Choisir l’émerveillement

Choisir l’émerveillement

Le dernier livre de la poète, médecin, écrivain, Barbara Polla, Manifeste pour un érotisme existentiel / Poétiser le réel, est le résultat d’une collaboration fructueuse avec Véronique Caye, metteure en scène, vidéaste, artiste, écrivain et photographe.
Le titre de cet essai fait bien sûr écho à l’ouvrage de Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme (conférence donnée en octobre 1945 à Paris et dont il est le compte-rendu). Entre les deux, subsiste la valeur de texte fondateur, une réflexion sur les grands principes vitaux. Pour Sartre, « l’homme est condamné à être libre » puisque « l’existence précède l’essence », et la responsabilité de chaque être humain est absolue, le choix de chacun déterminant le choix d’une forme de l’humanité : en me choisissant, je choisis l’homme (au sens d’espèce humaine). Le résultat est une angoisse existentielle indissociable de toute action. 

Cette angoisse est totalement dépassée dans l’essai de Barbara Polla et Véronique Caye. En trois mouvements encadrés d’un prélude et d’un épilogue, elles explorent une autre manière d’appréhender l’existence et le vivant. La partition est musicale à plus d’un titre : l’écriture, rapide, incisive, resserrée sur des phrases brèves alliant goût de la formule et affirmation universelle, sait aussi manier d’amples envolées fortement scandées ; le fait de commencer par un Prélude pour un tel texte renvoie à l’œuvre symphonique que Debussy composa sur les vers de Mallarmé, Prélude à l’Après-midi d’un faune. Le poète y notait « Tu sais, ma passion, que, pourpre et déjà mûre, / Chaque grenade éclate et d’abeilles murmure ; / Et notre sang, épris de qui le va saisir, / Coule pour tout l’essaim éternel du désir ». 

Véronique Caye / Horizon © Véronique Caye

Véronique Caye / Horizon © Véronique Caye

Et de désir il est question, moteur absolu du monde : « l’érotisme existentiel cultive l’énergie érotique » (Prélude). Le texte débute par un axiome : « l’érotisme existentiel est un manifeste pour enchanter le réel. Il consiste à transposer le désir érotique dans chaque instant de la vie quotidienne. » Cela étant posé, se déploient les principes qui en découlent.
Chaque mouvement est divisé en courts chapitres dont les accroches dessinent une progression fluide où la vie et l’art tissent des architectures indissociables où la question essentielle est de « poétiser le réel », sous-titre de l’ouvrage.
La progression du texte s’orchestre entre la théorisation et la pratique, s’intéressant aux individus, à leur situation dans la société et le monde en une approche politique au sens premier du terme, sans jamais être dogmatique.

L’érotisme de cet essai ne renie pas le sexe, mais le dépasse en le transposant « dans chaque instant » du quotidien, le transforme en puissance humaine, politique et poétique. La poésie première en devient la référence : Le Cantique des Cantiques, le poème d’amour du Roi Salomon pour la reine de Saba, inspire de larges pans de cette réflexion sur l’être, implique le « va vers toi-même », clé de l’altérité. Au statique « connais-toi toi-même » inscrit sur le fronton du temple de Delphes, et repris par Socrate, répond le mouvement. L’immobilité méditative du sage se transmue en force vitale et en action.

Véronique Caye / Horizon © Véronique Caye

Véronique Caye / Horizon © Véronique Caye

Les sens n’entrent pas dans le « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens » rimbaldien mais participent à une communion avec le réel. Le corps est Le lieu par excellence de la réalisation de soi, de l’autre, vulnérable, fragile, multiple et singulier : « J’existe et je suis un corps au monde, un corps dans le monde ». Et, s’il n’est pas de « conte de fées », la magie de l’instant gidien permet de développer une vision qui réconcilie matérialisme et mysticisme en un même mouvement.
L’érotisme existentiel s’exprime ainsi au cœur de toutes les sphères du vivant, en une vision qui tient compte des êtres, de leur environnement, de leur relation aux autres et au monde.

