Voir autrement

Voir autrement

Le terme même de « théâtre » inclut par son étymologie la vue (du grec ancien « θέατρον » (théatron), le lieu où l’on regarde), pourtant de nombreuses initiatives tentent de rompre avec la mise à l’écart d’environ 4,3% de la population active en France (le vieillissement de la population ne fait qu’augmenter la proportion de déficiences visuelles). 

Attentifs à tous les publics, les théâtres qui sont déjà très actifs grâce aux financements de l’ASSAMI (les amis et mécènes du spectacle vivant) dans la diffusion des spectacles auprès des publics empêchés par exemple, se sont équipés cette année, soutenus aussi par le financement de l’UNADEV (Union Nationale des Aveugles et déficients visuels), de maquettes tactiles petit et grand format au Théâtre du Jeu de Paume et au Grand Théâtre de Provence. Destinées certes au départ pour un public déficient visuel, ces maquettes donnent à percevoir autrement l’architecture et la structure interne de ces lieux de spectacle.

Il suffit d’avoir un masque sur les yeux et ce sont les doigts et les mains qui deviennent « voyants » et réorchestrent d’une certaine manière notre appréhension des espaces. Les dimensions appartiennent alors à l’univers du tangible et semblent finalement plus expressives dans leurs proportions qu’un simple plan papier. On a l’impression de redécouvrir les lieux, d’en aborder les endroits invisibles, d’entrer dans les arcanes du théâtre, d’en percer quelques mystères. 

maquettes © Les Théâtres

Maquettes © Les Théâtres

Au Jeu de Paume, la médiatrice Héloïse Schneider-Dautrey initie son public à cette lecture nouvelle, livrant au passage histoires et anecdotes liées à l’édifice après l’avoir resitué dans son quartier et dans la ville où se dessine clairement un « axe théâtral » fort !

Lorsque les couleurs s’effacent

En écho à la présentation des maquettes, la pièce de Fabio Marra qui a enchanté le festival d’Avignon 2023 au théâtre des Halles, La couleur des souvenirs, évoque la perte de la vue. Les premiers instants de la représentation répondent à la séance des maquettes au cours de laquelle on était invité à tester une série de lunettes qui restreignaient différemment le champ visuel selon les pathologies, glaucome, DMLA, cataracte, rétinopathie diabétique… Des séries de lettres identiques à celles des tests lors des séances chez les ophtalmologistes se mettent à circuler, danser, se distordre, s’effacer… Prémonition tragique du récit à venir.

Le peintre Vittorio (Dominique Pinon) achève la lecture d’un polar à l’aide d’une loupe. Pas de complexe de Sherlock Holmes ici, mais une vue qui se fait capricieuse. Une minerve lui enserre le cou, signe de sa récente hospitalisation. Défilent dans son petit atelier encombré de peintures le marchand d’art peu scrupuleux, Marco (Aurélien Chaussade), sa sœur, Clara (Catherine Arditi) qui ne cesse de l’aider malgré son mauvais caractère, son fils, Luca (Fabio Marra) d’une indéfectible attention, le fantôme de sa mère, Silvia (Sonia Palau), rappel à la fois d’une culpabilité inavouée et d’une tendresse douloureusement perdue.

La couleur des souvenirs © Fabio Marra

La couleur des souvenirs © Fabio Marra

Désagréable avec tous, bougon, agressif, ronchon, odieux, Vittorio gagne cependant une profondeur humaine et sensible dans le jeu de Dominique Pinon qui laisse transparaître avec retenue les blessures qui ont façonné son personnage. Ce peintre qui se fuit lui-même, se refuse à exposer ses toiles qui révèlent trop de lui et de la tendresse qu’il porte aux siens, vivote de ses contrefaçons ; sa dernière sera un Modigliani !

Cependant la cécité guette, suivant enfin les injonctions de son fils, Vittorio passera des examens mettant en évidence sa DMLA. Curieusement, le fils sans cesse rejeté et jamais rebuté, reste affectueusement présent auprès d’un père dont il pressent les fêlures tandis que la fille de Silvia, Emma (Floriane Vincent), part à l’étranger pour se sentir exister loin d’une mère aimante mais un peu trop « présente ». Les personnages sonnent juste dans cette narration familiale.

