Les venues de la comédienne et metteuse en scène Marie Vialle sont toujours attendues au théâtre du Bois de l’Aune. Une sorte de compagnonnage tacite s’est établi au fil des ans entre la structure aixoise, ses publics et l’artiste, si bien qu’une confiance absolue est née. Avant le spectacle, certains ignorent même de quoi il va s’agir, c’est un spectacle de Marie Vialle et cela suffit. On ne peut leur donner tort !

La nouvelle création de et par Marie Vialle s’attache à un texte de Claude Simon, prix Nobel de littérature 1985, L’invitation. L’auteur avait été convié en 1986 par l’écrivain kirghize Tchingiz Aïmatov dans une délégation d’acteurs occidentaux du monde culturel à un forum international en Union Soviétique (le forum d’Issyk-Kul au Kirghizstan) afin de réfléchir « aux objectifs de l’humanité dans le troisième millénaire à l’échelle mondiale ». Rien de moins ! Réceptions officielles et visites touristiques avaient trouvé leur acmé dans la réception des « quinze invités, quinze interprètes et les cinq ou six accompagnateurs dont on ne savait au juste s’ils étaient là pour prendre soin d’eux, les surveiller ou se surveiller entre eux », au Kremlin par le nouveau chef d’état, père de la Pérestroïka et de la Glasnost, Mikhaïl Gorbatchev. Parmi ces invités on pouvait croiser Peter Ustinov, James Baldwin et Arthur Miller.

L’écrivain tira de cette expérience un court récit où l’humour voisine avec la tragédie, dans cette narration de faits et gestes d’un Ubu Roi des temps modernes.
Sont passés à la moulinette d’un style incisif et perspicace la vacuité des terminologies officielles, la violence monstrueuse qui se dissimule derrière les faux-semblants et les grandiloquences officielles.
Le vide du discours des puissants recouvre la réalité des exactions, usurpations intellectuelles, détournement des symboles et une réalité qui va jusqu’au meurtre de sang-froid.

L'invitation, Claude Simon © X-D.R.

Photo du Forum d’Issyk-Kul/ Archives Claude Simon/ Bibliothèque littéraire Jacques Doucet/ avec l’aimable autorisation de Mireille Calle-Graber  © X-D.R.

Est mis en scène le cynisme du maître des lieux : « L’homme qui pouvait détruire une moitié de la terre parlait déjà d’une voix douce, affable, enjouée même, souhaitant la bienvenue à ses invités ». (L’invitation, Claude Simon). Les autres personnages apparaissent comme des pantins incapables de se situer dans cette mascarade emphatique. Pour la petite histoire, Claude Simon refusera de signer la déclaration finale du forum. Le 14 novembre 1986, le futur directeur général de l’UNESCO, Federico Mayor, lui adressera une version française du texte un peu amendé. La réponse du Prix Nobel de littérature sera une mise au point de cinq pages qui fait apparaître encore plus vaine et dérisoire la déclaration du forum. En janvier 2025, le texte de cette réponse a été édité par Les éditions du Chemin de Fer : Mon travail d’écrivain n’autorise à mes yeux aucune concession.  

Le spectacle de Marie Vialle est accompagné de cette publication qui met en avant « l’intégrité du chercheur et l’humilité du créateur ouvrier, en revendiquant une absolue liberté d’expression et d’action face à toute espèce de pouvoir, en exposant la foi en une littérature sans concession et sans condition, capable de changer la vie dans un monde qui sera rendu mieux habitable grâce aux bienfaits des arts et des lettres » (Gaëlle Obiégly). Claude Simon expose avec force son point de vue : « je considère que si le créateur, l’artiste, le chercheur – en d’autres termes le novateur – se doit d’apporter sa modeste contribution à la perpétuelle transformation de la société en découvrant de nouvelles formes (ce qui le fait, dans un premier temps, rejeter par tous les pouvoirs en place), il peut aussi, à l’occasion et en tant que citoyen, profiter de sa notoriété grande ou petite pour s’élever contre ce qu’il considère comme par trop intolérable et contraire aux lois les plus élémentaires du respect de l’homme. » Cette véritable profession de foi se voit illustrée par l’acidité de L’invitation.

Mon travail d’écrivain n’autorise à mes yeux aucune concession, Claude Simon

Marie Vialle, en subtile musicienne s’empare de ce texte non-théâtral comme d’une partition pour violoncelle. Sa voix s’accorde aux mots, aux phrasés, aux silences, aux respirations, à l’ampleur des périodes, à la vivacité des stichomythies, avec une élégance sobre. L’espace scénique lui-même organisé en une scène bi-frontale n’est pas innocent : supprimant le cadre « classique », il dessine une sorte d’égalité, soulignant par un contrepoint physique la négation démocratique évoquée par Claude Simon (les cartes postales distribuées en amont de la pièce aux spectateurs représentent des exemples frappants de l’architecture soviétique, bien proches des constructions dues à Mussolini comme son quartier de l’EUR).
L’actrice déambule entre les deux rangées de spectateurs sur l’étroit chemin laissé à la scène, donnant à chacun la sensation d’être son interlocuteur. Une intimité se tisse grâce à la diction fluide et naturelle de la narratrice qui articule avec la netteté et le placement de voix d’une chanteuse lyrique chaque mot, chaque tournure.

Dans son pull rouge, elle use des sorties à la manière des tragédies raciniennes, arpente les reliefs du texte comme le sol de la salle aux murs décrépis de l’ancien couvent des Prêcheurs. Quelques stations scandent la récitation, des photographies sont projetées dans un angle d’où s’élancent des arcs d’ogive qui déforment les perspectives, comme une réplique facétieuse aux « révisions » de l’histoire et aux mensonges d’État. Le fantôme de Tolstoï hante le fil du récit, lui que citait Claude Simon dans l’énonciation des principes de son travail d’écrivain : « Un chef d’État, un torrent, une danseuse, un monastère, une montagne, une course de chevaux et quelques personnages. “ Un homme en bonne santé, écrit Tolstoï, pense couramment, sent et se remémore un nombre incalculable de choses à la fois. ” Un des problèmes de l’écrivain est d’abord, aidé par ce qu’on a appelé sa “ mémoire involontaire ”, d’effectuer un choix parmi ce “ nombre incalculable de choses ”, puis de combiner dans un certain ordre et successivement, comme l’y oblige la langue, cette sélection d’images, de souvenirs et d’impressions qui se présentent simultanément à son esprit. »

Ainsi, Marie Vialle s’amuse à faire entendre l’invisible dans le fil de ce grand texte qui n’a pas été écrit pour le théâtre, mais s’inscrit dans une mise en scène réglée au cordeau. Le choix du lieu est aussi significatif : le spectacle, explique la note d’intention, est conçu pour être présenté dans des lieux non-dédiés au spectacle vivant et plus particulièrement des lieux de patrimoine ou de représentation du pouvoir. Tout est symbole…

Le spectacle L’invitation (Claude Simon) de Marie Vialle dans une scénographie d’Yvette Rotscheid, l’adaptation de David Tuaillon et la création sonore de Nicolas Barillot a été joué au Couvent des Prêcheurs, Aix-en-Provence, dans le cadre de la programmation du théâtre du Bois de l’Aune.