Tout est écrit, oui !

Tout est écrit, oui !

On avait applaudi en 2023 au théâtre de l’Archevêché le duo Bert et Nasi dans L’addition mis en scène par Tim Etchells. C’est avec une joie emplie de curiosité que l’on se pressait au théâtre du Jeu de Paume pour retrouver les deux comédiens dans leur nouvelle création, Tonight.  
Si les futurs spectateurs avaient consulté la page Facebook des Théâtres, ils avaient déjà pu apprécier l’humour des deux complices annonçant en anglais que leur spectacle serait dans la langue de Shakespeare, « juste pour qu’il n’y ait pas de mauvaise surprise le soir-même… », car french doesn’t sound like english (…) You’ll notice the difference »… 

Polyphonie théâtrale

Bertrand Lesca et Nasi Voutsas jonglent entre l’apparence d’une performance improvisée et une écriture aussi rigoureuse que déjantée. « Tout est écrit, même ça, ce que nous disons tout de suite est écrit », affirment-t-ils à un public hilare. Les mots repris, les phrases débutées par l’un, réitérée par l’autre, répétées presque ostinato mais avec toutes les subtiles variantes grammaticales qu’offre la langue anglaise (ne seraient-ce que les insistants « I do », modulés avec gourmandise), créent une trame réjouissante où les réflexions s’infléchissent insensiblement en un flux jubilatoire. 

L’art de la digression, du jeu de mot, du glissement de sens apporte une vie exubérante à ce duo qui semble se réinventer sans cesse. Les surtitrages en français donnent juste l’esprit de ce langage mouvant et accordent une allure de surenchère aux propos tenus. La représentation du jeudi 13 novembre s’enrichissait de la présence de Rachel, actrice et traductrice en LSF. Loin d’être « utilisée » comme la vignette des écrans télé, elle était intégrée totalement dans la scénographie, ajoutant à l’humour de l’ensemble, par son jeu, ses gestes traduisant avec éloquence l’intarissable verbe de Bert et Nasi.  

Tonight / Bert & Nasi © Claire Gaby

Tonight / Bert & Nasi © Claire Gaby


Le décor lui-même, composé de trois chaises, une table à roulettes et d’une paire de rideaux montés sur un portique, s’animait, emballé dans la course folle des deux protagonistes, afin de transcrire une fin du monde démesurée peuplée de squelettes-serpents amoureux, de plafonds de théâtre effondrés et d’un dieu dévorateur digne de la pire des apocalypses ! Tout cela pour conclure qu’en effet, il valait mieux ne pas prévoir d’entracte, car ce moment peut tout faire basculer !
Le public fait totalement partie de la pièce, interpellé, mis à contribution, félicité, taquiné… Tout contribue à repenser l’esprit du théâtre, de renouer avec ses racines, le plaisir de dire des histoires, de conter, d’écouter, de faire entendre, de partager…

L’actualité entre au théâtre

Ce théâtre de l’absurde qui convoque les souvenirs de Buster Keaton ou des Monty Python (jusque dans certains phrasés qui font penser aux dialogues de Sacré Graal ou de La vie de Brian), s’ancre aussi dans les problématiques contemporaines. 

Les deux complices s’amusent à imaginer les possibles : le thème abordé peut être lumineux ou sombre, vraiment très sombre… les éclairages entrent dans la danse et illustrent concrètement les mots, passant du noir à la lumière. On souhaiterait que la parole deviennent vraiment performative lorsque Bert et Nasi songent que peut-être un enfant naît cette nuit même à l’hôpital d’Aix et qui trouvera la solution au réchauffement climatique, la culture de la pomme de terre ?, ou encore qu’en cachette les députés se réunissent à l’assemblée nationale et concoctent un budget sur lequel tous sont d’accord et que le monde nous envie… 

Tonight / Bert & Nasi © Claire Gaby

Tonight / Bert & Nasi © Claire Gaby

La suite, présentant quelques figures bien connues à la plage pour fêter ça, est un exercice de haute volée pour les zygomatiques déjà éprouvés par la question essentielle du « Tonight » joué « Tomorrow » donc nommée « Tomorrow night », mais devenant « Tonight » le lendemain…
Un petit bijou roboratif à déguster !