La couleur des souvenirs © Fabio Marra

La couleur des souvenirs © Fabio Marra

L’épreuve de la déficience visuelle sert de catalyseur aux sentiments, permet de faire face aux tensions enfouies et à renouer avec un équilibre que l’on aurait pu croire définitivement perdu. La fin est bouleversante, mais n’en disons pas trop ! Un très beau moment de théâtre !

 La couleur des souvenirs au Jeu de Paume, 10 au 14 décembre

La couleur des souvenirs © Fabio Marra

La couleur des souvenirs © Fabio Marra

La couleur des souvenirs © Fabio Marra

La couleur des souvenirs © Fabio Marra

Des vies dans les cartons

Des vies dans les cartons

Le bâti certes, mais le patrimoine humain ?

Imaginez une ville, un quartier populaire, de ces barres d’immeubles construites dans l’urgence, provisoires, de ce provisoire qui dure des décennies, voit les populations circuler, celles des débuts, avec le « luxe » nouveau des installations sanitaires absentes des jusqu’alors de la conception même des habitations, puis, tandis que les premières ont trouvé d’autres lieux, les nouvelles, encore plus pauvres, se sont retrouvées dans un habitat dégradé, jamais entretenu par les services dont pourtant les bâtiments dépendent… Rénover ou démolir ? Souvent c’est la seconde solution qui est adoptée. Quid des habitants ? de leur relogement, de l’évolution des lieux, de leur destination ?  

Le collectif Bolnaudak (du nom de ses quatre fondateurs, Delphine Bole, Nicolas Bole, Camille Nauffray et Laetitia Sadak) se met en scène dans Cartons pleins. Aucune illusion de la part des acteurs ! Après la présentation du « vaste projet de redynamisation du secteur avec la destruction d’une partie des immeubles », la promesse de l’installation d’un centre médical (argument avancé pour convaincre les habitants des espaces voués à la démolition de signer leur acquiescement), promesse qui s’avère reléguée aux calendes grecques (mais « toujours dans les tuyaux » ! pour des étapes ultérieures à déterminer), les rêves des architectes et aménageurs pour un quartier renouvelé de haut standing, la ressource d’envoyer des acteurs pour apaiser les tensions possibles apparaît comme LA solution aux décideurs… 

Cartons Pleins © X-D.R.

Cartons Pleins © X-D.R.

La présence des artistes dans le Quartier prioritaire Alicante-Plantiers situé sans le pays manosquin fait partie des stratégies de la démolition, en tenant compte d’une certaine manière du côté humain.
Évoluant au milieu des cartons qui figurent les immeubles anciens, les constructions nouvelles, et se modulent comme les jeux de cubes dont on retourne les faces afin d’obtenir de nouveaux dessins, les trois acteurs, Delphine Bole, Nicolas Bole et Laetitia Sadak interprètent tous les rôles, depuis les politiques aux architectes qui, les uns et les autres enveloppent dans une terminologie alambiquée et des expressions ronflantes la cruauté de leurs décisions, la « redynamisation » se traduit dans les faits par des expulsions, des relogements hypothétiques, des déplacements de populations…

Leur texte, terrible, use de la rhétorique administrative et de la fameuse « langue de bois » qui orne de propos abscons ce qu’il n’est pas « politiquement correct » d’évoquer ou de constater. On rit beaucoup, avec un sentiment amer devant les inénarrables envolées fumeuses du responsable méprisant et sexiste face à sa secrétaire un peu perdue qui voit bien que rien ne va dans les directions sociales que l’on avait fait miroiter à tous. C’est là, dans cette débandade de promesses non tenues que sont amenés à intervenir les artistes, placés en « première ligne » dans une situation dont ils ne maîtrisent rien. Gênés, se sentant pris pour des alibis, ils tentent d’entrer en contact avec les habitants…

Cartons Pleins © X-D.R.

Cartons Pleins © X-D.R.

Au début, les portes se referment plus ou moins doucement. Des cartes postales, des présentations en tant que voisins, avec les mêmes soucis, les mêmes attentes, ouvrent finalement les cœurs. L’expérience transcrite dans la pièce est vécue, le collectif a effectivement recueilli les paroles des habitants, organisé des ateliers de pratique artistique avec les enfants, des veillées communes, de la médiation, des lectures aux pieds des immeubles, des projections de cinéma, des initiations à la photo argentique à la vidéo… tout un matériel documentaire a ainsi été collecté et alimente de son témoignage vivant la pièce. 

