Les Modigliani, à l’instar du peintre et sculpteur dont ils ont adopté le nom, savent « d’un œil, observer le monde extérieur, de l’autre, regarder au fond de soi-même » (Amadeo Modigliani) et ont proposé un concert mémorable à Silvacane
Pour fêter ses cinquante ans, le Festival de Quatuors du Luberon tient le pari de « remonter le temps de cinquante ans en cinquante ans », et joue sur les dates afin de convoquer au fil des concerts des œuvres qui jalonnent le patrimoine musical dédié à la forme si particulière et fondatrice qu’est le quatuor. La directrice artistique du festival, Hélène Caron-Salmona souligne dans son édito : « La thématique choisie cette année, qui concerne le plus souvent une œuvre par concert, est en rapport avec le cinquantenaire que nous fêtons puisqu’elle propose de souligner l’évolution de l’écriture pour quatuor en remontant le temps de 50 ans en 50 ans. Nous avons donc sélectionné des œuvres écrites ou créées autour des années 25 ou 75 en comptant à rebours sur 2 siècles et demi, de 2025 à 1775. Un petit jeu avec le nombre 50… »
L’acoustique du cloître de l’abbaye de Silvacane se prête idéalement au quatuor à cordes : sa manière de propager le son, de laisser se développer les harmoniques sans les surcharger, est propice à accueillir les plus grands.
Le Quatuor Modigliani s’amusait à lier les œuvres de son programme par leurs tonalités : Deuxième quatuor opus 18 en sol majeur de Beethoven et Sérénade italienne en sol majeur d’Hugo Wolf pour la première partie puis, le Quatuor en sol mineur de Debussy pour achever le concert.
En Sol majeur
Indéniablement, il y a un « son Modigliani », et il sied à tout ! L’homogénéité est parfaite entre des instruments d’ exception, un Stradivarius de 1715 entre les mains d’Amaury Coeytaux, un Giovanni Battista Guadagnini de 1780 entre celles de Loïc Rio, un alto de Luigi Mariani de 1660 (Laurent Marfaing) et un violoncelle de 1706 de Matteo Goffriller (François Kieffer).
Les voici d’abord sur le Quatuor n° 2 opus 18 en sol majeur que le jeune Beethoven dédia au prince Lobkowitz : l’aisance de la composition fait oublier combien l’élaboration en fut difficile, Beethoven récrivit même plus tard le deuxième mouvement dont il n’était pas satisfait. Sans doute, le compositeur chercha à rendre hommage à son maître Joseph Haydn et tenta à se contenir dans le moule de la « comédie des bonnes manières, (ainsi que l’explique Szernovicz Patrick dans Le Monde de la musique, octobre 2000), que Haydn avait discernée comme l’essence potentielle du style classique. Mais, malgré son allure courtoise, la comédie de mœurs de ce premier mouvement fait croître la tension dynamique, à mesure que la pulsation du développement progresse vers la réexposition ».
Quatuor Modigliani © Festival les Quatuors du Luberon
En effet, l’Allegro empli de « petites courbettes harmoniques » aurait fait gagner en Autriche le surnom de « Quatuor des compliments » à cette pièce, et ce, malgré la liberté qui peu à peu s’installe dans la partition, jusqu’au quatrième mouvement que Beethoven lui-même aurait qualifié de « déboutonné » (Aufgeknöpft), scellant sa joie d’être brillamment sorti des normes. En tout cas, le superbe programme de salle dont la richesse séduit chaque année, rappelle les mots de Joseph Kermann qui considérait ce quatuor comme « l’œuvre la plus spirituelle que Beethoven laissera dans le genre ».
La profondeur du jeu des Modogliani, son velouté incarné et aérien à la fois, accordent une beauté particulière à cette œuvre de jeunesse, révélant la subtilité des contrastes, la finesse des liaisons, l’élégance de la circulation des thèmes entre les instruments qui semblent n’en faire qu’un, cours mouvant ciselé dans les veines d’un même bois.
Au sublime répondait la « friandise acrobatique » (Loïc Rio) de la Sérénade italienne en sol majeur d’Hugo Wolf. Ce dernier reste peu connu en France, même si dans les années 1970, il fut remis au goût du jour par des enregistrements de ses lieder par le baryton Dietrich Fischer-Dieskau. Il fit partie des grands compositeurs de lied à l’instar de Schubert ou Schumann. Sa Sérénade italienne, très courte (environ sept minutes), est un petit bijou qui croise élans romantiques et esprit ironique.