Pas de « bisounours » non plus, les remuements de la planète, les conflits, les horreurs, ne sont pas édulcorés, les tyrannies sont refusées, combattues, la capacité de dire « non » est autant revendiquée que l’adhésion à la vie et à ses beautés.
Il est alors nécessaire de « choisir la beauté, qui nous sauve du néant et de l’absurdité ; choisir l’émerveillement, qui devient respect et reconnaissance devant ce qui est ». Il ne faut pas songer qu’il aurait une faute de frappe dans les virgules placées avant les relatives (« la beauté, qui… »), l’ensemble du texte est écrit avec trop de raffinement pour cela, mais une intention soulignée, la proposition relative endosse ici une valeur circonstancielle que le lecteur est libre de déterminer.

Barbara Polla & Véronique Caye © X-D.R.

Barbara Polla & Véronique Caye © X-D.R.

En une bonne cinquantaine de pages, ce court essai pose les fondations d’une philosophie lumineuse qui redéfinit la place de l’être humain dans sa relation au monde. Il n’est pas de page, de paragraphe, de ligne sur lesquels on ne peut s’arrêter, revenir, réfléchir, trouver des correspondances. Dans cette densité stimulante, se dessinent une ouverture poétique, consciente dans son acceptation du réel et des choix et une conception forte du monde et de la vie. Incontournable !

Manifeste pour un érotisme existentiel /Poétiser le réel, Véronique Caye et Barbara Polla, éditions BSN Press, collection verum factum.

Récréations de l’esprit

Récréations de l’esprit

Il y a un plaisir particulier à retrouver la claveciniste Céline Frisch en solo. Certes, ne boudons pas celui de l’écouter en formations à géométrie variables dont l’assemblage est toujours dosé avec justesse, mais l’écoute sans mélange de cette musicienne reste un plat de fin gourmet !
Rares sont les interprètes à savoir tirer de l’instrument à cordes pincées qu’est le clavecin autant de nuances ! Dans son dernier opus, Céline Frisch s’attache aux Partitas, ce recueil de six suites composées par Jean-Sébastien Bach entre 1726 et 1731.  

Il « a la quarantaine bien sonnée lorsqu’il publie, à ses frais, son Opus 1», explique Nicolas Derny dans son intéressante présentation contenue dans le livret du CD, présentation qu’il titre « Gemischter Stil ». Ce « style » musical « mixte » ou « mélangé », selon les traductions, a fleuri en Allemagne pendant la période baroque. Les grandes tendances musicales en vogue en Italie et en France influencent les musiciens allemands qui ne négligent pas certains emprunts et expérimentent ces apports nouveaux. 

Céline Frisch © X-D.R.

Céline Frisch © X-D.R.

Jean-Sébastien Bach s’est plu à explorer les danses caractéristiques du « style français » et ses ouvertures rythmiques.  C’est avec naturel que ces éléments se mêlent dans la musique de Jean-Sébastien Bach.
Les six suites ou « partitas » de Bach constituent le premier de ses recueils des Clavierübung (exercices de claviers). Le foisonnement inventif de ces partitions permet d’arpenter une palette colorée et une variété rythmique rares. Le jeu de Céline Frisch épouse les méandres mélodiques, les contrepoints, les danses, gigues vigoureuses aux effluves de folklore, sarabandes dont la solennité a du mal à faire oublier le caractère espagnol endiablé de leurs débuts hispaniques, allemandes aux atmosphères contrastées, courantes, gavottes, passepied, menuet (danses françaises désignées sous l’appellation générique de « galanteries »)… les lie aux passages plus « savants » que sont les ouvertures, les airs, les toccatas, les scherzos. 

Rien ne semble échapper à la fantaisie du compositeur qui trouve dans ces pièces aux origines multiples un terrain de jeu aux infinies possibilités.
La clarté de l’approche des morceaux fait entendre avec une sorte d’évidence la partie interprétée par chaque main. On a l’impression de lire les partitions, de les comprendre. « Tout en explorant les possibilités de chaque danse pour en repousser les limites, Bach décline une intense palette expressive, de la tendresse la plus désarmée à la détresse la plus poignante, en passant par la joie bondissante », explique Céline Frisch en introduction. Quel bonheur aussi de jouer sur la copie enfin reçue du clavecin Christian Vater de 1738 exposé au Musée des Instruments de Nuremberg, méticuleusement travaillée et ornementée par le facteur italien Andrea Restelli ! 