Les « renouvellements urbains » pilotés par l’ANRU (Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine) induisent des enjeux urbanistiques, politiques, humains. S’entrecroisent les récits de vie et les lieux. « Se raconter et agir sur sa propre trajectoire : tel est le pouvoir de l’écriture », affirme le collectif Bolnaudak.
Puissamment ancré dans le réel, son nouvel opus émeut, convoque nos propres expériences, rend la réalité plus tangible en posant sur elle des gestes, des intonations, des mots. La « parole documentaire » est restituée avec délicatesse, pudeur. Aucun voyeurisme dans cette « fiction documentaire théâtrale », mais une manière juste et fine de raconter, de faire vivre ce qui va disparaître, de lui accorder son histoire, le porter à la taille du témoignage de l’existence humaine, sans hiérarchie.

Cartons Pleins © X-D.R.

Cartons pleins © X-D.R.

« C’était pas parfait, mais c’était chez nous »

Les mots alors se bousculent entre une tasse de thé, un gâteau… « Le peu que mon père m’a légué, je l’ai mis sans cet appartement », « Donc pour améliorer, ils vont tout casser ? », « Pourquoi j’irais habiter ailleurs que chez moi ? » … La violence des déménagements non choisis prend corps ici. S’interroge notre relation aux lieux que nous habitons, à ce qui est vraiment important pour chacun, quel meuble, quel livre, quel bibelot ? Les objets s’avèrent être le refuge de nos mémoires, de même que la perspective que nous avons de nos fenêtres, même si elle donne sur des murs ou des terrains vagues, leur familiarité les a apprivoisés…

Les trois comédiens mis en scène par Margaux Borel apportent une respiration vraie à cet univers où semblent régner mauvaise foi et faux-semblants. Leur reprise toute simple de la chanson antimilitariste « Parachutiste » de Maxime Le Forestier glisse un écho troublant (on songe alors aussi à une autre chanson du même chanteur, « Comme un arbre dans la ville »). La mémoire se construit par le biais de l’art et les indignations aussi. 

Spectacle donné au théâtre des Ateliers le 13 décembre 2024

Noël aux pays du froid

Noël aux pays du froid

Concert aussi exceptionnel que rare, « Une couronne de roses, Noël orthodoxe » conduisait le Chœur de Radio France sous la houlette de Lionel Sow, son directeur artistique depuis 2022, à explorer trois siècles de musique sacrée orthodoxe, du XVIIe siècle à nos jours.  
Développée sur la base du chant byzantin, la musique traditionnelle de l’Église orthodoxe est aussi marquée par les divers territoires où elle a éclos, ce qui la fait relever autant de la création des musiciens au fil des époques que de l’ethnomusicologie, puisqu’elle est nourrie des traditions populaires. Cette dernière est empreinte d’une liberté de rythmes époustouflante, avec des changements à l’intérieur de mesure à l’intérieur d’un même morceau et la prédominance des rythmes impairs. Les chants sacrés sont toujours exécutés a capella.

Les instruments étaient suspects en raison de leurs origines païennes et considérés comme maudits. On raconte qu’au XIIe siècle, l’évêque Cyrille Tourovski vit en songe des démons armés de flûtes, de gouslis (instruments cordophones issus de la lyre ou de la cithare antiques) et de tambourins. Au matin, persuadé que son rêve était un avertissement divin, et effrayé par ce qu’il considéra comme une émanation de l’enfer, il fit interdire les instruments et fit bannir les rhapsodes et autres artistes, poètes et musiciens. Entre déportations et exils volontaires, les musiques instrumentales essaimèrent ainsi à des distances considérables ce qui eut pour effet de contribuer à une certaine homogénéité des traditions musicales !

Lionel Sow © Christophe Abramowitz

Lionel Sow © Christophe Abramowitz

Les voix concertantes

C’est avec une direction toute de finesse que Lionel Sow débutait le concert par une œuvre baroque du compositeur ukrainien, Nikolaï Diletsky (1630-1690), avec son Concerto pour double chœur, Vous qui entrez dans l’église. La théâtralisation liée à la division des pupitres ouvre un dialogue alerte et joyeux en une écriture claire aux lignes sobres. 