Tonight a été joué au Jeu de Paume du 12 au 14 novembre.(la pièce a été jouée aussi au théâtre d’Arles et aux Bernardines)

Au Rendez-Vous de Charlie, le jazz est en fête

Au Rendez-Vous de Charlie, le jazz est en fête

 Le Rendez-Vous de Charlie, clin d’œil d’automne à l’exubérance de l’été, offrait deux soirées denses les 7 et 8 novembre à la salle Guy Obino de Vitrolles. Quatre formations se partageaient l’affiche, présentant chacune leur dernier ou premier opus. On entendit ainsi Ashes to gold d’Avishai Cohen, Radio Paradise du Yaron Herman Quartet, Amb de Sėlēnę (groupe lauréat Jazz Migration 2024), Collab de Gonzalo Rubalcaba et Hamilton de Holanda. Programmation de haute volée grâce au directeur de Charlie Free, Aurélien Pitavy secondé par une équipe qui semble capable de se démultiplier à l’infini, Aurélie Berbigier et Loïc Codou, ainsi qu’une phalange de bénévoles passionnés !

Deux quartets et un batteur !

La salle Guy Obino comble accueillait d’abord le Quartet du trompettiste et flûtiste Avishai Cohen et son nouvel opus, Ashes to Gold. Comment continuer à créer, à réfléchir la musique après le 7 octobre 2023 et ses terribles conséquences ? Lorsque l’horreur se perpétue au long des mois et des années, que signifient quelques notes de musique ?
Et pourtant, l’art prend alors une valeur de résistance essentielle, affirmant l’humain face à ce qui nous déshumanise. « Nous sommes en guerre, disait le musicien, et il n’y aura pas de vainqueur ». Son Ashes to Gold (« des cendres à l’or ») est d’une puissance rare, nous racontant le chagrin, l’effroi, la douleur mais aussi les valeurs de l’humanité. 

« Mon disque, expliqua-t-il au public, est pour la paix, contre la guerre, pour la compassion, l’amour, l’espoir ». L’œuvre, jouée d’un seul tenant, est sculptée avec finesse par le piano de Yonathan Avishai, la batterie de Ziv Ravitz et la contrebasse de Barak Mori. La musique se déploie, évidente, moirée, lyrique, rejoint parfois l’art de la pastorale avec la flûte traversière pour laquelle Avishai Cohen délaisse, le temps d’une respiration, les sons veloutés de la trompette. Par le biais de l’art, les cendres se réparent, renouent avec les formes oubliées et se transmuent en beauté. L’image du titre, Ashes to Gold, se réfère à l’art japonais du kintsugi qui répare les fragments brisés de la céramique avec de l’or. Alchimie de l’espoir en lutte face aux ombres… 

Avishai Cohen quartet © X-D.R.

Avishai Cohen quartet © X-D.R.

Une mélancolie existentielle se dessine dans cet univers musical dense où l’auditeur se love. En bis, le quartet reprenait deux pièces de son CD Naked Truth, l’Adagio assai du Concerto pour piano en sol majeur de Maurice Ravel (le trompettiste rappelait à quel point il aime cette œuvre, dans la version de Martha Argerich, où l’on retrouve Mozart, Saint-Saëns, du jazz, des thèmes des musiques populaires basques, des spirituals), et The Seventh, composé par sa fille encore adolescente, Amalia. Un hymne à la paix…
Le pianiste Yaron Herman venait lui aussi en quartet avec à ses côtés, le saxophoniste Francesco Geminiani, le contrebassiste Damien Varaillon et le batteur Ziv Ravitz, qui accomplissait la performance de deux concerts à la file, ayant accompagné en première partie la musique inspirée d’Avishai Cohen ! Ses complices le taquinaient un peu en le présentant comme le seul à réunir deux cachets pour la soirée ! 

