Clarinette en majesté au Grand Théâtre!

Clarinette en majesté au Grand Théâtre!

Jour de match, (France /Irlande lors du Tournois de Six Nations) et pourtant salle comble, certains spectateurs demandant aux autres de ne pas leur donner le résultat (un 27-42 en faveur de l’équipe de France, oui on peut suivre la musique et le rugby !), ayant sacrifié la deuxième mi-temps (à visionner en replay) afin d’être à l’heure pour l’évènement du mois ! Même s’il est marseillais d’origine, le génial clarinettiste Pierre Génisson venait pour la première fois au Grand Théâtre d’Aix-en-Provence, en excellente compagnie : l’Orchestre national Avignon-Provence et sa cheffe depuis 2020, Débora Waldman (la première cheffe nommée à la tête d’un orchestre national en France, il est bon de le rappeler).

Un orchestre de premier plan

Deux pièces pour orchestre s’entremêlaient aux œuvres dédiées à la clarinette dans ce concert entièrement consacré à Mozart. D’abord l’Ouverture de Don Giovanni déployait ses deux temps, l’andante solennel et l’allegro esquissant les intentions du séducteur. Dès le début de ce « drame joyeux » (« dramma giocoso », ce qui veut tout dire des « leçons » tirées de sa conclusion), la fin tragique de Don Juan est annoncée et son ombre plane, portée par un orchestre aux sonorités larges et dirigé avec une précision, une élégance et une intelligence sensibles. La légende veut que Mozart ait composé cette ouverture la nuit précédant la première représentation de Don Giovanni à Prague ! Est-ce l’urgence de la création ou le sujet abordé ? la jonction entre la noirceur et la lumière est transcrite avec une puissance qui fit dire à Wagner que c’était « l’opéra des opéras ».

La Symphonie n°35 en ré majeur K.385, «Haffner» est une œuvre commandée par un ami de la famille Mozart, le bourgmestre de Salzbourg, Sigmund Haffner.
Lorsque son père lui transmet la demande, Wolfgang Amadeus qui vient de se marier avec Constanze Weber, la cousine germaine du compositeur Carl Maria von Weber, n’a pas vraiment le temps, rouspète qu’il devra l’écrire la nuit sinon il « ne s’en sortira pas » (dixit !), mais au lieu de la sérénade commandée, il ira jusqu’à la symphonie, sans doute moins « divertissante » mais au moins d’une ampleur qui convient mieux à son caractère.

Orchestre national Avignon-Provence @ Orchestre national Avignon-Provence

Orchestre national Avignon-Provence @ Orchestre national Avignon-Provence

Elle sera en ré majeur, même si ce n’est pas la tonalité préférée de son compositeur, il faut parfois céder aux effets de mode et à Salzbourg le ré majeur est alors en vogue ! Certains disent même que l’agacement de Mozart est perceptible dans les gammes ascendantes exacerbées du premier mouvement, Allegro con spirito, avec son thème principal donné à l’unisson, ce qui lui confère panache et ampleur. Finement le compositeur glissera tout même dans l’un des thèmes du mouvement final, le Presto, l’Air d’Osmin, le « méchant » de L’enlèvement au séraildont le récent succès, un vrai triomphe, avait consacré le musicien.

La clarinette ou les fantaisies du chalumeau

Vers 1690, le facteur d’instruments à vent, Johann Christoph Denner, ajoute au chalumeau (non pas celui du feu), une sorte de flûte à bec dotée d’une anche, un pavillon et deux clés. Ce nouvel instrument (première mention de son nom en 1753 par Jacob Denner, fils de Johann) a suscité de nombreuses hypothèses quant à l’étymologie de son nom : serait-ce un dérivé du mot provençal « clarin », une sorte de hautbois primitif, de l’adjectif « clar » (clair), de « clarinet », le « hautbois de forêt » ? Certains avancent même uen relation avec la « clarine », cette clochette pendue au cou des animaux… Quoi qu’il en soit, la clarinette malgré ses ajouts en argent fait bien partie de la famille des bois et lorsqu’il n’y a pas de piano lors d’un concert ni de hautbois, c’est elle qui donne le « la » à l’orchestre. 