On sautait un siècle pour trois œuvres réparties au long du concert de Dmitri Bortniansky (1751-1825) qui étudia la composition au chœur de la Chapelle impériale à Saint-Pétersbourg auprès de différents professeurs dont le chef de chœur italien Baldassare Galuppi qu’il suivit quelques années en Italie. L’influence italienne se retrouve dans ses œuvres avec l’introduction de polyphonies nouvelles. Le caractère aérien de ses pièces est magnifié par les voix superbement placées du Chœur de Radio France. 

Chœur de Radio France © Mathieu Genon

Chœur de Radio France © Mathieu Genon

Répondait à son Hymne des chérubins n° 7 celui, contemporain de Krzysztof Penderecki (1933-2020). Une construction au cordeau, un détour par de subtiles dissonances, un son qui circule entre les pupitres, trouve des échos fantastiques, s’élève en architectures somptueuses, part d’unissons larges, les creuse, les multiplie, les orne, les divise, les assemble en un tissage moiré… un coup de poing esthétique !

Le murmure du chœur soutenant le chant délié de la soliste Ursula Szoja dans Quel miracle remarquable de Vasyl Barvinsky (1888-1963) laisse l’auditoire en apesanteur tandis que les deux pièces de Sergueï Rachmaninov (1873-1943), Ô mère de Dieu toujours en prière et Ave Maria déploient leurs harmonies, se jouent des nuances et offrent des fortissimi éblouissants. Le morceau éponyme du concert, Une couronne de roses de Pyotr Ilich Tchaïkovski (1840-1893) fait le pont entre Noël et Pâques, autre grande fête de la liturgie orthodoxe : les roses de la nativité se chargent des épines de la couronne du Christ. 

Chœur de Radio France © Christophe-Abramowitz

Chœur de Radio France © Christophe-Abramowitz

Enfin, et repris en bis, Les Bergers de Bethléem d’Alexandre Kastalsky (1856-1926) apportaient une conclusion de fête avec son irrésistible crescendo soutenu par le bourdon impressionnant des basses.
Un appel à la paix en cette fin d’année ?


Concert donné le 10 décembre au Grand Théâtre de Provence

L’amour, la danse, la vie

L’amour, la danse, la vie

C’est la saison des beaux livres, s’il en est un qui dépasse le simple critère de la perle rare c’est sans doute celui du chorégraphe Jean-Christophe Maillot, La danse en festin, paru chez Gallimard. Outre le grand format, la beauté des photos en noir et blanc ou en couleurs, il y a le ou plutôt les textes, certains en pleine page, d’autres, comme glissés en note, petites incises fines, paperolles proustiennes recélant une réflexion supplémentaire, une remarque, une pensée éclairante. Jean-Christophe Maillot s’y raconte avec la complicité de l’écrivain Jean-Marie Laclavetine, convie de nombreux compagnons de route à le rejoindre, chorégraphes, peintres, danseurs et danseuses, scénographes, créateurs de mode, plus de cinquante artistes dont les itinéraires ont croisé le sien, mais aussi les auteurs dont les mots nous ont bercés, Rimbaud, Montaigne, Goethe… 

L’art de la danse est un art collectif. Le chorégraphe explique qu’il lui est impossible de composer seul dans un bureau. Le studio, la présence des danseurs lui sont indispensables.  
En résulte un récit aux multiples facettes, passionnant, passionné qui nous fait apprécier plus finement les arcanes de l’art paradoxalement si solitaire et si collectivement intime qu’est la danse. Quarante ans de carrière dont trente à la tête des Ballets de Monte-Carlo, moment de bilan sans doute, un retour sur un parcours, ses rencontres, ses mûrissements. 

Casse-Noisette © Alice Blangero

Casse-Noisette © Alice Blangero

« Voilà plus de quarante ans que je crée des ballets. Cela fait cependant peu de temps que je me considère comme un chorégraphe, affirme Jean-Christophe Maillot au début du volume. Cette prise de conscience a longtemps été différée par des circonstances qui, à certains moments de ma vie, m’ont donné à penser que je n’étais pas légitime en tant que chorégraphe. Un faiseur de pas tout au plus ».
Pourtant, il y a au départ une famille aimante, soudée, artiste, recevant des artistes, un père fabuleux, peintre, une mère présente qui n’hésite pas à trimballer ses deux bambins, Jean-Christophe et Bertrand au Grand Théâtre de Tours où son époux conçoit les décors des opéras, des pièces de théâtre et des ballets.  Ambiance fiévreuse de créations, de partages d’idées, dans laquelle le « petit ange blond » effectue ses premiers pas de danse et illumine déjà les planches du Grand Théâtre avant de devenir le Petit Poucet du film de Michel Boisrond, puis l’élève de Rosella Hightower et le danseur de John Neumeier qui se souvient de « ce pas presque infaisable qu’(il) avait inventé (et qui) n’a jamais été aussi bien exécuté » que par ce « jeune homme aux très longs cheveux blonds, au sourire magnétique » entré dans sa compagnie au sortir de l’école de Rosella Hightower.

