Une vie en trois temps

Une vie en trois temps

Évènement au Grand Théâtre de Provence, Lambert Wilson chantait Kurt Weill, accompagné par le Lemanic Modern Ensemble dirigé par Bruno Fontaine et son piano. 

Aborder Kurt Weill semble presque une évidence pour l’artiste qui, grâce à sa formation londonienne, joue, chante, danse, avec le même brio. Le spectacle est conçu pour nous donner une idée de la carrière en trois temps du musicien tour à tour allemand, français, américain, avec ses thèmes, ses styles, ses couleurs, chaque étape se fondant aux traditions des pays habités. 

Comment résumer une œuvre si foisonnante et aux aspects si contrastés le temps d’un spectacle ! Lambert Wilson endosse le rôle du compositeur avec son éternelle valise et nous mène d’exil en exil. Peu de choses sur la vie personnelle du musicien, ce n’est pas l’important. Ce qui compte c’est sa musique, ses sources d’inspiration. Lambert Wilson en est un fantastique passeur. Il conte, relie les œuvres entre elles, passe aisément d’une langue à l’autre : allemand, français, anglais, se succèdent, l’accent du narrateur s’imprègne de chacune avec naturel. 

Lambert Wilson chante Kurt Weill © Frederic Garcia

Lambert Wilson chante Kurt Weill © Frederic Garcia

Voici d’abord la « période allemande » avec le célébrissime Opéra de quat’sous en cinq extraits, débutant par l’Ouverture orchestrale qui permet de savourer la qualité du Lemanic Modern Ensemble, ses pupitres équilibrés, ses solistes inspirés, la battue précise et intelligente du chef, Bruno Fontaine. Les lignes mélodiques sont toutes d’une sobre clarté au cœur du tissage serré des partitions. L’artiste entre dans l’univers du singspiel, mariant avec délicatesse le « parlé » et le « chanté », chanson, récitatif, mouvements de tango ou de fox-trot, croisant le répertoire populaire des cabarets ou des rues et celui de la musique « savante », en un style dépouillé, presque sec. Un théâtre épique se déploie, acide et pourtant sensible, donnant à percevoir les fragilités des êtres…

L’opéra a indubitablement un caractère politique et social et s’inscrit dans une forme dialectique avec Brecht et Weill. C’est ce qui est aussi sensible dans Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny pièce « résumée » en trois morceaux, Prélude, Alabama song (dont on connaît la fameuse reprise par les Doors), Comme on fait son lit on se couche. L’acteur ne résiste pas au plaisir de la forme cabaret avec deux chansons allemandes, Es Regnet et Das Lied von den Braunen. 
Lambert Wilson se change à vue, arpente le plateau, s’adresse au public, aux musiciens, esquisse des pas de danse, donne à sa voix des inflexions d’une époustouflante justesse. 

Lambert Wilson chante Kurt Weill © Frederic Garcia

Lambert Wilson chante Kurt Weill © Frederic Garcia

Il rappelle l’interdiction des œuvres de Kurt Weill dans l’Allemagne nazie : considérées comme de la « musique dégénérée » selon les critères du moment, les partitions furent brulées. Être juif et communiste était rédhibitoire ! 
Sans doute, il aurait été bon de rappeler combien, outre le talent de créer des personnages forts, Mahagonny est une métaphore du capitalisme, comment il s’impose au mépris de toute morale et comment il peut s’autodétruire. L’art avec Kurt Weill est puissamment engagé dans les problématiques de son époque et c’est aussi, malheureusement, par leur actualité que ses œuvres nous parlent toujours !

Le temps d’un entracte pour quitter l’Allemagne
…

Quoi qu’il en soit, Kurt Weill doit partir et se retrouve à Paris en 1933. (Les dates scandent le parcours du musicien, telles des couperets évocateurs en cette première moitié du XXème siècle). Il devient parisien, écrit Les Sept Péchés capitaux (Die sieben Todsünden) toujours en collaboration avec Brecht, compose sa Seconde symphonie et se plonge aussi dans la chanson populaire, travaille avec Jacques Deval pour sa pièce Marie-Galante dont le Lemanic Modern Ensemble interprète l’Ouverture, « Scène du dancing », avant que Lambert Wilson n’évoque Le grand Lustucru, peut-être moins effrayant que par les chanteuses réalistes de 1934, puis le célèbre Je ne t’aime pas et le rêve de Youkali, cet éden utopique de Marie-Galante. 