Les neuf compositions originales de Radio Paradise, dernier CD du pianiste qui avait enchanté la scène de la salle Guy Obino en 2023 dans le parcours solo d’Alma (paru en 2022 chez Naïve), ouvrent l’espace mélodique du piano aux notes sensuelles du saxophone. Le souffle humain apporte une dimension supplémentaire au lyrisme des phrasés pianistiques tandis que les rythmes s’immiscent avec un subtil équilibre au cœur des morceaux. Les titres s’enchaînent, voyages qui s’attardent sur Vanya’song et la liberté de Jiyun, se fondent dans la délicatesse de The minute before, en un dialogue nuancé entre piano et saxophone que la batterie réinvente, lumineuse dans Strive. On se laisse envelopper dans les volutes mélodiques avant de sourire à l’humour du bis. La musique est un jeu qui redessine le monde…

Yaron Herman © Rainer Ortag

Yaron Herman © Rainer Ortag

Le jazz hors des sentiers battus

Le jazz quittait les formes « classiques » le second jour du festival, convoquant sur scène le groupe lauréat du dispositif Jazz Migration 2024, Sėlēnę, puis le duo aussi inclassable que virtuose réunissant deux géants, le pianiste Gonzalo Rubalcaba et le mandoliniste Hamilton de Holanda.
Autour du violoncelle et de la voix de Mélanie Badal, la guitare de Blaise Cadenet et la batterie de Mahesh Vingataredy, se déclinait un répertoire poétique de chansons et de mélodies flirtant avec le style manouche et un répertoire arménien inattendu lorsqu’est annoncé que le groupe vient de… la Réunion ! 

Les tonalités acoustiques se mêlent avec talent avec les accents électro. Et l’alchimie fonctionne, puissante jusque dans les fragrances les plus fragiles. Les expériences de chacun des musiciens se mêlent, remodèlent les mélodies, les habitent de nouveaux souffles, parlent des amours, font un détour par un poème « psychédélique », évoquent « la pluie de feu » des nuages qui grondent sur l’Arménie, déroulent des trames hypnotiques, dessinent des « blues de rêve », fusionnent le kochari, danse collective traditionnelle arménienne et les pizzicati du violoncelle en un « Pizzikoch » endiablé… Le public est séduit par la fraîcheur et la vivacité de cette jeune formation à laquelle on souhaite longue vie !

Sėlēnę © X-D.R.

Sėlēnę © X-D.R.

Clou du festival, la rencontre entre Gonzalo Rubalcaba et Hamilton de Holanda s’inscrivait avec élégance dans la démarche de Charlie Free qui se plaît à explorer toutes les formes du jazz.
Entre la figure incontournable du monde jazzique qu’est le pianiste Gonzalo Rubalcaba, remarqué dès ses débuts par Dizzy Gillespie puis Charlie Haden, et le dieu vivant de la mandoline à laquelle il a ajouté deux cordes, Hamilton de Holanda, se tisse une complicité qui permet toutes les inventions et réinventions.

La virtuosité est ici dépassée. Certes, les deux musiciens offrent à un auditoire médusé des pages où piano et mandoline semblent oublier les frontières physiques humaines tant la vélocité de l’un et de l’autre font se confondre les instruments, invraisemblables trémolos, phrasés acrobatiques, gammes démoniaques, mais lorsque chacun se retrouve seul sur scène, les pièces interprétées ne seront pas des démonstrations d’adresse, mais d’une douceur et d’une expressivité touchantes : Gonzalo Rubalcaba reprendra un air composé pour l’anniversaire des dix-sept ans de sa fille, Yolanda, et Hamilton de Holanda une pièce dédiée à son épouse en 2012, « la fleur de la vie ». 


