Sculpteurs des sons

Sculpteurs des sons

Les Modigliani, à l’instar du peintre et sculpteur dont ils ont adopté le nom, savent « d’un œil, observer le monde extérieur, de l’autre, regarder au fond de soi-même » (Amadeo Modigliani) et ont proposé un concert mémorable à Silvacane

Pour fêter ses cinquante ans, le Festival de Quatuors du Luberon tient le pari de « remonter le temps de cinquante ans en cinquante ans », et joue sur les dates afin de convoquer au fil des concerts des œuvres qui jalonnent le patrimoine musical dédié à la forme si particulière et fondatrice qu’est le quatuor. La directrice artistique du festival, Hélène Caron-Salmona souligne dans son édito : « La thématique choisie cette année, qui concerne le plus souvent une œuvre par concert, est en rapport avec le cinquantenaire que nous fêtons puisqu’elle propose de souligner l’évolution de l’écriture pour quatuor en remontant le temps de 50 ans en 50 ans. Nous avons donc sélectionné des œuvres écrites ou créées autour des années 25 ou 75 en comptant à rebours sur 2 siècles et demi, de 2025 à 1775. Un petit jeu avec le nombre 50… »
L’acoustique du cloître de l’abbaye de Silvacane se prête idéalement au quatuor à cordes : sa manière de propager le son, de laisser se développer les harmoniques sans les surcharger, est propice à accueillir les plus grands. 
Le Quatuor Modigliani s’amusait à lier les œuvres de son programme par leurs tonalités :  Deuxième quatuor opus 18 en sol majeur de Beethoven et Sérénade italienne en sol majeur d’Hugo Wolf pour la première partie puis, le Quatuor en sol mineur de Debussy pour achever le concert. 

En Sol majeur

Indéniablement, il y a un « son Modigliani », et il sied à tout ! L’homogénéité est parfaite entre des instruments d’ exception, un Stradivarius de 1715 entre les mains d’Amaury Coeytaux, un Giovanni Battista Guadagnini de 1780 entre celles de Loïc Rio, un alto de Luigi Mariani de 1660 (Laurent Marfaing) et un violoncelle de 1706 de Matteo Goffriller (François Kieffer). 

Les voici d’abord sur le Quatuor n° 2 opus 18 en sol majeur que le jeune Beethoven dédia au prince Lobkowitz : l’aisance de la composition fait oublier combien l’élaboration en fut difficile, Beethoven récrivit même plus tard le deuxième mouvement dont il n’était pas satisfait. Sans doute, le compositeur chercha à rendre hommage à son maître Joseph Haydn et tenta à se contenir dans le moule de la « comédie des bonnes manières, (ainsi que l’explique Szernovicz Patrick dans Le Monde de la musique, octobre 2000), que Haydn avait discernée comme l’essence potentielle du style classique. Mais, malgré son allure courtoise, la comédie de mœurs de ce premier mouvement fait croître la tension dynamique, à mesure que la pulsation du développement progresse vers la réexposition ». 

Quatuor Modigliani © Festival les Quatuors du Luberon

Quatuor Modigliani © Festival les Quatuors du Luberon

En effet, l’Allegro empli de « petites courbettes harmoniques » aurait fait gagner en Autriche le surnom de « Quatuor des compliments » à cette pièce, et ce, malgré la liberté qui peu à peu s’installe dans la partition, jusqu’au quatrième mouvement que Beethoven lui-même aurait qualifié de « déboutonné » (Aufgeknöpft), scellant sa joie d’être brillamment sorti des normes. En tout cas, le superbe programme de salle dont la richesse séduit chaque année, rappelle les mots de Joseph Kermann qui considérait ce quatuor comme « l’œuvre la plus spirituelle que Beethoven laissera dans le genre ». 

