Cateen révolutionne La Roque !

Cateen révolutionne La Roque !

Connu par le biais des réseaux sociaux, ce qui est peu commun dans le domaine de la musique classique, Cateen, pseudo d’Hayato Sumino, jouait le marathon d’une nuit du piano à La Roque d’Anthéron : deux concerts complets séparés par un simple entracte.  
On est d’abord un peu méfiant devant le phénomène du net : le parcours est pour le moins atypique ! Et pourtant, le jeune pianiste né un 14 juillet 1992 est actuellement l’élève de Jean-Marc Luisada qui a enchanté le Théâtre des Terrasses de Gordes cette année dans le cadre du Festival. Le maître a d’ailleurs poussé le jeune prodige à s’inscrire au 18ème concours Chopin à Varsovie (il ira jusqu’en demi-finale, ce qui est déjà un exploit). Par ailleurs, il a également remporté le troisième prix du concours de piano de Lyon, le grand prix du concours de piano PTNA au Japon et la médaille d’or au concours international de piano Chopin en Asie.

Pour son unique concert en France, Hayato Sumino venait pour cette nuit du piano mémorable sous la conque du parc de Florans avant de plier bagages pour jouer le lendemain à Londres.
Le jeu tout en légèreté du jeune pianiste s’attachait lors de la première partie à un programme fort classique allant de la Sonate n° 11 de Mozart à la Polonaise en la bémol majeur « Héroïque » de Chopin en passant par le Concerto italien en fa majeur de Bach et la Ballade n° 2 de Chopin.
L’originalité de l’artiste se dessinait déjà ici par son approche des morceaux, composant pour chacun une courte introduction, s’inscrivant dans une esthétique baroque qui se plaisait à l’exercice de l’improvisation.

Hayato Sumino/ Cateen /La Roque © Valentine Chauvin 2025

Le jeune musicien reprend cette tradition laissée de côté au XXème siècle alors qu’elle était pratique courante durant les siècles précédents, que ce soit dans les cadences concertantes, les tissages à partir de thèmes connus, ou les joutes musicales réunissant en une émulation malicieuse les musiciens. On vit Jean-Sébastien Bach traverser l’Allemagne pour rencontrer l’organiste Dietrich Buxtehude aux improvisations renommées, et s’affronter Mozart et Clementi, Beethoven et Steibelt, Liszt et Thalberg ou Haendel et Scarlatti !

Mais le meilleur était à venir ! Le deuxième concert d’Hayato Sumino recomposait, brodait, emportait dans les styles et les formes les plus divers les pièces des compositeurs aimés et offrait l’écoute de ses propres créations.
On se souviendra longtemps de la jubilation de ses Variations sur la Marche turque mozartienne, en 24 tonalités.
Tous les styles y passent, de la « version originale » à celle jazzée, celle qui s’emporte en gammes fluides proches d’un impressionnisme à la Debussy, celle de la pop ou encore celle qui pourrait accompagner une œuvre de Miyazaki.
La musique est alors un jeu mathématique, une source d’émerveillements, d’échos, de références, d’originalité, d’inépuisable verve, telle une discussion sans fin et passionnée.

Hayato Sumino/ Cateen /La Roque © Valentine Chauvin 2025

On croisera avec délices Prélude et fugue de Friedrich Gulda avec ses ruptures, ses mélodies incantatoires ses syncopes, ses couleurs jazzy qui arpentent les claviers d’un piano droit préparé et du Steinway de concert, les Huit études de concert opus 40, n° 1, 2 & 3 de Kapustin et leurs phrasés méditatifs, leurs élans inventifs et spirituels. Les Two Pieces of Chopin’s Recompositions : “New Birth” et “Recollection” d’Hayato Sumino lui-même sont tout simplement éblouissantes, les cordes du piano droit ont les sonorités d’une harpe, le début sotto voce s’enfle, prend de l’ampleur qui s’envole en explosions exaltées, le souffle sonore des cordes que le pianiste laisse résonner longtemps après leur accord, ouvre des espaces sur lesquels naissent de nouvelles pulsations.