Cependant, malgré la verve et l’inventivité pertinente du musicien, ce dernier devra aussi quitter la France en 1935. Il faut bien dire que la situation n’était pas si brillante pour les démocrates et que dans l’Action française, Lucien Rebatet vilipendait le « virus judéo-allemand ». 
Voici alors Broadway ! Le cabaret, la liberté, et des airs qui restent indémodables, dans les arrangements de Bruno Fontaine. Liberté ne signifie pas guimauve, Lady in the dark s’intéresse à la psychanalyse et écorche au passage le monde du paraître qu’est devenu le « rêve américain ». 

Lambert Wilson chante Kurt Weill © Frederic Garcia

Lambert Wilson chante Kurt Weill © Frederic Garcia

L’amour se décline avec une tendresse empreinte d’humour. Lambert Wilson est souverain dans ces répertoires aux couleurs si diverses mais qui cultivent les échos. 
En bis, Lambert Wilson évoque les actualités troublées et rappelle par une Sarabande des compositeurs russes combien il ne faut pas confondre les artistes et les états oppresseurs. La plupart des noms qui viennent en foule ont été honnis par les dictatures, exilés, tués, leur travail dénigré ou détruit… 
Et pourtant, ils sont tous là, chers à nos cœurs, avec leur capacité à nous émouvoir, à nous faire réfléchir, rêver, créer… 
Un spectacle d’une densité et d’une belle  élégance.

Lambert Wilson chante Kurt Weill a été joué au Grand Théâtre de Provence le 13 décembre 2025

Le théâtre se conjugue à tous les temps !

Le théâtre se conjugue à tous les temps !

La nouvelle création de Macompagnie, Quand j’étais dans le futur, a fait  ses premiers pas au théâtre de L’ouvre-Boîte. 

« L’enfance, ce n’est pas un âge, c’est un autre espace, et les enfants sont bilingues, ils parlent à la fois enfant et adulte. J’aurais comme envie de traduire le parler de l’enfance de façon littérale. Ce que j’espère c’est que mon accent sera supportable » déclare Jeanne Béziers dans sa note d’intention. « Jamais je n’avais écrit pour des enfants. Mes spectacles « pour enfants » étaient plutôt destinés aux adolescents. Avec Quand j’étais dans le futur, je m’adresse à des enfants à partir de six ans, ce qui est un autre exercice ! »

Le « solo à deux » concocté par la talentueuse actrice, metteuse en scène et dramaturge correspond parfaitement aux ambitions de « clowneries métaphysiques » de l’artiste dont l’univers est fortement marqué par Beckett (le sous-titre du spectacle, « clowneries métaphysiques » se réfèrent au sous-titre éponyme de En attendant Godot) Le spectacle emprunte à toutes les disciplines avec humour et profondeur. Pas de niaiserie dans un spectacle pour enfant ! Laissons-les à ceux qui ne savent pas ou plutôt refusent de se rappeler et de percevoir à quel point les enfants comprennent vraiment tout, sont sensibles au langage et à tout ce qui titille leur jeunes et pertinentes intelligences !

Quand j'étais dans le futur / L'Ouvre-Boîte © Ma Compagnie/L'Ouvre-Boîte

Quand j’étais dans le futur / L’Ouvre-Boîte © Ma Compagnie/L’Ouvre-Boîte

Musique, jeux sur les mots à la manière de Raymond Devos, pantomimes délirantes, clownerie, danses cocasses, sont passées au crible par le duo déjanté que constituent les deux complices, Jean-Jean et Jean-Jeanne, (Jeanne Béziers et Jean-Philippe Barrios).

Au début, ils ne sont qu’un, même silhouette engoncée dans un long manteau et surmontée d’un bonnet à pompon terminé par une longue chevelure brune. Jean-Jean, on le saura par la suite, est assis, dos au public, sur une malle. Torsions, étirements, le voici qui se lève, s’approche d’un rideau sombre, tendu au milieu de la scène sur une corde à linge et maintenu dessus par des épingles du même nom, comme un pied de nez facétieux au sage et classique rideau de scène. Ce simple déplacement de l’attirail « normé » de la représentation entraîne tous les autres.

