Évènement au Grand Théâtre de Provence, Lambert Wilson chantait Kurt Weill, accompagné par le Lemanic Modern Ensemble dirigé par Bruno Fontaine et son piano. 

Aborder Kurt Weill semble presque une évidence pour l’artiste qui, grâce à sa formation londonienne, joue, chante, danse, avec le même brio. Le spectacle est conçu pour nous donner une idée de la carrière en trois temps du musicien tour à tour allemand, français, américain, avec ses thèmes, ses styles, ses couleurs, chaque étape se fondant aux traditions des pays habités. 

Comment résumer une œuvre si foisonnante et aux aspects si contrastés le temps d’un spectacle ! Lambert Wilson endosse le rôle du compositeur avec son éternelle valise et nous mène d’exil en exil. Peu de choses sur la vie personnelle du musicien, ce n’est pas l’important. Ce qui compte c’est sa musique, ses sources d’inspiration. Lambert Wilson en est un fantastique passeur. Il conte, relie les œuvres entre elles, passe aisément d’une langue à l’autre : allemand, français, anglais, se succèdent, l’accent du narrateur s’imprègne de chacune avec naturel. 

Lambert Wilson chante Kurt Weill © Frederic Garcia

Lambert Wilson chante Kurt Weill © Frederic Garcia

Voici d’abord la « période allemande » avec le célébrissime Opéra de quat’sous en cinq extraits, débutant par l’Ouverture orchestrale qui permet de savourer la qualité du Lemanic Modern Ensemble, ses pupitres équilibrés, ses solistes inspirés, la battue précise et intelligente du chef, Bruno Fontaine. Les lignes mélodiques sont toutes d’une sobre clarté au cœur du tissage serré des partitions. L’artiste entre dans l’univers du singspiel, mariant avec délicatesse le « parlé » et le « chanté », chanson, récitatif, mouvements de tango ou de fox-trot, croisant le répertoire populaire des cabarets ou des rues et celui de la musique « savante », en un style dépouillé, presque sec. Un théâtre épique se déploie, acide et pourtant sensible, donnant à percevoir les fragilités des êtres…

L’opéra a indubitablement un caractère politique et social et s’inscrit dans une forme dialectique avec Brecht et Weill. C’est ce qui est aussi sensible dans Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny pièce « résumée » en trois morceaux, Prélude, Alabama song (dont on connaît la fameuse reprise par les Doors), Comme on fait son lit on se couche. L’acteur ne résiste pas au plaisir de la forme cabaret avec deux chansons allemandes, Es Regnet et Das Lied von den Braunen. 
Lambert Wilson se change à vue, arpente le plateau, s’adresse au public, aux musiciens, esquisse des pas de danse, donne à sa voix des inflexions d’une époustouflante justesse. 

Lambert Wilson chante Kurt Weill © Frederic Garcia

Lambert Wilson chante Kurt Weill © Frederic Garcia

Il rappelle l’interdiction des œuvres de Kurt Weill dans l’Allemagne nazie : considérées comme de la « musique dégénérée » selon les critères du moment, les partitions furent brulées. Être juif et communiste était rédhibitoire ! 
Sans doute, il aurait été bon de rappeler combien, outre le talent de créer des personnages forts, Mahagonny est une métaphore du capitalisme, comment il s’impose au mépris de toute morale et comment il peut s’autodétruire. L’art avec Kurt Weill est puissamment engagé dans les problématiques de son époque et c’est aussi, malheureusement, par leur actualité que ses œuvres nous parlent toujours !

Le temps d’un entracte pour quitter l’Allemagne
…

Quoi qu’il en soit, Kurt Weill doit partir et se retrouve à Paris en 1933. (Les dates scandent le parcours du musicien, telles des couperets évocateurs en cette première moitié du XXème siècle). Il devient parisien, écrit Les Sept Péchés capitaux (Die sieben Todsünden) toujours en collaboration avec Brecht, compose sa Seconde symphonie et se plonge aussi dans la chanson populaire, travaille avec Jacques Deval pour sa pièce Marie-Galante dont le Lemanic Modern Ensemble interprète l’Ouverture, « Scène du dancing », avant que Lambert Wilson n’évoque Le grand Lustucru, peut-être moins effrayant que par les chanteuses réalistes de 1934, puis le célèbre Je ne t’aime pas et le rêve de Youkali, cet éden utopique de Marie-Galante. 


Cependant, malgré la verve et l’inventivité pertinente du musicien, ce dernier devra aussi quitter la France en 1935. Il faut bien dire que la situation n’était pas si brillante pour les démocrates et que dans l’Action française, Lucien Rebatet vilipendait le « virus judéo-allemand ». 
Voici alors Broadway ! Le cabaret, la liberté, et des airs qui restent indémodables, dans les arrangements de Bruno Fontaine. Liberté ne signifie pas guimauve, Lady in the dark s’intéresse à la psychanalyse et écorche au passage le monde du paraître qu’est devenu le « rêve américain ». 

Lambert Wilson chante Kurt Weill © Frederic Garcia

Lambert Wilson chante Kurt Weill © Frederic Garcia

L’amour se décline avec une tendresse empreinte d’humour. Lambert Wilson est souverain dans ces répertoires aux couleurs si diverses mais qui cultivent les échos. 
En bis, Lambert Wilson évoque les actualités troublées et rappelle par une Sarabande des compositeurs russes combien il ne faut pas confondre les artistes et les états oppresseurs. La plupart des noms qui viennent en foule ont été honnis par les dictatures, exilés, tués, leur travail dénigré ou détruit… 
Et pourtant, ils sont tous là, chers à nos cœurs, avec leur capacité à nous émouvoir, à nous faire réfléchir, rêver, créer… 
Un spectacle d’une densité et d’une belle  élégance.

Lambert Wilson chante Kurt Weill a été joué au Grand Théâtre de Provence le 13 décembre 2025