L’art des obliques

L’art des obliques

Où l’oblique est le plus court chemin pour dévoiler les arcanes du souffle…

Coïncidence ? Parmi les premiers concerts organisés par Aix-en-Juin, deux proposés à l’abbaye de Silvacane, dans le cadre des Voix de Silvacane, mettaient en scène des flûtes obliques, Ney puis Kaval (lire ici).

 Celui qui murmure à l’oreille des roseaux

Sinan Arat a quitté la Turquie pour être formé au sein du programme « Global Musics » de l’Université des Arts de Rotterdam (CODARTS) auprès d’enseignants spécialistes d’instruments et de traditions musicales non-européennes, principalement auprès du maître Kudsi Erguner qui lui a transmis l’art du ney turc. 

Un son de flûte s’élève d’entre les voûtes, le silence s’installe sous la nef. Le musicien s’avance sur la petite estrade recouverte d’amples tapis, installée dans le chœur, sourit, joue encore, s’assied sur un petit tabouret, énonce quelques mots en français puis se fait traduire de l’anglais par Pauline Chaigne, Directrice adjointe de l’OJM et de la Programmation Méditerranée. L’artiste relève à quel point « c’est spécial » pour lui, cette rencontre entre l’univers minéral de l’abbaye et les roseaux qui constituent ses instruments, soulignant l’émouvante conjonction entre le nom des lieux, « Silvacane », c’est-à-dire « la forêt de roseaux » (au XIème siècle, des religieux de l’ordre de Cîteaux aménagent les terrains marécageux de la Durance à cet endroit) et le Ney, fabriqué à partir de roseaux, d’où le nom du spectacle : « le murmure du roseau sacré ».

Sinan Arat / Abbaye de Silvacane/ 20 Juin 2025 © M.C.

Sinan Arat / Abbaye de Silvacane/ 20 Juin 2025 © M.C.

Le roseau, coupé de sa terre, s’en éloigne, mais devenu instrument de musique, en parle et la retrouve. Se dessine toute une approche mystique de la musique, croisant les traditions musicales de l’ordre Mevlevi que l’on désigne sous l’appellation réductrice de « derviches tourneurs », et la poésie du fondateur de l’ordre, Jalal al-Din-Rûmî (1207-1273) qui donne à la musique un rôle central : reprenant les théories pythagoriciennes, la musique est une image de l’univers dont les sphères sont régies par les mêmes proportions que celles des intervalles entre les notes, bref, l’harmonie est imprégnée de concepts philosophiques et obéit à des rapports mathématiques qui orchestrent l’univers. La musique renvoie alors à une vision totale et cosmique.  

« Le Ney n’est qu’un roseau. Son secret, c’est la respiration. Sa source c’est le cœur qui vient donner son caractère sacré à la respiration. Aujourd’hui c’est par une même respiration, comme une prière pour nous et les autres que nous sommes ensemble. Alors que le monde s’agite, que la musique nous soit un refuge où nous puissions respirer. (…) Songez à tous les mystiques qui ont vécu ici, à la manière dont ils ont rêvé de vivre, écoutez le silence, qui est aussi de la musique, » sourit Sinan Arat qui demande de ne pas applaudir entre les morceaux pour ne pas en bouleverser la dimension mystique et de se contenter d’applaudissements en langue des signes.

Sinan Arat / Abbaye de Silvacane/ 20 Juin 2025 © M.C.

Sinan Arat / Abbaye de Silvacane/ 20 Juin 2025 © M.C.

La voix du ney seul emplit alors les âmes. Utilisant un looper de table (boucleur), le musicien enregistre des thèmes, les superpose, place ses improvisations sur les rythmiques ainsi composées, convoque tout un orchestre autour de lui : les mélodies s’élèvent sur d’amples nappes sonores, s’épicent des scansions précises que le souffle du musicien transformé en beat box a esquissé en trame. Les incarnations de la matière et de l’esprit se lovent tour à tour dans le chant humain et dans celui de l’instrument, l’un se substituant à l’autre, comme pour insister sur la porosité des mondes et le caractère indissociable du terrestre et de l’impalpable. Le ney devient une réponse mystique qui unit la nature sauvage et l’humanité.Le souffle se partage et Sinan Arat fait chanter le public à quatre voix (le quatre est le chiffre de la Terre). Les poèmes d’amour de Rûmî sont aussi des aspirations à l’élévation des âmes, et ceux de Sinan Arat ourlent de leurs sonorités les mélodies méditatives du ney.
Tout est symbole, depuis les musiques et les paroles mises en scène à la facture de l’instrument, qui comprend neuf segments, se basant sur la déclinaison de la perfection du trois.
Alors que le reste du monde tremble, ce soir-là au sein de l’abbatiale, en un instant hors du temps, on pouvait croire à une harmonie universelle possible…

Concert donné à l’abbaye de Silvacane le 20 juin 2025 dans le cadre d’Aix-en-Juin et des Voix de Silvacane

Kaval international !