C’est la rencontre avec le musicien virtuose de l’orchestre de Vienne, Anton Stadler qui déclencha la passion de Mozart pour cet instrument nouveau. Il lui offrit un unique et merveilleux concerto, le Concerto en la majeur K.622 qui fait partie de ses dernières œuvres, née en 1791, son ultime. Le jeu de Pierre Génisson, précis, subtil répond à l’enthousiasme des musiciens. Chaleur, profondeur, rondeur, le son de l’instrument transporte. La fluidité de l’exécution ne souffre aucune faille, quels que soient les écarts virtuoses demandés par la partition.

Pierre Génisson © Denis Gliksman

Pierre Génisson © Denis Gliksman

La clarinette dialogue avec l’orchestre, le met en haleine, suspend le temps, s’amuse, plaisante, légère, éblouissante, spirituelle. L’émotion est au rendez-vous, on touche au sublime dans cette approche en épure.
Deux transcriptions de Così fan Tutte (arrangements Fontaine pour clarinette et orchestre) soulignaient avec encore plus de d’évidence les capacités « vocales » de la clarinette. D’abord, on écoutait Una donna a quindici anni puis Come Scoglio, le bel canto italien et sa virtuosité sied à merveille au phrasé lumineux de l’artiste, ses aigus aériens, ses graves larges et veloutés, ses medium intenses. On a l’impression d’entendre le texte de l’opéra dans la pâte sonore.

Généreux et acclamé par une salle comble, Pierre Genisson revenait pour un magnifique Voi che sapete des Noces de Figaro puis, deux extraits « vous allez reconnaître sans problème ! » du Concerto pour clarinette. Enchantements…

Concert donné au Grand Théâtre de Provence le 8 mars 2025

Mozart 1791, Pierre Genisson, chez Erato-Warners Classics

De l’art de l’amitié

De l’art de l’amitié

La venue du violoniste Renaud Capuçon à Aix-en-Provence résonne comme un avant-goût du prochain Festival de Pâques, manifestation qu’il a fondée en 2013 avec Dominique Bluzet et le président du CIC. Dans l’écrin du Grand Théâtre de Provence, il est un peu comme « à la maison ». Aussi, il invite des musiciens qu’il apprécie. Sachant bien qu’aucune étoile n’en efface une autre mais lui apporte sa lumière, il s’entoure de jeunes et talentueux instrumentistes qu’il se plaît à mettre en avant. Ainsi, le pianiste Guillaume Bellom, l’altiste Paul Zientara et la violoncelliste Julia Hagen. Chacun apporte sa palette, sa sensibilité, son intelligence délicate des partitions et la fusion de ces personnalités fortes qui s’écoutent les unes les autres est mise au service d’interprétations sans failles, nourries d’échos, de fulgurances, de mélodies, de rythmes. Le livre d’images s’ouvre, et l’auditoire plonge dans un univers aux fragrances subtiles, découvrant et redécouvrant les auteurs connus dans des œuvres peu souvent jouées. 

Surprises de la modernité

On apprend ainsi à se méfier des idées toutes prêtes que l’on accole à tel ou tel compositeur. Le Quatuor avec piano que le jeune Mahler (il avait seize ans) écrivit alors qu’il n’était encore qu’étudiant au Conservatoire de Vienne débute par un piano qui semble hésiter, puis qui accompagne les cordes comme pour un lied. La mélodie du violon très courte est en proie à un indicible tourment quasi-tragique puis s’emporte en allegro.

Le premier mouvement et seul entièrement achevé par le compositeur est précédé d’un « nicht zu schnell » (pas trop vite) et pourtant est habité d’une sourde tension. Le deuxième mouvement (on ignore si Mahler voulait écrire les quatre mouvements de la forme classique du quatuor) est inachevé (24 mesures) et le compositeur Alfred Schnittke l’a complété avec ses propres préoccupations en 1973, si bien que l’auditeur est surpris tout d’abord de l’étonnante modernité de cette pièce mahlérienne. 