Céline Frisch © X-D.R.

La joie de l’interprète est sensible : accord subtil entre des pièces, l’instrument et la sensibilité de la pianiste… 
Le velouté qu’elle réussit à apporter à l’instrument, l’ampleur sonore, la délicatesse de l’ensemble, séduisent. Sa connaissance fine de l’œuvre du Cantor qu’elle fréquente depuis l’adolescence contribue à la justesse de ses interprétations et au tissage précis de son jeu qui a l’aisance d’une pratique familière.
Qui a pu penser que le clavecin était monotone et lissé par un son aigrelet ? Ici, on est emporté par esprit d’une vivacité qui ne s’appesantit jamais et se pare d’un inimitable moelleux. Quelle leçon lumineuse d’interprétation !

Bach/ Partitas, Céline Frisch, Outhere MUSIC

Céline Frisch © X-D.R.

Céline Frisch © Jean-Baptiste Millot

Une lettre d’amour à la vie

Une lettre d’amour à la vie

Rares sont les artistes lyriques à débuter leur discographie par un détour entremêlant musiques populaires et classiques. Le plus souvent, la notoriété est attendue avant un ouvrage où le musicien « lâche la bride » et, après avoir fait preuve de son talent dans les acrobaties des grands rôles ou des lieder romantiques, se décide à présenter de lui une facette plus intime par le biais d’œuvres qui échappent à la nomenclature « officielle ».

C’est ce qu’entreprend pourtant la jeune mezzo-soprano Anne-Lise Polchlopek dans son premier album dont le titre se réfère à une chanson de Violeta Parra, Gracias a la vida.
Le résultat : une petite merveille ! Et ce, dès la note d’intention qui accompagne le disque.
La chanteuse, en rappelant ses études d’architecte, livre une analyse très fine des divers morceaux interprétés, tissant des correspondances, « des ponts », explique-t-elle, entre les époques, les univers. 

Les analogies fleurissent entre « les vers de Ronsard, extraits du second livre des Amours (1556), mis en musique par Pauline Viardot en 1895 » et « ceux de Violeta Parra de 1966 », les berceuses « tanguent », rapprochant dans leurs balancements les pièces de Richard Strauss, Gabriel Fauré et Jacques Brel, les mots d’amour de Cécile Chaminade trouvent des échos avec celles de Mozart et son Cherubino (Le Nozze di Figaro)… les motifs musicaux s’interpellent : piano de Polnareff et « basse d’Alberti mozartienne » tandis que le folklore de la danse se réinvente avec Ravel, Bizet, Méndez, Giménez, et que « l’anti-diva dans Candide de Bernstein (1956) » semble répondre « à la marche de La Diva de l’Empire d’Erik Satie ». 

À la manière des réflexions de Goethe, le voyage s’élabore au fil des « affinités électives » dont les vagabondages semblent dictés par un « hasard objectif » qui devine les trames communes sans distinction d’époque ni d’appartenance. Les différences établies entre « savant », « populaire », « classique », « contemporain », ne sont plus que des figures obsolètes d’école. Tout est musique, et l’éclectisme du recueil recouvre un amour absolu et inconditionnel pour l’art. 

Il n’est pas de gommage des styles : la mezzo-soprano ne garde pas de placement « lyrique » pour les airs populaires, et reprend sa voix naturelle, subtilement travaillée, ce qui accorde à chaque pièce un naturel qui se coule avec élégance dans toutes les langues, anglais, espagnol, français, allemand, italien et tous les genres. Peu importe l’écriture musicale, chaque fois, tout sonne juste dans les sublimes arrangements inédits pour la guitare de Pierre Laniau et le piano de Federico Tibone. La voix de la chanteuse se déploie avec une conviction percutante, s’emporte avec vivacité, se poétise en finesse, ne s’appesantissant jamais sur un effet, mais les maîtrisant tous, de  La tarantula e un bicho mu malo de Giménez, La Chanson des vieux amants de Jacques Brel, Bonjour mon cœur de Pauline Viardot, au I am easily assimilated de la Old Lady de Bernstein, sans compter le merveilleux Gracias a la vida de Violeta Parra… !
Inutile de tout énumérer, il faut juste écouter, revenir, se perdre entre les plages de l’album et en espérer une suite !