Quand j'étais dans le futur / L'Ouvre-Boîte © Ma Compagnie/L'Ouvre-Boîte

Quand j’étais dans le futur / L’Ouvre-Boîte © Ma Compagnie/L’Ouvre-Boîte

De la malle s’extrait le second personnage. Qui est l’un, l’autre ? La confusion tente de s’entretenir, le rideau devient le miroir sans tain où chacun se cherche, doute de sa propre identité, se trouve, se perd, dessine enfin une altérité. 
En dix numéros pluridisciplinaires la pièce déroule sa logique de folie douce. Alors que son comparse se met à la batterie, Jean-Jeanne procrastine le moment où elle doit chanter par l’invention d’une multitude d’entrées possibles, et spectaculaires de préférence. Que dire d’une entrée à cheval ou une apparition en cracheur de feu, en acrobate… ? autant d’occasions de parodies, de distorsions, qui font naître le rire.

Un rire au présent tandis que se pose la question des boîtes du passé, du présent et du futur.
Le passé peut se concrétiser par la malle dans laquelle Jean-Jeanne était enfermée, le futur par la salle d’accueil du théâtre par laquelle les spectateurs sortiront « peut-être », et le présent, évident, le moment de la parole, mais les trois éléments peuvent se bousculer, se confondre, s’intervertir, et les mots en quête de sens se façonnent en élucubrations qui se noient dans l’infini pour le plus grand régal des zygomatiques du public.
Ils seront mis à rude épreuve lors du hoquet de l’enfant sage, de l’inénarrable concerto pour marteau piqueur (on se rendra compte alors des vertus du balai brosse !), de la « mouche quantique », si invisible et pourtant « vue » par certains enfants du public, du numéro d’hypnose inversé…
Bien sûr les références à Chaplin, Buster Keaton sont convoquées, mais les deux acteurs créent leur propre forme d’humour, de décalage, invitent le public à créer avec eux un nouveau vocabulaire, à jouer avec les constructions lexicales et c’est juste savoureux !

Quand j'étais dans le futur / L'Ouvre-Boîte © Ma Compagnie/L'Ouvre-Boîte

Quand j’étais dans le futur / L’Ouvre-Boîte © Ma Compagnie/L’Ouvre-Boîte

Il y a un plaisir infini à plier et déplier les mots, les situations, les gestes du théâtre, et Jeanne Béziers sait à merveille le rendre sensible à tous. Ce partage de fins gourmets s’achève par « la chanson du début », composée par Jeanne Béziers et « lacrymoboy », alias le batteur et comédien Jean-Philippe Barrios. Le public est invité à tout reprendre en chœur. Ici encore sont parodiées les fins de spectacles musicaux qui réclament la scission du public afin de le faire chanter en plusieurs voix. Sera citée aussi Madeleine, nièce de la dramaturge, qui du haut de ses dix ans lui inspira titre et matière ! Le tout dans les lumières de Pierre Béziers et les costumes de Christian Burle avec la contribution de Gerhard Willert pour la direction d’acteurs. 
Une pépite de rires, de fulgurances, d’espiègleries.

Quand j’étais dans le futur a été joué les 10 et 13 décembre à L’Ouvre-Boîte et y sera joué le mercredi 17 décembre à 17h30

Photographie en noir et blanc

Photographie en noir et blanc

L’œuvre du photographe Ruven Afanador, célébrée par le Ballet Nacional de España et le chorégraphe Marcos Morau au GTP

Évènement au Grand Théâtre de Provence que la venue du Ballet Nacional de España ! Fondée en 1978 par le fantastique danseur et chorégraphe, pionnier du Nuevo Flamenco, Antonio Gadès, cette institution s’appuie sur les piliers stylistiques du flamenco et des danses appartenant au folklore espagnol. Frotté aux pratiques de la danse académique et de ses techniques narratives, le flamenco est devenu alors le support de récits dramatiques, d’expression d’émotions, d’idées, s’emparant même des supports de la littérature pour les transcrire dans son orbe. 

L’œuvre de Federico García Lorca fut la première à être abordée par ce biais. On a un souvenir ébloui de Bodas de Sangre (Noces de sang), si magnifiquement filmé dans le film éponyme de Carlos Saura (1981).
Si le nom du photographe colombien, Ruven Afanador, est attaché au monde de la mode, ses recueils de photos, Mil Besos et Angel Gitano, rendent un hommage poétique aux danseuses et aux danseurs de flamenco.
Ce sont ces ouvrages qui ont nourri l’imaginaire de Marcos Morau pour sa nouvelle création taillée sur mesure pour les quarante danseurs et danseuses du Ballet Nacional de España, Afanador. Scènes d’ensemble, focus sur des parties du corps (superbe alignement des pieds dansants, dévoilés par le rideau de scène soutenu par les mains aux ongles peints en noir), solos éblouissants, silhouettes comme figées par un instantané photographique, duos enlevés… on tourne les pages des différents tableaux de ce ballet comme celles d’un livre d’images.