Puis il y a l’accident, la carrière de danseur qui s’arrête. « Je ne crois pas que j’avais vraiment le courage d’être un danseur avec sa discipline », raconte-t-il dans le film réalisé par Louise Narboni, De l’amour, accessible par le QR Code mentionné à la fin du volume, autre rendez-vous avec l’artiste, poignant, intime, poétique, sensible, qui ajoute à la déclaration d’amour à la danse, aux danseurs, à l’univers des arts qui se mêlent pour que la magie opère, déclinée tout au long du livre. 

Atelier Ballets de Monte-Carlo © Ballets de Monte-Carlo

Atelier Ballets de Monte-Carlo © Ballets de Monte-Carlo

Mais la faim d’ogre de création, de danse reste, inextinguible, nourrie de rencontres d’exception, qu’elles soient de décideurs, d’artistes dont les noms et les mots viennent rejoindre le chorégraphe au fil de l’exploration de son cheminement, un véritable dictionnaire polyphonique de la chorégraphie.
Les thématiques se succèdent, amoureuses, le bonheur de « raconter des histoires », de relier « la plume et la pointe » en travaillant avec des écrivains, Jean-Marie Laclavetine ou Jean Rouaud, « l’univers des contes », la fascination pour la capacité des corps à traduire l’indicible : « le corps dit tout », la relation entre Éros et Thanatos, indissociables pulsions qui font la fragilité et la force des corps et des êtres. Il y a les étapes des amours, depuis leurs commencements à leurs déchirements, le cirque par qui tout a vraiment commencé, sous le chapiteau ambulant du premier Casse-Noisette, la « renaissance à Monaco », le théâtre qui se plaît aux mises en abîme, la musique avant toute chose qui suit les partitions des compositeurs du passé et du monde contemporain avec la précieuse collaboration de Bertrand Maillot, frère et ami (« J’ai, par moments, l’impression que mon frère compose à travers moi et que je chorégraphie à travers lui » sourit ce dernier), puis la muse, l’indispensable, la fée, intuitive, précédant la pensée du chorégraphe, avec son corps capable de toutes les incarnations, de toutes les abstractions, Bernice Coppieters à laquelle est consacré le court film (25 minutes)  réalisé par Ange Leccia en 2006, Bernice, accessible par un QR Code page 133.

Contrairement aux clichés véhiculés sur une danse de concurrences avides et parfois déloyales que l’on retrouve dans foule de romans, il n’y a ici que la volonté de partage, de recherche de la perfection de chacun car elle sert le projet commun. Sans cesse devant la critique impitoyable du miroir, les artistes de la danse aiguisent non seulement leur technique mais leur capacité à transcrire dans leur corps les émotions, les récits, les mouvements les plus infimes des âmes. 

Vers un pays sage © Yann Coatsaliou

Vers un pays sage © Yann Coatsaliou

Dans le feuillet intitulé « Le ballet invisible », Jean-Christophe Maillot écrit : « Avant d’être des œuvres racontées au public, mes ballets sont des histoires entre les danseurs et moi. Rien ne voit le jour que nous ne l’ayons au préalable vécu ensemble. Je ris, je pleure, je fais le pitre… Ils lisent en moi comme dans un livre ouvert et ils dansent. » Il est aussi des instants de grâce absolue, « le pas de deux : la chair partagée ». « La danse est faite de chair et d’émancipation. En cela, elle ramène toujours à la sensualité qui est l’expression même du corps libéré. »
Les décors se lient à cette communion artistique, par le biais d’immenses peintres, plasticiens, scénographes. Ernest Pignon-Ernest aime « la manière dont (les) chorégraphies (de Jean-Christophe Maillot) semblent naître du danseur même, comme des dessins. Dans un processus qui passe par une espèce de complicité, d’intelligence collective suscitée, Jean-Christophe Maillot propose un geste, l’explique, le fait lui-même, le répète avec le partenaire, le nourrit, l’approfondit (…) Je pense à cette phrase attribuée à Michel-Ange : « j’ai vu un ange dans le marbre et j’ai seulement ciselé jusqu’à l’en libérer. » (…) Jean-Christophe, de la forme fait émerger du sens. »
On aimerait citer tout le livre tant ses mots renvoient à la réalité profonde d’un art intensément vécu. On aime se perdre dans ses pages, muser entre les photographies, se remémorer des spectacles vus, aimés (en-est-il qui ne l’ont pas été !), s’attarder sur une phrase, une remarque, se délecter de ce banquet.