Guillaume Bellom © J-B. Millot

Guillaume Bellom © J-B. Millot

Les dissonances neuves, les croisements de phrases montantes et descendantes, la puissance interne du texte, les émois pianistiques très « XXème » prennent alors tout leur sens dans cette passation où les siècles se complètent et les romantismes se catapultent.

On était subjugués ensuite par la beauté du Quatuor pour piano et cordes n° 2 en sol mineur opus 45 que Gabriel Fauré dédia au pianiste et musicologue Hans von Bülow. La plénitude de la partition accorde aux instruments des dialogues d’une fine complexité, varie les rythmes, dénoue les gammes, dessine des paysages, ombre les âmes d’une indicible mélancolie, mène à des sommets, flirte avec les orages, joue des contrastes, passant de la sérénité d’une rêverie aux ostinatos véhéments du piano dans la dernière section. 

Julia Hagen © Julia Wesely

Julia Hagen © Julia Wesely

Le jeu lumineux de Guillaume Bellom est en osmose avec les cordes qui se rejoignent sur des phrasés aériens. Tout aurait pu s’arrêter là tant l’émotion était forte.
Après l’entracte, un autre chef d’œuvre était mis en scène, le Quatuor pour piano et cordes opus 13 de Richard Strauss. Certes, on aime comparer et déceler des influences, surtout dans une œuvre qui fait partie des plus importantes de la musique de chambre du jeune Strauss.

Il compose son Quatuor en 1885 (il a 21 ans). Cette pièce frappe par ses dimensions en quatre mouvements et est souvent rapprochée des quatuors avec piano de Brahms auquel le jeune compositeur vouait une sincère admiration à l’époque (il parla de son « enthousiasme » pour le musicien). Elle reçut le Prix de l’Association des compositeurs berlinois en 1886 (Berliner Tonkünstlerverein). Il est vrai que Richard Strauss écrit pour des instruments qu’il connaît bien : il a débuté le piano à quatre ans, le violon à six et la composition à onze. Il écrivit à douze ans un Festmarsch pour grand orchestre.

Paul Zientara © Tatiana Megevand

Paul Zientara © Tatiana Megevand

Parallèlement à ses dons musicaux il entra à l’Université de Munich à seize ans pour y suivre des cours de philosophie et d’histoire de l’art. Il manie dans ce quatuor d’une manière très maîtrisée les alternances de contrastes, les moments passionnés et les instants de recueillement, les respirations impétueuses et les souffles retenus. Les quatre instrumentistes trouvent ici un équilibre idéal, en une alchimie complice qui ne se refuse pas des mouvements d’humour et des répliques enjouées avant un final Vivace brillant.  Ils reprendront en bis le spirituel et pittoresque Scherzo.

Concert donné le 28 février 2025 au Grand Théâtre de Provence

La musique, cet immense voyage

La musique, cet immense voyage

Ça y est ! Del Cerro, le CD correspondant au concert et aux recherches de Mandy Lerouge sur Pablo Del Cerro, la fantastique Antoinette Peypin, dernière compagne d’Atahualpa Yupanqui est dans les bacs.
On y retrouve les morceaux réunis par la musicienne, dont un inédit et inachevé, La Madrugada. Une précision à propos de cette pièce : elle a été jouée avec l’aimable autorisation de Roberto Chavero (quasi homonyme de son père Atahualpa Yupanqui, alias Hector Roberto Chavero) et de la Fundación Atahualpa Yupanqui sur le piano d’Antoinette Peypin !

La recherche du son juste, de sa pertinence, domine. Les effets de la post-production savent garder la délicatesse des arrangements musicaux collectifs de Javier Estrella (percussions, batterie, chœurs), Olivier Koudouno (violoncelle augmenté, kalimba, dessins), Diego Trosman (guitare, chœurs), Nicolas Repac (réalisation, samples, voix) et Eloisa Di Giácomo (piano sur La Madrugada). Nicolas Repac explique dans le superbe livret aux illustrations fines des paroles des chansons : « arranger une musique, c’est sculpter des ombres et des lumières, car la musique est un paysage plus fugace que le passage bruissant d’un rêve éveillé »…

Mandy Lerouge © X-D.R.

Mandy Lerouge © X-D.R.

