Il est des soirées où même le plus hyperbolique qualificatif semble vain tant la magie opère. C’est à l’une d’elles que le public de La Roque d’Anthéron eut le privilège d’assister le 25 juillet dernier.
Une petite fée bleue, Sophia Shuya Liu, son maître, Dang Thaï Son, l’Orchestre national de Cannes sous la houlette bienveillante et fine de son chef, Benjamin Levy, tout était prêt pour un temps suspendu rare.
La personnalité de la jeune Sophia Liu est si prenante que même ses biographes lui accordent un pouvoir de décision dès ses origines ! « Née à Shangaï le 10 octobre 2008, elle émigre, à deux ans au Japon et cinq ans plus tard, elle s’établit au Canada » ! Deux ans et sept ans n’autorisent pas encore une telle autonomie ! Mais la présence sur scène de la jeune artiste est si forte, que le raccourci en devient compréhensible ! Il est à préciser qu’elle débute le piano à quatre ans et participe l’année suivante à son premier concours. Depuis, elle triomphe un peu partout, remporte les palmes des compétitions auxquelles elle participe et se produit déjà dans le monde entier.
L’Ariel du piano rencontre sa fée
C’est dans la version avec orchestre qu’elle interprétait d’abord les Variations sur « Là ci darem la mano » de Don Giovanni de Mozart que Chopin dédia à Tytus Woyciechowski (1808-1879), activiste politique, agronome et mécène, ami de toujours de Frédéric Chopin (il nomma même son second fils Frédéric). Lorsqu’il compose ces Variations, Chopin n’a que dix-sept ans (âge de Sophia Liu aujourd’hui) et c’est la première fois qu’il travaille sur une œuvre concertante, ce qui explique sans doute sa fraîcheur et son originalité. Robert Schumann le présentera quatre ans plus tard aux lecteurs de sa revue musicale : « Chapeau bas, Messieurs, un génie !… ». Celui que l’on surnommera « l’Ariel du piano » ou « le roi du jeu de l’âme », y déploie une imagination, une sensibilité, un sens du théâtre et un humour que Sophia Liu rend avec une subtile pertinence.
Le Concerto n°1 en mi mineur de Chopin succédait avec une indicible grâce à cette entrée en matière. L’orchestre apportait sa rondeur pailletée à un piano aux notes déliées. La vivacité de la jeune interprète ne se leurre jamais dans la traduction des multiples sentiments qui animent la pièce, que ce soit un thème un peu martial (évocation des troubles qui dévastent la Pologne au moment de la composition ?) dans l’Allegro maestoso initial ou les échappées lyriques qui mèneront au brillant Rondo final mutin et enlevé.
La romance centrale dont le larghetto serait l’expression des sentiments amoureux de Frédéric Chopin pour la jeune cantatrice Constance Gladkowska a des allures de nocturne, profond et émouvant. Chopin expliquait à son propos « il est maintenu dans un sentiment romantique tranquille, en partie mélancolique. Il doit faire la même impression que si le regard se reposait sur un paysage devenu cher, qui éveille en notre âme de beaux souvenirs, par exemple sur une belle nuit de printemps éclairée par la lune » … Romantisme quand tu nous tiens !
En bis, Sophia Liu interprétait le vif Tournamant Galop d’un autre enfant prodige (mais du XIXème siècle), Gottschalk.
Après l’entracte, Benjamin Levy s’avançait vers le public pour présenter la courte pièce jouée par l’orchestre seul, Aux étoiles de Henri Duparc. Cette pièce, expliqua-t-il est l’un des deux fragments symphoniques qui subsistent de l’opéra La Roussalka d’après un livre de Pouchkine. Occasion de montrer les qualités propres du bel Orchestre national de Cannes, frémissant, ample, nuancé.
Un maître !
Le Concerto pour piano et orchestre n°2 en fa mineur opus 21, en fait chronologiquement le premier de Frédéric Chopin était joué par Dang Thaï Son, professeur de Sophia Liu, et de tant d’autres jeunes prodiges (dont Bruce Liu). Ce qui se passe alors est au-delà des mots : on était subjugués par l’approche de Sophia Liu, émus par l’étonnante maturité pianistique d’une si jeune interprète, mais ici, on perçoit le cheminement qui mène à une forme d’absolu.
La dualité entre les accents dramatiques et le lyrisme romantique de l’œuvre, la succession de climats, amoureux, passionnés, tendres, douloureux, sont rendus avec une intelligence sensible qui nous transporte. Le second mouvement, Larghetto, bouleverse jusqu’aux larmes. Rarement le jeu d’un pianiste est apparu aussi naturel : les phrases les plus complexes, sublimement exécutées, sont livrées avec une sorte de désinvolture. On entre dans un univers d’évidences où la poésie sourd de chaque mouvement, de chaque mesure.
Les bras tendus le long du corps, le pianiste attend son tour, comme figé en une ataraxie heureuse, puis les mains s’élèvent et tout s’efface, il n’y a plus rien d’important au monde que cette musique qui nous emplit comme une respiration essentielle en un rêve éveillé.
En bis, le maître allait chercher son élève et tous les deux se lancèrent dans une autre œuvre de Chopin, les Variations à 4 mains sur un air national irlandais de Moore en ré majeur (B.12a). Émotion de voir les gestes se transmettre, les têtes s’incliner dans la même pulsation, les mains de l’un débutant une phrase achevée par celles de l’autre en une continuité fluide. Entre le maître et sa disciple, une connivence, une émotion partagée, au service d’une poétique musicale aussi exigeante que sublime.
Concert donné le 25 juillet 2025 au Parc de Florans dans le cadre du Festival de La Roque d’Anthéron
Photographies de Pierre Morales