Kaval international !

Coïncidence ? Parmi les premiers concerts organisés par Aix-en-Juin, deux proposés à l’abbaye de Silvacane, dans le cadre des Voix de Silvacane, mettaient en scène des flûtes obliques, Ney (lire ici) puis Kaval .
Le 21 juin, autre instrument « oblique », le kaval était à l’honneur grâce à Nedyalko Nedyalkov, formé à l’Académie de musique de Plodiv en Bulgarie et grand maître de cette flûte particulière, qui, dit-on, doit au diable les trous qui lui permettent de moduler davantage de notes. 
Il paraîtrait qu’aux temps très anciens des contes, il faut bien remonter jusque-là pour évoquer cet instrument qui a plus de 3000 ans, sans doute l’un des premiers de l’humanité si l’on exclut les lithophones, un berger jouait sur une flûte, peut-être taillée dans le bois souple d’un prunier ou d’un abricotier. Les sonorités aux subtiles harmoniques provenant de ce simple tuyau agacèrent le diable. Excédé, il s’empara de la flûte et la perça de plusieurs trous afin de faire taire le mélomane agreste. Ce que le diable n’avait pas prévu, c’est que ces trous apportèrent de nouvelles possibilités à l’instrumentiste qui fit naître de nouvelles mélodies encore plus enivrantes. L’histoire ne dit pas si le diable inventa alors les bouchons d’oreille pour faire cesser ces harmonies qui le dérangeaient tant. Le kaval était né, avec ses trois parties, encore une façon de se moquer du diabolique personnage par l’emploi d’un chiffre sacré !

Le concert réunissait le bel ensemble vocal Ev’Amu sous la direction de Philippe Franceschi, Nedyalko Nedyalkov, la chanteuse bulgare Stoimenka Nedyalkova et le guitariste Petar Milanov. Le joueur de kaval ouvrait le spectacle en descendant le transept pour rejoindre la scène. Harmoniques des pierres et du souffle… la guitare inventive de Petar Milanov venait le rejoindre avant de céder la place au chœur Ev’Amu qui nous emportait dans une évocation des musiques de la fin de la Renaissance et des débuts de la période baroque. D’abord, était convoqué Giovanni Giacome Gastoldi (1555-1609), compositeur, chanteur et maître de chapelle  qui, en dépit de son abondant catalogue d’œuvres religieuses, est surtout connu pour ses Baletti a cinque voci, très populaires à son époque.

Concert du 21 juin 2025/ Abbaye de Silvacane © M.C.

Concert du 21 juin 2025/ Abbaye de Silvacane © M.C.

Ces « ballets » sont nés de chansons et villanelles populaires. La Sirena, madrigal extrait de ces Balletti a cinque voci, entraînait le public dans ses tempos vifs « falalalalala ! » avant Liquide perle, Amor, dagli occhi sparse de celui que ses contemporains avaient surnommé « le cygne le plus doux » (il più dolce cigno), Luca Marenzio (Marentio) (1553-1599) renommé pour ses madrigaux, et Amante all’amata d’Adriano Banchieri (1568-1634) qui, moine à 19 ans, n’en écrivit pas moins, sous pseudo, des comédies et des farces et ne dédaigna pas la musique profane (brillantissime, il est le premier à avoir utilisé la barre de mesure dans son acception actuelle et noté les basses continues sur ses partitions de même que les forte et piano !).

Après cette entrée en matière italienne qui offrait aux voix un écrin propice à l’expression d’une palette colorée, on était invité à une plongée dans les musiques bulgares grâce aux arrangements de chants traditionnels par Filip Kutev (Vecherai Rado), Stefan Mutafchiev (Brala moma ruja cvete), Ivan Valev (Prochula se Neranza), puis des chants anonymes, Mome Kalino, Izkusala baba. La voix de Stoimenka Nedyalkova épousait avec une justesse élégante les rythmes asymétriques, les phrasés qui cultivent le petit ‘i’ accentué dans l’aigu et qui colore si bien les finales. Les intonations, l’ampleur, la tessiture même de la chanteuse ouvraient les portes d’un monde scandé par les fêtes et les actes du quotidien de la Bulgarie rurale. On se laisse séduire avec passion !

