Le Festival de La Roque d’Anthéron a l’habitude d’inviter de tels artistes qu’en fin de festival on ne sait plus quel superlatif ajouter. Puis, il y a Nelson Goerner. Pas de recherche de prouesse, d’esbroufe de quelque sorte que ce soit, et pourtant, tout est là, condensé dans la durée du spectacle : des émotions, une technique qui a l’élégance suprême de se faire oublier, une palette aux nuances sans cesse retravaillées, une variation qui semble infinie d’atmosphères, de couleurs, de sens… Que ne sait-il jouer ! On l’a déjà entendu sous la conque dans l’exécution magistrale des concertos de Rachmaninov, celle de Ballades de Chopin, de pièces de Schumann, de Liszt et de tant d’autres ! Jamais l’approche des œuvres ni leur exécution ne déçoit : la finesse d’un jeu souverain, l’approche toujours intelligemment sensible des morceaux, font de chaque concert une bulle poétique.
Le 9 août, il proposait un programme dense faisant se succéder chronologiquement Beethoven, Robert Schumann, Rachmaninov puis Schulz-Evler.
Maîtrise des formes
La Sonate pour piano n° 28 en la majeur opus 101 fait partie des monuments beethovéniens. Composée en 1816 alors que le père de la Lettre à Élise plonge peu à peu dans la surdité (elle sera totale en 1824), renonce à « l’immortelle bien-aimée » et entame une longue procédure judiciaire pour obtenir la garde de son neveu à la mort de son frère Kaspar. Pour la première fois Beethoven utilise le terme allemand de Hammerklavier pour se référer au piano à propos de cette création qu’il décrivait comme « une série d’impressions et de rêveries ».
Les premières mesures évoquent un univers proche de ceux d’un Schubert, par le déploiement d’une mélodie rêveuse à la palette irisée. On a l’impression que le morceau se crée sous nos yeux, suivant la fantaisie onirique du pianiste dont le jeu est à la fois d’une ineffable douceur et d’une profondeur sertie de sonorités larges. Les enchaînements entre puissance et lyrisme intime sont scandés par un rythme pointé imperturbable tandis que textures, registres et timbres soulignent les émois polyphoniques d’un discours sans cesse en tension. Puis l’Adagio fait entendre ses notes nostalgiques et la liberté de sa cadence finale. Les conflits se résolvent dans l’écriture fuguée de l’Allegro ma non troppo empli d’échos des passages précédents.
Nelson Goerner / La Roque d’Anthéron 2025 © Valentine Chauvin
La série des vingt tableautins du Carnaval opus 9 de Robert Schumann dessine une galerie de personnages dansant sous leurs masques, ceux de la Commedia dell’arte, Pierrot, Arlequin, Pantalon et Colombine, du Davidsbündler (Confrérie de David, société de musiciens imaginée par R. Schumann, sur le modèle des sociétés littéraires. Suite ici).
Les couples s’opposent et se complètent, Pierrot et Arlequin, Valse noble et Valse allemande, Eusebius et Florestan, Coquette et sa Réplique, Chiarina et Estrella, Chopin et Paganini… les échos se multiplient entre les paires et les personnages sortent du cadre avec une réalité folle. Voici Pierrot, le tendre rêveur et la mélancolie des nuances pianissimo qui l’accompagnent, sans cesse rappelé à la réalité par un motif de trois notes aussi fortes que soudaines, ponctuant le morceau. À l’inverse, Arlequin sautille en petites notes vives et facétieuses aux aigus sonnant comme les pirouettes du valet comique et bouffon. On peut encore citer l’atmosphère « nocturne » du portrait de Chopin tandis que la verve démoniaque de l’écriture évoque Paganini…
Nelson Goerner / La Roque d’Anthéron 2025 © Valentine Chauvin
L’œuvre est sous-titrée « Scènes mignonnes sur quatre notes ». Ces quatre notes sont A (« la » en allemand), S (contraction de Es, mi bémol), C (do) et H (si), ce qui donne Asch, ville natale d’Ernestine von Fricke, fiancée à l’époque de Robert Schumann. Cette formule, la, mi bémol, do, si, est insérée dans chaque pièce, excepté le préambule.
À l’école de la concision
La deuxième partie du concert s’attachait aux Dix Préludes opus 23 de Rachmaninov. La beauté et la variété des formes répondent au grand modèle que fut pour le compositeur russe le recueil des Préludes de Chopin. La virtuosité de ces miniatures ne se contente pas d’un brillant de façade, mais sait toucher l’auditeur par sa profondeur et sa puissance expressive.
Chaque pièce est ciselée avec une délicatesse extrême, dense et originale.
Leur architecture enferme les élans d’une partition inventive dans l’orbe d’un tissage à la précision arachnéenne.
Tous les sentiments se voient transcrits ici et rendus avec une verve d’une infinie subtilité. L’âme hésite, s’affirme, s’épanche, soupire, rit, pleure, s’emporte, s’apaise…
Une ample respiration sous-tend l’œuvre et le silence qui suit la dernière note est plus parlant encore que l’ovation réservée au pianiste par le public de la conque.
Les Arabesques de concert sur des thèmes du Beau Danube bleu de J.Strauss est une pièce des plus célèbres du genre.
Cette série de valses fut retranscrite par le virtuose Adolf Schulz-Evler qui joue dans ses arrangements avec le mythe du « An der schönen blauen Donau ».
Nelson Goerner / La Roque d’Anthéron 2025 © Valentine Chauvin
Le concert semble alors transposé dans la Vienne de la fin du XIXème siècle, brillante, romantique et ouverte à la danse comme jamais, dans l’élégance du tourbillon des valses. Leur tournoiement pourrait presque gommer la difficulté acrobatique d’une partition qui allie à la légèreté du thème une prodigieuse technique.
Après ce feu d’artifice, Nelson Goerner offrait encore trois bis, le délicat Intermezzo op. 118 n° 6 en mi bémol mineur de Brahms, le sublime Nocturne n° 20 (posthume) de Chopin et Les Lilas, extraits des 12 Romances opus 21 de Rachmaninov.
Bonheurs !
Concert donné le 9 août 2025 au parc de Florans, dans le cadre du Festival de La Roque d’Anthéron.
Nelson Goerner / La Roque d’Anthéron 2025 © Valentine Chauvin
Le Davidsbündler est une société réunissant des proches de Schumann, comme Clara Schumann (désignée par Chiara ou Chiarina), son père (maître Raro), Felix Mendelssohn, le collectionneur de chants populaires Zuccalmaglio… mais aussi deux membres fictifs repésentatn la personnalité de Schumann, l’exubérant et cependant parfois rêveur Florestan et Eusebius, introverti et placide.
Le terme de Davidsbündler se réfère au combat de David contre les Philistins.
Le but de cette société était de défendre la musique contemporaine de Schumann.