La profondeur du jeu des Modogliani, son velouté incarné et aérien à la fois, accordent une beauté particulière à cette œuvre de jeunesse, révélant la subtilité des contrastes, la finesse des liaisons, l’élégance de la circulation des thèmes entre les instruments qui semblent n’en faire qu’un, cours mouvant ciselé dans les veines d’un même bois.
Au sublime répondait la « friandise acrobatique » (Loïc Rio) de la Sérénade italienne en sol majeur d’Hugo Wolf. Ce dernier reste peu connu en France, même si dans les années 1970, il fut remis au goût du jour par des enregistrements de ses lieder par le baryton Dietrich Fischer-Dieskau. Il fit partie des grands compositeurs de lied à l’instar de Schubert ou Schumann. Sa Sérénade italienne, très courte (environ sept minutes), est un petit bijou qui croise élans romantiques et esprit ironique.
Tout pétille ici, sans doute grâce aux pizzicati qui annoncent les thèmes, la vivacité souple des reprises, l’assemblage de cartes postales d’une Italie fantasmée (Hugo Wolf n’y a jamais posé les pieds), où se dessinent des saynètes alertes. 

Laurent Keiffer © Festival les Quatuors du Luberon

Laurent Keiffer © Festival les Quatuors du Luberon

Selon le programme de salle, cette Sérénade aurait été composée concomitamment avec un cycle de lieder sur des poèmes de Joseph Eichendorff, dont le premier reprend le thème de la Sérénade. Une nouvelle du même auteur (De la Vie d’un bon à rien) la reprend : l’air permettrait au héros, le « bon à rien », de suivre son amour lors d’un véritable road movie entre l’Autriche et l’Italie. La musique mime alors une vieille mélodie italienne jouée sur un « hautbois italien », le piffero (petite flûte percée de neuf trois latéraux et pourvue d’une anche). Cette « fausse récréation » permettait aux auditeurs de « souffler » entre les deux monuments que sont les œuvres de Beethoven et Claude Debussy.

 Sol mineur

Il fallait bien le temps de l’entracte convivial pour entrer dans l’univers de Debussy, son seul quatuor, et seule œuvre à indiquer une tonalité et un numéro d’opus précis, le Quatuor en sol mineur, opus 10. Ce quatuor est composé en 1893, Achille-Claude Debussy a trente-et-un ans. Celui qui aimait « beaucoup lire le dictionnaire (car) on y apprend quantité de choses intéressantes » compose son quatuor sous une forme étonnamment « classique », lui qui s’est si souvent heurté au professeur d’harmonie du conservatoire, Émile Durand, avec lequel il engageait de véritables « dialogues de sourds » : « Vous n’entendez donc pas ? » s’exclamait le professeur devant la médiocrité de son élève dans la rédaction d’un devoir notant « l’harmonie idéale » sur un morceau, « Non, répliquait celui qui signa d’abord ses propres œuvres Ach. De Bussy, j’entends bien mon harmonie, mais pas la vôtre ». « C’est regrettable » répliquait sèchement Émile Durand. 

Les quatre mouvements sont fortement caractérisés, « Animé et très décidé », « Assez vif et bien rythmé », « Andantino, doucement expressif », « Très modéré-Très mouvementé ». Ce chef-d’œuvre de la musique de chambre est d’une folle liberté, avec des allures concertantes par ses couleurs, son ampleur, sa variété. Les quatre instruments débutent ensemble. Les unissons se divisent, en une humeur voyageuse, les fils mélodiques se déploient, offrent de larges respirations qui s’alanguissent en touches rêveuses, puis s’animent en pulsations énergiques. Miroitements, fluidité, tissage d’échos, de routes lointaines, de cheminements intimes, tout est permis dans cette approche qui tient autant du romantisme du siècle finissant que de l’impressionnisme qui amorce la transition avec une autre manière d’appréhender l’art. 

Quatuor Modigliani © Festival les Quatuors du Luberon

Quatuor Modigliani © Festival les Quatuors du Luberon

Les sonorités empruntent aussi à celles du gamelan, instrument découvert par le compositeur lors de l’exposition universelle de 1889 organisée pour célébrer le centenaire de la Révolution française. « La musique javanaise, écrira-t-il, observe un contrepoint auprès duquel celui de Palestrina n’est qu’un jeu d’enfant ! ». La fluidité du jeu des Modigliani sait creuser les reliefs, épouser les volutes d’un chant qui jamais ne lasse, rendre la poésie et le lyrisme du mouvement lent, ou s’emporter dans l’éclat du final qui rejoint la tonalité de sol majeur, avec des phrasés qui évoquent l’architecture de l’Art nouveau (née vers 1890), avec ses decrescendos chaloupés. L’exaltation finale rend plus tangible encore l’impression d’irréalité suscitée dans les passages précédents. 
Rêve éveillé que le Quatuor Modigliani viendra compléter par deux bis, le mouvement lent du premier Quatuor de Beethoven et le dernier mouvement de son Quatuor n° 4. Sublime tout simplement !