Concert du 21 juin 2025/ Abbaye de Silvacane © M.C.

Concert du 21 juin 2025/ Abbaye de Silvacane © M.C.

La suite instrumentale pour kaval et guitare, Pictures from Bulgaria, de Nedyalko Nedyalkov complétait l’image dessinée par les voix. La virtuosité devient ici évidence, et la musique est alors un jeu au cours duquel les musicien conversent, se taquinent, racontent, s’exclament, s’attristent parfois avant de secouer toute nostalgie par un air de danse où tout s’accélère joyeusement.
Le chœur revenait pour tisser les traits d’un autre continent, nous conduisant en Afrique du Sud avec des chants traditionnels, Wandibiza Umngoma, Indodana, dont la complexité et la beauté subjuguèrent un public déjà conquis, avant de finir par un arrangement de Michael Berewer du chant traditionnel sud-africain Hamba lulu, une petite merveille qui sera reprise en bis accompagnée par les improvisations du kaval et de la guitare.  

Concert donné à l’abbaye de Silvacane le 21 juin 2025 dans le cadre d’Aix-en-Juin et des Voix de Silvacane

De l’imitation des mythes

De l’imitation des mythes

S’inspirant du récit de celles que la mythologie grecque désignait sous l’appellation « les Déesses », autrement dit, Déméter et Perséphone, la dramaturge Pauline Sales compose un spectacle théâtral et musical créé en novembre 2024, Les deux déesses. Elle y articule le récit mythologique dans une perspective qui rejoint les préoccupations actuelles de l’écologie, du féminisme, de notre relation au corps, de la place de la femme dans nos sociétés mais aussi des relations complexes qui peuvent exister entre parents et enfants, entre mère et fille, et du passage à l’âge adulte. Le fil narratif est simple, Déméter harcelée par son frère Poséidon vient se plaindre à un autre membre de sa fratrie, Zeus, qui la viole, une enfant naît, Perséphone, qui à son tour sera enlevée par son oncle, Hadès, qui est le dieu des Enfers, le séjour des morts. Déméter désespérée refuse de faire pousser quoi que ce soit plongeant la terre dans une période de famine, tant qu’elle n’aura pas retrouvé sa fille. Un compromis sera scellé, Perséphone qui est attachée au monde des morts pour avoir mangé quelques grains de grenade, devra passer la moitié de l’année (ou trois mois selon les versions) auprès d’Hadès devenu son époux et l’autre partie à l’air libre avec sa mère. Ainsi naissent les saisons : l’automne voit mourir la nature et l’hiver est sans récolte, le printemps assiste à la réunion de la mère et sa fille et tout reverdit… 

 Petit détour par les mythes fondateurs 

Les mythes fondateurs ne sont pas tendres, on le sait, guerres, trahisons, meurtres, enlèvements, viols, rien n’est épargné ! Cependant, chaque épisode est une manière de rendre compte du monde, des climats, des reliefs, des cycles des saisons… l’inexplicable de chaque époque y trouve une résolution et des façons d’affronter les difficultés. Loin du conte, le mythe ne commence pas par « il était une fois », chacun de ses protagonistes a une personnalité et des attributs bien définis, même si ces derniers évoluent selon les époques et les lieux de leurs récits (Artémis sera déesse de la fécondité à Éphèse et protectrice de la chasteté en Grèce !). Les versions de chaque récit sont multiples. Si l’on reprend le Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine de Pierre Grimal, les épisodes et les variantes pullulent.

Aussi, Pauline Sales choisit dans le corpus du mythe ce qui sert son propos et l’adapte à notre contemporanéité. Elle présente Déméter et ses frères, Zeus ou Poséidon, tous trois de la deuxième génération des Olympiens, enfants de Cronos et de Rhéa, comme des jeunes gens qu’elle fera grandir. Elle écarte l’assouvissement des pulsions de Poséidon envers Déméter (la légende veut que pour échapper à celui-ci, lors peut-être de sa quête de Perséphone, elle aurait pris la forme d’une jument, en vain, Poséidon se transformant alors en étalon. Naquirent ainsi le cheval Aréion «aux crins d’azur » et une fille dont le nom était réservé aux initiés et désignée par l’appellation « La Maîtresse », «Despoina »), fait partir la déesse de l’Olympe dès qu’elle se voit enceinte des œuvres de Zeus, alors que dans la plupart des versions elle quitte le séjour des dieux après l’enlèvement de sa fille.

