Si on lui demande pourquoi avoir choisi de jouer le roman de Robert Pinget, Baga, plutôt que la pièce que l’auteur en avait tirée, Architruc, le comédien Pierre Béziers sourit : « c’est parce que nous avons, au Théâtre du Maquis, un goût particulier pour l’adaptation et qu’un roman à la première personne peut s’inviter naturellement sur la scène ».
Commande de 1988 par le Centre Pompidou pour son exposition « Années 50 », la lecture théâtralisée de Baga est reprise aujourd’hui à L’Ouvre-Boîte en gardant les coupes de l’époque (seule la première partie du texte est utilisée, le départ pour la guerre et ses conséquences sont laissés de côté) dans une mise en scène de Jeanne Béziers espièglement efficace dans les décors et costumes désopilants de Christian Burle, rideau forcément rouge, robe de chambre clinquante, tapis en « vigogne » et pantoufles en « plumes de cygne », un ensemble réduit au minimum mais diablement efficace. Tout porte à la dérision, cet art de masquer les vides tragiques d’une condition humaine dominée par des êtres sots, gonflés de suffisance.
Baga à L’Ouvre-Boîte, Pierre Béziers © X-D.R.
Architruc pourrait être une caricature de roi fainéant. Souverain d’un royaume imaginaire, il reste dans sa chambre, confie toutes les tâches et responsabilités à son ministre du palais, Baga. Sa paresse n’est pas celle dont Paul Lafargue défendait le droit, elle est celle des renoncements, consécutive à la découverte de l’absurde, du manque de sens toute chose.
Les mots remplissent ce vide. Pas de dialogue théâtral, ni de progression dialectique, un soliloque suffit : les mots font le théâtre et le personnage est tissé de paroles qui ne cessent de se nier : « il y a des idées qu’on aimait, et puis on s’est aperçu que ce n’étaient pas des idées » explique Architruc en préambule après avoir affirmé « Je suis un roi. Oui, un roi. Je suis roi de moi. De ma crasse. Moi et ma crasse on a un roi. Je veux dire la crasse de mon esprit. Car j’ai un esprit ».
Le discours progresse ainsi entre drôlerie et sagesse, burlesque et gravité.
Baga à L’Ouvre-Boîte, Pierre Béziers © X-D.R.
Pierre Béziers s’empare avec talent de ce personnage de fantaisie, revient au texte en plongeant régulièrement dans les poches intérieures de la robe de chambre pour feuilleter son cahier, celui des mémoires d’Architruc ? Les mots naviguent ainsi entre leurs différentes incarnations : inscrits dans le carnet du roi et consultés comme pour installer la confirmation d’une certitude ou, prononcés en un monologue quasi méditatif, ils sculptent l’invisible et donnent forme à cet univers imaginaire.
Le jeu de Pierre Béziers accorde au personnage une vérité touchante et cocasse en une auto-dérision lucide et désenchantée. Il s’adresse au public comme le roi à ses neveux dans le roman, établissant une familiarité complice qui nous interroge sur notre propre relation au monde, au pouvoir, aux autres. Un texte qui résonne parfois tragiquement dans les folies tragiques actuelles.
Spectacle vu à L’Ouvre-Boîte le jeudi 21 novembre 2024