Gonzalo Rubalcaba & Hamilton de Holanda © Dani Gurgel

Gonzalo Rubalcaba & Hamilton de Holanda © Dani Gurgel

La musique explore les tempos de tous les genres, jazz, choro, afro-caribéen, fado, classique (Éric Satie n’est pas loin et Purcell non plus !)…, avec une liberté époustouflante, lyrique, somptueuse, nouvelle et pourtant d’emblée familière, comme soulignant une adéquation idéale au monde. Leur disque, Collab, est « un essai de mettre ensemble des instruments qui pourraient paraître incompatibles » (disent-ils en plaisantant lors du concert). Généreux, le duo reviendra pour plusieurs rappels, adressant un clin d’œil au célébrissime Caravan de Duke Ellington. Sublime tout simplement !

Le Rendez-Vous de Charlie a été joué les 7 & 8 novembre 2025 à la salle Guy Obino de Vitrolles.

 

Albums
Ashes to Gold (ECM/ Universal Music, 2024)
Amb, (MARKOTAZ, 2025)
Radio Paradise (Naïve, 2025)
Collab (Sony Music Entertainment, 2024)

Orner le silence

Orner le silence

Le nouvel opus de Gabriel Sivak, Miniaturias para decorar el silencio, est accessible désormais sur les plateformes de streaming.
« Je venais de publier un album (Danza en las aguas de buriti), une monographie dense où la plupart des pièces sont destinées à de grandes formations instrumentales et vocales, explique-t-il. Dans ce nouveau disque, j’ai voulu faire le contraire : explorer la miniature comme une forme de réinvention. »

Un kaléidoscope d’univers

Les instruments les plus divers et les plus inattendus se succèdent dans la ronde hypnotique de ces miniatures, piano, accordéon, harpe, ondes Martenot, voix, machine d’imprimerie… Le compositeur présente sa démarche : « Dans cet album, l’abstrait et le concret, l’enfantin, l’émotionnel et l’absurde sont combinés par le son : ce matériau puissant que nous utilisons pour décorer le silence. » 
Le travail de Gabriel Sivak s’apparente alors à celui du sculpteur : de la masse du silence il fait émerger les formes sonores. Reprenant les principes du « sonorisme », courant initié par le compositeur polonais Krzystof Penderecki (avec Threnody for the Victims of Hiroshima et le Quatuor à cordes n°1, composés en 1960), Gabriel Sivak peut s’appuyer dans certains passages sur le son pour structurer l’espace, lui accorder un sens. 

Ainsi, le poème d’Apollinaire, Au prolétaire, dit par Jean-Marie Fonbonne, est placé dans l’écrin des sons d’une machine d’imprimerie (l’ensemble fit partie d’une installation sur l’imprimerie, Rivière d’encre, concoctée avec l’historien Serge Grunzinski, le vidéaste Gaston Igounet et le luthier Benoît Poulain, accueillie à la Sorbonne en 2018). 
Tout prend sens dans les créations de Gabriel Sivak : le poème d’Apollinaire se réfère au métier du grand-père du musicien, « imprimeur socialiste en Andalousie, raconte Gabriel Sivak. La machine d’imprimerie qui accompagne la lecture du texte symbolise à la fois la machine qui ne cesse de produire et celle qui nous écrase. C’est un modeste hommage à la classe ouvrière. Au prolétaire faisait partie d’une installation sur l’imprimerie, dans laquelle je mettais en parallèle l’arrivée de l’imprimerie et son impact sur la société de l’époque, avec celle d’internet et son influence sur la société d’aujourd’hui. ».

Gabriel Sivak © X-D.R.

Gabriel Sivak © X-D.R.

Chaque pièce a une histoire différente, certaines clés sont données par le compositeur : « le point de départ a été la peinture. Ensuite, un travail d’écriture et de recherche avec la harpe et les ondes Martenot m’a conduit à un résultat final électroacoustique. C’est dans cette dernière étape du processus que j’ai trouvé la forme des six miniatures. C’est une pièce qui a évolué au fil du temps. » Ce kaléidoscope d’univers est habité par une logique de composition qui lui apporte une unité. Ce fin tissage trouve une cohérence dans le chatoiement de ses différentes formes d’expression. 