Les deux Déesses/ Pauline Sales / Théâtre des Ateliers © Gagliari

Les deux Déesses/ Pauline Sales / Théâtre des Ateliers © Gagliari

L’union de Zeus et de Déméter est dans la pièce un viol, dans d’autres textes, la déesse fera partie des épouses du roi des dieux, de même que Déméter est dans les mythes primitifs (selon Louis Séchan et Pierre Lévêque) une « déesse-Terre » associée à Poséidon (la violence subie de la part du dieu l’aurait fait surnommer Érinys, ou « La Noire » (Mélaina, Mέlaina) tant sa colère fut grande… Il ne s’agit plus ici d’une jeune fille qui vient se plaindre à l’un de ses frères des propos déplacés d’un autre.
Bref, « tout objet cosmique a une histoire. Cela veut dire qu’il est capable de « parler » à l’homme. Et parce qu’il « parle » de lui-même, en premier lieu de son « origine », de l’évènement primordial à la suite duquel il est venu à l’être, l’objet devient réel et significatif. Il n’est plus un « inconnu », un objet opaque, insaisissable et dépourvu de signification, bref, « irréel ». Il participe au même « Monde » que celui de l’homme » (Mircea Eliade, Aspects du mythe)

 Rendre actuels les mythes 

Le mythe explique, mais garde son épaisseur de mystère. Sa force réside là, dans sa capacité à pouvoir nous parler encore. Pauline Sales montre des femmes qui doivent se construire malgré les violences subies, exister par leur talent propre, la première par son pouvoir à rendre la nature fertile, la seconde se découvrira une puissante capacité d’empathie qui allège aux morts leur séjour dans le royaume d’Hadès. C’est par là qu’elle s’émancipe et trouve son nom : de Koré (« la jeune fille ») lorsqu’elle vit avec sa mère, elle devient Perséphone à partir du moment où elle règne sur les Enfers.

La pièce nous parle de la manière de se reconstruire après une violence subie, de la puissance de la vie, de la force des femmes qui ne s’enferment pas dans le ressassement de la douleur mais la dépassent, créent, décident. Déméter choisira lors d’une fête de mariage l’amour de Iasion, et le laissera, parce que libre, elle refuse de s’enfermer dans une relation quelle qu’elle soit. Perséphone exigera de sa mère qu’elle aime de la laisser indépendante et d’accepter le fait qu’elle ait grandi…  L’amour mal compris peut aussi étouffer. La mère grandit aussi, grâce à son enfant.  

Les deux Déesses/ Pauline Sales / Théâtre des Ateliers © Gagliari

Les deux Déesses/ Pauline Sales / Théâtre des Ateliers © Gagliari

La compagnie d’entraînement signait ici son travail final de l’année. Le choix de la pièce était le résultat du stage de trois jours en avril aux côtés de la dramaturge Pauline Sales, autrice associée à la promotion 2024-2025. Le directeur du théâtre des Ateliers, Alain Simon, a d’abord laissé les jeunes comédiens se confronter au texte afin d’imaginer par eux-mêmes un casting, une mise en scène. Ensuite, les propositions sont analysées, replacées dans une vision d’ensemble, le casting un peu remanié, le rythme réorchestré en une dynamique plus vive. 

Le résultat est remarquable de cohérence, de fluidité. La drôlerie vient en contrepoint du drame, les écueils du pathos sont évités avec finesse. La musique (Noé Das Neves (à la création sonore) et Loup Cousteil-Prouvèze) ne crée pas d’intermèdes mais se coule dans la narration comme une autre forme du discours qui passe par les voix parlées ou chantées en un même élan, le chant n’étant qu’une modulation autre de ce qui est mis en scène. Les mouvements scéniques, les changements d’acteurs et d’actrices selon les étapes de mûrissement des personnages, sont menés avec clarté et intelligence. 

