexe et vive où affleurent les bouleversements du monde à l’instar de ceux d’une psyché en proie aux tourments d’une époque. La fragilité des deux compositeurs précédents qui rend compte, en misant sur un sentiment d’étrangeté, des remuements tragiques des débuts du XXème, se replie sur les échappatoires du rêve, reste sensible dans l’acharnement des cordes, des rythmes marqués du piano, leurs assoupissements, leurs hésitations, leur finesse marmoréenne. La fusion spirituelle des deux instrumentistes permet une transmutation de la matière en idéal. On est subjugué par la beauté de l’ensemble.

Debussy // Hahn // Stravinsky, Aylen Pritchen & Lukas Geniušas, Mirare

À noter:

Lukas Geniušas jouera cette année au festival international de piano de la Roque d’Anthéron le 31 juillet (hommage à Rachmaninov aux côtés de la pianiste Anna Geniushene)

 

Guitares sous les étoiles 

Guitares sous les étoiles 

Le vingt-troisième Festival International de guitare de Lambesc a rassemblé une fois de plus la fine fleur de la guitare classique mondiale, faisant « salle comble » au parc Bertoglio de Lambesc. Choisis par Charles et Annie Balduzzi, les fondateurs historiques de cette manifestation unique dans le sud de la France, Clarisse Sans, Martin Vieilly et Arnaud Sans, tous trois guitaristes ont relevé le gant et ont su préserver l’esprit à la fois bienveillant, cordial et exigeant artistiquement du festival. 

Départ pour le Brésil

La soirée d’ouverture était consacrée à un seul musicien dont la venue exceptionnelle (il ne donne guère de concerts en Europe (seulement sept concerts cette année entre la France et l’Allemagne) était à marquer d’une pierre blanche : Yamandu Costa, originaire du Brésil, qui a commencé la guitare avec son père Algacir Costa, leader du groupe musical Os Fronteiriços (Les Frontaliers), puis s’est perfectionné avec Lucio Yanel, virtuose argentin installé au Brésil. Féru des musiques régionales du Sud du Brésil, de l’Argentine, de l’Uruguay, il s’est aussi intéressé aux créations de Radamés Gnatalli, Baden Powell, Tom Jobim, Raphael Rabello entre autres. Sa connaissance fine d’un vaste répertoire populaire et savant (la distinction est ténue !) lui permet des improvisations ébouriffantes. 

S’emparant de la fantastique richesse des styles du continent sud-américain, il construit son propre univers où sa guitare à sept cordes devient un orchestre, acrobatique sans le montrer (impossibles barrés, articulations démentes, vitesse impossible, le tout enveloppé dans un velours sonore). La plupart des pièces interprétées ce soir-là étaient issues de son dernier CD, Youtube Sessions, une série de morceaux composés durant la pandémie. Réaccordant la fameuse septième corde afin de changer de tonalité selon le climat abordé, le guitariste appuie sa tête contre le corps de sa guitare, ne faisant plus qu’un avec elle, et dessine des rêves éveillés où se croisent le « swing » du porro (colombien) « muy caliente », la poésie chaloupée de la milonga, les rêveries du choro, les danses de la samba, le romantisme d’un boléro, l’hommage à une famille de trois musiciens de Colombie (Amigos Saboya), un écho de Michel Legrand… Les capacités de la guitare à sept cordes, avec son amplitude, ses gammes, autorisent toutes les acrobaties, les harmonisations les plus complexes, déployant des sonorités profondes et chaudes.

Yamandu Costa au Festival international de Guitares de Lambesc 2023
Yamandu Costa au Festival international de Guitares de Lambesc 2023

Yamandu Costa festival de Lambesc © Mara des Bois

Les anecdotes fleurissent entre deux gorgées de maté : « ça, je l’ai composé durant le confinement, mes filles s’ennuyait et sautaient sur le canapé à côté de moi (Serelepe) ! (…) Ici, je rêvais, enfant d’avoir un cheval (Sarara) » … Les enfants, vives, bondissent tandis que le cheval galope sur les cordes de la guitare… Parfois un chant se love au cœur des accords, les oiseaux naissent sous les doigts du musicien en un jeu lumineux.