Concert donné le 28 août 2025 dans le cloître de l’Abbaye de Silvacane, dans le cadre du Festival international des Quatuors à cordes du Luberon.

Lorsque les pierres s’animent

Lorsque les pierres s’animent

Le quatorzième cycle de concerts Entre Pierres et Mer des Voix animées, ce merveilleux ensemble vocal « spécialiste des musiques de la Renaissance » mais pas que, est conçu comme un hommage à la féminité dans les textes sacrés du XVIème siècle.  
 Deux personnages émergent, la Vierge Marie bien sûr, mais aussi Marie-Madeleine dont l’image dépasse la sphère provençale qui s’enorgueillit de sa présence dans la grotte de la Sainte-Baume et le sanctuaire de Saint-Maximin (certains affirment même que le Christ serait Saint-Maximin, « le plus grand », qui se serait installé là pour être plus proche de la sainte aimée). Les mots du Cantique des Cantiques, ce long poème que le Roi Salomon, dit-on, aurait écrit pour séduire la Reine de Saba, sont l’objet de musiques qui célèbrent par des paraboles charnelles l’amour mystique.  

Sofie Garcia (soprano), Esther Gutbub (mezzo-soprano), Vincent Candalot (contre-ténor), Damien Roquetty et Camille Leblond (ténors), tissent leurs voix avec une élégance et une simplicité délicate, dirigés par Luc Coadou (basse) qui, entre les chants, extrait de sa pochette un petit harmonica qui donne la note à l’ensemble. « Il n’est rien de plus démocratique que la polyphonie, sourit ce dernier, aucune voix ne cherche à dominer les autres, mais toutes s’harmonisent ». Une septième voix éclot dans le jeu des réverbérations sonores, celle des pierres de l’abbaye. Elle apporte sa pulsation aux harmoniques vibrantes au chœur des voix humaines, dessinant une forme de transcendance. C’est sans doute ce qui rend si particulière l’expérience du chant sous les voûtes du Thoronet.

Soror mea/ Voix Animées/ abbaye du Thoronet/ 23-08-2025 © Francis Vauban

Soror mea/ Voix Animées/ abbaye du Thoronet/ 23-08-2025 © Francis Vauban

 
Vignettes iconographiques

 Toute une imagerie se décline au long du concert, baptisé Soror mea, expression empruntée au Cantique des Cantiques, « Hortus conclusus soror mea, sponsa » (Ma sœur, ma fiancée, est un jardin enclos). La symbolique du jardin et de la féminité irrigue les partitions de Manuel Cardoso avec son Mulier quae erat in civitate qui évoque le personnage de Marie-Madeleine, (« Mulier quae erat in civitate peccatrix, attulit alabastrum unguenti… » une femme qui était une pécheresse dans la ville, apporta un vase d’albâtre empli de parfum). Suit les Prudentes virgines (les jeunes filles sages) de Francisco Guerrero, la Missa « Prudentes virgines » de Alonso Lobo, messe parodique (aucune satire n’est comprise dans le terme ! il s’agit seulement de désigner la réutilisation et du développement d’une polyphonie préexistante, ici, hommage de l’élève au maître, les Prudentes virgines de Guerrero), s’appuie sur le double thème biblique des vierges folles et des vierges sages. La composition, très expressive, traduit les états d’âme des personnages en les surlignant de paysages sonores. 