Les deux déesses: Théâtre des Ateliers © X.D.R

Les deux déesses: Théâtre des Ateliers © X.D.R

Les costumes inventifs désignent efficacement les différents protagonistes. Les références filmiques, picturales ou quotidiennes contribuent à une approche familière qui ne désacralise pas le mythe mais le rend accessible et en dessine les échos dans notre monde : lutte des femmes pour leur émancipation, des mouvements de la Terre pour la protéger alors que l’on constate à l’échelle du globe des pénuries alimentaires, de chaque être pour se construire…

La réécriture est fortement rythmée, portée par une troupe aussi enthousiaste qu’espiègle. Comment ne pas tous les citer : Paul Alaux, Matthias Borgeaud, Cléo Carège, Loup Cousteil-Prouvèze, Noé Das Neves, Alice Nédélec, Mathilde Stassart, Sann Vargoz, Katja Zlatevska, dans les belles lumières de Syméon Fieulaine. N’oublions pas l’assistante stagiaire, Marianne Estrat. Quel superbe travail collectif ! Le final qui fait se rejoindre les trois interprètes de Déméter, comme dans les Trois âges de la femme de Klimt et Perséphone qui l’accueille dans la mort est bouleversant.

Les deux Déesses/ Pauline Sales / Théâtre des Ateliers © Gagliari

Les deux Déesses/ Pauline Sales / Théâtre des Ateliers © Gagliari

Les êtres se retrouvent, réunissant en un seul mouvement tout ce qui les compose en un temps unique qui comprend toutes les étapes d’une vie. Et c’est ici que commencent les grands Mystères, mais Éleusis est une autre histoire.

Ce spectacle a été joué sept fois du 12 au 19 juin 2025 au théâtre des Ateliers, Aix-en-Provence

Airs de printemps

Airs de printemps

Autour de la Pentecôte, le rendez-vous rituel du Chantier, cet atypique et indispensable centre de création des Musiques du monde, Le Festival des Printemps du monde, trouve de nouvelles manières d’exister malgré la dureté des temps. Bien sûr, le « noyau central » reste à Correns, se partageant les lieux emblématiques du village, Fort Gibron, église, salle de la Fraternelle, scène sous les arbres… Mais il essaime désormais sur la région, hante Cotignac, Brignoles, Saint-Maximin, Châteauvert, Draguignan, initie des master classes, ouvre ses portes à des scènes ouvertes au cours desquelles se produisent des groupes amateurs dirigés par des artistes dont nombre de créations ont vu le jour au Chantier. Frank Tenaille, infatigable directeur artistique du Chantier, présente chaque concert en resituant les différents types musicaux dans le temps et la géographie, avec une érudition époustouflante qui a le talent de rendre familières des approches nouvelles de l’univers musical. Les pays deviennent alors des points d’ancrage à la dimension de la planète. On passe d’un continent à l’autre, on est convié à explorer les formes musicales les plus incroyables avec délectation.

Des vertus de l’oblique

Ainsi, dans l’étroite cour intérieure de Fort Gibron, au sommet du village, on pouvait écouter Isabelle Courroy dans un concert exceptionnel baptisé La brebis noire. L’artiste en expliquait le titre : « je joue la flûte kaval, instrument qui, traditionnellement n’est pas destiné aux femmes. Aussi, dans le monde des instrumentistes de la flûte kaval, je me sens à part, comme une « brebis noire ». D’autre part, face aux géométries verticales et horizontales, -la flûte à bec est verticale, la flûte traversière horizontale-, la flûte kaval est oblique. Je me sens oblique avec des milliards d’angles possibles, et j’aime m’inscrire dans cette idée-là, d’une infinie liberté ».

Plus tard, elle livrera la traduction du terme « kaval », tout simplement « flûte » en turc, mais aussi, et cela rend le mot tellement poétique, « promesse » en persan et « la parole » en arabe. « La brebis noire » est aussi un hommage à l’un des thèmes emblématiques des bergers d’Anatolie, « Kara Koyun » (mouton ou brebis noir(e) en turc), joué avec la technique de la respiration circulaire. Quarante ans de recherche, sur la relation entre l’instrument et les mythes cosmogoniques, leur facture, permettent à l’artiste de lancer le « pari un peu fou » d’aborder le concert « sans préparation préalable, dans une improvisation totale en symbiose avec les martinets et le vent». 
Le concert en lui-même était empreint d’une puissance évocatrice rare, en harmonie avec les éléments.
Dédié à l’improvisation, le spectacle obéissait à l’humeur du moment, à l’écoute des auditeurs, aux chants des oiseaux qui traversaient parfois l’espace scénique, presque à frôler l’artiste, aux effluves irréguliers du vent, aux fragrances de la lumière, aux frémissements de l’ombre.