Tout pétille ici, sans doute grâce aux pizzicati qui annoncent les thèmes, la vivacité souple des reprises, l’assemblage de cartes postales d’une Italie fantasmée (Hugo Wolf n’y a jamais posé les pieds), où se dessinent des saynètes alertes.
Laurent Keiffer © Festival les Quatuors du Luberon
Selon le programme de salle, cette Sérénade aurait été composée concomitamment avec un cycle de lieder sur des poèmes de Joseph Eichendorff, dont le premier reprend le thème de la Sérénade. Une nouvelle du même auteur (De la Vie d’un bon à rien) la reprend : l’air permettrait au héros, le « bon à rien », de suivre son amour lors d’un véritable road movie entre l’Autriche et l’Italie. La musique mime alors une vieille mélodie italienne jouée sur un « hautbois italien », le piffero (petite flûte percée de neuf trois latéraux et pourvue d’une anche). Cette « fausse récréation » permettait aux auditeurs de « souffler » entre les deux monuments que sont les œuvres de Beethoven et Claude Debussy.
Sol mineur
Il fallait bien le temps de l’entracte convivial pour entrer dans l’univers de Debussy, son seul quatuor, et seule œuvre à indiquer une tonalité et un numéro d’opus précis, le Quatuor en sol mineur, opus 10. Ce quatuor est composé en 1893, Achille-Claude Debussy a trente-et-un ans. Celui qui aimait « beaucoup lire le dictionnaire (car) on y apprend quantité de choses intéressantes » compose son quatuor sous une forme étonnamment « classique », lui qui s’est si souvent heurté au professeur d’harmonie du conservatoire, Émile Durand, avec lequel il engageait de véritables « dialogues de sourds » : « Vous n’entendez donc pas ? » s’exclamait le professeur devant la médiocrité de son élève dans la rédaction d’un devoir notant « l’harmonie idéale » sur un morceau, « Non, répliquait celui qui signa d’abord ses propres œuvres Ach. De Bussy, j’entends bien mon harmonie, mais pas la vôtre ». « C’est regrettable » répliquait sèchement Émile Durand.
Les quatre mouvements sont fortement caractérisés, « Animé et très décidé », « Assez vif et bien rythmé », « Andantino, doucement expressif », « Très modéré-Très mouvementé ». Ce chef-d’œuvre de la musique de chambre est d’une folle liberté, avec des allures concertantes par ses couleurs, son ampleur, sa variété. Les quatre instruments débutent ensemble. Les unissons se divisent, en une humeur voyageuse, les fils mélodiques se déploient, offrent de larges respirations qui s’alanguissent en touches rêveuses, puis s’animent en pulsations énergiques. Miroitements, fluidité, tissage d’échos, de routes lointaines, de cheminements intimes, tout est permis dans cette approche qui tient autant du romantisme du siècle finissant que de l’impressionnisme qui amorce la transition avec une autre manière d’appréhender l’art.
Quatuor Modigliani © Festival les Quatuors du Luberon
Les sonorités empruntent aussi à celles du gamelan, instrument découvert par le compositeur lors de l’exposition universelle de 1889 organisée pour célébrer le centenaire de la Révolution française. « La musique javanaise, écrira-t-il, observe un contrepoint auprès duquel celui de Palestrina n’est qu’un jeu d’enfant ! ». La fluidité du jeu des Modigliani sait creuser les reliefs, épouser les volutes d’un chant qui jamais ne lasse, rendre la poésie et le lyrisme du mouvement lent, ou s’emporter dans l’éclat du final qui rejoint la tonalité de sol majeur, avec des phrasés qui évoquent l’architecture de l’Art nouveau (née vers 1890), avec ses decrescendos chaloupés. L’exaltation finale rend plus tangible encore l’impression d’irréalité suscitée dans les passages précédents. Rêve éveillé que le Quatuor Modigliani viendra compléter par deux bis, le mouvement lent du premier Quatuor de Beethoven et le dernier mouvement de son Quatuor n° 4. Sublime tout simplement !
Concert donné le 28 août 2025 dans le cloître de l’Abbaye de Silvacane, dans le cadre du Festival international des Quatuors à cordes du Luberon.