Dans ses derniers éclats, le Festival de Pâques 2025 proposait un concert exceptionnel qui suivait une architecture d’une cohérence et d’une justesse rare. Au programme, le magnifique pianiste Lucas Debargue rencontrait l’Orquestra Simfònica de Barcelona sous la houlette de son chef Ludovic Morlot. Si l’on excepte le Concerto pour piano et orchestre en fa majeur de Gershwin, les autres œuvres avaient en point commun d’être des transcriptions pour orchestre, que ce soit Alborada del gracioso (Aubade du Bouffon), la quatrième pièce des Miroirs pour piano de Maurice Ravel (1905) dont le compositeur fit l’orchestration en 1919, la création du compositeur Hèctor Parra à la demande de l’OBC dans la lignée de son ensemble Constellations de Miró, ou Tableaux d’une exposition de Modeste Moussorgski orchestré par Ravel. Était ainsi rendu hommage au compositeur né au Pays basque, à Ciboure, il y a cent-cinquante ans.

En ouverture, l’Orquestra Simfònica de Barcelona abordait son Alborada del gracioso qui correspond à un chant espagnol du matin (l’aubade était destinée à être chantée sous les fenêtres de quelqu’un, vous imaginez qui vous voulez, mais en général une personne qui vous est très chère). Son caractère amoureux convoquerait les Pierrots et les Colombines, cependant « del gracioso » n’est pas malgré les apparences un être « gracieux », mais un homme d’âge mûr peu aimable cherchant, en vain, à conquérir le cœur d’une jeune femme. La guitare, reine de ce type d’exercice, est évoquée par l’introduction staccato de la pièce. En sept minutes l’orchestre dont toutes les ressources sont exploitées dans la transcription ravélienne, fait la démonstration de sa virtuosité, équilibre des pupitres, clarté des thèmes, époustouflants solistes…

Orquestra Simfònica de Barcelona. Ludovic Morlot, direction. Lucas Debargue, piano. Grand Théâtre de Provence. 26/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Orquestra Simfònica de Barcelona. Ludovic Morlot, direction. Lucas Debargue, piano. Grand Théâtre de Provence. 26/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Après la danse effrénée qui suit le motif initial porté par le hautbois puis le cor anglais et la clarinette, le basson esquisse une « tendre plainte » censée représenter le bouffon en butte aux moqueries de son aimée envers sa grotesque sérénade. Le tout se conclut en une agitation joyeuse au son des castagnettes et du xylophone qui colorent la pièce de fragrances d’Espagne.  

Cent deux touches pour rêver !


C’est sur son piano, désormais fétiche, l’Opus 102, déjà surnommé la « Bugatti Royale » des pianos, de Paulello que Lucas Debargue interprétait le Concerto pour piano et orchestre en fa majeur de George Gershwin. Le pianiste présentait l’instrument avant son bis, l’une de ses improvisations lumineuses autour de Summertime (extrait de Porgy and Bess de Gershwin) : exemplaire unique à ce jour du célèbre facteur de piano français qui cherche toujours à améliorer, peaufiner, retravailler sur les mécaniques et la structure du piano, fabriquant ses propres cordes, ne les croisant plus comme c’est d’usage dans les Steinway par exemple, et offrant avec son Opus 102 de trois mètres de long (cent-deux touches au lieu des quatre-vingt-huit traditionnelles, neuf touches supplémentaires pour les basses et cinq pour les aigus) la capacité de sonorités d’une pureté absolue quelle que soit leur provenance, dans le bas medium, les basses, les aigus.

La clarté est parfaite et laisse percevoir aux auditeurs toutes les articulations du discours, leur accordant un bel effet de perspective et de profondeur. Lucas Debargue en est un ambassadeur convaincu et a enregistré sous le label Sony Classical un CD consacré à l’intégrale des pièces pour piano seul de Fauré (sorti le 22 mars 2024).
 Quoi qu’il en soit, son interprétation vive de l’œuvre de Gershwin séduit son auditoire. Chose curieuse, ce concerto, à l’instar de l’instrument qui le servait ce jour-là, fait partie d’un ensemble «expérimental » qui ouvrait à son compositeur un cheminement vers la musique « sérieuse ». Gershwin disait à propos de son Concerto en fa ainsi que de sa Rhapsody in blue et son Blue Monday Opera qu’il s’agissait « d’expériences, de travaux de laboratoire en matière de musique américaine ».