 Lumières liquides

On se laisse séduire par Kathakali, une pièce pour piano solo inspirée des rythmiques de tablas (percussion indienne) et jouée par David Kadouch. Les premières notes répétées à la main gauche, comme pour l’introduction d’une danse de Chopin, vite ornées de rêveries ravéliennes à la main droite, scandent un temps ostinato qui se transmue en accords colorés. La partition s’emballe, effectue des retours sur elle-même, amplifie son propos, se heurte à des silences en falaises qui stoppent ses élans, reprend son bourdon rythmique, dessine un paysage de gouttes de pluie lumineuses, s’adosse au vide et renoue avec les récits initiatiques d’une création qui naît du néant, avant que les traits des notes tenues de l’accordéon de Vincent Lhermet poursuivent le chemin dans la série Ultramar, commande de l’accordéoniste.

Les trois mers, « Mer de Célèbes », « Mer de Barents », « Mer de Tasman », sont évoquées par « l’usine onirique » qu’est l’accordéon pour Gabriel Sivak. Puissantes, envoûtantes… tandis que les Miniaturas, semblent naître de chants d’oiseaux, grâce à la harpe de Florence Bourdon et les ondes Martenot de Nadia Rastimandresy. La mezzo-soprano Clémence Vidal se joindra à elles pour Moi baiser jaune de Obaldia. L’orchestre des Petites mains Symphoniques tente de réveiller un éléphant, et la « pièce aléatoire », Liquido, offre au percussionniste Nathan Bedel des pages d’un étonnant onirisme.

Miniaturas para decorar el silencio

Pochette de « Miniaturas para decorar el silencio »/ dessins de Kafka © X-D.R.

La pochette de ce disque « web » est peuplée de dessins de Franz Kafka… étonnements absurdes et pensées suspendues dans les espaces au-delà des mondes…
C’est là sans doute que l’art affirme combien il nous est essentiel !

Miniaturas para decorar el silencio, Gabriel Sivak, format digital

Lune punk et violoncelles

Lune punk et violoncelles

Une lune punk qui s’accorde à la vie d’après, deux duos complices en notes et en poésie… Aurélien Pitavy, directeur de Charlie Free, sait concocter des programmes qui conjuguent virtuosité et lectures neuves du monde. Le 24 octobre dernier, se succédaient sur la petite scène du Moulin à Jazz le Duo Brady et le « tandem » formé par la chanteuse Claudia Solal et le claviériste Benjamin Moussay.

Violoncelles et androïdes

Sortant le violoncelle de son pupitre classique, Michèle Pierre et Paul Colomb, le Duo Brady, l’entraînent dans des univers nouveaux où l’instrument devient élément percussif, guitare, banjo, harpe, contrebasse de jazz… toutes les techniques sont convoquées pour moduler le son, l’étirer, l’assombrir, le rendre métallique, lui donner un phrasé semblable aux stridulations d’insectes stellaires, faire entendre la matière des cordes puis s’envoler en échappées lyriques en longs coups d’archet. Les deux musiciens nous font entrer dans le temps de l’émerveillement, musant entre dystopies et lendemains éblouis de nouvelles ententes.

Si le nom du groupe peut venir de l’adjectif grec « bradus » (βραδύς) signifiant « lent » et correspondre aux extases mélancoliques de ses évasions spatiales, il ne répond en rien aux pulsations rock voire techno qui emportent l’auditoire dans des transes joyeuses. La musique danse et le public aussi.
En fait, le nom du Duo Brady est emprunté au passage parisien dont monsieur Brady était  l’un des fondateurs. Ce passage, situé dans le 10ème arrondissement et construit en 1828, est imprégné des couleurs et senteurs de l’Inde, les deux musiciens s’y donnaient parfois rendez-vous : dans un tel contexte, il n’est guère étonnant que l’évasion vers les ailleurs et les découvertes en soit le thème…
Les titres sont annoncés comme autant de gourmandises, mis en scène dans des scénarii empruntés aux mythologies du futur.