Afanador/ Ballet Nacional de España © Merche Burgos

Afanador/ Ballet Nacional de España © Merche Burgos

Le début s’amorce dans la chambre noire de l’appareil photo, sur une musique rock, puis le rideau s’ouvre sur un espace lumineux dédié à une séance de shooting dont les clichés rappellent ceux d’Afanador, leurs ambiguïtés, leur plastique, leur façon de dénuder et vêtir à la fois, les gestes qui semblent conquérir l’espace, lui donner enfin du sens. 

Deux couleurs pour l’esthète, le noir et le blanc, quintessence de la photographie, jeu de l’ombre et de la lumière, l’une et l’autre s’étayant, modelant les formes qui sont aussi denses de significations que les mots écrits à l’encre de chine sur la page blanche des poètes. Au fil de la représentation, les corps, au départ exposés en sous-vêtements, vont se vêtir, se transformer, l’hidalgo se dessine de même que la tragédienne en tenue flamenca. (Ces « habits de dessous » font comprendre ceux de « dessus » : pour les femmes, les culottes rembourrées de faux-derrières serviront à mettre en valeur la souplesse des tailles et le tomber des robes).

Afanador/ Ballet Nacional de España © Christophe Bernard / GTP

Afanador/ Ballet Nacional de España © Christophe Bernard / GTP

Toute une imagerie d’Épinal autour de l’Espagne est convoquée, depuis les taureaux d’une corrida aux accessoires indispensables des espagnolades, éventails qui se déploient d’un coup sec, bata de cola, ces robes dont la longue traîne est repoussée à chaque volte des danseuses par un mouvement rapide de la jambe, châle qui pourrait être aussi une cape de torero, castagnettes, palmas… 

Les costumes se moquent du genre, et se posent indifféremment sur les hommes et les femmes, les premiers peuvent être dans certains tableaux torse nu et en longs jupons comme dans certaines chorégraphies d’Akram Khan, les secondes semblent sorties d’une invention de Jean-Paul Gaultier, en soutien-gorge et shorts-corsets. Sensualité aux références queer si vivifiante dans l’univers dit « macho » des Espagne d’opérette ! 
Les musiciens sur scène ajoutent leurs voix et leur guitare (superbe !) à la magie des gestes dont la synchronicité parfaite est menée avec un rythme sans faille. Les chaises mises en rond ou en ligne rappellent la pratique du flamenco : ceux qui jouent, chantent ou font les palmas sont assis pendant que les autres dansent.

Afanador/ Ballet Nacional de España © Merche Burgos

Afanador/ Ballet Nacional de España © Merche Burgos

Mais la chorégraphie sur les chaises semble être aussi un clin d’œil à Ohad Naharin (dans son célèbre Echad Mi Yodea). Les références se glissent ici et là, on pense à Pina Bausch, Maurice Béjart… Lorsque Rubén Olmo, danse seul sur scène avec un châle, l’intensité des émotions devient tangible, la photographie et la danse se sont plus qu’un art, fusionné dans le « duende ». 
On est subjugué par cette danse qui passe de la transe au tableau immobile, en une palette somptueuse. Âme multiple, le flamenco renvoie tous les clichés au vestiaire et s’affirme comme mode d’expression libre et indomptable.

Afanador a été dansé au Grand Théâtre de Provence, Aix-en-Provence du 4 au 6 décembre 2025