 Son Human Universe (extrait de son dernier CD) transporte dans son orbe onirique.
Une musique d’une liberté infinie se déploie ici, originale, dense, lyrique et pétrie de références qui abolissent les siècles et les genres.
Et c’est ce qui rend ce musicien exceptionnel, cette faculté à arpenter les univers et les atmosphères avec une grande maîtrise technique qui devient accessoire tant le jeu dans tous les sens du terme prime.
On se sent conviés dans les mystères de la création, ludique, érudite, imprévisible, changeante, et pourtant superbement construite dans ses cheminements.
En point d’orgue, Hayato Sumino, qui a si bien su faire parler les silences, débute sur le piano droit préparé avant d’en combiner les effets avec le Steinway pour un Boléro de Ravel improbable et génialement prenant, joué dans une pénombre propice aux surgissements.

Hayato Sumino/ Cateen /La Roque © Valentine Chauvin 2025

Aux ovations réitérées d’un public conquis, répondront des bis, les propres variations du musicien sur Ah vous dirais-je maman de Mozart, une petite merveille d’intelligence et d’espièglerie, puis un arrangement, toujours d’Hayato Sumino de Songbook de George Gershwin. « Ah ! on peut faire ça aussi avec un piano ? » peut-on entendre dire… Sans doute ont été suscitées des vocations à l’écoute de cette musique de la joie !

Concert donné au parc de Florans dans le cadre du Festival de La Roque d’Anthéron le 7 août 2025

Toutes les photographies de l’article sont dues à Valentine Chauvin.

Hayato Sumino/ Cateen /La Roque © Valentine Chauvin 2025

Hayato Sumino/ Cateen /La Roque © Valentine Chauvin 2025

De la musique pour croire encore en l’humanité !

De la musique pour croire encore en l’humanité !

Le Festival de La Roque d’Anthéron trouve d’autres écrins aux musiques qu’il défend que la grande scène du parc de Florans. C’est dans l’intimité de la cour du musée Granet à Aix-en-Provence que le subtil poète du piano, Jonas Vitaud, consacrait la première partie de la soirée à des œuvres d’Antonín Dvořák avant de plonger dans le charme du Languedoc à la suite de Déodat de Séverac.  

Contes d’Outre-Atlantique

Alors qu’il était directeur du Conservatoire de New-York, de 1892 à 1895, Dvořák rassembla, tel un peintre, de nombreux thèmes musicaux comme il avait pu récolter les mélodies populaires de sa Bohême natale, lui qui avait refusé de suivre, fier de ses origines tchèques, les conseils de son éditeur Simrock et de transformer son prénom en « Anton » afin de faciliter sa carrière internationale. Fasciné par la musique afro-américaine et amérindienne, il affirmait que l’avenir de la musique américaine résidait dans ces traditions. Certes, on connaît la célébrissime Symphonie du Nouveau Monde, mais, sans doute, beaucoup moins, ses Humoresques, inspirées par son séjour, même si elles furent écrites à l’été 1894 en Bohême où le musicien faisait une pause. Ce cycle de huit courtes pièces pour piano, destiné à être nommé d’abord Nouvelles danses écossaises, prit le nom d’Humoresques, le terme évoquant une miniature d’humeur ou d’humour, inspirées de ses recherches américaines.

Jonas Vitaud a récemment enregistré chez Mirare Dvořák, Vers un monde nouveau, où se trouvent trois de ces « humoresques ».
La virtuosité du pianiste n’a pas besoin de s’exercer sur une partition demandant l’exploit qui fera hurler les foules, la musique n’est pas un cirque, mais sait se fondre dans l’harmonie délicate de ces œuvres courtes dont le charme séduit. Les sonorités du piano se mêlent à la douceur du soir, les notes pleines apprivoisent les souffles de l’air, semblent donner vie aux murs ocres de la cour où grandissent les ombres. Les thèmes populaires des Amériques rejoignent le vieux continent, dansent avec vivacité, rêvent, et l’auditoire est embarqué dans les fragrances de ces mélodies finement ouvragées. Des saynètes s’imaginent dans ces morceaux d’une élégante théâtralité. 

