Curieux titre que celui du premier livre de Khalid Jawed découvert par les éditions Banyan et traduit de l’ourdou par Rosine-Alice Vuille : Le livre de la mort. Notre horizon d’attente se ploie vers un monde mystique où initiation et formules cabalistiques se mêlent. Ce n’est pas exactement ça malgré la dédicace en exergue « à la syllabe mystérieuse de la langue sanskrite, ऋ.(ri) et à la dernière page de ce roman ». Cette dernière page du « chapitre » (chaque chapitre est désigné par son numéro d’ordre et nommé « page ») intitulé « dernière page » ouvrant sur une page blanche puis une page sur laquelle seule la dernière ligne présente quelques mots : « Jusqu’à l’infini et au-delà des temps… ». Fin ouverte s’il en est ! Quant à la fameuse syllabe « ri », elle serait associée selon le « mot de l’auteur » qui ouvre le texte, à l’acte d’écrire « écrire » mis en parallèle avec celui de « graver », ऋ. étant « le son du feu ardent qui brûle toutes les impuretés de l’acte d’écrire et les transforme en cendres »…
Après ce préambule, on est prêt à entrer dans l’ésotérisme. Mais, l’ouvrage comporte une mise en scène aux multiples levers de rideau : suivant le « mot de l’auteur », on découvre une « préface » puis « quelques mots sur la traduction » nous donnant quelques clés sur la langue ourdou si peu connue, (« traduire a été à la fois un plaisir et un défi » explique Rosine-Alice Vuille), enfin une « introduction » par le premier personnage du roman un certain Professeur Walter Schiller du département d’archéologie de l’Université de Syokarig Fort qui relate la découverte d’un manuscrit étonnamment intact dans une fissure de la pierre des ruines de la « Sésameraie aux lézards », vestiges d’un ancien asile d’aliéné englouti depuis deux-cents ans sous un barrage hydro-électrique devenu obsolète en raison des changements climatiques et donc détruit. La découverte, rédigée en une « langue étrange » intrigue suffisamment le professeur pour qu’il expédie le document à l’un de ses amis, spécialiste des langues orientales. Un an plus tard, le texte traduit mécaniquement par d’anciens programmes informatiques miraculeusement préservés, revient à son découvreur qui a « l’audace » de le présenter tel quel aux lecteurs en en soulignant par avance tous les défauts de style et d’orthographe ! Une date est accolée à cette introduction : 1er avril 2211. Projection dans un hypothétique futur ou blague de potache, l’ambiguïté subsiste.
Au titre connu du « Livre des morts » égyptien, répond celui définitif et générique, « Le livre de la mort ». Et en effet, la mort est présente aux côtés du protagoniste, le narrateur à la première personne du journal miraculeusement retrouvé, telle le « compagnon de voyage » des contes. Ici, la mort est symbolisée par le suicide, ombre du locuteur : « le suicide me hante. Il est avec moi depuis toujours. (…) J’aurais dû dire qu’il est né en même temps que moi. Mon alter ego, mon ami originel ». Mis en scène physiquement, doté d’un sourire empli de bonté la plupart du temps, le suicide suit de près le personnage qui ne se sent pas à sa place dans un monde identifié au néant. « On m’a versé sur cette terre comme l’eau d’une cruche en argile terne. Or, à présent, je me sens de plus en plus bourbeux ». Mettant en doute la réalité du monde, il en souligne la terrifiante vacuité. Lucide quant aux moindres manifestations de son corps et à celles de ce qui l’entoure, le personnage décrit avec précision ce qui lui arrive. Anti-héros, il semble ne pas décider des choses mais les subir dans un monde qui « ramasse sur le sol ses innombrables masques ». Il raconte le tambour de sa mère, les violences du père qui éloignent définitivement cette dernière, laissant derrière elle son instrument, raconte ses bêtises d’enfant, les punitions terribles qui lui sont infligées en retour, le mariage imposé par un père qui ne le comprend pas et le voit comme une charge inutile, ses amours extra-conjugales, assez piteuses.
Le rêve et le sommeil occupent une grande place, le récit oscille entre le réel vécu et une réalité fantasmée, ne les départageant pas toujours dans un univers dominé par l’illusion. Il y a une tentation d’ascèse bouddhique dans la progression de la narration et des moments de démesure orgiaque où sa « furie ne connaît pas de bornes ». Dans une crise de folie dionysiaque, il revient « une montagne dans la paume de la main, tapant la terre du pied, tel un nouveau Rostam, un héros pour notre temps ». Sa force alors est aussi celle des mots qui lui arrivent tel « un immense trésor verbeux (jaillissant) comme des flammes de (sa)gorge».
Banyan © X-D.R.
On ne sait si la chronologie est linéaire ou se déploie en efflorescences, on voit le narrateur proie de médecins qui le bourrent de médicaments, puis, dégoûté de lui-même, plonger dans la crasse, se retrouve, après le meurtre rêvé du père, enfermé dans une cage et dans une institution où sont expérimentées sur lui des thérapies comportant des décharges électriques. Lorsqu’il en sort, c’est sous une pluie diluvienne, il « baisse la tête et (s’accroupit) à nouveau dans l’eau boueuse de la fosse ».
Le livre est d’une densité rare, mettant en scène un « théâtre de l’absurde » qui convoque les références les plus variées : Ionesco et son En attendant Godot, Antonin Artaud dans Le Théâtre et son double, Brecht et sa notion de l’effet de distanciation, on pourrait même remonter à Kafka ! Mais il y a aussi une manière d’explorer ce qu’est l’être humain et sa relation aux autres et monde, à l’indicible et au sensible, dans sa vaine quête de sens. Le dépouillement de tout, même de l’esprit, ne mène pas forcément à l’illumination ! D’ailleurs, Dieu se servirait-il de « la plume du Diable » ? Qu’est-ce qu’écrire alors ?
Quoi qu’il en soit, le texte dense laisse sourdre une puissante poésie, traduisant par des images concrètes les notions abstraites et pourtant le narrateur semble se défier de la matérialisation des choses qui, inévitablement, les corrode. Entre la boue et le souffle, à l’ombre d’un banyan, se crée le livre…
Le livre de la mort, Khalid Jawed, éditions Banyan
Rostam est un héros mythique de la Perse antique. Il tua lors d’une guerre son fils, Sohrab. Ce motif traditionnel indo-européen a été repris par Alphonse de Lamartine dans La vie des grands hommes.