Duo Brady © Zoé Cavaro

Duo Brady © Zoé Cavaro

Ne manquent plus que le Capitaine Solo et Chewbacca dans ces rendez-vous où l’on danse avec des androïdes après avoir bu un verre sur Mars… à bord de la « fusée Merlin 2025 » ses commandants de bord « proposent de décoller pour la vie d’après et observer du hublot le ballet des planètes, de s’immerger dans des histoires sombres où notre monde déraille mais aussi de garder l’esprit de la fête ». L’invention est reine ici, d’une liberté sans limites. Les deux violoncellistes, complices malicieux, font circuler les phrases musicales, les rythmes, se livrent à tous les détournements du classique, du jazz, du rock, de la pop, du contemporain, improvisent, explorent, dessinent des paysages, des scènes aux multiples personnages… « Papillons et galaxies » déploient leurs couleurs et leurs ailes. Et c’est très beau. 

Aux couleurs punks de la lune

En deuxième partie, Claudia Solal et Benjamin Moussay venaient présenter leur dernier CD, Punk Moon. (Lire ici). Les « rivages émotionnels » des diverses pièces de cet opus prennent en live un relief particulier. On prend davantage conscience des acrobaties techniques du claviériste sur son piano préparé, bardé de capacités électroniques. Les sons travaillés, modulés, transformés, offrent à la voix de la chanteuse un cocon subtilement irisé. Sur scène, Claudia Solal est complètement habitée par les sons, les phrasés. Le corps est un instrument vibrant, une respiration qui halète, s’envole, se brise, se nuance, se développe, se condense, se réduit à un fil, s’ouvre, ample, emprunte le ton de la confidence, naturelle, évidente. 
Voyage sensible dans lequel on se love avec délices.

Concert donné le 24 octobre 2025 au Moulin à Jazz, Vitrolles



Le concert a été proposé dans le cadre de Jazz Migration, dispositif d’accompagnement de musicien.ne.s émergent.e.s de jazz et musiques improvisées porté par AJC, avec le soutien du Ministère de la Culture, la Fondation BNP Paribas, la SACEM, l’ADAMI, la SPEDIDAM, le CNM, la SPPF, et l’Institut Français.



Album Duo Brady : La Vie d’après (Le Ponton des Arts, 2023)
Album Claudia Solal & Benjamin Moussay : Punk Moon (Jazzdor Series, 2025)

À venir
Le duo Claudia Solal & Benjamin Moussay se produira le 28 novembre à 20h30 au Petit Duc à Aix-en-Provence

Une musique incarnée

Une musique incarnée

Révélée au public aixois lors de l’édition 2023 du festival Nouveaux Horizons par sa pièce, Si je te quitte, nous nous souviendrons, Camille Pépin revenait au Grand Théâtre de Provence avec La Nuit n’est jamais complète, co-commande du GTP (commanditaire principal) et de l’OPRL (Orchestre Philharmonique Royal de Liège), création-évènement en première mondiale qui permettait à Dominique Bluzet, directeur des Théâtres, de rappeler qu’en quatre années de festival, trente-six commandes avaient été passées à trente-six artistes contemporains !

