Dans la catégorie « révélations de La Roque », sans aucune ambigüité il faut classer le concert du tout jeune Saehyun Kim, dix-sept ans, lauréat en mars du concours Long-Thibaud après une finale au niveau relevé grâce à son interprétation du Concerto n°3 de Rachmaninov. Le jeune virtuose, ancien élève du Programme Jeunes Chercheurs de la Fondation Lang Lang, étudie aujourd’hui au Harvard College et suit un master au New England Conservatory près de Boston où il réside. Il se produit sur scène depuis l’âge de dix ans, et la maturité dont il fait preuve, outre ses qualités techniques, est impressionnante.
En ouverture de concert il avait opté pour la Sonate n°3 en si bémol majeur K.281 que Mozart composa à l’occasion de son voyage à Munich où il devait faire représenter son opéra La finta giardiniera. Mozart a alors dix-huit ans. Est-ce la proximité en âge qui a guidé le choix du jeune pianiste ? ou le fait que cette sonate est la plus virtuose des six sonates écrites durant le voyage du compositeur ? Sans doute un peu des deux ! Saehyun Kim l’exécute avec talent, mais ce n’est pas là que le jeune interprète s’est révélé.
Fauré, du « sur mesure » !
Il fallait attendre la Première Barcarolle en la mineur opus 26 de Gabriel Fauré pour vraiment entendre le pianiste. Indubitablement ce morceau d’une facture encore très romantique allait comme un gant au pianiste : sonorités pleines, élégance du jeu, finesse des phrasés, sens aigu de la nuance, tout se conjugue pour une incarnation de cette forme de chanson de gondolier vénitien.
Les balancements de la gondole sont transcrits en une stylisation évocatrice. Le tableau de genre se mue en toile de maître. Alfred Cortot écrivit à propos de cette œuvre qu’on y entendait « une langueur mi-souriante, mi-mélancolique dont on ne sait au juste si elle voile un regret ou dissimule une coquetterie ». Cette subtile ambigüité était encore sensible dans le Deuxième Impromptu en fa mineur opus 31 du même Fauré, ambiance des tableaux de Watteau où la joie se pare d’un voile nostalgique, comme si la conscience de la fragilité de l’instant en ternissait les élans trop frivoles.
« Faire galoper le sang » !
Le grand pianiste Ricardo Viñes, créateur de l’œuvre le 9 janvier 1909, déclara dans son journal que le Gaspard de la nuit de son ami Ravel était une musique endiablée qui « fait galoper le sang ». Les trois poèmes pour piano d’après Aloysius Bertrand, Ondine, Le Gibet, Scarbo, sont abordés avec une intelligence rare. Les personnages s’animent, les cadres se dessinent, veduta subtiles, nimbées d’un sfumato digne d’un Léonard de Vinci.
La finesse du jeu de Saehyun Kim s’accorde à ces fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot : Ondine, conte d’une nymphe des eaux séduisant un humain pour obtenir une âme immortelle, Le Gibet, dernières impressions d’un pendu qui assiste au coucher du soleil, Scarbo, évocation d’un petit gnome diabolique et espiègle qui porte de funestes présages dans les songes des dormeurs. Oubliée l’extrême difficulté de ces pièces d’ombre, tout devient évident sous les doigts du pianiste, mystère, répétitions lancinantes, tissage subtil des harmonies et registres, ont la précision d’une eau forte et la délicate poésie du clair-obscur.
Le pianiste semble incarner tour à tour chaque conte, jusqu’à se voûter sur le clavier, comme un diabolique Scarbo.
Flirter avec le sublime
La deuxième partie du concert s’attachait à deux Préludes de choral de Jean-Sébastien Bach, « Wachet auf, ruft uns die Stimme » et « Ich ruf’ zu dir, Herr Jesu Christ », équilibre, contrechants, fluidité, expression, sonnant comme un hommage à un « père fondateur ». Le piano ne cherche jamais à surjouer, mais se contente de la partition, se glisse dans ses moindres nuances, ses moindres détails, travaillé, ciselé, et bouleversant de pureté. Se déployait enfin la Sonate en si mineur de Liszt, aux élans d’une fresque épique, équilibrée et poussée par une irrésistible tension dramatique.
La maîtrise impressionnante du pianiste subjugue l’auditoire, se transmuant en poésie. Saehyun Kim offrait en bis le Liebestraume de Liszt puis annonçait avec un sourire complice En avril, à Paris de Charles Trenet dans un arrangement de Weissenberg. À l’ovation qui lui réclamait encore de prolonger ses prouesses, le jeune artiste répondit en refermant doucement le capot du piano et montrant ses mains « épuisées ». Une étoile est née !
Concert donné le 23 juillet 2025 au Parc de Florans dans le cadre du Festival de La Roque d’Anthéron
Toutes les photos de l’article sont dues à Pierre Morales

Saehyun Kim / La Roque d’Anthéron 2025 © Pierre Morales