Gracias a la vida, Anne-Lise Polchlopek, Fuga Libera, Outhere music.

Noces d’or

Noces d’or

Le Festival international des Quatuors à cordes du Luberon célèbre cette année ses noces d’or avec la formation qu’il défend depuis cinquante ans. « 1975 est la date de fondation du festival et aussi l’année de la mort de Chostakovitch et c’est par lui que débute le concert de ce soir », sourit Hélène Caron-Salmona, directrice artistique du festival lors de sa présentation du Quatuor Hernani composé de Lise Martel, Louise Salmona (violons), Marion Duchesne (alto) et Tatjana Uhde (violoncelle). 

De part et d’autre du mur, amitiés de musiciens

En première partie, les quatre complices présentaient des œuvres de Chostakovitch et Benjamin Britten. Les deux compositeurs appréciaient et même admiraient les travaux de l’un et de l’autre. Leur amitié débuta réellement en 1960. Le 21 septembre, Chostakovitch rencontre à Londres alors qu’il est en tournée en Europe (il a 54 ans et il est devenu premier secrétaire de l’Union des compositeurs et a adhéré au Parti Communiste, on ne peut dire de son plein gré) Benjamin Britten (47 ans) qui s’enthousiasme pour le Concerto pour violoncelle de son homologue russe. 

À l’époque, Britten est en train de travailler sur une réduction de son opéra Billy Budd qui met en scène l’impuissance de l’innocence face au mal. Les liens entre les deux musiciens ne cesseront de se renforcer. 
Leur rapprochement n’était pas évident ! Quelques années plus tôt, le 28 février 1948, l’Union des compositeurs de Moscou avait appuyé la résolution du Comité central du Parti condamnant parmi un certain nombre de compositeurs, Dimitri Chostakovitch dont les œuvres furent mises à l’index. Le musicien, accusé de ne pas écrire des œuvres dans l’esprit du réalisme soviétique, et de sacrifier au « langage abstrait », dut prononcer une autocritique publique, écrite par quelqu’un d’autre que lui. Il y dénonçait les « artistes modernistes » et « bourgeois » (insulte suprême) tels Messiaen, Alban Berg, Hindemith, Stravinsky, Prokofiev et Benjamin Britten…

Quatuor Hernani © Cyrus Allyar- LIGHT

Quatuor Hernani © Cyrus Allyar- LIGHT

Quoi qu’il en soit, le Quatorzième Quatuor en fa dièse majeur que Dimitri Chostakovitch dédia en 1973 à Sergueï Chirinsky, violoncelliste du Quatuor Beethoven qui créa tout son répertoire chambriste, s’accordait à merveille à l’architecture voûtée du cloître de l’abbaye de Silvacane, dans les derniers effluves de l’été. Les premières notes jouées par l’alto puis le violoncelle dessinent la trame d’une atmosphère grave et pourtant quasi enjouée. Une sorte de mélancolie nostalgique émerge de la rencontre entre les notes sombres et les rythmes alertes qui semblent se contredire.

Le violoncelle, dédicataire de l’œuvre tient la partition et Tatjana Uhde est souveraine dans son interprétation qui allie douceur et élans tranchants, l’archet rudoyant avec brio les doubles cordes, menant des cadences brillantes suivies par les autres cordes dont la virtuosité n’est pas en reste. L’unité de la pâte sonore de l’ensemble, superbement sculptée, est sensible jusque dans les plus infimes pianissimi. Les pizzicati du premier violon (Lise Martel) amorcent les thèmes repris en écho par l’ensemble. Les voix des instruments se heurtent, se frottent en rythmes acérés, peignent l’hiver d’une âme, puis se nouent en harmonies qui peu à peu se délitent comme marquées par une indicible angoisse. 

Quatuor Hernani © Festival Quatuors du Luberon

Quatuor Hernani © Festival Quatuors du Luberon

Les phrases sonores parfois se recomposent par l’ajustement réglé au cordeau des fragments que chaque instrument énonce. Et puis il y a le thème sublime de l’Allegro que l’on aimerait réécouter ad libitum ! 