Afanador/ Ballet Nacional de España © Christophe Bernard / GTP

Afanador/ Ballet Nacional de España © Christophe Bernard / GTP

La musique, ciment des peuples

La musique, ciment des peuples

Alors que le monde s’affole et que les égos se déchaînent en escalades mortifères, le Grand Théâtre de Provence invite des œuvres de compositeurs dont les pays n’entretiennent pas toujours des relations pacifiques. Et pourtant, de pures merveilles se répondent !
L’Orchestre national Avignon-Provence dirigé par la géniale Débora Waldman abordait en première partie de son concert baptisé Rapprochement des peuples, l’Adagio pour orchestre de Fasil Say et le Concerto pour violoncelle de Khatchatourian.
Comment ne pas être séduit par l’écriture fluide de Fasil Say ! Son Adagio Opus 86 pour orchestre est une commande de la Württembergische Philharmonie Reutlingen pour commémorer le 75ème anniversaire de l’orchestre et la fin de la Seconde Guerre mondiale. Conçue tel un requiem dédié au plus de soixante millions de personnes mortes durant la période de 1939-1945, l’œuvre offre sa puissante orchestration à l’expression de la douleur, de la mélancolie et de l’atterrement face aux destructions.
Écrite en mars 2020, aux débuts de la pandémie, elle transcrit aussi les angoisses contemporaines et se voit plus que jamais d’actualité aujourd’hui. La direction impeccablement précise et intelligente de Débora Waldman savait apporter à cette courte pièce des couleurs sensibles.

 Le compositeur Fasil Say inscrit souvent son travail dans une perspective de liberté des êtres, pour exemple, outre le sublime Adagio Opus 86, il a aussi composé en 2003 Requiem pour Metin Altiok, peintre et poète engagé (ses onze recueils de poésie sont réunis dans Locataire d’une souffrance), mort dans l’incendie d’un hôtel, provoqué par des intégristes islamistes. Trente-six autres personnes furent aussi victimes de cet attentat. Elles étaient venues participer au festival Pir Sultan Abdal (en mémoire du poète turc alévi du XVIème siècle, arrêté et exécuté par les autorités ottomanes de l’époque).  


Debora Waldman  © Edouard Brane

Debora Waldman © Edouard Brane

Une autre face des Balkans était explorée grâce au Concerto pour violoncelle de Khatchatourian, nourri des rythmes des chants et des danses paysannes de son Arménie natale, à l’ombre des reliefs du Caucase. On a du mal à songer que l’œuvre valut tant d’ennui à son compositeur, taxé à son propos par les maîtres à penser du « réalisme soviétique » (en particulier par le terrible Jdanov, collaborateur de Staline) de « formaliste », insulte suprême lorsque l’on considère que cette théorie esthétique pose que la musique ne plaît par rien d’autre que par elle-même, ne se souciant ni du contenu ni des émotions qu’elle pourrait exprimer. En cela, l’art deviendrait incompréhensible au peuple, accessible seulement à une petite élite et par là-même hautement condamnable. Est-ce parce que ce concerto foisonne de prouesses techniques et réclame de ses interprètes une impeccable virtuosité ?

L’Orchestre national Avignon-Provence relevait le défi avec panache sous la direction dansée de Débora Waldman. Dès les premières mesures et le grondement des timbales, le public est saisi. La variété des couleurs, les contrastes puissants, les amples respirations des cordes, les interventions des vents, le violoncelle enfin particulièrement inspiré d’Astrig Siranossian, servaient la partition avec une grâce particulière. La cadence si périlleuse du premier mouvement captiva l’auditoire par son intensité. La pièce est tenue de bout en bout par une tension dramatique qui tient l’auditeur en haleine.

Astrig Siranossian © Les Théâtres

Astrig Siranossian © Les Théâtres

La jeune violoncelliste offrait en rappel un air traditionnel d’Arménie. Pureté du chant, souplesse du jeu, nuancé, subtil, velouté, se conjuguaient dans une évocation poétique des montagnes. Les frontières entre musique savante et populaires s’effacent, il n’est plus question que d’émotion et de partage de la beauté.  
après le dialogue pacifique entre Turquie et Arménie, la seconde partie du concert était consacrée à la première symphonie de Brahms, lui qui se refusait à en écrire une après les géants qui l’avaient précédé dans cette forme musicale ! L’orchestre, renforcé cette soirée, par les jeunes artistes de l’IESM d’Aix-en-Provence, maîtrisait avec bonheur les élans de celle que certains surnommèrent « la dixième symphonie de Beethoven », tant elle rappelle à bien des égard l’œuvre du maître, on y entend la tonalité de la Cinquième, et surtout, dans le thème du finale, l’Ode à la joie de la Neuvième Symphonie. (« c’est si évident qu’un âne s’en apercevrait » ! s’exclamait à son propos le compositeur). Cependant, tout Brahms est déjà là, dans son ampleur, la finesse de ses variations, de l’agencement des lignes orchestrales, les tutti éclatants, les fléchissements alanguis. Après cette partition monumentale, comment offrir un bis qui ne soit pas encore de son auteur ! « Après du Brahms, que jouer sinon du Brahms ! » sourit Débora Waldman. Instants éblouis !