Jonas Vitaud/ 2025 © Valentine Chauvin

Puis, autre œuvre issue du séjour américain, la Suite en la majeur opus 98, d’abord écrite pour piano avant de devenir une suite orchestrale, venait rappeler le séjour outre-Atlantique du compositeur tchèque. Habitée de contrastes, cette Suite marie inspiration populaire slave et folklore américain. Légatos délicats, palette riche de nuances et de couleurs… La pureté du jeu qui sert et jamais ne s’impose ajoute à la clarté de l’œuvre.

Contre l’establishment parisien !

Le pianiste prenait la parole pour présenter la seconde partie du concert et le compositeur Déodat de Séverac (1872-1921) qui s’insurgea contre la centralisation parisienne qui avait établi une sorte de dictature esthétique en récusant tout ce qui pouvait venir des provinces. Aussi, sa suite pour piano, En Languedoc, « particulièrement riche avec des jeux de miroirs dans la forme » (J.Vitaud) a été composée à partir des musiques traditionnelles du Languedoc. « Bon voyage en Languedoc, concluait J.Vitaud en souriant, avec sens éveillés et disponibles ».

Se succèdent alors en tableautins ciselés, « Dans le mas en fête », « Sur l’étang, le soir », « À cheval dans la prairie », « Coin de cimetière, au printemps », « Le jour de foire, au mas ».
La vivacité des images, la pertinence des évocations trouve une résonance particulière au musée Granet où l’on a découvert avant le concert la belle exposition consacrée à Cézanne.
Aux toiles de maître répondent les accents sensibles de la musique de Déodat de Séverac, on voit le cheval galoper, on se recueille dans l’enclos du cimetière où paradoxalement fleurit le printemps, on assiste aux scènes colorées de la foire, on rêvasse devant les eaux calmes de l’étang…

Jonas Vitaud / 2025 © Valentine Chauvin

On arpente les sentes hersées par un piano qui allie profondeur et légèreté en un langage qui doit encore à la fermeté de la « Scola Cantorum » de ses débuts mais aussi aux phrasés sensibles de Debussy : « la rigueur de la Scola et la fantaisie des Apaches », sourit Jonas Vitaud. En exergue de la partition, le compositeur avait transcrit un vers de Frédéric Mistral « cantan que pèr vautre, o pastre e gènt di mas » (nous ne chantons que pour vous, bergers et gens des mas).

En bis, il offrira deux pièces de Déodat de Séverac, sa Valse romantique (in En vacances) et Les muletiers devant le Christ de Llivia, (extrait des cinq pièces de Cerdaña), dont le poète François-Paul Alibert disait : « La prière des Muletiers devant le Christ de Llivia est peut-être le sommet spirituel de l’œuvre de Déodat de Séverac. Il est impossible, me semble-t-il, d’aller plus loin et plus haut dans l’expression du sentiment religieux et dans cette sorte de résignation héroïque qui prosterne l’homme aux pieds du rédempteur ». Il s’agit du pèlerinage des muletiers dans à Llivia, cette enclave espagnole en France.

Jonas Vitaud / 2025 © Valentine Chauvin

La pièce empreinte de mysticisme s’appuie sur des images d’Épinal qui montrent la foi des muletiers, et s’envole en extase éthérée. Le temps s’arrête, et le silence qui suit souligne combien l’assistance est captivée. Jonas Vitaud s’inscrit assurément dans la grande lignée de ceux qui, dans le creuset de leurs interprétations, laissent percevoir la fragilité des âmes.

Concert donné le 5 août 2025 au Musée Granet, dans le cadre du Festival de la Roque d’Anthéron.

Les photographies de l’article sont toutes de Valentine Chauvin.

176 marteaux

176 marteaux

Le parc de Florans prenait des allures de petite Corée ce lundi 4 août ! Une foule de fans avaient fait le déplacement tout spécialement pour le concert réunissant les deux virtuoses, Minsoo Sohn et son élève Yunchan Lim, la coqueluche absolue du monde classique. On se souvient, il y a deux ans, (ici) de la furie de ses groupies auxquelles il avait échappé grâce à l’intervention de René Martin, directeur et fondateur du Festival qui avait dû monopoliser les agents de sécurité pour établir un cordon protecteur ! On imagine l’appréhension du jeune artiste !

