Après le concert très classique donné par le Sinfonia Varsovia avec Marie-Ange Nguci sous la conque du parc de Florans, était mise en lumière la capacité d’adaptation des musiciens de l’orchestre qui, en l’espace de quelques heures, plongèrent avec bonheur dans les univers les plus contrastés, Beethoven un soir, Nuit américaine, le lendemain.

Le roman musical américain


Gershwin écrivait quelques mois avant sa mort (le 11 juillet 1937 à 38 ans) : « j’ai la modeste prétention de contribuer à l’élaboration du grand roman musical américain ». Le 11 février de la même année, il jouait pour la dernière fois son Concerto en fa pour piano et orchestre sous la direction du chef français Pierre Monteux. 
Cette œuvre lui fut commandée par le chef de l’Orchestre Philharmonique de New York, Walter Damrosch qui avait été impressionné par la création de Rhapsody in Blue. Un contrat est signé avec le jeune musicien (il a alors 26 ans) pour le New York Concerto qui deviendra le Concerto en fa

L’enjeu est immense. « Beaucoup de gens pensaient que ma Rhapsody n’était qu’un coup de chance. J’ai donc décidé de leur montrer ce que je savais faire et de composer une œuvre de musique « pure ». La rapsodie, comme son titre l’indique, était une expression du blues. Le concerto, lui, ne se rattacherait à aucun programme ». (cité par David Ewen, George Gershwinn His journey to Greatness, in George Gershwin de Franck Médioni). Le jeune homme travaille d’arrache-pied, et parfait sa culture musicale en s’attaquant à la composition de l’œuvre : « J’ai commencé à l’écrire à Londres, après avoir acheté quatre ou cinq livres sur la structure musicale pour apprendre de qu’était exactement la forme « concerto », confie-t-il au New York Times. Et, croyez-moi, il fallait assurer… j’avais déjà signé le contrat ! » (ibid). 

Franck Braley / Sinfonia Varsovia/ La Roque 2025 © Valentine Chauvin

Franck Braley / Sinfonia Varsovia/ La Roque 2025 © Valentine Chauvin

Simplicité, ouverture de grands espaces sonores, un piano qui passe « sous l’orchestre », puis émerge avec une décontraction de dandy et la fraîcheur d’une improvisation riche, profonde et facétieuse à la fois… cette spontanéité est parfaitement servie par le pianiste Franck Braley.  Il semble s’amuser jusque dans les traits les plus complexes qui prennent alors une tournure d’évidence. Le compositeur lui est familier : déjà en 2005, il a enregistré un CD George Gershwin, L’œuvre pour piano (Harmonia Mundi). La décontraction du pianiste va bien à l’œuvre de Gershwin, à son esprit. 

La beauté mélodique subtilement pulsée ouvre des paysages d’une poésie qui convoque les visages urbains de la Rhapsody et se coule dans la structure concertante avec aisance. Cette facilité qui fait oublier le travail préparatoire à toute composition et toute interprétation accorde un caractère spontané à l’œuvre et c’est du « sur-mesure » pour le magnifique pianiste « classique » qu’est Franck Braley (il n’hésite pas lors de concerts dédiés à Debussy ou Liszt de terminer sur une pièce de Gershwin !).
On est séduit par le Sinfonia Varsovia dirigé avec une intelligente fougue par Jean-François Verdier. Visiblement, l’orchestre s’amuse dans ce répertoire et y trouve une vie dense, les vents forment une véritable banda. 
terminera la première partie du concert avec un irrésistible allant par Danzón n° 2 que le compositeur mexicain Arturo Márquez dédia à sa fille, Lily. Cette œuvre qualifiée d’«hymne officieux du Mexique » est une ode aux musiques populaires (le compositeur est issu d’une lignée de Mariachis) et leur donne une vie nouvelle grâce au détour de leur reconstruction par un orchestre classique. 

Franck Braley / Sinfonia Varsovia/ La Roque 2025 © Valentine Chauvin

Ici encore, on peut se poser la question de la pertinence de l’opposition entre musiques dites savantes et musiques dites populaires. Si l’inspiration d’un Gershwin passe par les « songs », formes dans lesquelles il a excellé, il est aussi un grand symphoniste et transcrit dans ses œuvres la faculté de brassage des peuples dans le « melting pot » de la « pomme » en mêlant jazz, courants modernes et néo-classiques.

Jazzer le Classique!