La danse en festin, Jean-Christophe Maillot, éditions Gallimard

Au fil de la vie

Au fil de la vie

Le trio constitué par le violoniste David Haroutunian, la mezzo-soprano Eva Zaïcik et la pianiste Xenia Maliarevitch a consacré un disque hommage à la musique arménienne, principalement à celle de Komitas (1869-1935), avec des pièces réunies sous le titre Mayrig (maman en arménien). Le concert qui s’en inspire ne reprend pas l’ordre ni le nombre des morceaux du CD, mais apporte grâce à la présence expressive des trois musiciens, une émotion supplémentaire.
L’écrin du Conservatoire Darius Milhaud offrait un cadre chaleureux au génial trio dont chaque membre multiplie récompenses et scènes internationales. 

Dédié aux mères arméniennes cet opus s’appuie sur les racines de la musique arménienne que l’ecclésiastique, ethnomusicologue, compositeur, chanteur et pédagogue, Komitas a collectée, analysée. En 1902 il déclarait « j’atteindrai mon objectif principal et ferai ressortir des ruines natales les trésors de notre musique folklorique ». Et le terme de « folklore » est bien utilisé dans son sens de musique du peuple.

David Haroutunian©Victor Toussaint

David Haroutunian©Victor Toussaint

Il dégagea les caractéristiques de la musique populaire arménienne, notant les intonations, les gestes des chanteurs qu’ils découvrait. Il montra ainsi la structure monothématique complétée par des « variations », l’agencement de la mélodie bien éloigné du système des musiques occidentales aux modes mineur et majeur, mais reposant sur des enchaînements de tétracordes (4 notes conjointes), les points d’appui de la voix différents, les rythmes irréguliers parfois superposés en polyrythmie.

Son travail atteint une telle ampleur qu’après le concert qu’il donna à Paris en 1906 afin d’illustrer sa conférence, Claude Debussy monta sur scène, s’agenouilla devant Komitas, lui embrassa la main droite et s’exclama « Je m’incline devant votre génie, Saint-Père ». Selon le compositeur de Clair de lune, « Komitas (était) une révélation, le phénomène le plus saisissant dans le monde de la musique ».

Xenia Maliarevitch ©Victor Toussaint

Xenia Maliarevitch ©Victor Toussaint

La voix souple d’Eva Zaïcik se glisse avec finesse dans ces répertoires. La pureté veloutée de son timbre sait épouser les mouvements des âmes, désespoir du sublime Lamento d’Aprikian, rires d’une fête de mariage où se mêlent les caractères et les accents des divers personnages en une petite saynète vive, douceur d’un aveu amoureux, délicatesse d’une berceuse…  D’autres compositeurs sont convoqués, Hakob Aghabab, Aram Khatchatourian, Garbis Aprikian enfin à qui le concert est dédié, -cet immense compositeur et chef d’orchestre, élève de Messiaen et héritier de Komitas, est parti le 15 octobre 2024.

Tout prend un air d’évidence grâce aux interprétations dépouillées qui laissent parler les textes et les mélodies. La virtuosité demandée par les polyrythmies étourdissantes des danses de Khatchatourian est d’un naturel qui donne juste envie de danser, tandis que le jeu du violon, un « Andrea Guarneri », emprunte autant à la technique classique qu’aux formes populaires, intégrant des rugosités inédites, des respirations sur le fil, des aigus invraisemblables.

Eva Zaïcik ©Victor Toussaint

Eva Zaïcik ©Victor Toussaint

Les continents se rencontrent et s’enrichissent en une musique inventive, touchante et sublime.

 Concert joué le 3 décembre au Grand Théâtre de Provence