Auparavant, le Veni Domine de Cristobal de Moralès ouvrait le concert, précédant une série de pièces de Raffaella Aleotti, née à Ferrare, seule à ne pas être issue de la péninsule ibérique du programme, (Cristobal de Moralès, Alonso Lobo et Francisco Guerrero sont originaires d’Espagne, Manuel Cardoso du Portugal) et première femme a avoir édité ses œuvres sous son prénom de naissance, Vittoria pour ses madrigaux et sous son prénom de religieuse, Raffaella pour ses ouvrages de musique sacrée. L’image de la femme conçue tel un sanctuaire immaculé (« Sancta et immaculata virginitas ») répond à celle, allégorique du « Vidi speciosam ».  « Vidi speciosam sicut columbam,/ ascendentem desuper rivos aquarum :/ cuius inaestimabilis odor / erat nimis in vestimentis eius/ et sicut dies verni circumdabant eam flores rosarum/ et lilia convallium. » (Je l’ai vue, belle comme une colombe, monter par-dessus le cours des eaux ; et son parfum était inestimable, ô combien, sur ses vêtements ; et comme un jour de printemps l’entouraient des floraisons de roses et les lys des vallées.) 

Soror mea/ Voix Animées/ abbaye du Thoronet/ 23-08-2025 © Francis Vauban

Les voix s’étirent, les mélodies se lovent dans les mots du Roi Salomon tandis que Francisco Guerrero rappelle l’élan qui pousse l’être dans sa quête amoureuse qui est aussi quête spirituelle, Trahe me post teTrahe me post te, in odorem curremus unguentorum tuorum : oleum effusum nomen tuum », entraîne-moi à ta suite, nous courrons dans l’effluve de tes parfums ; huile d’onction que ton nom !). Un art de la joie se déploie au cœur de ces appels, conjuguant la beauté du monde et l’ineffable.

Re-création

Les Voix Animées nouent des partenariats avec les compositeurs d’aujourd’hui et chaque année présentent une commande dont le cahier des charges réclame une œuvre a cappella taillée sur mesure pour les voix de l’ensemble et pour l’abbaye du Thoronet, induisant un jeu savant d’harmonisation entre les pierres et les êtres humains.
En 2022, le compositeur argentin, résidant en France depuis de nombreuses années, Tomás Bordalejo, avait accepté de jouer le jeu, sur le thème retenu, Le Cantique des Cantiques et avait composé des motets spécialement pour l’acoustique du Thoronet. Deux ont été repris cette année, Osculetur me et Ego in flos campi, le second, interprété le 23 août.  « En 2022, se souvient la fine musicienne Laurence Recchia, co-fondatrice des Voix Animées, le concert se déroulait plus tard et on avait fait émerger les voix de l’ombre, ce qui leur accordait une saveur toute particulière ». 

La fin de journée ne permettait pas cette année un tel dispositif, mais, les cinq chanteurs (un seul ténor était requis pour cette composition), réunis en cercle dans l’abside centrale de l’abbaye, après une arrivée par les côtés de la nef, pas scandés par des œufs maracas, accordèrent à la partition une lecture d’une infinie sensibilité. L’effet sonore donnait l’impression que les voix n’étaient plus portées par des corps, mais, émanaient directement de l’invisible, aériennes. La matière éthérée modulait alternances de sons brefs jouant avec la réverbération des pierres, et passages saturés dont la densité rendait palpable d’indécelables mystères. Tomás Bordalejo confiait à l’issue du concert combien il était touché par l’interprétation des chanteurs des Voix Animées, insistant sur la relation entre les corps et la voix, le dialogue intime qui s’établit avec l’architecture dont les résonances sont aussi fascinantes qu’imprévisibles, pouvant aller jusqu’à treize secondes selon l’intensité du son et la place physique des interprètes. 

Soror mea/ Voix Animées/ abbaye du Thoronet/ 23-08-2025 © Francis Vauban

Sa composition s’arqueboute sur ces paramètres ainsi que sur la matière sonore caractéristique des Voix Animées : il y a une manière particulière d’articuler les lignes mélodiques et rythmiques, une fusion subtile qui rend cet ensemble reconnaissable parmi tous les autres. Puis, il y a le Cantique des Cantiques, sourit le compositeur. Le texte sacré est d’abord un cantique d’amour infini : « Ego flos campi, et lilium convallium. / Sicut lilium inter spinas, sic amica mea inter filias. Sicut malus inter ligna sylvarum, sic dilectus meus inter filios » (Je suis la rose de Saron, le lys des vallées. Quel est le lys entre les épines, tel est mon aimée entre les filles. Tel est le pommier entre les arbres d’une forêt, tel est mon aimé entre les jeunes gens).
Magies…

Le concert Soror mea des Voix Animées dans le cadre du festival entre Pierres et mer a été donné le samedi 23 août 2025 à l’abbaye du Thoronet

Toutes les photos de l’article sont signées Francis Vauban.