Le deuxième concert de la « Nuit américaine », réclamait un nouveau changement de plateau : légèrement en avant de l’orchestre, s’installait le trio du fantastique pianiste Paul Lay. Dans une disposition peu fréquente, le piano tournait le dos à la contrebasse de Clemens van des Feen et à la batterie de Donald Kontomanou. « Cette combinaison n’est pas neuve pour autant, confiait Paul Lay après le concert, elle était familière à Oscar Peterson. Elle permet aux corps des instrumentistes d’être plus proches les uns des autres, et renforce leur cohésion. Ici, le contrebassiste ou le batteur voient les mains du pianiste, et cela leur apporte davantage de liberté. On “sent” les vibrations des autres avec davantage d’intensité, et tout y gagne ! ».


Une sorte de magie s’opérait alors, entre le Sinfonia Varsovia, Jean-François Verdier et le trio de jazz dans l’interprétation de Rhapsody in Blue de Gershwin dans sa version de 1942 pour trio de jazz et orchestre. Le spectacle en est parfaitement rodé : il a été donné en première mondiale dans le cadre du Festival Jazzdor 2024 avec l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg sous la houlette de Wayne Marshall, puis à La Scala Provence avec l’Orchestre national Avignon-Provence, et enfin joué deux fois à La Folle Journée de Nantes cette année avec le Sinfonia Varsovia dirigé par Jean-François Verdier. Sans doute pour cela, la connivence entre l’orchestre et le trio est immédiate, la complicité évidente, la liberté tangible.

Trio Paul Lay/ Sinfonia Varsovia/ Jean-François Verdier/ La Roque 2025 © Valentine Chauvin

Trio Paul Lay/ Sinfonia Varsovia/ Jean-François Verdier/ La Roque 2025 © Valentine Chauvin

Quelle jubilation rare d’entendre le grand orchestre et le trio de jazz se répondre, retracer les chemins si connus de la Rhapsody de Greshwin, et lui donner un lustre neuf. « Il a semblé intéressant de donner un nouvel éclairage à cette œuvre en revenant aux conditions de sa création : Gershwin jongle entre l’écrit et l’improvisation, qui est la première veine de sa création, sourit Paul Lay en s’adressant au public. Nous-mêmes, cent ans après sa composition, nous tentons de renouveler cette expérience de l’improvisation, nous trois, mais pas seulement ! ».

Et en effet, l’œuvre initiale de Gershwin se voit complétée de ces « farcissures » chères à Montaigne dans ses Essais… autre langage, mais le procédé est le même, nourri de digressions passionnantes, de variations sur les thèmes, de broderies géniales, de voix qui apportent l’originalité de leur tessiture soliste, pépites charriées dans le flux irrépressible de l’ensemble.
La partition de l’orchestre est enrichie des “improvisations” écrites par Paul Lay, et une même vague d’inspiration emporte les instruments en épanchements fous.
Trois saxophones solistes issus du Big Band de l’Université Frédéric Chopin (structure fidèle depuis des années aux Folles Journées organisées par René Martin) se joignent à l’orchestre, émergent de leur pupitre et ajoutent leur blue note à la fête de cette musique qui trouva d’emblée son public et établit la notoriété de Gershwin comme un compositeur et non plus seulement comme « faiseur de chansons » (à succès certes, mais…). 


Trio Paul Lay/ Sinfonia Varsovia/ Jean-François Verdier/ La Roque 2025 © Valentine Chauvin

En fait, quatre pièces de Gershwin furent enchaînées, Nice work if you can get it, It ain’t necessarily so, Rhapsody in Blue, Summertime. Une cohérence se dessine, le piano virtuose raconte la vie, la ville, les passions, les rêves, la contrebasse s’envole en impensables variations, et la batterie éblouissante, impulse une tension dramatique qui relie trio et orchestre. Le tout respire en une réinvention permanente. 
Au public debout, le trio offrait en bis l’Allegro de The Bach Suite d’Oscar Peterson, soulignant s’il était nécessaire la porosité entre les genres, et l’universalité de la musique qui se moque des époques, des styles et des frontières avant de reprendre avec l’orchestre Nice work if you can get it. Yeah !!!!

Concert donné le 14 août 2025 au parc de Florans dans le cadre du Festival de La Roque d’Anthéron.  

Toutes les photographies de l’article sont signées Valentine Chauvin

Trois saxophones solistes issus du Big Band de l’Université Frédéric Chopin/ La Roque 2025 © Valentine Chauvin
Trois saxophones solistes issus du Big Band de l’Université Frédéric Chopin/ La Roque 2025 © Valentine Chauvin
Trois saxophones solistes issus du Big Band de l’Université Frédéric Chopin/ La Roque 2025 © Valentine Chauvin

Trois saxophones solistes issus du Big Band de l’Université Frédéric Chopin/ La Roque 2025 © Valentine Chauvin