Isabelle Courroy / Les Printemps du Monde 2025 © M.C.

Isabelle Courroy / Les Printemps du Monde 2025 © M.C.

Le travail sur la texture des instruments, le passage du souffle dans les tubes de bois d’essences diverses (arbres fruitiers, roseaux…), les variations d’intensité, la force percussive de l’air, les mélodies dont chaque note semble condenser tout un univers, transportent dans le fil d’une poésie qui s’accorde aux lieux, les peuplant d’une magie nouvelle qui sait épouser jusqu’aux frontières du silence.

Répétitions incantatoires, chant mimétique de celui des oiseaux, les notes dansent, se moquent des vrombissements d’un avion de passage, renouent avec la lumière habitée des pierres…
« Le berger a tout son temps, sourit Isabelle Courroy, son instrument est né de la végétation qui l’entoure, si bien qu’on ne sait pas si c’est le berger qui maîtrise le sauvage ou l’inverse !
Le langage du kaval permet de communiquer avec les animaux, de les retrouver, abolissant la frontière entre les mondes ».
Toutes les techniques sont convoquées, du simple souffle à celui de la diphonie, en passant par toutes les variations possibles. L’artiste dévoile les secrets de ces flûtes, époustouflant son public en jouant un court morceau avec un simple programme roulé sur lui-même !

Isabelle Courroy/ Les Printemps du Monde 2025 © M.C.

Isabelle Courroy/ Les Printemps du Monde 2025 © M.C.

En bis elle s’empare d’un instrument totalement improbable (sans doute conçu pour une création avec le compositeur contemporain Zad Moultaka), un assemblage de trois tuyaux de plastique transparent, avec lesquels s’établit une respiration étonnante qui dessine des rythmes complexes avant de se former en un étrange récitatif puis en chant aux volutes déliées.

Pouce, piano !!!

« Il est le fils du grand mathématicien, récipiendaire de la médaille Fields en 1966, Alexandre Grothendieck, que j’ai eu le privilège de connaître, affirme lors de sa présentation Frank Tenaille. » Alexandre Grothendieck, surnommé Alex, se défend bien de toute accointance avec les mathématiques de son père. Sa voie à lui est celle de la recherche autour d’un instrument dont l’histoire remonte à plus de 3000 ans sur la côte ouest africaine.

Facteur et interprète de Kalimba, ce petit instrument de musique de la famille des percussions, il en montre toutes les capacités à un public qu’il fera chanter parfois à plusieurs voix sur des airs traditionnels. Il reviendra sur la facture du « piano à pouce » qui se nomme aussi Mbira, Sanza, Likembé, ou encore « piano à doigts ». Partageant un savoir mûri durant plus de vingt ans, exercé dans son atelier du Ventoux, mais aussi nourri de rencontres avec les plus grands spécialistes de cet instrument, il en détaille les sonorités qui dépendent de sa taille mais aussi du type de bois utilisé, uniquement des bois massifs, tilleul, merisier, noyer, hêtre ou acajou, pour la table, ébène pour le chevalet avant, chêne pour le chevalet arrière, sans compter l’amarante et le buis pour les prototypes. L’âge n’empêche pas une recréation permanente ! aux bois s’allient les métaux, cuivre, acier plein, laiton, lames d’acier…

Alexandre Grothendieck/ Les Printemps du Monde 2025 © M.C.

Alexandre Grothendieck/ Les Printemps du Monde 2025 © M.C.

Kalimbas d'Alexandre Grothendieck: Les Printemps du Monde 2025 © M.C.

Kalimbas d’Alexandre Grothendieck: Les Printemps du Monde 2025 © M.C.

Ces lamellophones ont eu (et la conservent dans certaines circonstances) une fonction sacrée et thérapeutique, mais la musique contemporaine, le jazz, l’électro, s’en sont emparé en le sonorisant.
Il y a quelque chose d’émouvant dans l’écoute de ces instruments (le musicien en présenta toute une panoplie de diverses formes et tailles) où le bois et le métal s’accordent, dans des chants des origines du monde alors qu’une entente existait encore entre les êtres humains et leur milieu. Le voyage nous emportait au Sénégal, en Côte d’Ivoire, au Congo, au Cameroun, utilisant les langues vernaculaires, Lingala, Wolof, Bambara… soulignant l’artificialité des frontières coloniales qui ne tenaient absolument pas compte des peuples et taillaient l’espace à l’aune de l’appétit des vainqueurs.