 Deux pianos aux tessitures différentes avaient été choisis par les interprètes pour la soirée, un Bösendorfer aux basses amples et aux sonorités chaudes et un Steinway aux éclats chatoyants. La rencontre des deux était particulièrement heureuse et élargissait la palette colorée des partitions denses qu’interprétaient avec une inextinguible fougue les deux musiciens. Et pour quel programme ! Un florilège de pièces pour deux pianos de Brahms, Rachmaninov et Richard Strauss.
Le tout est mené tambour battant en une pyrotechnie éblouissante et quasi ininterrompue. Pas le temps de souffler ou presque !

Yunchan Lim & Minsoo Sohn / La Roque d'Anthéron 2025 © Valentine Chauvin

Yunchan Lim & Minsoo Sohn / La Roque d’Anthéron 2025 © Valentine Chauvin

La Sonate pour deux pianos en fa mineur op. 34b de Brahms est d’une ampleur qui fait entendre tous les pupitres d’un orchestre par la magie des seuls pianos. L’histoire de l’œuvre rappelle combien Brahms écoutait Clara Schumann, pour laquelle, il… mais c’est un autre récit. Lorsqu’il compose en 1861 son quintette à cordes pour deux violoncelles, il doute, demande conseil à Clara Schumann qui l’encourage et lui suggère de le travailler autrement. Il en sort une version pour deux pianos, prodigieusement polyphonique et dense que la sublime pianiste Clara Schumann joua dès sa création au printemps 1864 avec l’auteur. 

Yunchan Lim et Minsoo Sohn rendent tangible la complexité des trois mouvements, faisant entendre les variations du thème principal, circulant avec fluidité entre les deux pianos.

La pièce devient peu à peu symphonique en un effet saisissant dans le Scherzo et le Finale.
Les deux musiciens referment leur prestation en un même geste analogue à ceux des champions sportifs, tel Usain Bolt, pour célébrer leur victoire.

Yunchan Lim & Minsoo Sohn / La Roque d'Anthéron 2025 © Valentine Chauvin

Yunchan Lim & Minsoo Sohn / La Roque d’Anthéron 2025 © Valentine Chauvin

Tout est percussion chez les deux artistes, jusqu’aux pianissimi qui se refusent à oublier leur mode de production : un marteau recouvert de feutre frappant des cordes, le « feutré » s’arrête là ! Le rendu reste cependant fascinant, même si l’Adagio de la Sonate ne correspond guère aux mots de Clara Schumann : « avec quel ravissement, il chante et sonne, du début à la fin ! ». La passion, dévorante subsiste, charriant tout dans son passage !


Il en va de même des époustouflantes Danses symphoniques opus 45 de Rachmaninov. Selon le chorégraphe russe Kasyan Goleizovsky, une grande partie serait due à un projet de ballet inachevé intitulé Les Scythes. Rachmaninov, exilé à New York, l’a joué avec Vladimir Horowitz en août 1942 à Beverly Hills. Certaines séquences prennent la tournure des musiques destinées à des films d’un Miyazaki, imprégnées de fragrances jazziques. L’étourdissement final (le compositeur avait noté « Alléluia » sur son manuscrit) contamine le Chevalier à la rose de Strauss qui est joué dans l’arrangement pour deux pianos, réalisé par Hanurij Lee, ami et collaborateur de Yunchan Lim.
Peu de place laissée à la magie du conte ici, une tempête se lève, la virtuosité complice des deux pianistes tutoie les orages et arpente les claviers.

Yunchan Lim & Minsoo Sohn / La Roque d'Anthéron 2025 © Valentine Chauvin

Yunchan Lim & Minsoo Sohn / La Roque d’Anthéron 2025 © Valentine Chauvin

Nous sommes dans un esthétique de l’exploit, c’est ce qu’attend le public venu voir des phénomènes capables de braver et de surmonter tous les Everest techniques. Mission accomplie ! Les deux artistes s’éclipseront après un dernier feu d’artifice, sous la garde de René Martin, suivis par une foule de portables et tablettes enfin allumés et prêts à saisir jusqu’à l’ombre de leurs pas.