Le concert Rapprochement des Peuples a été joué au Grand Théâtre de Provence le 29 novembre 2025

Inventions poétiques

Inventions poétiques

Le dernier projet du pianiste Jean-Marie Machado, traduit sous la forme d’un album titré Como as Flores, donnait lieu à un concert au théâtre de Fontblanche à Vitrolles, à l’invitation de l’association Charlie Free.
Autour du poète du piano, le percussionniste Zé Luis Nascimento et le contrebassiste Claude Tchamitchian apportaient la finesse et l’inventivité de leur jeu. Puissance, élégance, onirisme, liberté, les termes ne manquent pas pour qualifier les trois musiciens dont le dialogue déploie sa grâce tout au long du concert.
Les morceaux ne suivent pas l’ordre de l’album, mais s’organisent selon l’inspiration du moment. Pendant que Zé Luis Nascimento noue une ceinture de clochettes autour de sa cuisse, Jean-Marie Machado essuie ses lunettes : « je profite de ce temps pour nettoyer mes lunettes, même si elles ne me serviront pas puisque que je joue sans partition ! » ironise-t-il. 

Les premières notes du piano nous font entrer dans le recueil poétique des pièces de Como as Flores, où percussions et contrebasse rejoignent les rêveries pianistiques avec un égal bonheur. Tout commence par un hommage au fado, De memorias e de saudade, ondes nostalgiques qui s’emballent dans les rythmes de la Valsa ouriço avant de se lancer dans une « suite-impro » Our tears never cried, inspirée par Christian Bobin, qui écrivait dans Le Murmure : « Peut-être que quand on pleure et qu’on sait pourquoi, ce ne sont pas encore des larmes. Les vraies larmes sont sans raison. Inconnues. » Les poètes sont des compagnons de route, leurs mots nourrissent les compositions. On ne peut s’empêcher de penser aux Cantos Brujos que Jean-Marie Machado composa pour la danseuse Ana Pérez, en écho à L’Amour sorcier de Manuel de Falla sur le livret de Gregorio Martínez Sierra lorsqu’il nous présente son Romantic spell, « très efficace en slow pour conquérir l’être aimé » (dixit !) … 

Machado Novo Trio © Cecil Mathieu

Machado Novo Trio © Cecil Mathieu

L’ombre de Fernando Pessoa plane sur Transvida, un concertino pour batterie, piano et contrebasse. Cette dernière explore avec virtuosité toutes les possibilités de ses cordes, allant sur le fil, puis revenant à un son large et velouté. Les êtres aussi inspirent : Piuma est dédié à Carmen de Haro, l’âme de La Buissonne, et Romantic Spell à « la » Catherine de Jean-Marie Machado…Pas de concert de jazz sans un clin d’œil aux géants, Nardis, « un standard connu de tous et de toutes » convoque la silhouette du compositeur et trompettiste Miles Davis (la contrebasse prend alors d’incroyables sonorités d’instrument à vent). On est séduit par Perdido en clareza ou Le voleur de fleurs où la batterie porte la « mélodie » sur les ostinatos du piano et de la contrebasse. C’est là aussi que réside la profonde originalité de ce trio : s’il semble « classique » par l’assemblage de ses instruments, leur fonction ne suit pas les « normes » : chacun endosse la voix première ou les ornementations, les contrepoints, les battements rythmiques. Une réelle liberté les unit. Les solos de bravoure ne sont pas là juste pour montrer l’habileté de chaque musicien, mais servent avec intelligence le propos de chaque page du concert.
En bis L’endormi, tout de délicatesse, est présenté avec humour, mais un ultime morceau sera proposé « en création mondiale de tout l’univers », un « poème éternel ». Rêves de sables en nappes sonores sur lesquelles les lignes mélodiques s’irisent, élans exacerbés, houles étonnées, le poème symphonique se déploie, lyrique, bouleversant de beauté.   

Concert donné le 28 novembre 2025 au théâtre de Fontblanche, Vitrolles.

Album Como as Flores, Jean-Marie Machado (piano, compositions), Claude Tchamitchian (contrebasse), Zé Luis Nascimento (drums, percussions), Label La Buissonne

Machado Novo Trio à Vitrolles novembre 2025 © M.C.

Machado Novo Trio à Vitrolles novembre 2025 © M.C.