Une clôture tournée vers le futur

La soirée de clôture, ainsi que les concerts depuis le 30 juin, débutait par la prestation d’une des écoles de guitare de la région (ce soir-là celles du Conservatoire d’Avignon), soulignant avec force la vitalité de la transmission, suivie par l’Ensemble de Guitares de Nice sur un medley de blues, jazz et musiques de film, thème cinématographique repris par l’Académie de Mandoline et Guitare de Marseille, dirigé pour la première fois par Raphaël, sourit le génial mandoliniste Vincent Beer Demander, à l’origine de cette magnifique formation qui interpréta en création mondiale le Concertino pour mandoline (avec V. Beer Demander en soliste) de Claudio Mandonico, une bouffée d’énergie et de vivacité.

Comme pour une tournée d’adieux, les concertistes des veillées précédentes venaient donner un aperçu de leur art, Rolf Lislevand et sa guitare baroque en un jeu précis, complexe, aux sublimes lignes mélodiques, Roberto Aussel et sa vision nostalgique de l’Argentine, le Duo Dolce Vita composé de Vincent Beer Demander et Alberto Vingiano au pays d’Ennio Morricone, le Quarte Tomás et une espagnolade endiablée. Enfin, le final réunissait sur « 39 chaises », les musiciens de la soirée sur deux pièces orchestrales dirigées par Vincent Beer Demander. Le clou étant la tarentelle inspirée, le Tiramisu du Panier de Vincent Beer Demander. Saveurs !

Soirée de clôture, Festival international de Guitares de Lambesc

Clôture du Festival de Lambesc 2023 © Mara des Bois

Soirées du 29 juin et du 2 juillet, Parc Bertoglio, Lambesc

Le festival d’art lyrique d’Aix s’enjazze

Le festival d’art lyrique d’Aix s’enjazze

Le Festival d’Aix ouvre de larges pages au jazz et aux jeunes interprètes dont l’originalité, la passion, l’intelligence musicale dessinent des concerts d’anthologie dans la cour si sage de l’Hôtel Maynier d’Oppède.

Le jazz, un art engagé

Femme instrumentiste, dans le domaine du jazz, ce n’est pas encore totalement une évidence, et saxophoniste encore moins, si ce n’est dans les dernières années où enfin, elles s’imposent dans ce monde assez fermé malgré ses aspirations de liberté musicale. Lakecia Benjamin, lauréate du Deutscher Jazzpreis Award du meilleur instrument à vent international, arrivait en star sur la scène aixoise, vêtue d’or et d’argent, soulignant avec humour son statut. « We celebrate life tonight ! » s’exclame-t-elle, c’est comme pour un «amazing grace ». 

La géniale saxophoniste, entourée d’Ivan Taylor, contrebasse, Zaccai Curtis, piano et E.J. Strickland, batterie, dévoile les morceaux de son tout nouveau CD, Phoenix, qui célèbre la vie autant parce que tout s’est arrêté durant la pandémie qu’elle est une miraculée d’un accident de la route. Les grands thèmes des musiques de John Coltrane et surtout d’Alice Coltrane deviennent l’étoffe de compositions veloutées sur lesquelles un piano limpide vient rêver, souligné par la contrebasse et les inventions percussives de la batterie. Les pièces se nourrissent aussi des univers plus contemporains, passant de leur ancrage dans le blues à des envolées de free jazz, flirtent avec le slam, revisitent la ballade, font un clin d’œil à l’œuvre de Basquiat, replongent dans la profondeur du gospel, lient intensément création et discours engagé pour la défense de la paix, des droits humains, parodient au passage certains rythmes de marche militaire ou reprennent le poème de la poétesse et militante féminise Sonia Sanchez, Peace is a Haiku Song qui voit les mains de toutes les couleurs battre des ailes comme des papillons. Le jeu précis et inspiré de la saxophoniste semble s’abstraire des limites physiques. La main gauche virevolte sur les clapets puis s’en détache à la fin des motifs comme pour laisser les sons s’envoler, libres dans la vibration de leurs harmoniques.

Lakecia Benjamin au Festival d'Aix-en-Provence

Lakecia Benjamin, Festival d’Aix © Vincent Beaume

Un trio à cinq voix

Le Trio Noé Clerc, Noé Clerc, accordéon, Clément Daltosso, contrebasse, Elie Martin-Charrière, batterie, se présentait en quintet sous les grands platanes de Maynier d’Oppède avec deux nouveaux complices, Robinson Khoury, trombone et Minino Garay, percussions. 