Répondaient à ce « chant du cygne » (le Quatorzième Quatuor est écrit deux ans avant la mort de son auteur, alors que, déjà épuisé par la maladie, il vit une brève rémission) les Trois Divertimenti de Benjamin Britten, œuvre de jeunesse (Britten avait seize ans) mais déjà d’une complexité et d’une inventivité puissantes malgré leur apparente simplicité. Le compositeur s’empare de cet « exercice d’école », (la forme « divertimento » est née vers la fin du XVIIème siècle et était destinée à accompagner par sa légèreté le service à table !) en joue avec espièglerie. 

Quatuor Hernani / © Festival Quatuors du Luberon

Quatuor Hernani © Festival Quatuors du Luberon

On a l’impression d’entendre une plume qui s’exerce aux diverses possibilités des instruments, les poussant dans les méandres d’une inépuisable fantaisie. Au cœur des trois miniatures, les éclairs naissent, s’esquissent des pas de danse… La March exige une précision diabolique avec ses doubles croches pointées, la Walz invite à la rêverie, suivie d’un Allegretto coloré, Burlesque enfin est d’une énergie en pleine ébullition.

Lyrique jusqu’au bout des doigts !

Julien Dieudegard au violon et Jonas Vitaud au piano (un demi-queue Steinway, la place étant insuffisante pour une autre dimension, ce qui était un peu dommage, expliqua le pianiste après le concert) rejoignaient le Quatuor Hernani pour la seconde partie et le Concert pour piano, violon et quatuor à cordes en ré majeur opus 21 d’Ernest Chausson. Le compositeur dédia cette œuvre majeure au violoniste Eugène Ysaÿe qui le créa le 4 mars 1892 à Bruxelles. Le critique Lalo écrivit « c’est l’une des œuvres les plus considérables de ces dernières années dans le domaine de la musique de chambre ». 

Pourtant, sans doute en raison de son immense difficulté, cette pièce est peu jouée. « C’est la première fois qu’elle est au programme du festival » rappelait Hélène Caron-Salmona. 
Il fallait bien les magnifiques interprètes de la soirée pour en livrer toutes les nuances, l’élégance du phrasé, l’ampleur des respirations, la vibration des couleurs qui va s’affirmant. Aucun des interprètes ne cède à la tentation de la démonstration écrasante mais se fond dans la griserie sublime d’une musique qui sait être légère et profonde à la fois. Les duos entre le violoniste et le piano sont tout simplement ébouriffants de grâce. Leur lecture en épure s’étoffe des harmonies du quatuor en un équilibre idéal. 

Quatuor Hernani / Jonas Vitaud / Julien Dieudegard © Festival Quatuors du Luberon

Quatuor Hernani / Jonas Vitaud / Julien Dieudegard © Festival Quatuors du Luberon

La circulation des notes entre le violon et les autres cordes, les notes aériennes du piano seul ou sur un ostinato murmuré du violoncelle, s’emportent en élans d’un romantisme exacerbé, tandis que d’une manière lointaine, on sent l’influence de l’écriture pour le gamelan. Toute une dramaturgie se met en place, soulignant la théâtralité de l’œuvre. Les vagues sonores brossent des paysages d’où sourdent des orages avant l’éclosion de clartés nouvelles. Le jeu de Jonas Vitaud apporte sa poésie fluide et sensible jusqu’au final qui donne à la formation chambriste l’opulence d’un grand orchestre. Bien sûr on est particulièrement séduits par l’ivresse délicate de la Sicilienne qui sera reprise en bis. Enchantements ! 

Concert donné le 30 août 2025 au cloître de l’Abbaye de Silvacane dans le cadre du Festival international des Quatuors à cordes du Luberon

Sculpteurs des sons

Sculpteurs des sons

Les Modigliani, à l’instar du peintre et sculpteur dont ils ont adopté le nom, savent « d’un œil, observer le monde extérieur, de l’autre, regarder au fond de soi-même » (Amadeo Modigliani) et ont proposé un concert mémorable à Silvacane