Concert donné le 4 août 2025 au parc de Florans dans le cadre du Festival de La Roque d’Anthéron. (enregistré, il sera retransmis sur France Musique le 11 août à 20 heures)

Yunchan Lim & Minsoo Sohn / La Roque d'Anthéron 2025 © Valentine Chauvin

Yunchan Lim & Minsoo Sohn / La Roque d’Anthéron 2025 © Valentine Chauvin

Signes en manifeste

Signes en manifeste

Inclassable direz-vous le nouveau texte de Claudie Lenzi, PV d’Audition ! Sans doute, car il navigue entre les genres, essai, biographies, histoire, manifeste, pamphlet, poésie…
Inclassable car il n’est rien de normé dans ce qu’elle évoque, puissamment, en une langue parfois sèche comme la pointe fine d’un crayon à dessin qui dissèque, explore, conte, joue avec l’intime, approchant au plus près un univers plus méconnu que les galaxies les plus lointaines, celui de la surdité. À l’intérieur tous les degrés sont permis, du sourd de naissance à celui qui le devient par maladie ou accident ou hérédité.

Qui est l’autre ?

L’artiste s’attache aux destinées de ses pairs, de ceux qui ont perdu l’ouïe, mais ont poursuivi leur travail malgré tout et ce tout est gigantesque. Elle s’adresse à eux, les interpelle, les pousse dans leurs retranchements, interroge leur rapport à la vie, à leur surdité, aux autres, ceux qui sont restés dans le cocon « entendant », n’édulcore rien, en une langue sans fioritures qui bouscule. Pas de vouvoiement ici, le tutoiement est de mise dans cette fraternité de situation, dans la violence infligée par la vie, ce détournement, ce dévoiement d’un être par l’apparition du manque : soudain, la vie sociale, la communication, la perception du monde sont bousculées, définitivement.

Voici les poètes de la Péliade, Du Bellay, Ronsard, les peintres, Goya, Van Gogh, les musiciens, Beethoven, Fauré, une femme enfin, l’incroyable Mabel Bell, épouse de Graham Bell, inventeur du téléphone alors qu’il cherchait à fabriquer un instrument capable de rendre aux sons l’être aimé…
La difficulté à se définir, se construire alors que tout vous nie est appréhendée avec une acuité parfois doublée de colère.
Il n’est pas de morale dans le domaine du handicap !
À travers les portraits de chaque personnage, les diverses époques sont interrogées, dans leur rapport à ce handicap invisible.
Est dénoncé le traitement ignoble réservé aux sourds au cours des siècles, le mépris qui les accompagne.

Claudie Lenzi © X-D.R.

Claudie Lenzi © X-D.R.

Toute une terminologie négative liée à la perte des sens : tout un lexique qualifie l’intelligence à travers les termes entendre, voir… serait-ce à dire que l’on est sot lorsque l’un de ces sens manque ?
Spécificité de la surdité dans le catalogue des handicaps : il ne se voit pas. Cela participe à son invisibilisation et l’incompréhension qui lui est réservée.

Une histoire de la langue des signes

Les personnages comme l’Abbé de l’Épée permettent une reconnaissance, extraient les sourds des hospices dans lesquels ils étaient souvent internés, car déclarés idiots, tout simplement par manque d’outils de communication. La première conquête est celle d’exister tout simplement en tant qu’être humain capable d’intelligence et de raisonnement. (Combien aujourd’hui encore croient que la surdité nuit à la faculté d’abstraction !) Et ce, grâce à l’élaboration d’un langage universel : la langue des signes.