Départ pour le Brésil

La scène ouverte au théâtre de verdure accueillait le chœur amateur de La Roda, dirigé par la mandoliniste, parolière et compositrice Claire Luzi.

Des histoires de bateau et d’amours, des chansons d’Abel Luiz, le bonheur du partage du choro, un zeste de samba, l’invitation sur le plateau de Cristiano Nascimento et sa guitare à sept cordes et de Dominique Olivier-Libanio à la flûte traversière, un chant superbement en place, des voix justes, tout se conjugue en un plaisir communicatif qui enthousiasme le public.
L’ensemble amateur, initié tout au long de l’année aux chants traditionnels, percussions instrumentales et corporelles sert avec talent le répertoire que les artistes de La Roda affectionnent et transmettent avec une humanité à la hauteur de leurs immenses qualités d’interprètes. 

Ensemble de La Roda/ Les Printemps du Monde 2025 © M.C.

Ensemble de La Roda/ Les Printemps du Monde 2025 © M.C.

La même qualité de travail se retrouve le soir avec la classe de 4ème CHAM du Collège Lei Garrus de Saint-Maximin-la-Sainte-Baume sous la houlette de leur professeur de musique Jérôme Bisotto et de Simon Bolzinger qui a animé avec eux un cycle d’ateliers de composition, le tout en relation avec les professeurs de conservatoire de l’ensemble.

Les élèves dansent, sont en rythme, osent de très jolis solos, mêlent couleurs instrumentales et fils mélodiques. C’est superbe ! Le Salsa Jazz Quintet de Simon Bolzinger s’ajoute à la fin de la performance, transition joyeuse pour son propre concert. Les complices que sont Simon Bolzinger (piano et direction), Maura Isabel Garcia Bravo (chant), Willy Quiko (contrebasse, basse), Yoandy San Martin (percussions), Luca Scalambrino (batterie), s’en donnent à cœur joie sur scène, invitant le public à la danse, mariant les accords du jazz à ceux de la salsa avec une énergie vivifiante.

Fabrique à musique - Collège Lei Garrus - Simon Bolzinger - Photo © Zoé Lemonnier

Fabrique à musique – Collège Lei Garrus – Simon Bolzinger – Photo © Zoé Lemonnier

Le festival de Correns c’est aussi un art de la fête, porté ici à son pinacle.

Concerts donnés le 7 juin 2025 lors des Printemps du monde à Correns.

Des vertus du dédoublement

Des vertus du dédoublement

La Vague Classique de Six-Fours a le talent d’inviter dans des cadres intimes les musiciens que l’on voit d’habitude sur les grandes scènes nationales et internationales, établissant une proximité de choix entre les interprètes et leur public. À peine quelques mètres séparent la scène et les sièges des spectateurs, si bien qu’une familiarité nouvelle s’instaure. À la Maison du Cygne, le plein air ajoute au charme des soirées, telles des salons hantés d’oiseaux et des souffles du vent dans les frondaisons des arbres qui bordent les lieux.

La programmation concoctée par Gérard Lerda, directeur artistique de ce festival qui tient la ville balnéaire de la fin du printemps aux marges de l’automne, convoque les grands noms d’aujourd’hui. Dimanche 8 juin, le pianiste Lucas Debargue venait présenter un concert atypique au cours duquel il se confia souvent. Touchant, il commençait par une improvisation : « une manière de commencer avec quelque chose qui n’existe pas », expliqua-t-il. Sa manière impressionniste épousait la poésie des lieux et le jeu clair du pianiste séduisait d’emblée l’assistance avant la présentation de la première partie, « espagnole », passant d’Isaac Albéniz à Claude Debussy, Domenico Scarlatti et Maurice Ravel.

Lucas Debargue ©Six-Fours/ Vague Classique /8Juin2025

Lucas Debargue ©Six-Fours/ Vague Classique /8Juin2025

Tout débutait par une pièce d’Isaac Albéniz, Evocación, sans doute, le choix n’était pas innocent : fascinante fut la personnalité du compositeur catalan, enfant fugueur, épris de liberté, pas plus andalou que guitariste même si aujourd’hui on le connaît surtout pour cela ! Pianiste de génie, le jeune Albéniz donna son premier concert au Théâtre Romea à Barcelone. Les spectateurs étaient tellement admiratifs devant la prestation du jeune garçon que certains passèrent derrière le rideau de scène pour vérifier qu’aucun autre pianiste n’y était caché ! Admis au Conservatoire de Paris à sept ans, il en sera renvoyé assez vite car trop inattentif. Il préfèrera au Conservatoire de Madrid qui le reçut la carrière des concerts au cours desquels il adorait se livrer à des improvisations (sic !). De quoi plaire au concertiste du jour !