Pour fêter ses cinquante ans, le Festival de Quatuors du Luberon tient le pari de « remonter le temps de cinquante ans en cinquante ans », et joue sur les dates afin de convoquer au fil des concerts des œuvres qui jalonnent le patrimoine musical dédié à la forme si particulière et fondatrice qu’est le quatuor. La directrice artistique du festival, Hélène Caron-Salmona souligne dans son édito : « La thématique choisie cette année, qui concerne le plus souvent une œuvre par concert, est en rapport avec le cinquantenaire que nous fêtons puisqu’elle propose de souligner l’évolution de l’écriture pour quatuor en remontant le temps de 50 ans en 50 ans. Nous avons donc sélectionné des œuvres écrites ou créées autour des années 25 ou 75 en comptant à rebours sur 2 siècles et demi, de 2025 à 1775. Un petit jeu avec le nombre 50… »
L’acoustique du cloître de l’abbaye de Silvacane se prête idéalement au quatuor à cordes : sa manière de propager le son, de laisser se développer les harmoniques sans les surcharger, est propice à accueillir les plus grands. 
Le Quatuor Modigliani s’amusait à lier les œuvres de son programme par leurs tonalités :  Deuxième quatuor opus 18 en sol majeur de Beethoven et Sérénade italienne en sol majeur d’Hugo Wolf pour la première partie puis, le Quatuor en sol mineur de Debussy pour achever le concert. 

En Sol majeur

Indéniablement, il y a un « son Modigliani », et il sied à tout ! L’homogénéité est parfaite entre des instruments d’ exception, un Stradivarius de 1715 entre les mains d’Amaury Coeytaux, un Giovanni Battista Guadagnini de 1780 entre celles de Loïc Rio, un alto de Luigi Mariani de 1660 (Laurent Marfaing) et un violoncelle de 1706 de Matteo Goffriller (François Kieffer). 

Les voici d’abord sur le Quatuor n° 2 opus 18 en sol majeur que le jeune Beethoven dédia au prince Lobkowitz : l’aisance de la composition fait oublier combien l’élaboration en fut difficile, Beethoven récrivit même plus tard le deuxième mouvement dont il n’était pas satisfait. Sans doute, le compositeur chercha à rendre hommage à son maître Joseph Haydn et tenta à se contenir dans le moule de la « comédie des bonnes manières, (ainsi que l’explique Szernovicz Patrick dans Le Monde de la musique, octobre 2000), que Haydn avait discernée comme l’essence potentielle du style classique. Mais, malgré son allure courtoise, la comédie de mœurs de ce premier mouvement fait croître la tension dynamique, à mesure que la pulsation du développement progresse vers la réexposition ». 

Quatuor Modigliani © Festival les Quatuors du Luberon

Quatuor Modigliani © Festival les Quatuors du Luberon

En effet, l’Allegro empli de « petites courbettes harmoniques » aurait fait gagner en Autriche le surnom de « Quatuor des compliments » à cette pièce, et ce, malgré la liberté qui peu à peu s’installe dans la partition, jusqu’au quatrième mouvement que Beethoven lui-même aurait qualifié de « déboutonné » (Aufgeknöpft), scellant sa joie d’être brillamment sorti des normes. En tout cas, le superbe programme de salle dont la richesse séduit chaque année, rappelle les mots de Joseph Kermann qui considérait ce quatuor comme « l’œuvre la plus spirituelle que Beethoven laissera dans le genre ». 

La profondeur du jeu des Modogliani, son velouté incarné et aérien à la fois, accordent une beauté particulière à cette œuvre de jeunesse, révélant la subtilité des contrastes, la finesse des liaisons, l’élégance de la circulation des thèmes entre les instruments qui semblent n’en faire qu’un, cours mouvant ciselé dans les veines d’un même bois.
Au sublime répondait la « friandise acrobatique » (Loïc Rio) de la Sérénade italienne en sol majeur d’Hugo Wolf. Ce dernier reste peu connu en France, même si dans les années 1970, il fut remis au goût du jour par des enregistrements de ses lieder par le baryton Dietrich Fischer-Dieskau. Il fit partie des grands compositeurs de lied à l’instar de Schubert ou Schumann. Sa Sérénade italienne, très courte (environ sept minutes), est un petit bijou qui croise élans romantiques et esprit ironique.
Tout pétille ici, sans doute grâce aux pizzicati qui annoncent les thèmes, la vivacité souple des reprises, l’assemblage de cartes postales d’une Italie fantasmée (Hugo Wolf n’y a jamais posé les pieds), où se dessinent des saynètes alertes. 