L’histoire de la langue des signes est tumultueuse. Elle fut longtemps interdite dans le pays qui l’a vue naître (La France). Les mains étaient attachées dans le dos pour qu’aucun obstacle ne vienne gêner la lecture labiale ou la reproduction de sons que leur locuteur n’entendait pas, afin qu’il soit entendu par les autres, les entendants.
La langue des signes est aussi l’histoire d’une conquête, d’une langue, d’une expression particulière, d’un art nouveau.
Est scellée ici la revendication du handicap non comme d’un obstacle, mais une chance. Le seul langage vraiment universel est celui des signes : tous peuvent le comprendre quel que soit le point de la planète. Il serait presque possible de parler d’un peuple sourd, à l’instar de ceux des langues régionales. L’exclusion perdure jusque dans les manifestations les plus « rassembleuses » : pas de sourds aux JO ni aux Paralympiques ! Encore une fois, à part, les sourds ont leurs propres jeux internationaux, les Deaflympics.

PV d'audition, éditions LansKIne, Claudie Lenzi

Toute une réflexion sur le langage des mains s’élabore qui se retrouve aussi chez les entendants qui n’en perçoivent pas forcément la portée. Sont convoqués le peintre El Greco, et son homonyme la chanteuse Juliette Greco, dont les mains furent si expressives…
Le corps entier devient outil parlant, conscient plus que jamais dans sa danse où tout prend sens.

Un art poétique

Cette interrogation des artistes mène à la construction d’un nouvel art poétique. La relation au monde, transformée par la surdité, se transcrit différemment. Les moyens mis en œuvre par les « entendants » ne correspondent pas à ceux que les sourds ont à leur disposition. Et il n’est pas question d’appauvrissement ! Une analyse très fine des moyens d’expression, du langage et de ses outils, précise documentée, met en relation les langues française et langue des signes. Le français se voit enrichi de nouvelles formes. Curieusement, la langue écrite prend ici les tours de l’oralité, se refuse aux virgules, laisse au lecteur la liberté de poser sa propre respiration et d’épouser en un mouvement de création partagée et d’empathie le souffle de l’autre. Ce souffle de l’oral est mis en parallèle avec les grands poètes actuels de la poésie de Julien Blaine ou Serge Pey pour en citer qu’eux, poésie sonore et performée.
L’artiste joue des mots, de leurs étymologies, de leurs agencements, de leurs multiples possibilités linguistiques, entre les sonorités signifiantes, leurs catapultages, leurs extensions. L’ombre du linguiste Gérard Genette passe, avec ses paratextes, ses théories à propos de la narratologie mais surtout son amour du calembour. Rire salvateur…

La vie, ce fantastique poème !

Claudie Lenzi clôt ce volume érudit, paillard parfois, sensible, drôle, provocateur, par un petit bijou où, s’interpelant elle-même, elle s’observe, décrit l’évolution de la maladie qui peu à peu l’enferme dans la surdité. Une descente aux enfers, par la perte d’un sens, terrifiante, car elle l’entraîne sur des territoires inconnus. Il y a sa propre relation au monde, le regard des autres qui se transforme même s’il est empreint de bienveillance, sa démarche d’artiste enfin, surtout. Alors que son appareillage scande par ses « on/off » un texte bouleversant, se dessinent les contours internes des oreilles, le jeu délicat des plus petits os du crâne, la matérialité de la condition de malentendant avec la lourdeur protocoles mis en place, la transformation inéluctable des paysages intellectuels, sensoriels, sensuels. On se laisse emporter par cette voix écrite qui résonne de tant d’échos, de vibrations, d’accords entre les phonèmes et les significations qu’ils incarnent. Le déchirement de l’artiste se fait musique : « La poésie que tu écris tu voudrais la lire », mais les « dents liment entre elles un mot de passe qui ne passe pas » tandis que « les sons éperdus ont fui la mémoire ».
Résilience ou résistance ? La verve créatrice ne se tarit pas. Comme Soulages qui fait miroiter le noir, Claudie Lenzi fait miroiter les mots dans cet ouvrage puissant et riche où, devenue son propre sujet d’observation, cette magnifique artiste qui se joue de l’asémique, dénué de toute signification et des métaplasmes de l’oralité, ces modifications phonétiques ou morphologiques altérant l’intégrité d’un mot (par addition, substitution, permutation ou suppression). La création ici s’interroge et prend de nouveaux élans.