Orquestra Simfònica de Barcelona. Ludovic Morlot, direction. Lucas Debargue, piano. Grand Théâtre de Provence. 26/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Orquestra Simfònica de Barcelona. Ludovic Morlot, direction. Lucas Debargue, piano. Grand Théâtre de Provence. 26/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Le Concerto en fa, lui, fut commandé par le chef d’orchestre et compositeur Walter Damrosch qui venait d’assister à la création de Rhapsody in blue sous la direction de Paul Whiteman. Il créa l’œuvre avec le New York Symphony Orchestra qu’il dirigeait (il fera de même pour An American in Paris). 
La complicité entre Ludovic Morlot et son orchestre, la finesse de Lucas Debargue se conjuguent alors pour une lecture nuancée, colorée, dont le classicisme flirte avec le jazz. La dynamique instaurée d’emblée par l’orchestre catalan rend l’exécution de l’œuvre naturelle et élégante.

Lorsque la peinture et la musique se rencontrent


La deuxième partie de la soirée trouvait une unité dans la facture des pièces jouées : toutes deux sont inspirées de tableaux. 
Venait en premier lieu présenter son œuvre, commande de l’OBC, Deux constellations pour orchestre d’après Joan Miró, Hèctor Parra (né en 1976) pour sa création française.

D’abord écrites pour piano et un récitant, elles trouvent une nouvelle ampleur dans leur version orchestrale.
L’artiste rappelle combien le cheminement artistique de Joan Miró est inspirant. Ses 23 constellations peintes entre janvier 1940 et septembre 1941 sont un « modèle de ténacité» : l’agencement des formes et des couleurs qui se retrouvent dans les courtes compositions (environ trois et quatre minutes) résonnent comme un manifeste. Les couleurs subsistent malgré la barbarie et la vainquent. On est convié à un voyage intérieur qui jongle entre les sonorités de l’orchestre, use des percussions avec une subtile intelligence.

Orquestra Simfònica de Barcelona. Ludovic Morlot, direction. Lucas Debargue, piano. Grand Théâtre de Provence. 26/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Orquestra Simfònica de Barcelona. Ludovic Morlot, direction. Lucas Debargue, piano. Grand Théâtre de Provence. 26/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Le désordre initial se fond dans les vibrations de la flûte (exceptionnelle Mireia Farré) et la chaleur des violons qui semblent sceller une réconciliation du monde dans le premier chapitre, « Femmes au bord du lac à la surface irisée par le passage d’un cygne (constellation XVIII) », puis les percussions, marimbas en tête semblent constituer la colonne vertébrale du second passage, « L’oiseau migrateur (constellation XIX) », frémissantes, pailletées, soulignées par le trait sombre du tuba : deux tableautins ciselés et délicatement équilibrés. 
Enfin, on revenait à la fantastique orchestration de Ravel (l’une des rares à savoir faire oublier le piano originel) des Tableaux d’une exposition de Modeste Moussorgski. Et l’on se laisse emporter avec délices dans le parcours du musicien et ses « Promenades » où l’on croise des lieux sublimes, ou pétillants de vie, comme le marché de Limoges, (tant pis pour les Catacombes romaines !), les contes de Baba Yaga et sa cabane sur des pattes de poule, tandis que des poussins dansent dans leurs coques et que la Grande porte de Kiev s’ouvre en majesté, beauté à laquelle on aimerait qu’elle soit toujours attachée aujourd’hui. Les musiques n’ont pas besoin de forcer le trait pour être signifiantes.
En bis, le concert revient à Gershwin avec un extrait de Shall we dance, Promenade Walking the dog. (Promenade en référence à Moussorgski ?). La séquence évoque la promenade des chiens sur le pont d’un paquebot de luxe, façon de faire se rencontrer le fabuleux couple Fred Astaire/ Ginger Rogers.

Concert donné le 20 avril 2025 au Grand Théâtre de Provence dans le cadre du Festival de Pâques qui a compté encore davantage de spectateurs cette édition avec plus de 30 000 personnes que les années précédentes.