Soror mea/ Voix Animées/ abbaye du Thoronet/ 23-08-2025 © Francis Vauban

Soror mea/ Voix Animées/ abbaye du Thoronet/ 23-08-2025 © Francis Vauban

Les Modigliani au Festival international de Quatuors à Cordes du Luberon

Les Modigliani au Festival international de Quatuors à Cordes du Luberon

C’est cette semaine, les 27 & 28 août 2025, le quatuor Modigliani revient au Festival international de Quatuors à Cordes du Luberon

« Le moyen le plus facile d’entrer dans l’univers de la musique classique c’est le quatuor » sourit Loïc Rio, violon du Quatuor Modigliani. Avec ses complices, Amaury Coeytaux (violon), Laurent Marfaing (alto) et François Kieffer (violoncelle), il propose en deux concerts six œuvres, six mondes, dont la densité est sublimée par le jeu velouté et profond de cet ensemble.  Le son des Modigliani, complices, depuis 2013, est reconnaissable : leurs interprétations semblent venues d’un seul instrument à la palette infinie, et aux sonorités sculptées dans la matière. 

Loïc Rio a eu la gentillesse de répondre à quelques questions.

Comment se choisit le programme destiné à être joué dans un festival de quatuors ?

Le Festival international de Quatuors à Cordes du Luberon est l’un des rares festivals en France avec celui de Bordeaux (je fais un peu d’auto-promo, puisque Vibre est le festival de Quatuors à Cordes que l’ensemble Modigliani a fondé à Bordeaux !) à être consacré aux quatuors. Il est aussi l’un des plus anciens. 
Il y a de nombreux concerts lors du festival, aussi nous proposons aux organisateurs des séries d’œuvres, comme chef des menus. Il serait dommage qu’il y ait des soirées présentant les mêmes pièces, même si chaque ensemble a sa manière particulière de les aborder, le public ne suivrait pas !

Notre premier concert, à Cabrières d’Avignon, s’attache à deux quatuors qui ont été commandés par le même mécène, Franz Joseph Maximilian, 7ème prince de Lobkowitz, la même année, 1799, à Haydn et à Beethoven. Ce sera le dernier cycle de Haydn qui ne composera d’ailleurs que deux des six quatuors commandés (c’était la « mode » à l’époque), et le premier de Beethoven qui lui rendra les six quatuors ! Ce qui est intéressant, outre la beauté des œuvres, c’est leur mise en miroir : elles reflètent un tournant dans l’histoire, le passage de l’ancien régime à la modernité. 

Quatuor Modigliani © Stephanie Lacombe

Quatuor Modigliani © Stephanie Lacombe

Cette modernité est multipliée par le morceau central dû à la jeune violoniste et compositrice Élise Bertrand (elle est née en 2000 à Toulon), « Lui e loro » (lui et eux).
Il s’agit de son premier quatuor. Pourtant elle avait déjà composé une bonne vingtaine d’œuvres lorsque nous le lui avons commandé. Une référence italienne faisait partie du cahier des charges. Elle s’est inspirée d’une photo du village de Monte Cassino qui représente la statue du Christ, seul monument épargné par la Seconde Guerre mondiale. Tout a été reconstruit et elle a été fascinée par cette reconstruction et ce que l’on peut en ressentir. C’est un hommage à la forme sonate mais aussi il y a l’écriture très harmonique de cette jeune compositrice. Nous avons eu beaucoup de plaisir à la jouer de nombreuses fois lors de concerts dans le monde entier. J’espère vraiment que cette pièce restera dans notre répertoire. 

Bien sûr, mais j’ai peur d’entrer dans des termes éculés, nous avons à cœur de contribuer à la création et à la soutenir par des commandes à de jeunes artistes.
Il est nécessaire de préciser que tout le monde, à quelques rares exceptions près, a composé pour le quatuor. C’est la base de l’orchestre mais il n’en est pas la version réduite. Il peut exprimer plus de choses, il tient du journal intime où les auteurs se dévoilent, expérimentent, rêvent, analysent…
Le quatuor est l’un des moyens les plus « faciles » pour accéder à la musique classique. En quatuor la musique est en « trois dimensions ». Je me bats contre l’idée souvent reçue d’une musique « monastique » qui découlerait de la pratique du quatuor !