PV d’audition, Claudie Lenzi, éditions LansKine

 

 

LE Pianiste

LE Pianiste

Il est des soirs où l’accord entre l’instrument, son interprète et les œuvres jouées est tel que les mots semblent inutiles et comme dérisoires. C’est à ce miracle que les spectateurs du Festival de La Roque d’Anthéron ont assisté le 3 août. 
Le concert d’Arcadi Volodos était plus qu’attendu : l’an passé, il avait dû renoncer à venir pour raisons de santé. Cette année, son programme schubertien nous fit entrer dans l’étoffe même de la musique.

Le temps de traverser l’immense plateau de la scène sur pilotis, surplombant légèrement l’eau du petit lac du parc de Florans, de s’asseoir sur une petite chaise aux barreaux noirs, de lever la tête vers le ciel comme pour accorder sa respiration au diapason de la nature environnante, et le pianiste pose ses mains sur le clavier en un geste d’une naturelle évidence.  

Arcadi Volodos / La Roque d'Anthéron 2025 © Valentine Chauvin

Alors la magie opère, dès les premières notes, sorcellerie époustouflante où la mécanique du piano s’oublie. Le son est un velours qui se fond dans l’air du soir, résonne avec rondeur jusque dans les pianissimi les plus ténus, poétise l’instant, s’emporte, stratosphérique dans la Rhapsodie hongroise n° 13 de Liszt.

Vaporeuses images

Les Six Moments musicaux de Schubert sont autant de miniatures aux contours ciselés probablement écrites dans les années 1822-1825. Leur concision justifie leur nom, mais la variété des atmosphères et la richesse de leur palette sonore en font un chef-d’œuvre où frémissent fraîcheur d’une émotion, humeur sombre, rêverie abandonnée, échos de tableaux de genre, silhouette d’une montagne, ioulement d’un berger, fanfare de cors, danse légère, sourde inquiétude, tendresse entre sourire et larmes… 
Les deux transcriptions de Liszt de Litanei auf das Fest aller Seelen et de Der Müller und der Bach (extrait de Die schöne Müllerin) font se rejoindre la lecture aérienne de l’auteur des Années de Pèlerinage, et la fragilité des notes de Schubert. Les quatre œuvres sont enchaînées sans pause, et leur tissage s’emplit de résonances.

 Lévitation

Après l’entracte, celui que l’on surnomme parfois le nouvel Horowitz, toujours aussi simplement, sans afféterie aucune ni mimique de quelle que sorte que ce soit, entamait la Sonate n°22 en la majeur D.959, l’une des ultimes sonates de Schubert (les Sonates, D 958, 959 et 960 furent écrites entre le printemps et l’automne 1828, le compositeur mourut le 19 novembre 1828 à 31 ans).

S’effacent les images trop fortes de la mort qui guette, elle est là, c’est évident, mais la tension qu’elle établit se transmue en poétique beauté.
Une âme s’épanche et la force de l’art repousse les ténèbres.
On est emporté dans une bulle qui ne se soucie plus de la matière : il n’y a que la musique. Arcadi Volodos joue, et on le laisse nous emporter où il veut.
L’artiste lui-même semble traversé par les partitions dont il retire l’essence. Il n’est plus question de tempi, de frappe du piano, tout passe dans le champ stellaire de l’idéal. Envoûtement, ataraxie… pureté d’un chant qui vient de l’au-delà des mondes…

Arcadi Volodos / La Roque d'Anthéron 2025 © Valentine Chauvin

L’enchantement se poursuivit par quatre fois à la fin du concert, Länder III en la mineur de Schubert, Rhapsodie hongroise n°13 de Liszt, Intermezzo de Brahms, Pajaro : Oiseau Triste (Impressions intimes) de Mompou. Le livre se referme dans la nuit, tandis que son évanescence éthérée nous suit.

Concert donné le 3 août 2025 au parc de Florans dans le cadre du Festival de La Roque d’Anthéron

Arcadi Volodos / La Roque d'Anthéron 2025 © Jérémie Pontin

Arcadi Volodos / La Roque d’Anthéron 2025 © Jérémie Pontin