On l’avait découverte à la Roque d’Anthéron en 2023 (ici), Alexandra Dovgan fait partie des jeunes prodiges du piano qui savent éblouir par une technique époustouflante mais aussi ont le supplément d’âme qui désigne les vrais musiciens. Révélée à dix ans au Grand Prix du deuxième Concours international pour jeunes Grand Piano Competition à Moscou (créé par Denis Matsuev) en 2018, elle arpente désormais les plus grandes salles européennes. Grigory Sokolov dit à son propos alors qu’elle n’a que douze ans : «Alexandra Dovgan est déjà bien plus qu’une enfant prodige, car son jeu est bel et bien exceptionnel, rien dans sa musique ne permet de déceler que c’est une enfant qui joue. Ce que l’on entend est l’interprétation d’une musicienne déjà adulte ». Cette haute conscience de son art se retrouve dans les programmes que la jeune musicienne construit, cohérents, virtuoses et charpentés. Trois sonates étaient ainsi annoncées au concert donné dans la belle acoustique du conservatoire Darius Milhaud : Sonate pour piano n° 31 en la bémol majeur opus 110 de Beethoven, Sonate pour piano n° 2 en sol mineur opus 22 de Robert Schumann, Sonate pour piano n° 2 en ré mineur opus 14 de Prokofiev et le Prélude, Choral et Fugue FWV21 de César Franck.
La jeune fille entre sur scène, frêle dans sa robe droite toute simple, prend un temps de concentration, s’incline sur le clavier comme pour renouer une connivence secrète avec l’instrument. Les doigts se déplient lentement puis le feu d’artifice commence.
Beethoven prend un coup de jeunesse dans le jeu naturel de la pianiste qui n’édulcore rien tout en respectant phrasés, nuances, couleurs. La clarté de la lecture, sa puissance, sont très modernes et font entrer le compositeur romantique dans le XXème siècle de même que Schuman dont l’interprétation peut faire penser à une approche de Rachmaninov. La magie de l’instrumentiste est de savoir même dans les mouvements lents entretenir une tension, un allant qui leur insufflent une dynamique irrésistible. Chaque ligne musicale quelle que soit la complexité de son tressage est rendue évidente. Ainsi, les pièces abordées acquièrent la profondeur de tableaux aux multiples plans.
Alexandra Dovgan, piano. Conservatoire Darius Milhaud. 17/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques
La deuxième partie du concert est cependant celle où le talent virtuose de la jeune pianiste s’exprime avec le plus de liberté. Son interprétation de César Franck est d’une netteté tranchante, décline les chromatismes avec intelligence mariant Bach et Wagner comme le suggérait en parlant de cette œuvre la musicologue Dana Melanova : « le Prélude, Choral et Fugue adopte la forme parfaite et la pensée contrapuntique de Bach en y mêlant la densité chromatique de Wagner », en évitant selon Alfred Cortot son côté « artisan d’église ».
Le voyage entre ombre et lumière auquel convie le compositeur est rendu avec une passion virtuose qui transporte l’auditeur dans ses variations entre les tempi et ses surprises ménagées entre accélérations et sérénité. Enfin, le Prokofiev que l’on a souvent considéré comme l’héritier de Beethoven (la boucle est bouclée) est dédié à son ami Maximilien Schmidthof, étudiant au même conservatoire que lui, dont il venait de recevoir une lettre laconique et tragiquement explicite : « je me suis tiré un coup de pétard ». L’indéniable lyrisme de l’œuvre dont la facture en quatre mouvements rappelle les classiques préfigure cependant le compositeur de la Toccata.
Alexandra Dovgan, piano. Conservatoire Darius Milhaud. 17/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques
Ses martèlements, ses attaques enlevées, ses staccatos, entament une ronde avec le lyrisme du thème du premier mouvement, éblouissants de fougue et soutenus par une infaillible technique. Si lors de sa création la pièce déplut aux critiques, « cette pièce donne une image vraie du la génération du football » ou « le finale rappelle une attaque entreprise par des mammouths sur quelque plateau asiatique », aujourd’hui et dans cette interprétation, on ne peut être que séduit et amoureux d’une musique qui sublime notre époque.
Il faut avouer que l’on aurait préféré en bis la fameuse Toccata plutôt que les deux morceaux généreusement offerts par la pianiste à un public enthousiaste, très beaux au demeurant, l’Andante spianato de la Grande Polonaise brillante de Chopin et Jésus que ma joie demeure de Bach, semaine pascale oblige ?
Concert donné au Conservatoire Darius Milhaud le 17 avril 2025 dans le cadre du Festival de Pâques