Sur les traces de Paul Éluard 

Lors de l’avant-concert animé par Joël Nico, la jeune compositrice livrait quelques explications sur sa création, conçue pour précéder son concerto pour violon Le sommeil a pris ton empreinte, créé en 2023 avec Renaud Capuçon. Les poèmes de Paul Éluard suivent les créations de l’artiste, (les trois œuvres citées sont toutes composées à partir d’un texte du poète de Liberté). Sans doute, l’apparente simplicité qui se conjugue avec une profondeur humaniste et sensible des poèmes d’Éluard correspond particulièrement à la facture des œuvres de Camille Pépin : il y a une sorte d’évidence de l’écoute doublée de mystère qui séduit l’auditeur. « Dans cette pièce, explique la compositrice dans sa note d’intention (disponible sur le site des Théâtres), j’ai voulu traduire le désir profond de croire à une lumière dans la nuit. Le défi fut de restituer, par l’écriture, des sonorités denses et évocatrices malgré l’effectif réduit d’un orchestre de chambre. »

Le fait d’avoir déjà travaillé et de connaître l’approche de Renaud Capuçon apportait beaucoup à l’exécution de l’œuvre, souriait Camille Pépin, ainsi, certains effets qu’elle souhaitait au pupitre des cordes et qu’elle ne pouvait montrer techniquement aux instrumentistes étaient décryptés avec aisance par le soliste qui, violon à la main, soulignait tel trait de poignet, telle position des doigts, telle attitude, afin que le son rêvé par la compositrice se voie mis en œuvre. Entre la compositrice et l’interprète, il y a aussi le même attachement à la poésie d’Éluard et une sensibilité commune. 

OPRL/ Camille Pépin / Renaud Capuçon © Claire Gaby

OPRL/ Camille Pépin / Renaud Capuçon © Claire Gaby

« Cette œuvre est dédiée à Renaud Capuçon grâce à qui ce cycle inspiré de la poésie de Paul Éluard a pu naître », affirme Camille Pépin qui révélait aussi l’importance de la danse, premier art auquel elle s’est consacrée, dans son travail de composition : « je suis incapable d’écrire ce que je n’ai pas ressenti corporellement. C’est pour cela que je commence toujours à composer au piano, j’ai besoin du geste pour développer mes idées ». 
L’Orchestre Philharmonique Royal de Liège, dirigé avec précision par Renaud Capuçon, apportait la richesse de ses tessitures à La Nuit n’est jamais complète. Bien sûr, on peut se laisser aller au jeu des devinettes et trouver les influences des classiques des débuts du XXème siècle, de la musique répétitive (Camille Pépin évoque sa découverte de Steve Reich grâce à la chorégraphe Anne Teresa de Keersmaeker dans Fase, Four Movements to the Music of Steve Reich de 1982) …

L’œuvre de Camille Pépin s’inscrit en effet dans cette continuité, mais porte la marque de l’artiste, puissante et colorée, depuis le frémissement initial des cordes semé des fulgurances des vents à l’envoûtement tournoyant dans lequel l’auditeur se love avec délectation. Renaud Capuçon est ici souverain dans sa direction, inspirée et fine. Il le sera encore pour le Siegfried-idyll que Richard Wagner composa pour l’anniversaire de son épouse, Cosima. Il avait disposé le long de l’escalier de leur maison les musiciens de l’orchestre pour accompagner le réveil de son aimée… 

Renaud Capuçon © Claire Gaby

Renaud Capuçon © Claire Gaby

Une rareté était aussi offerte, magistralement jouée, les Quatre interludes symphoniques d’Intermezzo de Richard Strauss. Ces pièces s’intercalaient entre les deux actes de l’opéra qui s’inspirait d’une anecdote vécue par Strauss : il avait reçu par erreur une lettre d’amour d’une inconnue, ce qui créa quelques tensions dans son couple…
La fraîcheur des partitions, leur variété, leur humour, sont retranscrits avec une verve rare par l’orchestre dont les pupitres dansent un univers léger et profond à la fois. Temps suspendu ! Il ne faut pas oublier le seul passage dirigé par Renaud Capuçon de son violon, le Concerto pour violon n° 4 de Mozart : l’élégance sobre des phrasés de cette interprétation conquiert le public. Le programme semble taillé sur mesure pour l’OPRL et son chef !

Concert donné le 23 octobre 2025 au Grand Théâtre de Provence

OPRL / Renaud Capuçon © Claire Gaby

OPRL / Renaud Capuçon © Claire Gaby