Laurent Keiffer © Festival les Quatuors du Luberon

Laurent Keiffer © Festival les Quatuors du Luberon

Selon le programme de salle, cette Sérénade aurait été composée concomitamment avec un cycle de lieder sur des poèmes de Joseph Eichendorff, dont le premier reprend le thème de la Sérénade. Une nouvelle du même auteur (De la Vie d’un bon à rien) la reprend : l’air permettrait au héros, le « bon à rien », de suivre son amour lors d’un véritable road movie entre l’Autriche et l’Italie. La musique mime alors une vieille mélodie italienne jouée sur un « hautbois italien », le piffero (petite flûte percée de neuf trois latéraux et pourvue d’une anche). Cette « fausse récréation » permettait aux auditeurs de « souffler » entre les deux monuments que sont les œuvres de Beethoven et Claude Debussy.

 Sol mineur

Il fallait bien le temps de l’entracte convivial pour entrer dans l’univers de Debussy, son seul quatuor, et seule œuvre à indiquer une tonalité et un numéro d’opus précis, le Quatuor en sol mineur, opus 10. Ce quatuor est composé en 1893, Achille-Claude Debussy a trente-et-un ans. Celui qui aimait « beaucoup lire le dictionnaire (car) on y apprend quantité de choses intéressantes » compose son quatuor sous une forme étonnamment « classique », lui qui s’est si souvent heurté au professeur d’harmonie du conservatoire, Émile Durand, avec lequel il engageait de véritables « dialogues de sourds » : « Vous n’entendez donc pas ? » s’exclamait le professeur devant la médiocrité de son élève dans la rédaction d’un devoir notant « l’harmonie idéale » sur un morceau, « Non, répliquait celui qui signa d’abord ses propres œuvres Ach. De Bussy, j’entends bien mon harmonie, mais pas la vôtre ». « C’est regrettable » répliquait sèchement Émile Durand. 

Les quatre mouvements sont fortement caractérisés, « Animé et très décidé », « Assez vif et bien rythmé », « Andantino, doucement expressif », « Très modéré-Très mouvementé ». Ce chef-d’œuvre de la musique de chambre est d’une folle liberté, avec des allures concertantes par ses couleurs, son ampleur, sa variété. Les quatre instruments débutent ensemble. Les unissons se divisent, en une humeur voyageuse, les fils mélodiques se déploient, offrent de larges respirations qui s’alanguissent en touches rêveuses, puis s’animent en pulsations énergiques. Miroitements, fluidité, tissage d’échos, de routes lointaines, de cheminements intimes, tout est permis dans cette approche qui tient autant du romantisme du siècle finissant que de l’impressionnisme qui amorce la transition avec une autre manière d’appréhender l’art. 

Quatuor Modigliani © Festival les Quatuors du Luberon

Quatuor Modigliani © Festival les Quatuors du Luberon

Les sonorités empruntent aussi à celles du gamelan, instrument découvert par le compositeur lors de l’exposition universelle de 1889 organisée pour célébrer le centenaire de la Révolution française. « La musique javanaise, écrira-t-il, observe un contrepoint auprès duquel celui de Palestrina n’est qu’un jeu d’enfant ! ». La fluidité du jeu des Modigliani sait creuser les reliefs, épouser les volutes d’un chant qui jamais ne lasse, rendre la poésie et le lyrisme du mouvement lent, ou s’emporter dans l’éclat du final qui rejoint la tonalité de sol majeur, avec des phrasés qui évoquent l’architecture de l’Art nouveau (née vers 1890), avec ses decrescendos chaloupés. L’exaltation finale rend plus tangible encore l’impression d’irréalité suscitée dans les passages précédents. 
Rêve éveillé que le Quatuor Modigliani viendra compléter par deux bis, le mouvement lent du premier Quatuor de Beethoven et le dernier mouvement de son Quatuor n° 4. Sublime tout simplement !

Concert donné le 28 août 2025 dans le cloître de l’Abbaye de Silvacane, dans le cadre du Festival international des Quatuors à cordes du Luberon.