Le Festival international des Quatuors à cordes du Luberon célèbre cette année ses noces d’or avec la formation qu’il défend depuis cinquante ans. « 1975 est la date de fondation du festival et aussi l’année de la mort de Chostakovitch et c’est par lui que débute le concert de ce soir », sourit Hélène Caron-Salmona, directrice artistique du festival lors de sa présentation du Quatuor Hernani composé de Lise Martel, Louise Salmona (violons), Marion Duchesne (alto) et Tatjana Uhde (violoncelle).
De part et d’autre du mur, amitiés de musiciens
En première partie, les quatre complices présentaient des œuvres de Chostakovitch et Benjamin Britten. Les deux compositeurs appréciaient et même admiraient les travaux de l’un et de l’autre. Leur amitié débuta réellement en 1960. Le 21 septembre, Chostakovitch rencontre à Londres alors qu’il est en tournée en Europe (il a 54 ans et il est devenu premier secrétaire de l’Union des compositeurs et a adhéré au Parti Communiste, on ne peut dire de son plein gré) Benjamin Britten (47 ans) qui s’enthousiasme pour le Concerto pour violoncelle de son homologue russe.
À l’époque, Britten est en train de travailler sur une réduction de son opéra Billy Budd qui met en scène l’impuissance de l’innocence face au mal. Les liens entre les deux musiciens ne cesseront de se renforcer.
Leur rapprochement n’était pas évident ! Quelques années plus tôt, le 28 février 1948, l’Union des compositeurs de Moscou avait appuyé la résolution du Comité central du Parti condamnant parmi un certain nombre de compositeurs, Dimitri Chostakovitch dont les œuvres furent mises à l’index. Le musicien, accusé de ne pas écrire des œuvres dans l’esprit du réalisme soviétique, et de sacrifier au « langage abstrait », dut prononcer une autocritique publique, écrite par quelqu’un d’autre que lui. Il y dénonçait les « artistes modernistes » et « bourgeois » (insulte suprême) tels Messiaen, Alban Berg, Hindemith, Stravinsky, Prokofiev et Benjamin Britten…
Quatuor Hernani © Cyrus Allyar- LIGHT
Quoi qu’il en soit, le Quatorzième Quatuor en fa dièse majeur que Dimitri Chostakovitch dédia en 1973 à Sergueï Chirinsky, violoncelliste du Quatuor Beethoven qui créa tout son répertoire chambriste, s’accordait à merveille à l’architecture voûtée du cloître de l’abbaye de Silvacane, dans les derniers effluves de l’été. Les premières notes jouées par l’alto puis le violoncelle dessinent la trame d’une atmosphère grave et pourtant quasi enjouée. Une sorte de mélancolie nostalgique émerge de la rencontre entre les notes sombres et les rythmes alertes qui semblent se contredire.
Le violoncelle, dédicataire de l’œuvre tient la partition et Tatjana Uhde est souveraine dans son interprétation qui allie douceur et élans tranchants, l’archet rudoyant avec brio les doubles cordes, menant des cadences brillantes suivies par les autres cordes dont la virtuosité n’est pas en reste. L’unité de la pâte sonore de l’ensemble, superbement sculptée, est sensible jusque dans les plus infimes pianissimi. Les pizzicati du premier violon (Lise Martel) amorcent les thèmes repris en écho par l’ensemble. Les voix des instruments se heurtent, se frottent en rythmes acérés, peignent l’hiver d’une âme, puis se nouent en harmonies qui peu à peu se délitent comme marquées par une indicible angoisse.
Quatuor Hernani © Festival Quatuors du Luberon
Les phrases sonores parfois se recomposent par l’ajustement réglé au cordeau des fragments que chaque instrument énonce. Et puis il y a le thème sublime de l’Allegro que l’on aimerait réécouter ad libitum !
Répondaient à ce « chant du cygne » (le Quatorzième Quatuor est écrit deux ans avant la mort de son auteur, alors que, déjà épuisé par la maladie, il vit une brève rémission) les Trois Divertimenti de Benjamin Britten, œuvre de jeunesse (Britten avait seize ans) mais déjà d’une complexité et d’une inventivité puissantes malgré leur apparente simplicité. Le compositeur s’empare de cet « exercice d’école », (la forme « divertimento » est née vers la fin du XVIIème siècle et était destinée à accompagner par sa légèreté le service à table !) en joue avec espièglerie.
Quatuor Hernani © Festival Quatuors du Luberon
On a l’impression d’entendre une plume qui s’exerce aux diverses possibilités des instruments, les poussant dans les méandres d’une inépuisable fantaisie. Au cœur des trois miniatures, les éclairs naissent, s’esquissent des pas de danse… La March exige une précision diabolique avec ses doubles croches pointées, la Walz invite à la rêverie, suivie d’un Allegretto coloré, Burlesque enfin est d’une énergie en pleine ébullition.
Lyrique jusqu’au bout des doigts !
Julien Dieudegard au violon et Jonas Vitaud au piano (un demi-queue Steinway, la place étant insuffisante pour une autre dimension, ce qui était un peu dommage, expliqua le pianiste après le concert) rejoignaient le Quatuor Hernani pour la seconde partie et le Concert pour piano, violon et quatuor à cordes en ré majeur opus 21 d’Ernest Chausson. Le compositeur dédia cette œuvre majeure au violoniste Eugène Ysaÿe qui le créa le 4 mars 1892 à Bruxelles. Le critique Lalo écrivit « c’est l’une des œuvres les plus considérables de ces dernières années dans le domaine de la musique de chambre ».
Pourtant, sans doute en raison de son immense difficulté, cette pièce est peu jouée. « C’est la première fois qu’elle est au programme du festival » rappelait Hélène Caron-Salmona. Il fallait bien les magnifiques interprètes de la soirée pour en livrer toutes les nuances, l’élégance du phrasé, l’ampleur des respirations, la vibration des couleurs qui va s’affirmant. Aucun des interprètes ne cède à la tentation de la démonstration écrasante mais se fond dans la griserie sublime d’une musique qui sait être légère et profonde à la fois. Les duos entre le violoniste et le piano sont tout simplement ébouriffants de grâce. Leur lecture en épure s’étoffe des harmonies du quatuor en un équilibre idéal.
Quatuor Hernani / Jonas Vitaud / Julien Dieudegard © Festival Quatuors du Luberon
La circulation des notes entre le violon et les autres cordes, les notes aériennes du piano seul ou sur un ostinato murmuré du violoncelle, s’emportent en élans d’un romantisme exacerbé, tandis que d’une manière lointaine, on sent l’influence de l’écriture pour le gamelan. Toute une dramaturgie se met en place, soulignant la théâtralité de l’œuvre. Les vagues sonores brossent des paysages d’où sourdent des orages avant l’éclosion de clartés nouvelles. Le jeu de Jonas Vitaud apporte sa poésie fluide et sensible jusqu’au final qui donne à la formation chambriste l’opulence d’un grand orchestre. Bien sûr on est particulièrement séduits par l’ivresse délicate de la Sicilienne qui sera reprise en bis. Enchantements !
Concert donné le 30 août 2025 au cloître de l’Abbaye de Silvacane dans le cadre du Festival international des Quatuors à cordes du Luberon.