En exergue, Arthur H reprend le thème du voyage et salue la beauté de la voix et des inflexions de Mandy Lerouge : sa voix « nous fait voyager dans sa lumière, dans ses rythmes souples, dans ses amitiés, dans son Argentine intérieure ».
L’amour de la musique, des rythmes particuliers de l’Argentine, différents selon chaque région, chaque paysage, chaque relief, se décline au fil des mélodies, s’attache aux pierres des montagnes et des chemins, des réunions familiales, des chevaux galopant dans les plaines immenses, tandis que la lune du Tucuman nimbe de ses mystères les êtres et les choses.
Lire ici le voyage musical de Mandy Lerouge.

Del Cerro, Mandy Lerouge, Le fil rouge

À ne pas rater la sortie du CD au Petit Duc le 8 mars 2025 ! L’aventure avait commencé dans cet écrin désormais mythique de la musique de paroles et de création à Aix-en-Provence !

Quand un acteur est seul

Quand un acteur est seul

Il est seul sur scène, mais si bien accompagné ! André Dussollier revient au Jeu de Paume avec Sens dessus dessous, un spectacle tissé de grands textes dont la découverte l’enchanta et qui lui sont depuis de fidèles amis. 

C’est Sens dessus dessous, titre emprunté à un sketch de Raymond Devos qu’il reprend au cours de la représentation, que les extraits s’enchaînent avec un naturel virtuose. Un point dessus, un point dessous, un trait tiré, un nouveau point dessus, dessous, la pièce avance avec naturel, servie par une scénographie d’une redoutable efficacité (Sébastien Mizermont).

Une vidéo des rues agitées de Paris où se dressent les silhouettes des personnages qui les ont hantées aux siècles derniers. Les superpositions de temps accordent par leurs strates mêlées l’épaisseur de leur histoire aux lieux familiers. Le mur de scène verra des colonnes antiques s’avancer (miracle de la 3D et des hologrammes!) avec leur bruit grinçant de pierres, une porte s’ouvrira dans le mur laissant deviner un interlocuteur au protagoniste, un personnage assis sur une chaise donnera la réplique à André Dussolier, le dédoublant dans sa solitude. 

André Dussollier © Maria Letizia Piantoni

André Dussollier © Maria Letizia Piantoni

Les noms des auteurs s’afficheront successivement sur le papier peint d’une cloison qui verra aussi les portraits des différents présidents de la République s’afficher tour à tour, en un musée fictif répondant à la fantaisie de Paul Fournel, grand maître de l’Oulipo, et ses « Présidents ».

Des textes vivants

La voix de l’acteur épouse les mouvements des œuvres avec une fine intelligence, retrouvant parfois les inflexions d’un Sacha Guitry qui ouvre le bal avec Un soir quand on est seul. « En vérité, je n’ai vraiment l’impression que je suis libre que lorsque je suis enfermé ! ( …) lorsque je fais tourner la clé ce n’est pas moi qui suis bouclé, ce sont les autres que j’enferme (…). Là, je suis vraiment seul, je peux gesticuler, je peux fumer, je peux bailler, je pourrais même travailler si j’en avais envie et puis je peux parler, je peux parler tout haut…»

Imparable logique qui amorce la construction du spectacle tout entier ! André Dussollier arpente le plateau, y esquisse des pas de danse, virevolte, interprète « ces trésors en les faisant vivre sur scène, en les révélant hors de la place qu’ils occupent habituellement dans les livres et sur nos étagères, pour qu’ils aient l’occasion de se faire entendre indépendamment de la reconnaissance accordée à leurs auteurs » (explique-t-il dans sa note d’intention). 

André Dussollier © X-D.R.

André Dussollier © X-D.R.

Défilent sans hiérarchie, ni chronologie Victor Hugo, Sacha Guitry, Roland Dubillard Raymond Devos, Charles Baudelaire, André Frédérique, Gabriel Charles, abbé de Lattaignant, Léon Vilbert, Jean-Michel Ribes, Michel Houellebecq, Elia Kazan, Paul Fournel, Louis Aragon, une pointe d’André Dussolier… Peu importent les siècles, chaque texte nous est étrangement contemporain, dans le rire, l’émotion, l’horreur.