Quatuor Modigliani © X-D.R.

Quatuor Modigliani © X-D.R.

 Le second concert qui sera donné à Silvacane présente aussi Hugo Wolf (1860-1903), un auteur peu joué, même s’il est contemporain de Debussy (1862-1918) dont vous interprèterez le Quatuor en sol mineur.
Hugo Wolf est moins connu. Ici, nous jouerons de lui une pièce de genre, une friandise, un souvenir italien, une « Italie alémanique » du nord. C’est une musique assez légère bien que redoutable de virtuosité, une rareté pour le quatuor. Debussy livre par son langage un tel autre monde qu’on a imaginé l’articuler comme ça, avec Beethoven au centre. Nous avons envie aussi de montrer la richesse infinie de la musique pour quatuor, ses inventions, ses échos, ses correspondances. Ce qui est important c’est cette mise en scène entre quatre personnages qui jouent. Chaque quatuor a son identité et chacun tente de donner l’idée de l’esthétique de chaque compositeur avec sa propre patte. 

 Parmi les six œuvres jouées lors des deux concerts, trois ont fait l’objet d’enregistrement par le Quatuor Modigliani, le Haydn, le Wolf et le Debussy. Votre approche est-elle toujours la même ? Y-a-t-il le plaisir de parcourir à nouveau des pages connues ?
Bien sûr, nous avons évolué. Mais il y a quelque chose de la madeleine de Proust dans ces reprises. Un enregistrement est une photographie du meilleur de nous-mêmes à un moment donné. Quand on a enregistré Haydn, on connaissait moins d’œuvres de lui qu’aujourd’hui. Désormais nous en avons d’autres à notre répertoire, et elles font écho entre elles. 

Quatuor Modigliani © X-D.R.

Quatuor Modigliani © X-D.R.

Il y a une dimension physique qui se coule dans notre manière de jouer et qui est différente selon les compositeurs abordés. Chez Beethoven, il y a quelque chose de plus minéral, ailleurs, nous rencontrerons des pentes douces… notre corps a une mémoire et nous retrouvons la dimension physique du son. C’est sans doute aussi de cette manière que chaque compositeur a une identité sonore.

Dans vos programmes, il y a un compositeur que vous reprenez deux fois, et pourtant vous ne l’avez jamais enregistré : Beethoven. Y aurait-il ici le début de quelque chose ?

Les références ne manquent pas pour ce compositeur, et ce n’est pas ce que l’on attend d’un jeune quatuor, aussi, nous n’avons pas commencé par lui. Après Schubert dont nous avons sorti l’intégrale, il n’est pas impossible que nous nous attaquions à un autre monument !

Votre définition du quatuor ?
Un quatuor ça ressemble à une équipe de foot ou de copains !

Le 27 août, à 18h 30, église Saint-Vincent à Cabrières d’Avignon
Le 28 août, à 18h 30, abbaye de Silvacane, La Roque d’Anthéron
Festival international de Quatuors du Luberon

Réservations 
·  En ligne sur le site du Festival www.quatuors-luberon.org
·  Par téléphone au 07 77 34 42 25

Nota bene
Cette année démarre une résidence de trois saisons à la Maison de Radio France pour le Quatuor Modigliani. Leur premier concert (mardi 23 septembre 2025 à l’auditorium de la Maison de la Radio) reprendra les quatuors de Haydn et de Beethoven qu’ils joueront ce 27 août à Cabrières d’Avignon ! Ils rappellent à cette occasion que le mouvement lent du Quatuor n° 8 de Beethoven aurait été composé « devant le ciel étoilé du silence de la nuit »… magies à venir !

Vingt colonnes pour Bach!

Vingt colonnes pour Bach!

Le festival Les Concerts en Voûtes a la particularité d’accueillir ses concerts dans un lieu aussi original qu’aux vertus sonores intéressantes, surnommé « la cathédrale souterraine ». De cathédrale il n’y a pas, mais la structure d’une immense citerne scandée par ses vingt colonnes.

