Le 3 mai dernier, l’impensable nouvelle de la disparition à Pékin du directeur du Festival international d’Art Lyrique d’Aix-en-Provence bouleversait le monde de la culture. La 77e édition du festival lui est dédiée en hommage à son engagement et sa manière passionnée d’aborder programmation et œuvres.
Deux jours après l’ouverture du Festival, un hommage lui a été rendu dans l’écrin du Grand Théâtre de Provence en présence de la Ministre de la Culture, Rachida Dati, la directrice de l’UNESCO et ex-ministre de la culture, Audrey Azoulay, la maire d’Aix-en-Provence, Sophie Joissains…
Les prises de parole par ses collaborateurs proches, comme les metteurs en scène Peter Sellars ou Claus Guth, furent sensibles et justes, émouvantes et nourries d’anecdotes permettant de mêler le rire aux larmes. Certes, l’exercice convenu de l’oraison funèbre prête au dithyrambe mais comment en vouloir à ceux et celles qui souhaitent montrer à quel point la perte de l’homme et de l’artiste est importante !
Ressortaient les points essentiels, la passion inextinguible de Pierre Audi pour la musique, l’opéra, la culture, sa volonté de soutenir absolument la création, son désir de transmettre au plus grand nombre, son ambition de porter cette manifestation au plus haut niveau, ambition récompensée cette année, le 21 mai 2025 par le Prix Birgit Nilsson, le plus grand prix de musique classique au monde doté d’un million de dollars américains. La présidente de la Fondation Birgit Nilsson, Suzanne Rydén, était présente au GTP ce dimanche ainsi que Pierre Hermelin, Président du Conseil d’administration du Festival.
Pierre Audi © Joel Saget (AFP)
Une parole plus intime était livrée par l’épouse de Pierre Audi, Marieke Audi Peters, qui souriait en affirmant qu’elle avait découvert à la mort de ce dernier que sa famille était immense, englobant tout le monde culturel ! Étaient rappelées les grandes créations nées sous l’impulsion de Pierre Audi dont les qualités de metteur en scène permettaient un regard particulièrement aiguisé, Requiem, Innocence, Résurrection qui, quels que soient les avis à leur propos ont fait date ! Le directeur avait dû aussi faire face à la tourmente financière qui a compromis la vie du festival et avait su fédérer les aides des institutions tout en adaptant ses ambitions à un cadre économique plus « viable ».
Lorsque Pierre Audi se trouvait à Pékin, il préparait l’arrivée de Siegfried et du Crépuscule des dieux. C’est sans doute en écho à son approche de Wagner, que Sir Simon Rattle dirigea en compagnie d’une dizaine de musiciens de l’Orchestre Symphonique de la radio Bavaroise Siegfried Idyll, sublime de simplicité et de phrasés pailletés. Accompagnés par le pianiste Alfredo Abbati, se succédèrent les artistes lyriques Stéphane Degout, Nina Stemme, puis, aux côtés de l’ensemble Correspondances dirigé par Sébastien Daucé, Paul-Antoine Bénos-Djian.
Pierre Audi © Cyril Sollier
Une vidéo donnait à écouter en préambule à tous les autres discours, ce qu’Etel Adnan, poète, peintre syro-franco-américano-libanaise (1925-2021), avait formulé à propos de son texte L’apocalypse arabe, que Pierre Audi (né au Liban comme la grande poète) mit en scène à partir de l’œuvre du compositeur d’origine israélo-palestinienne, Samir Odeh-Tamimi, en 1975. Y est évoquée la guerre civile au Liban en une allégorie puissante du rayonnement des cultures du monde arabe et du cataclysme qui les détruit. « Pourquoi n’écrivez-vous plus aujourd’hui sur le Liban » lui demandait-on. « J’ai déjà tout écrit, soupirait-elle, et cela ne fait que se passer en pire à chaque fois ! ». Citant Heidegger, « la poésie est une pensée qui va le plus loin possible », elle redéfinissait cette forme d’expression comme une « méditation, une une pensée portée à son extrême », soulignant que « (c’était) vrai de toute expression qui atteint sa maturité ».