Pour l’amour des mots

S’invitent les réparties vives de Sacha Gutry ou de Roland Dubillard, l’amour des mots qui se rencontrent parfois aux frontières de l’absurde de Raymond Devos, les injonctions baudelairiennes de ses Petits poèmes en prose : « pour ne pas être les esclaves martyrisés du temps, enivrez-vous, enivrez-vous sans cesse de vin, de poésie, de vertu, à votre guise ». On rit aux Diablogues de Dubillard, on sourit au leste Le Mot et la chose de l’abbé de Lattaignant, on croit réentendre Léo Ferré dans La guerre et ce qui s’ensuivit de Louis Aragon, « tu n’en reviendras pas, toi qui courais les filles… ».

On est bouleversés par Le crapaud de Victor Hugo, sublime condensé de l’esprit de son œuvre : la cruauté de l’enfance s’oppose à la misère désespérée de la bonté. « On a sa mère, on est des écoliers joyeux, /De petits hommes gais, respirant l’atmosphère/À pleins poumons, aimés, libres, contents ; que faire/Sinon de torturer quelque être malheureux ? ». Les coups infligés au crapaud sont insoutenables. L’âne, ployant sous son fardeau sera le seul « humain » de l’histoire :« Ô spectacle sacré ! l’ombre secourant l’ombre,/ L’âme obscure venant en aide à l’âme sombre,/ Le stupide, attendri, sur l’affreux se penchant,/ Le damné bon faisant rêver l’élu méchant !/ L’animal avançant lorsque l’homme recule ! »

André Dussollier © Maria Letizia Piantoni

André Dussollier © Maria Letizia Piantoni

La tragédie jouxte la comédie. Le sadisme jubilatoire d’Ultime bataille de Jean-Michel Ribes est transposé pour les besoins de la scène et les rôles sont inversés : la jeune femme du monologue est ici un homme et celui qui allait tomber du balcon est une « elle ». La fin obéit aux lois de la légèreté à l’instar des textes de Guitry, le personnage qui chute ne meurt pas mais est invité à boire du champagne chez le voisin du dessous (sic !).
Reprenant les termes d’Alphonse Allais « j’ai décidé de vivre éternellement. Pour l’instant, tout se passe comme prévu ! », l’acteur nous entraîne dans l’exultation des mots, telle une ivresse contagieuse. Ces mots sont mis en scène avec espièglerie dans le célèbre poème donné en rappel de Victor Hugo, Le Mot. « Tenez, il est dehors ! Il connaît son chemin ;/ Il marche, il a deux pieds, un bâton à la main, / De bons souliers ferrés, un passeport en règle ;/ Au besoin, il prendrait des ailes, comme l’aigle ! »
Un plaisir de fins gourmets !

Sens dessus dessous a été joué au théâtre du Jeu de Paume du 25 février au 1er mars 2025.

Les conjugaisons de la lumière

Les conjugaisons de la lumière

Ciels d’or, un premier CD composé en oratorio par le Trio Haydé

Le tout jeune Trio Haydé emprunte son nom à la tradition littéraire d’un prénom féminin, d’abord celui de la seule femme qui aime sincèrement le Don Juan de Byron (ce personnage n’a pas grand-chose à voir avec le mythe de l’insatiable séducteur, mais se voit plutôt objet de désir et quasi-« victime » de ses séductrices !), puis de la princesse grecque sauvée par Edmond Dantès (dans Le Comte de Monte-Cristo de Dumas), dont l’absolue loyauté tranche avec l’atmosphère d’intrigues et de corruptions du monde parisien dans lequel le Comte ourdit sa vengeance.

« Produire un album entièrement consacré à la musique des compositrices n’est pas un choix idéologique de départ pour le Tri Haydé, mais une évidence qui s’est petit à petit imposée : les œuvres sur le thème de la lumière qui touchaient le trio étaient toutes composées par des femmes ». Le livret d’une extrême richesse qui accompagne l’enregistrement s’amuse des modes pour revenir à l’essentiel, un éclectisme intelligent, un choix qui balaie les aprioris et s’empare des critiques « masculines » qui pensent faire compliment lorsque des attributs dits « masculins » sont accolés à des œuvres « féminines ».