La première pièce de son Livre I d’Iberia, Evocación, dédiée à l’épouse d’Ernest Chausson et dont la première interprète fut la pianiste Blanche Selva (le compositeur étant alors très malade), s’inscrit dans l’esprit de l’improvisation initiale de Lucas Debargue, toute de nostalgie lyrique, de poésie délicate où les thèmes populaires du Jondo flamenco se mêlent à une esquisse plus intime et impressionniste. Estampes de Claude Debussy dessine une rêverie aux fragrances espagnoles, se refusant aux prouesses techniques au profit d’une expression personnelle. Suivaient trois Sonates de Scarlatti (K.206, K.208 et K.24), le compositeur préféré du pianiste. Scarlatti, né en Italie, vécut très longtemps à la cour d’Espagne, et ses pièces sont à la fois théâtrales et humoristiques comme un tableau de Vélasquez.

Lucas Debargue ©Six-Fours/ Vague Classique /8Juin2025

Lucas Debargue ©Six-Fours/ Vague Classique /8Juin2025

Enfin, Alborada del Gracioso de Maurice Ravel apportait ses accents percussifs, rapprochant l’œuvre de l’esprit d’un Prokofiev alors que le morceau narre une anecdote cocasse, montrant un personnage grotesque donnant l’aubade à une jeune fille…
Après l’entracte, l’atmosphère changeait. Les tableautins de genre laissaient la place à une suite de pièces de Gabriel Fauré, très peu jouées en concert. Mazurka opus 32, Barcarolle n° 9, Nocturne n° 12, Impromptu n° 5, Valse-caprice n° 4, déployaient leur vivacité élégante, leurs dissonances, leurs éclats virtuoses, leurs variations de gammes, leurs échos d’œuvres aimées, Chopin, Liszt, airs traditionnels… Cette manière de mêler les références et les genres était au cœur de la composition que proposait enfin Lucas Debargue, une Suite Française, dans laquelle il avoua avoir condensé la plus grande partie des souvenirs des auteurs aimés, allant du baroque au jazz.

Cette suite comprend cinq mouvements répondants aux noms traditionnels du genre, la « première grande forme » écrite par le pianiste qui sourit en la décrivant au public, « j’y ai inclus plein de musiques que j’aime, et j’ai tout mis dans le mixer ! La gigue qui referme cette Suite est impossible à jouer tant elle est difficile, priez pour moi !».  Le littéraire de formation qu’il est, semble ici multiplier les notes de bas de page, et on aimerait réécouter certains passages pour affiner nos intuitions, ici, une page en contrepoint pour Bach, là, des passages arpégés à la Debussy, un souvenir de Ravel, une verve proche de celle d’un Prokofiev. Le musicien s’amuse de cette compilation dont les pages choisies sont passées à la moulinette de sa sensibilité.

Lucas Debargue ©Six-Fours/ Vague Classique /8Juin2025

Lucas Debargue ©Six-Fours/ Vague Classique /8Juin2025

Certes, un petit cabotinage le poussait à évoquer le « dédoublement » entre son travail de composition et celui d’interprète, Mais comment lui en vouloir !
Les bis qui suivirent formaient une troisième partie, une transcription du pianiste d’Après un rêve de Gabriel Fauré, occasion de revenir sur les modalités du passage d’un instrument à l’autre ou d’un orchestre à un instrument seul, « il est impossible de calquer totalement les œuvres, mais il faut les adapter à l’instrument auquel on les destine, traduisant l’esprit des pièces, mais aussi en conservant celui du piano ! », le monument qu’est la Deuxième Ballade de Liszt, « avec lui, il y a toujours une histoire ! », enfin, refermant le concert comme il avait commencé, Lucas Debargue offrait une improvisation « allant vers le jazz », selon ses termes. Brillant !

Concert donné le 8 juin 2025 à la Maison du Cygne dans le cadre de La Vague Classique de Six-Fours.