Construite à Saint-Martin-de-Pallières entre 1747 et 1750 et d’une surface au sol de 500m2, elle était destinée à alimenter des jardins en cascade, mais le projet n’a jamais pu être réalisé, et l’eau contenue dans ce vaste bâtiment a servi à abreuver les chevaux de l’écurie voisine…  
Les lieux sont inscrits aux Monuments Historiques depuis 2003 et les propriétaires, Diane et Michel de Boisgelin ont entrepris en février 2017 des travaux d’une grande ampleur et réussi à ouvrir la « cathédrale » au public en mai de la même année.
Lors d’une visite, un visiteur demande s’il peut tester l’acoustique du lieu en chantant. C’est un émerveillement !
Depuis 2018, Les Concerts en Voûtes proposent une série de concerts classiques compatibles avec les résonances de l’ancienne citerne.

Céline Frisch & Juan Manuel Quintana / Les Concerts en Voûtes/ août 2025 © Lucie Donetta

Un concert à deux pour trois voix !

Le 20 août dernier, étaient à l’affiche Céline Frisch (co-fondatrice de Café Zimmermann) et Juan Manuel Quintana, dans un programme qui convoquait les Sonates pour viole de gambe et clavecin de Jean-Sébastien Bach. Bien sûr, ce répertoire a déjà été joué sur disque par les deux complices (chez Harmonia Mundi), mais l’entendre interprété sur la petite scène ornée de bougies, sous un lustre d’un autre temps au cœur de la forêt de colonnes de la cathédrale souterraine, tient de la magie pure. 

Le dialogue des musiciens est d’un subtil équilibre, l’un jamais ne venant couvrir l’autre. La délicatesse du jeu de la claveciniste tisse une dentelle subtile aux mille nuances.
Les accords sont pailletés, les mélodies ourlées de songes, méditatives ou joyeuses, apportant un caractère intime jusque dans les pages les plus festives.
Il y a toujours une part de profondeur même dans les élans de joie. On se plaît aux contrastes des divers mouvements, à la vivacité d’une lecture intelligente qui maintient une tension fine de bout en bout des œuvres et leur donne un sens.
On est séduit par la première sonate qui fut conçue à l’origine pour deux flûtes et continuo (la fameuse « basse continue » de la musique baroque), si bien que la viole et la main droite du clavecin se partagent les mélodies tandis que la main gauche conserve la partie de basse.

Céline Frisch & Juan Manuel Quintana / Les Concerts en Voûtes/ août 2025 © Lucie Donetta

La sensation d’une conversation animée est rendue sensible grâce à une variété de climats, de hauteurs, d’allures qui accordent à la pièce une élégance et un naturel lumineux. Cette clarté était développée dans la deuxième sonate puis la somptueuse n°3 qui apparaît presque concertante, tant l’équilibre polyphonique est éblouissant. La virtuosité des musiciens se coule avec finesse dans ces pièces qui constituent un véritable Everest pour les gambistes.

Six cordes d’époque et un clavecin d’aujourd’hui

Longtemps on a pensé pouvoir rattacher la conception de ces œuvres à la période de Coethen car Bach y connaissait deux merveilleux gambistes, son ami Adel et le prince Leopold himself. Mais la datation n’est pas primordiale pour apprécier ces pièces au phrasé fluide et souple ! Se rencontraient aussi sur la scène de la Cathédrale souterraine deux instruments aux parcours différents. 

La viole de gambe, « d’époque », avec ses cordes en boyaux poussait Juan Manuel Quintana à se réaccorder plus souvent que d’ordinaire en raison de l’humidité des lieux (L’orage de la veille avait menacé la tenue du concert…), en effet,  la matière vivante des six cordes de la viole souffre des moindres variations de température ou d’hygrométrie.
La tessiture de l’instrument est cependant d’une ampleur rare, et les partitions abordées offraient des moments de sublime virtuosité à l’instrumentiste.
Le clavecin, fabriqué par Andrea Restelli (facteur de la région de Milan), était très attendu par Céline Frisch : pas moins de quatre années entre la commande et la réception de cette petite merveille inspirée d’un modèle de Christian Vater de 1738 conservé au Germanisches National Museum Nurnberg.