Créatifs et espiègles, les musiciens dessinent leur Secret Place (leur dernier album), avec une palette qui puise dans de multiples univers, blues, jazz, musiques contemporaines et traditionnelles, le tout avec une finesse d’orchestration rare. Les Premières pluies, « de la goutte d’eau à l’averse puis à la tempête », sourit Noé Clerc, précèdent le tableau coloré et impressionniste de Blue mountain, dont les couleurs varient tout au long de la journée, s’inspirant au passage du blues, d’une note jazzée et de lointains airs balkaniques. Se greffent des passages dus aux autres musiciens : un mélange époustouflant de jazz, tango, et poèmes déclamés en castillan par Minino Garay (extraits de son dernier album, Speaking Tango), éblouissant Distancing from reality de R. Khoury. On découvre l’accordina dans la chanson en occitan Canson, on valse-musette avec La Mystérieuse (Jo Privat), on part en Arménie grâce à Arapkir bar… Voyages oniriques comme seule la musique sait les créer.

Noé Clerc Trio au Festival d'Aix

Noé Clerc Trio, Festival d’Aix © Vincent Beaume 

Noé Clerc Trio au Festival d'Aix

Noé Clerc Trio Festival d’Aix © Vincent Beaume

Concerts donnés les 11 et 15 juillet à l’Hôtel Maynier d’Oppède dans le cadre du Festival international d’Art lyrique d’Aix-en-Provence  

Une mosaïque d’émotions

Une mosaïque d’émotions

Une nappe sonore aux cordes, respiration primordiale avant l’éclosion d’une mélodie, d’un rythme, frémissement d’un accordéon, et la flûte kaval-oiseau s’élance, rejointe par les percussions multiples d’une batterie traditionnelle et d’une darbouka… Avec le sextet Mosaïc, la cour de l’Hôtel Maynier d’Oppède entre dans un songe éveillé, chatoyant de couleurs multiples. Cet ensemble de six jeunes musiciens que le Festival d’art Lyrique d’Aix a fait se rencontrer grâce à Médinéa, s’est définitivement soudé durant le confinement, sourit la violoncelliste Adèle Viret, à l’origine du groupe. 

« C’était un projet un peu fou de réunir six artistes par vidéo lorsqu’ils habitaient dans quatre pays différents. Cela a donné un long parcours qui a abouti à des résidences à Lisbonne, Hammamet, Marseille, sous le regard bienveillant de Fabrizio Cassol. Notre répertoire est basé sur un mode de composition collective : tout est sorti de nos rencontres ». Cette complicité est tangible sur le plateau, les regards, les comptes des temps, les enchaînements, les nuances, les débuts et fins de passages solistes (plus ébouriffants les uns que les autres). Le jazz se mêle aux rythmes syncopés de l’Orient tandis qu’un parfum venu des Balkans distille ses orbes sur les élans chambristes « classiques ».

Adèle Viret, concert Mosaïc, Festival d'Aix

Adèle Viret, concert Mosaïc © Vincent Beaume

Aucune voix ne se dédie de ses origines, mais écoute, fusionne, va vers… Les passages entre les univers s’effectuent avec subtilité, le violoncelle creuse les sonorités, la contrebasse (Zé Almeida) reprend les motos ostinato avant de se livrer à une improvisation jazzée, l’accordéon ( Noé Clerc) s’immisce dans les diverses formes en un souffle qui se démultiplie, la flûte kaval, virtuose (Georgi Dobrev), redessine les montagnes et emprunte leurs chants aux oiseaux, les percussions (Hamdi Jammoussi) jouent entre l’Atlas et les volets bleus de Sidi Bou Saïd, tandis que la batterie (Diogo Alexandre) épouse tous les tempi avec une redoutable maestria. L’ensemble est hypnotique, bouleversant d’humanité et d’humour.

6 juillet, Hôtel Maynier d’Oppède, Aix-en-Provence, (Festival d’Aix)

Concert Mosaïc Festival d'Aix

Concert Mosaïc © Vincent Beaume

Concert Mosaïc, Festival d'Aix

Concert Mosaïc © Vincent Beaume

Concert Mosaïc, Festival d'Aix

Concert Mosaïc © Vincent Beaume