Trio Haydée © Jean-Baptiste Millot

Trio Haydée © Jean-Baptiste Millot

Ainsi, d’après « M’as-tu vu », dans Mon dimanche du 9 novembre 1913, « le style musical de Lili Boulanger est correct, net et solide. Elle écrit en homme délicat, raffiné, mais en homme. C’est clair, rapide, plus vigoureux que gracieux. ». Clémence de Grandval quant à elle « travaille avec une assiduité bien courageuse » (Les Sports, 22 janvier 1879) tandis que Pauline Viardot, certes « pianiste de grand talent » ne voit jamais ses œuvres mentionnées… les exemples se succèdent avec humour. Le trio souligne le caractère terrible de ce besoin régulier de noter si les ensembles sont totalement féminins ou les morceaux composés par des femmes. « Cela ne devrait pas être davantage questionné que si cet album ne contenait que des pièces composées par des hommes. » Ce n’est pas gagné !!!

Le disque offre un panorama qui va du XIXème au XXIème siècle en dix-sept pièces de compositrices que l’on commence à connaître et d’autres encore bien peu ou pas du tout jouées.
On s’y promène comme dans une exposition où les palettes lumineuses empruntent leurs couleurs à différents univers poétiques ou picturaux. Une seule parmi ces œuvres n’est pas chantée, celle d’Edith Lejet (1941-2024), De Lumière et de cieux embrasés pour harpe. On y entend le jeu subtilement velouté et clair de Constance Luzzati, qui sait si bien déployer des mondes en un simple effleurement.
La relation aux tableaux se dessine, Edith Lejet avait pensé baptiser son œuvre Hommage à Turner dont les Couchers de soleil ont inspiré tant de poètes.
On retrouve chez elle l’influence de Zao Wou-Ki et sa capacité à transcrire les vibrations de la lumière.

Trio Haydée © Jean-Baptiste Millot

Trio Haydée © Jean-Baptiste Millot

Au siècle précédent, Pauline Viardot pastiche une chanson populaire du XVème, Roussignolet dont la flûte d’Anastasie Lefebvre de Rieux (un piccolo pour l’occasion) imite les roucoulades aux côtés de la voix aux inflexions profondes et parfois espiègles de Marielou Jacquard et Clémence de Grandval offre de nouvelles sonorités à la Villanelle de Passerat qui était revenue à la mode au XIXème siècle.

Rosy Wertheim dans ses Trois chansons pour voix, flûte et harpe d’après trois poèmes attribués à Li Bai (poète chinois de la dynastie Tang 702-762) ne cherche pas à recréer une Chine de pacotille, mais brosse des toiles qui correspondent à sa propre contemporanéité.

Elisanda Fabregas (*1955) s’inspire du poète assassiné à Grenade, Federico García Lorca pour Gacelas de amor, qui semble taillé sur mesure pour la chanteuse Marielou Jacquard à l’instar de l’œuvre de commande du trio passée à Josephine Stephenson (*1990), Aube (Diglee), et leurs beaux graves.

Ciels d'or, Trio Haydée

La poésie, encore et toujours se décline dans les partitions de marguerite Roesgen-Champion (1894-1976) et son Pantoum pour voix, flûte et harpe, dont les envoûtement semblent répondre à la Litanie pour mezzo-soprano et flûte en sol d’Édith Canat de Chizy alors que la Nuit d’étoiles de Louise-Zoé Gouirand-Gentil (1861-1947) orchestre le poème de Théodore de Banville et que Grace Williams (1906-1977) met en musique des textes de John Fletcher, Thomas Campion et Alfred Lord Tennyson dans ses Songs of Sleep et Lili Boulanger reprend Reflets de Maurice Maeterlink (d’après un arrangement de Marianne Schofield).
La musique et les textes racontent, dessinent, se lovent dans les fragrances solaires de leurs sonorités, embrasent les ombres de leurs frémissements, rendent palpables leurs pulsations, frissonnent à l’orée du sens. Un bijou !

Ciels d’or, Trio Haydée, chez Voces8 Records