Sans doute, c’est de là que tient le caractère visionnaire de celui qui fut aussi le directeur pendant trente ans à la tête de l’Opéra national des Pays-Bas, de vouloir porter à l’extrême l’art qu’il défendait et servait avec tant de passion.
Cet hommage a été rendu à Pierre Audi le dimanche 6 juillet 2025 au Grand Théâtre de Provence
La conjugaison du voyageur et du moine
Citoyenne du monde, Etel Adnan, invitée d’honneur des écritures croisées 2013 se raconte, mère grecque de Smyrne, père syrien ottoman. « J’ai vécu avec deux personnes étrangères à elles-mêmes, et mon éducation passant par l’école française fut livresque, sans rien à voir avec le Liban où je vivais ! Nous étions trois personnes de trois mondes différents.» Se refusant à tout débordement de pathos, l’écrivaine affirme : « ce n’est pas tragique, mais intéressant, tant qu’un problème ne vous tue pas il vous élève, vous aide… » « Cela m’a poussée à vivre au jour le jour ». Elle part en France, en Amérique, enseigne à Berkeley la philosophie, puis revient à Beyrouth, cette ville née de la guerre. « L’histoire écrit mes livres, j’aimerais parler d’autre chose, mais c’est impossible ! Mon Guernica c’est L’Apocalypse Arabe ! Ma peinture elle, reflète le côté planétaire ». – un film livrera d’ailleurs quelques clés de son art, peuplé de lignes, « ce qui m’intéresse, ce sont les lignes de force. Toute œuvre bouge ». En soulignant son « côté inculte en musique », elle explique : « j’aime la musique comme plongée…elle m’a aidée quand j’enseignais la philosophie de l’art : pour l’art abstrait, il y a un sens caché, comme dans la musique, et qui ne nécessite pas d’être explicité. Écrire de la musique, comme en peinture ou en écriture, c’est attraper un ton. À l’instar des oiseaux qui attendent un courant d’air qui lorsqu’ils l’ont trouvé partent. » Voyageurs aussi les autres invités : Dimitris Kraniotis, danseur et poète dont Dominique Gramont a dit « c’est comme si le jeune Kavafis avait déjà lu Elytis ». Il explique à quel point la poésie est une forme de lutte contre l’acculturation : dans la poésie les mots ont d’autres spectres de significations. Le Grec ancien leur donne une épaisseur, c’est ce qui m’a permis de devenir poète ». Vivant lui aussi entre France et Grèce, Vassilis Alexakis, inlassable conteur, enchanteur du monde explique « la vie n’est pas très lisible, aussi ennuyeuse que l’annuaire du téléphone », il donne l’une des clés de son écriture, « il faut toujours deux sujets pour faire un livre, pour que s’entrecroisent les thèmes ». Gil Jouanard, fondateur des rencontres littéraires, est inclassable, poète, voyageur, philosophe… il conte, nourrit d’anecdotes et de faits son écriture. « Écrire, c’est conjuguer le voyageur et le moine »affirmait Jacques Lacarrière. Il était là par une exposition de ses photographies, les lectures sensibles de Silva Lipa Lacarrière, dans cette fête du livre dont il avait été l’un des parrains, lui qui se définissait comme un « mainteneur de mots », pour qui « marcher, c’est se réaccorder à ce qui nous entoure ». Hannah Schygulla apportait sa présence lumineuse, ses choix de textes, accompagnée par le piano de JM Sénia. La menée des débats par G. Meudal toujours fine et précise, l’enthousiasme indéfectible d’Annie Terrier ont permis à ce début de voyage entre Méditerranée et Baltique de s’opérer en sensible poésie.
Octobre 2013 Cité du livre, Aix-en-Provence (article paru dans les pages de Zibeline)