Céline Frisch & Juan Manuel Quintana / Les Concerts en Voûtes/ août 2025 © Lucie Donetta

La beauté des formes moulées dans le bois clair du noyer, la marqueterie entourant le clavier, les petits anges agrémentant chaque bout de touche (« ça le public ne peut pas le voir ! » sourit-elle). La sonorité chaude de l’instrument, sa puissance, son rendu sont magnifiés par le jeu tout en finesse de Céline Frisch.
En bis, les deux musiciens ovationnés par une salle comble et comblée offraient malicieusement une transcription pour leurs instruments du célèbre Jesus bleibet meine Freude, (Que ma joie demeure). Cette joie était prolongée par le convivial buffet donné au public sur la restanque en contre-bas de la cathédrale. Délices de l’été !

Concert donné le 20 août 2025 à la Cathédrale Souterraine dans le cadre du festival Les Concerts en Voûtes

Les photos de l’article sont signées Lucie Donetta (Café Zimmermann)

Danse des mots

Danse des mots

Spécialiste de la danse, des relations entre le corps, la conscience, le mouvement, les imaginaires, Alice Gervais-Ragu est aussi sensible au tissage des mélodies. Son travail poétique semble naître de la conjonction entre mythologies personnelles et universelles tout en s’ancrant puissamment dans un réel nourri de légendes. Dans La dernière forêt, paru aux éditions « sans crispation », elle aborde le quotidien dans sa simplicité lumineuse et le transporte dans un univers où le temps est à la fois universel et celui de l’instant.
L’essence des êtres et des choses se recueille dans leur mouvement, leur aptitude à esquisser des atmosphères : « Aujourd’hui est une journée à clavecin » affirme le premier vers du recueil. Plus tard, dans la lignée de son premier ouvrage, Reprendre trois fois de tout, présenté comme « danser une écriture du trop », elle s’interroge : « Contenons-nous le monde ? ». 

Le geste pour « la geste », le mouvement pour le devenir, l’allure de la course pour mieux dessiner les attentes…
le corps et ses incarnations devient signifiant. La maternité devient un acte universel et poétique… « Avant que d’être une femme, je suis un geste de femme ».
Ce qui est fascinant dans ce livre réside dans sa capacité de débuter par une simplicité familière pour en arriver au mythe.
Une sorte de double mouvement établit des ponts entre l’humus collectif des mythologies du monde mais aussi semble esquisser la formation de ces mêmes mythes à partir du quotidien.
La maternité est alors universel récit des origines. 

Alice Gervais-Ragu © X-D.R.

Il y a peu de ponctuations dans ce texte, pas de point qui referme les phrases, mais des points d’interrogation, des virgules, des points de suspension… en fait, seulement les ponctuations qui donnent un autre élan au texte le mettent en suspens, dans la fragilité d’un mouvement qui va déboucher sur un autre, fluide.

Les êtres sont emportés dans ce mécanisme des métamorphoses : « Désormais, selon les heures de la journée, et en fonction des saisons, il prend la forme d’un cerf, d’un chasseur ou d’un arbre ». Ces incarnations multiples s’accordent à une vision mythologique mais aussi écologique.
Le récit, lyrique, tellurique, mythologique, retrace une histoire d’amour qui passe par les mythes d’Artémis ou Diane, la légende d’Actéon, le jardin d’Eden, le Cantique des Cantiques du Roi Salomon, le rite celte de Samain… 
La naissance évoquée appelle des renaissances, une fusion entre les états Humain, Animal et Végétal, hymne somptueux à la vie…

La dernière forêt, Alice Gervais-Ragu, éditions sans crispation

Détail émouvant, c’est la mère d’Alice Gervais-Ragu, la poète et plasticienne Li Ragu qui a été chargée par l’autrice de concevoir la première de couverture….  

La dernière forêt, Alice Gervais-Ragu, collection Les Utopiques-Poésie, éditions sans crispation. (ce livre a été présenté lors de la fête des Eauditives, le 23 mai 2025 à la médiathèque de Brignoles)

Photographie Alice Gervais-Ragu, droits réservés (X-D.R.)